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Le parrainage en Europe et en Amérique

Pratiques de longue durée (XVIe – XXIe siècle)

de Guido Alfani (Éditeur de volume) Vincent Gourdon (Éditeur de volume) Isabelle Robin (Éditeur de volume)
©2015 Collections 490 Pages
Série: Histoire des mondes modernes, Volume 1

Résumé

Hier comme aujourd’hui, le parrainage de baptême et la parenté spirituelle qui en découle constituent dans le monde chrétien un système d’alliances sociales entre familles et individus. Par-delà les motivations religieuses de l’institution baptismale, le parrainage est un instrument au service de stratégies sociales, économiques et politiques. Depuis une dizaine d’années, les sciences sociales (histoire, anthropologie, sociologie et sciences politiques) ont fait de ce sujet un champ de recherches particulièrement dynamique à l’échelle internationale.
Cet ouvrage collectif réunit des contributions de chercheurs de onze pays européens et américains relevant de disciplines différentes. Il a pour ambition d’étudier les pratiques de parrainage dans une perspective de long terme allant du XVIe siècle à nos jours. Il propose, pour la première fois, des comparaisons sur des terrains locaux et entre les différentes confessions chrétiennes : catholicisme, orthodoxies et protestantismes. Il entend aussi mettre en perspective les réalités européennes anciennes avec les usages du parrainage tels que les ont importés mais surtout adaptés les sociétés coloniales d’Amérique. Ce livre constitue une étape dans une réflexion collective sur le parrainage qui intéressera tous ceux, chercheurs, acteurs publics, citoyens, qui réfléchissent à la construction du lien social dans les siècles passés et dans le monde contemporain. Il met en lumière la souplesse de cette institution qui a assuré jusqu’à aujourd’hui sa pérennité tout comme l’inventivité avec laquelle les populations s’en sont emparé.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur/l’éditeur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Introduction
  • Partie I. Des modèles évolutifs
  • La parenté spirituelle à Teramo (Italie) durant l’époque moderne
  • Trois siècles de parrainages à Aubervilliers. De la Réforme catholique au temps des banlieues industrielles
  • Parrains et marraines en Galice aux XVIe-XIXe siècles : Le diocèse de Saint-Jacques-de-Compostelle
  • Partie II. Les usages économiques et politiques du parrainage
  • Parrainage et classe sociale. Les réseaux personnels dans la société rurale en Westphalie (fin XVIIIe siècle-vers 1860)
  • Le choix des parrains et marraines dans les campagnes finlandaises entre 1810 et 1914
  • Qu’est-ce que le communisme a fait au parrainage ? L’explosion du parrainage multiple en Bucovine (Roumanie)
  • Pour une étude comparée des usages sociaux du parrainage dans deux villes des anciens Pays-Bas : Leyde et Malines au XVIIe siècle
  • Le parrainage princier de mariage dans les Pays Roumains aux XVIIe-XVIIIe siècles. La codification et l’usage social d’un rite politique
  • Partie III. Famille et parrainage
  • Le parrainage dans la société rurale danoise entre 1750 et 1830
  • Baptême et parrainage à Bordeaux sous l’Ancien Régime
  • La place de la parenté dans les baptêmes d’une paroisse lyonnaise d’Ancien Régime
  • Parrainer à Charleville au XVIIIe siècle
  • Partie IV. Regards sur les sociétés coloniales
  • Le nombre de parrains dans les communautés réformées néerlandaises de Nouvelle Hollande, New York et du New Jersey (1639-1800)
  • Pratiques et enjeux du parrainage dans une société coloniale de la Caraïbe : Martinique, des années 1660 à la première moitié du XIXe siècle
  • Pratiques et stratégies de parrainage dans la vie d’un quartier mexica in au XVIIIe siècle
  • Partie V. Les évolutions du XXe siècle
  • Les réseaux de parrainage dans une capitale orthodoxe : Athènes, du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe siècle
  • De Marco Caco au « cœur d’Allah ». Le baptême et les parrainages en Vénétie entre 1830 et 2010
  • Le baptême républicain, un baptême catholique comme les autres ? Une histoire des pratiques baptismales séculières en France depuis la Révolution française
  • Notices biographiques
  • Collection Histoire des mondes modernes

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Introduction

Guido ALFANI, Vincent GOURDON et Isabelle ROBIN

Depuis quelques années, de manière quelque peu surprenante au premier abord, le parrainage et la parenté spirituelle se sont retrouvés au centre de l’attention des spécialistes d’histoire sociale et d’histoire de la famille, et sont même parvenus à susciter l’intérêt de chercheurs d’autres disciplines, comme la démographie et l’histoire économique. Il s’agit d’un bouleversement profond par rapport à la situation qui prévalait il y a encore peu de temps, quand ces deux thématiques n’étaient quasiment abordées que par les anthropologues.

Il n’est pas déraisonnable de penser, qu’au moins pour une part, le « succès » récent du parrainage comme objet de recherches a bénéficié des activités du réseau scientifique Patrinus (<www.dondena.unibocconi.it/patrinus>), fondé en mars 2006 par Guido Alfani et Vincent Gourdon à l’occasion de la sixième European social science history conference à Amsterdam, qui a pris soin d’organiser régulièrement des rencontres scientifiques internationales dans des lieux prestigieux. Cependant, ce succès rapide du réseau (qui, à l’heure où nous écrivons, compte 107 membres venus de 20 pays différents) n’aurait guère été possible si ce dernier n’avait pas rencontré une interrogation précise venant de nombreux chercheurs qui, au tournant des XXe et XXIe siècles, ont vu leurs travaux se rapprocher de ce thème. De fait, l’intérêt pour le parrainage s’est greffé aux progrès accomplis dans le champ de l’histoire de la famille, qui a tendu à élargir ses problématiques et à affiner ses approches scientifiques, ainsi qu’au développement d’une nouvelle façon de scruter les liens sociaux1, elle-même découlant pour partie des avancées de l’analyse sociale de réseau (ou social network analysis). Cependant, malgré ces travaux récents et innovants, le parrainage et la parenté spirituelle demeuraient relativement peu explorés en tant que tels, d’où la nécessité et le bien-fondé de mener des campagnes de recherche collectives afin d’en étudier les aspects encore méconnus, voire totalement ignorés. ← 9 | 10 →

Le présent volume illustre parfaitement cette démarche, non seulement parce qu’il s’agit du résultat direct de deux initiatives lancées par le réseau Patrinus, mais encore parce qu’il est le fruit d’une action menée de manière conjointe par des chercheurs désireux de fournir une réponse à une interrogation scientifique commune. Sur le premier point, il convient de rappeler que le livre est né de deux rencontres scientifiques préparatoires : la session « Godparenthood strategies : a long-term perspective (15th-20th centuries) » organisée en avril 2012 à Glasgow dans le cadre de la neuvième European social science history conference, et le colloque Le parrainage en Europe et en Amérique. Pratiques de longue durée, XVIe-XXIe siècles, qui s’est tenu en décembre de la même année à Paris, à l’université de Paris-Sorbonne. Nombre des contributions présentées à ces occasions sont ici publiées, au terme toutefois d’un travail nécessaire et bénéfique de discussions des thématiques et d’harmonisation méthodologique et conceptuelle. Pour ce qui concerne le second point, l’ouvrage se fixe comme programme de cerner les principales transformations des pratiques de parrainage dans la longue, voire la très longue durée – ce qui explique son spectre chronologique exceptionnellement large, de l’aube de l’époque moderne jusqu’à nos jours – en prêtant une attention toute particulière à un phénomène jusqu’alors peu analysé, et dont pourtant la description et l’interprétation sont extrêmement stimulantes sur le plan scientifique : l’émergence et le renforcement progressif, jusqu’à devenir largement prédominant, des choix de parrains et marraines appartenant à la parenté des baptisés. En outre, le livre se propose de manière explicite d’élargir notre regard de l’Europe vers les Amériques.

Les dynamiques du parrainage sur le long terme font l’objet de la première partie de cette introduction, tandis que les aspects « spatiaux » (l’élargissement aux Amériques, mais aussi la confrontation entre Europe occidentale et Europe orientale) sont traités dans la seconde. Il faut néanmoins signaler à ce stade que ce troisième ouvrage publié de manière collective par le réseau Patrinus n’est en mesure de se concentrer sur des enjeux aussi spécifiques que parce que les livres précédents ont fourni un cadre général indispensable, le premier en 2009 en analysant prioritairement les pratiques du baptême (Baptiser : pratique sacramentelle, pratique sociale XVIe-XXe siècles)2, le second en 2012 en étudiant la notion de parenté spirituelle (Spiritual Kinship in Europe, 1500-1900)3. Nous nous permettons d’ailleurs de renvoyer à ce dernier ← 10 | 11 → volume tout lecteur qui serait intéressé par une discussion détaillée des principaux aspects de la recherche sur le parrainage et la parenté spirituelle ou qui souhaiterait disposer d’une large revue bibliographique sur le sujet4.

1. Les dynamiques du parrainage sur la longue durée

À l’heure actuelle, dans beaucoup de pays européens, une des caractéristiques reconnues du parrainage est la mobilisation considérée comme normale de parrains et marraines issus de la parentèle des baptisés5. Il n’en a cependant pas toujours été ainsi, loin s’en faut. Dans les périodes les plus anciennes, la famille ne constituait pas, comme l’ont montré depuis longtemps les travaux des médiévistes6, le vivier privilégié où puiser des parents spirituels. Caractériser chronologiquement cette transition afin de mieux la comprendre et d’en saisir les multiples ressorts constitue donc un enjeu central pour une grande partie des participants aux rencontres de Patrinus. Nombre de contributeurs de cet ouvrage, d’une manière ou d’une autre, se sont ainsi efforcés d’évaluer la place des parents dans le parrainage en fonction des catégories sociales d’appartenance des parents des enfants baptisés et selon les régions. En effet, comme l’indiquent certaines études ici publiées (sur la Galice ou sur la France urbaine et rurale d’Ancien Régime), les élites ont de façon précoce montré un goût pour le parrainage intrafamilial. L’étude de la croissance générale de ce type de choix a suscité une réflexion méthodologique plus poussée. Il est d’emblée apparu nécessaire de privilégier la longue durée : plusieurs contributions analysent en conséquence des corpus se déployant sur une centaine d’années, voire plusieurs siècles. D’autre part, les débats ont montré le besoin d’adopter, autant que possible, une méthodologie commune dans la mesure du phénomène, seule à même de favoriser une comparaison fructueuse des études. Certains articles, notamment ceux portant sur le Danemark, la Galice ou la France (métropole et colonies), illustrent ces efforts, en proposant des indicateurs susceptibles d’être repris dans les enquêtes à venir. Il commence à se dégager un tableau général des évolutions qui atteste de différences nationales et régionales sensibles dans la montée du parrainage intrafamilial et qui, au passage, remet parfois en cause des idées reçues dans l’historiographie de certains ← 11 | 12 → pays. Ainsi, contredisant les affirmations habituelles des spécialistes français de l’anthropologie historique de la parenté, les études de paroisses rurales et urbaines rassemblées dans ce volume montrent une nette poussée du parrainage intrafamilial en France, non pas dès les débuts de l’époque moderne, mais au XVIIIe siècle. Il en va de même en Allemagne, avec cependant des résultats contrastés en Westphalie, tandis que ce mouvement serait généralement plus tardif en Italie (là encore avec des nuances locales)7, voire inexistant avant la Seconde Guerre mondiale dans le cas de la Grèce.

Un autre objectif du projet collectif porté par Patrinus est de montrer localement des évolutions sur le moyen et long terme reflétant l’extrême malléabilité du parrainage. Parmi les études ici proposées, certaines travaillant à l’échelle séculaire ou pluriséculaire mettent en lumière des mutations dans le modèle de parrainage dominant, et ce aussi bien dans des espaces orthodoxes, que catholiques ou protestants. En reprenant la typologie établie par Guido Alfani, on constate qu’il est possible, à des périodes différentes et dans des populations chrétiennes variées, de passer d’un parrainage ternaire ou bien multiple au modèle du couple « parrain/marraine » (respectivement en Île-de-France au XVIIe siècle et en Nouvelle Hollande au XVIIIe), d’abandonner le monoparrainage pour la multiplication des parrains (en Bucovine au XXe siècle) ou pour favoriser le modèle du couple (à Puebla au Mexique au cours du XVIIIe siècle), ou encore d’adopter le monoparrainage après avoir longtemps préféré le couple de parents spirituels (en Galice au XIXe siècle). Seule une partie de ces évolutions répondent à des impulsions venues des différents clergés visant à modifier les modèles de parrainage existant.

Dans les régions de monoparrainage, il apparaît en outre que le lien genré entre l’enfant baptisé et son unique parent spirituel n’est en rien systématique. Parfois les femmes sont écartées, ou tout au moins marginalisées, même quand l’enfant est une fille (à Athènes au XIXe siècle) ; néanmoins, elles peuvent aussi à un moment prendre la place des hommes (à Teramo en Italie au milieu du XVIIe siècle dans un contexte de crise démographique ; en Galice au début du XIXe quand les migrations masculines vident les villages) ou en tout cas devenir en quelques décennies le choix majoritaire (à Puebla au XVIIIe). Ailleurs, le lien de ← 12 | 13 → genre entre parent spirituel et filleul peut constituer une pratique bien ancrée, qui est cependant remise en cause en peu de temps par le passage au parrainage en couple (en Vénétie dans la seconde moitié du XXe siècle).

L’examen du lieu de résidence des parrains et marraines conduit à s’interroger sur le partage entre parrains étrangers à la communauté – venus de loin ou non – et parrains choisis sur place, sur les évolutions de long terme de cette répartition, ainsi que sur la signification de ces choix. Il s’avère que le recrutement interne à la paroisse, à la communauté, voire au domaine seigneurial commun même quand il déborde le cadre paroissial (Danemark), est un trait commun aux espaces analysés sur l’ensemble de la période, même si en certains lieux, il peut devenir moins prégnant à partir du XIXe siècle. Les auteurs mettent en avant plusieurs explications à cette « endogamie » du parrainage. Ainsi elle s’impose en raison de la nécessité légale ou du désir parental de conférer un baptême immédiat à l’enfant (ce que rappellent les contributions sur la France d’Ancien Régime) auxquels s’ajoutent parfois des contraintes naturelles (comme dans certaines localités de Galice). Mais elle atteste surtout du poids concret de la communauté (en Finlande, encore au XIXe) ou même de la force de l’esprit communautaire/paroissial local (par exemple en Vénétie jusqu’à nos jours).

Ces résultats ne font que traduire une idée plus large qui court dans une partie de la littérature scientifique existante et dans l’ensemble des travaux ici rassemblés, à savoir le fait que le parrainage peut être étudié comme un révélateur du fonctionnement relationnel d’une société donnée. Il constitue pour les chercheurs un des modes possibles d’accès aux réseaux sociaux, que l’on peut ensuite soumettre à des analyses fines.

Dans des ouvrages précédents publiés par Patrinus, des hypothèses avaient été proposées concernant les équilibres entre les différentes options relationnelles offertes aux familles : choix horizontaux, choix verticaux, sollicitation de laïcs ou de membres du clergé, etc. Parmi elles, une proposition émise par Guido Alfani, à partir du cas italien, était que la réduction du multiparrainage, sous toutes ses formes, dans le monde catholique à la suite du concile de Trente, avait entraîné un renforcement des choix verticaux, alors que dans les pays protestants les stratégies cumulatives tournées à la fois vers des compères égaux et des membres d’autres groupes sociaux avaient pu se maintenir. Autre hypothèse, ces liens verticaux, sans être complètement délaissés, auraient perdu tendanciellement de leur centralité aux XIXe et XXe siècles, quand les parents des baptisés auraient sollicité de façon préférentielle la famille, les amis et collègues de travail. Si le schéma général, en phase avec ce que l’on sait aussi sur l’histoire de la famille et de la parenté, n’est pas remis en cause dans les contributions ici rassemblées, dans le détail, les ← 13 | 14 → évolutions apparaissent souvent plus complexes. C’est ainsi que la mise en parallèle des choix de parrainage effectués dans des espaces proches dans une même période montre des comportements très différenciés et parfois inattendus : au XVIIe siècle par exemple, une société urbaine protestante comportant de fortes inégalités entre riches et pauvres et des relations patrons-client très marquées dans les parrainages (Leyde) se dessine face à une société catholique où les réseaux sociaux sont à la fois plus forts et plus horizontaux (Malines). De même, l’examen simultané de deux communautés luthériennes de Westphalie aux XVIIIe-XIXe siècles révèle des structures de réseaux sociaux bien identifiées, l’une qui intègre les paysans-ouvriers aux réseaux des propriétaires grâce aux parrainages échangés entre eux (Löhne), l’autre qui sépare nettement des classes sociales en ne pratiquant pas le parrainage réciproque entre propriétaires et journaliers (Borgeln).

Ce lien entre parrainage, organisation globale des réseaux relationnels et circulation des ressources matérielles et/ou sociales concerne autant les sociétés européennes que les empires coloniaux. Dans les sociétés coloniales, les relations verticales à caractère socio-économique se doublent de celles qui se fondent sur les hiérarchies « ethno-sociales » au sein de la population. Grâce au parrainage et compérage, les Indiens ont accès aux Espagnols (Mexique), les esclaves aux Libres de couleurs et ces derniers aux colons blancs (Martinique). La sollicitation à l’occasion du baptême de son enfant de parents spirituels de condition supérieure montre que la séparation entre groupes fondamentalement inégaux n’est pas infranchissable. Mais l’importance de ces relations de parrainage rapprochant les membres des différentes catégories « ethno-sociales » fluctue fortement au gré des équilibres démographiques, politiques et économiques de chacune des colonies concernées.

Il n’est pas absurde de considérer l’usage politique du parrainage comme une forme particulière de choix vertical. À l’image des parrainages princiers dans la Valachie orthodoxe du XVIIIe siècle, cette pratique peut servir à renforcer et à légitimer le pouvoir en place. Dans d’autres cas, tisser des liens de parrainage contribue à l’intégration des hommes nouveaux : des marchands et militaires étrangers dans la Valachie de Constantin Brancovan, des membres du parti communiste en Bucovine au XXe siècle.

Ce dernier exemple suffit à montrer que l’intérêt pour les usages politiques, économiques et sociaux du parrainage n’est pas seulement une question valable pour les sociétés anciennes, mais demeure une interrogation tout à fait contemporaine. Même un processus tel que la sécularisation, qu’il soit subi (communisme roumain) ou porté par des populations se détachant du religieux (France contemporaine), ne rend pas mécaniquement obsolète ou accessoire le parrainage et ses usages ← 14 | 15 → sociaux ou familiaux. Il y a autour des relations entre le parrainage et les différentes facettes de ce qu’on pourrait nommer par facilité la « modernité » toute une série de questions qui mériteraient le lancement d’un nouvel axe de recherches et un dialogue renforcé avec les sociologues.

2. Les enjeux de l’espace : l’Europe, les « Europes » et les Amériques

Comme nous l’avons rappelé, à partir du XVIe siècle la Réforme protestante et la Réforme catholique qui l’a suivie ont contribué à creuser un fossé profond entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud. Mais ces deux mouvements réformateurs ont aussi conduit à un processus postérieur de séparation entre l’Europe occidentale, aussi bien protestante que catholique, et l’Europe orientale, majoritairement orthodoxe. Ces phénomènes à grande échelle ont abouti à une diversification tout à fait passionnante des pratiques, qu’il convient de reconstruire au moins dans ses grandes lignes.

Un premier point à souligner concerne la confrontation entre Europe du Nord, protestante, et Europe du Sud, catholique. Il apparaît en effet que ce n’est pas dans la première que nous trouvons les pratiques les plus innovantes en matière de parrainage, mais au contraire dans la seconde. Il est certes exact que Luther a aboli la notion même de parenté spirituelle, mais il s’est montré beaucoup moins « réformateur » pour ce qui concerne les parrains et marraines de baptême, qu’il a continué de considérer comme utiles du fait de leur mission, théorique, de garants de l’éducation chrétienne des enfants. C’est ainsi que nous voyons perdurer dans les zones protestantes des pratiques médiévales, en particulier, tout ce qui a trait au parrainage multiple, qui, en revanche, sont mises hors la loi dans les zones catholiques par la réforme tridentine du baptême8.

Le modèle du couple (un parrain et une marraine par enfant baptisé) qui dans l’aire catholique tend plus ou moins rapidement à remplacer les modèles de multiparrainage auparavant dominants, éloigne l’Europe catholique de l’Europe protestante, mais la rapproche du monde orthodoxe, où il semble que le parrain ou la marraine unique a toujours ← 15 | 16 → constitué le modèle de référence9. Il en était ainsi par exemple en Russie où, au XIVe siècle, le théologien orthodoxe Cyprien pouvait considérer le modèle du couple parrain/marraine comme une coutume « latine » à rejeter au profit d’un monoparrainage « traditionnel »10. Cependant, du point de vue de la parenté spirituelle, on assiste à un processus inverse : après avoir suivi pendant des siècles un parcours largement comparable à celui des Églises orthodoxes, conduisant à un élargissement progressif des frontières de la parenté spirituelle, l’Église catholique opte lors du concile de Trente (1545-1563) pour une simplification nette de cette institution et un resserrement de son champ d’application : désormais il n’est reconnu l’existence d’une parenté spirituelle qu’entre les parrains, les marraines et les ministres du baptême, d’un côté, et les filleuls et leurs pères et mères, de l’autre.

L’Église catholique a introduit d’autres limites à l’extension de la parenté spirituelle au cours du XXe siècle, jusqu’à l’éliminer complètement dans les dernières décennies11 : ce faisant, elle a opéré un rapprochement de fait avec le monde protestant. Il s’agit là d’un phénomène d’autant plus remarquable que les trop rares études disponibles sur le parrainage protestant à l’époque contemporaine suggèrent une progressive généralisation du modèle du couple dans les régions traditionnellement caractérisées par la prévalence des modèles de multiparrainage12. En clair, des processus différents, dont l’effectivité devra cependant être garantie par des études de cas plus nombreuses, semblent avoir rapproché les parrainages protestant et catholique, avec pour contrepartie de les avoir éloignés tous deux de l’institution orthodoxe, où, premièrement, le lien avec la notion de parenté spirituelle est encore vivace et implique en conséquence l’existence d’empêchements matrimoniaux étendus, et où, deuxièmement, le parrainage ou le marrainage unique paraît favorisé.

Les contributions ici rassemblées rendent compte des divisions religieuses de l’Europe, puisqu’elles concernent des pays catholiques (France, Italie, Espagne, Belgique), protestants (Allemagne, Danemark, Pays-Bas, Finlande) et orthodoxes (Grèce, Roumanie) et qu’elles offrent de nombreux éléments utiles à la poursuite d’une analyse comparée de ← 16 | 17 → ces différentes aires. Cependant, parmi les objectifs de départ de cet ouvrage, figure aussi le désir de mieux intégrer les Amériques au sein des enquêtes comparatives sur le parrainage, qui ont eu tendance ces dernières années à se focaliser essentiellement sur le continent européen. C’est pourquoi nous présentons également des études portant sur les Antilles et le Mexique, deux terrains catholiques, comme sur le futur territoire des États-Unis, plus particulièrement la Nouvelle Hollande (qui correspond en gros aux deux états actuels de New York et du New Jersey), colonisée à l’époque moderne par des protestants hollandais. À cet égard, on rappellera qu’une longue tradition historiographique, issue du courant anthropologique, avait fait l’hypothèse d’une « transplantation » en Amérique latine d’un modèle de parrainage « ibérique »13, qui aurait connu par la suite une hybridation avec les traditions locales. Ce modèle interprétatif ne tient cependant pas compte de tout ce que nous savons désormais sur la réalité des pratiques de parrainage « européennes » à la fin du Moyen Âge et leur extrême diversité, et mérite certainement d’être repris à nouveaux frais, en considérant en particulier des espaces coloniaux autres que le seul empire espagnol. Les contributions de l’ouvrage fournissent d’ores et déjà des éléments très utiles pour répondre à cet objectif, car on y trouve des études de modèles « américains » de parrainage qui proviennent d’une matrice non pas ibérique, mais française (Antilles) ou hollandaise (Nouvelle Hollande). Comme en Europe, la variété des usages effectivement rencontrés témoigne de la flexibilité et de la remarquable capacité d’adaptation du parrainage ; un tel constat incite à considérer avec prudence l’hypothèse selon laquelle les pratiques de la métropole déterminent largement celles qui se développent dans le cadre, souvent radicalement différent, des colonies. Sur cet enjeu, comme sur bien d’autres, beaucoup reste à faire et une fois encore, on ne peut que souhaiter une multiplication des études de cas, en particulier sur l’Amérique du Nord, dans un avenir proche14.


1 Pour une analyse approfondie sur ce point, nous renvoyons à G. Alfani, V. Gourdon, C. Grange, M. Trévisi, « La mesure du lien familial : développement et diversification d’un champ de recherches », Annales de démographie historique, 2015, 1 (à paraître).

2 G. Alfani, P. Castagnetti, V. Gourdon (dir.), Baptiser : pratique sacramentelle, pratique sociale (XVIe-XXe siècles), Saint-Étienne, PUSE, 2009.

3 G. Alfani, V. Gourdon (dir.), Spiritual Kinship in Europe, 1500-1900, Londres, Palgrave, 2012.

4 Voir en particulier le long chapitre introductif rédigé par les directeurs de l’ouvrage : « Spiritual Kinship and Godparenthood : An Introduction », p. 1-43.

5 G. Alfani, V. Gourdon, A. Vitali, « Social Customs and Demographic Change : The Case of Godparenthood in Catholic Europe », Journal for the Scientific Study of Religion, 2012, 3, p. 482-504.

6 C. Klapisch-Zuber, « Parrains et filleuls : une approche comparée de la France, de l’Angleterre et l’Italie médiévales », Medieval Prosopography, 1985, 6, p. 51-77.

7 La progression des choix intrafamiliaux commence au XIXe siècle à Follina en Vénétie (C. Munno, « Rinchiudersi in famiglia ? Dinamiche di una transizione nascosta : legami parentali e scelta del padrino di battesimo », in Oltre le mura domestiche. Famiglia e legami intergenerazionali dall’Unità d’Italia ad oggi, P. P. Viazzo, A. Rosina (dir.), Udine, Sides/Forum editore, 2008, p. 119-141) ; elle daterait des années 1950 dans le Samnium bénéventin (B. Palumbo, Madre, madrina. Rituale parentela e identità in un paese del Sannio (San Marco dei Cavoti), Milan, Franco Angeli, 1991, p. 135).

8 G. Alfani, Fathers and godfathers, Spiritual Kinship in Early-Modern Italy, Aldershot, Ashgate, 2009 ; id., « Reformation, “Counter-reformation” and Economic Development from the Point of View of Godparenthood : an Anomaly ? (Italy and Europe, 14th-19th Centuries) », in Religione e istituzioni religiose nell’economia europea. 1000-1800, F. Ammannati (dir.), Florence, Fupress, 2012, p. 477-489 ; G. Alfani, V. Gourdon, « Entrepreneurs, Formalization of Social Ties, and Trustbuilding in Europe (Fourteenth to Twentieth Centuries) », The Economic History Review, 2012, 65(3), p. 1005-1028.

9 G. Alfani, V. Gourdon, « Spiritual Kinship and Godparenthood : An Introduction », op. cit.

10 M. Muravyeva, « Godparenthood in the Russian Orthodox Tradition : Custom Versus the Law », in Spiritual Kinship in Europe, op. cit., p. 247-274.

11 G. Alfani, Fathers and godfathers, op. cit.

12 J. Rüffer, C. Vorwig, « Kulturelle Wandlungen am östlichen Hellweg. Die Taufnamengebung in den Kirchspielen Sassendorf und Dinker vom Anfang des 18. bis zum Ende des 20. Jahrunderts », in Historisch-demographische Forschungen, F. Göttmann, P. Respondek (dir.), Cologne, SH-Verlag, 2001, p. 138-165.

Résumé des informations

Pages
490
Année
2015
ISBN (PDF)
9783035265538
ISBN (ePUB)
9783035298079
ISBN (MOBI)
9783035298062
ISBN (Broché)
9782875742896
DOI
10.3726/978-3-0352-6553-8
Langue
français
Date de parution
2015 (Décembre)
Mots clés
historie du monde trans continental relation religion histoire
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2015. 490 p., 50 graph., 104 tabl.

Notes biographiques

Guido Alfani (Éditeur de volume) Vincent Gourdon (Éditeur de volume) Isabelle Robin (Éditeur de volume)

Guido Alfani, professeur associé à l’Université Bocconi (Milan, Italie), membre du Centre Dondena et du IGIER, dirige la revue Popolazione e Storia. Vincent Gourdon, directeur de recherches en histoire au CNRS (Paris), dirige la revue Annales de Démographie Historique. Isabelle Robin, maître de conférences à l’Université Paris-Sorbonne, est membre du Centre Roland Mousnier-UMR 8596.

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