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Les pères de l’Europe en héritages

de Cornelia Constantin (Auteur)
©2021 Monographies 372 Pages

Résumé

Ce livre suit les cheminements de l’institutionnalisation de la catégorie de pères et de mères de l’Europe. Ce que furent les pères de l’Europe et comment ils le sont devenus : l’objectif de cet ouvrage est de saisir ce processus de consécration. Dans un premier temps, leurs positions et ressources dans leurs champs politiques nationaux ainsi que leurs investissements variés dans l’Europe leur permettent d’acquérir dès les années 1950 des réputations durables. Des organisations portent ensuite les mémoires des pères de l’Europe : la construction d’un héritage des pères de l’Europe est bâtie par des individus qui se positionnent comme les héritiers de ceux-ci. L’originalité de cette approche est de placer l’analyse à l’échelle des groupes sociaux, tels que ceux constitués dans des associations de souvenirs, ou plus institutionnalisés, dans des partis politiques, ou des fédérations européennes de partis, qui constituent des instances très actives dans ce processus de construction de la mémoire. Ces organisations instituent des pratiques commémoratives enracinées dans les identités territoriales à différentes échelles, locale, régionale, nationale et européenne. Plus globalement, ce livre se propose de montrer que la commémoration, les politiques mémorielles et l’histoire représentent un enjeu fort de la construction européenne.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • SOMMAIRE
  • Préface
  • Introduction Penser les pères de l’Europe
  • Les pères de l’Europe entre mémoire collective et mémoire historique
  • Un Panthéon européen en construction
  • Les capitaux politiques selon les fonctions détenues
  • I. Première partie : Réputations et trajectoires des pères de l’Europe
  • Chapitre 1 Comment se construisent les réputations pendant la Guerre froide
  • 1. Des ères en perspective : Adenauer, le fondateur de la RFA, et De Gasperi, le reconstructeur
  • 2. Une mythologie politique : Bidault l’atlantiste et Schuman l’européiste
  • 3. Déclinaisons des politiques étrangères
  • 4. Conclusion
  • Chapitre 2 Trajectoires européennes des pères de l’Europe
  • 1. Les usages des fonctions européennes
  • 2. Monnet, Hallstein, Spinelli, trois rôles inédits dans la construction européenne
  • a) Le leadership de Jean Monnet sur la construction européenne
  • b) Walter Hallstein, un universitaire reconverti dans la politique européenne
  • c) Spinelli, un « constitutionnaliste » atypique
  • 3. Conclusion
  • Chapitre 3 Les constructions institutionnelles de l’Europe, un espace des possibles
  • 1. Une hiérarchisation des événements
  • 2. Des discours de légitimation
  • 3. Une hiérarchisation des individus : l’effet instituant des premières fois
  • 4. Conclusion
  • II. Deuxième partie : Les mobilisations des structures de souvenir et partisanes
  • Chapitre 1 Espaces de l’amitié, espaces des mémoires : les mobilisations des associations et fondations de souvenir
  • 1. Les dynamiques des mobilisations
  • 2. Les groupes investis dans les mobilisations
  • 3. Comment prennent les structures associatives
  • 4. L’internationalisation des structures associatives
  • a) Des élargissements des Conseils
  • b) La création de nouveaux groupes
  • c) Un réseau de « Schumaniens »
  • d) Le réseau atlantiste : l’American Council for Jean Monnet Studies
  • e) Les associations qui manquent de ressources européennes
  • 5. Conclusion
  • Chapitre 2 La vie politique d’une catégorie : les mobilisations mémorielles partisanes
  • 1. Des grammaires de la mémoire : l’expression des souvenirs partisans
  • a) Se revendiquer en tant que fondateur de l’Europe
  • b) Les centristes – des héritages dispersés
  • c) La mobilisation d’un Panthéon de gauche
  • d) Spaak, un socialiste à héritiers libéraux
  • e) Les Martino, une famille politique libérale, mais un héritage contradictoire
  • 2. L’usage de la catégorie de père de l’Europe par les forces partisanes à l’échelle communautaire
  • a) Les références aux pères de l’Europe face à la recomposition des droites
  • b) À gauche, une référence moins marquée aux pères de l’Europe
  • 3. Les galaxies partisanes
  • a) Une galaxie des centres et droites
  • (1) La Fondation Konrad Adenauer, un repère pour les fondations politiques
  • (2) La Fondation Robert Schuman : un passeport de centre droit pour l’Europe centrale et orientale
  • (3) La Fondation De Gasperi, une fondation politique à identité changeante
  • b) Une galaxie socialiste
  • (1) L’OURS, d’un engagement décalé à la reconversion
  • (2) La Fondation Guy Mollet, une autonomisation progressive
  • c) Penser les galaxies partisanes
  • 4. Conclusion
  • III. Troisième partie : Des pratiques aux politiques mémorielles
  • Chapitre 1 Échelles et temporalités régionales et nationales des pratiques commémoratives
  • 1. De la maison au Panthéon : l’année européenne Jean Monnet
  • 2. Simone Veil au Panthéon
  • 3. Des commémorations plutôt locales
  • 4. Robert Schuman, Alcide De Gasperi, Konrad Adenauer et la mémoire des grands « hommes de frontières »
  • a) Robert Schuman : région et religion
  • b) Une forte politisation pour De Gasperi et Adenauer
  • c) Des lieux de mémoire fluctuants
  • d) Un déplacement des cérémonies vers Borgo Valsugana
  • 5. L’internationalisation des pratiques commémoratives
  • a) Un renouveau de la commémoration : les années 2000
  • b) Un réseau de conservateurs de musées
  • 6. Commémorer dans l’action fédéraliste
  • a) Ventotene, un lieu de mémoire fédéraliste
  • b) Un centenaire national
  • c) Commémorer et former
  • 7. Conclusion
  • Chapitre 2 Pratiques commémoratives européennes des pères de l’Europe
  • 1. La fête de l’Europe comme pratique de consécration des pères de l’Europe
  • a) La genèse de la fête de l’Europe
  • b) La décennie gaulliste et la concurrence des fêtes de l’Europe
  • c) Un regain de pouvoir des institutions européennes
  • d) Dynamiques des pratiques commémoratives depuis les années 1980
  • 2. Les pratiques commémoratives partisanes
  • 3. Concurrences des passés dans une Europe élargie
  • 4. Les honneurs des mères de l’Europe
  • a) Les institutions européennes et l’égalité entre les hommes et les femmes
  • b) Les honneurs des « Grandes Européennes »
  • 5. Conclusion
  • Chapitre 3 Les entrepreneurs mémoriels et l’action publique communautaire dans le domaine de l’histoire et de la mémoire
  • 1. Des trajectoires d’entrepreneurs mémoriels
  • 2. Le cheminement de trois catégories européennes : identité, histoire et mémoire
  • 3. Conclusion
  • IV. Conclusion générale
  • Sources
  • Liste des personnes interviewées
  • Fonds d’archives consultés
  • Bibliographie
  • Ouvrages cités
  • Chapitres d’ouvrages
  • Articles de revues
  • Mémoires et thèses
  • Références électroniques
  • Témoignages et biographies
  • Choix d’ouvrages à caractère biographique de/sur les pères de l’Europe
  • Choix de sources de documentation
  • Annexes photographiques
  • Titres de la collection

Préface

Qu’est-ce qu’un « père de l’Europe » ? Comment le devient-on ? Et comment le demeure-t-on dans une Europe en perpétuelle évolution de 6, 9, 10, 12, 15, 28, 27, puis combien demain ? Jusqu’où ces pères de l’Europe sont-ils au demeurant véritablement « européens », c’est-à-dire connus et reconnus au-delà de leurs frontières d’origine ? Et pourquoi si peu de mères ?

C’est le mérite du livre de Cornelia Constantin que d’embrasser toutes ces questions et de tracer un même chemin pour mieux y répondre. Ces questions sont en effet très loin d’être anodines. L’histoire de l’Europe, sa commémoration et plus largement ce qu’on appelle désormais ses politiques mémorielles sont un enjeu fort de la construction européenne. Elles sont l’un des lieux où se construit le commun de l’Europe. Il n’existe en effet pas de mémoire unifiée de l’Europe pas plus qu’il n’en existe de limite géographique fixe. Les questions mémorielles et historiographiques sont très liées aux constructions nationales dont l’Europe a été le témoin au XIXe siècle et à leur recomposition dans l’après seconde guerre mondiale. Dans ces conditions, la construction d’une mémoire commune est l’objet de luttes importantes tant elles mettent en jeu la définition de l’Europe politique, la hiérarchie de ses valeurs au sens général, mais aussi au sens de la valeur relative de symboles déterminants pour les équilibres entre les sociétés européennes et l’autorité de ceux et celles qui les représentent au sein du champ de l’eurocratie. Être fondateur ou non, se sentir tel ou l’incarner pour les autres, avoir une dette historique ou au contraire faire reconnaître ce que l’on a ou pense avoir payé historiquement, tout cela est très loin d’être neutre et, du reste, fixé une fois pour toutes.

L’histoire récente ne manque pas d’exemple de controverses sur ces enjeux. Pour prendre la dernière en date, le Parlement européen a encore récemment défrayé la chronique en votant une résolution qui mettait sur le même plan les crimes du stalinisme et du nazisme. Comme l’ont bien montré les travaux de Laure Neumayer publiés un peu avant ce dernier épisode, cette résolution ne fut pas un accident ; elle fut le sous-produit ←15 | 16→difficilement décodable d’un travail de mobilisation profond et durable de toute une série d’acteurs politiques qui ont navigué entre des enjeux mémoriels propres à certains pays dits « de l’ancien bloc communiste » et les institutions européennes, le Conseil de l’Europe d’abord puis le Parlement européen qui, à la faveur de ralliements très progressifs, en est finalement devenu l’épicentre1.

La question de la construction politique des symboles de l’Europe, de ses emblèmes, de sa culture commune, de ses politiques mémorielles et muséales fait désormais l’objet d’un large et vigoureux corpus scientifique international (cf. par ex. les travaux de W. Kayser, O. Olligaro, C. Mazé). C’est dans cette dynamique d’ensemble que se place cet ouvrage. Et il le fait à partir d’une perspective originale sur de nombreux points. L’on ne s’était, tout d’abord, jamais attaqué de front à questionner la catégorie de père fondateur. Qu’est-ce qu’au fond un père fondateur, et comment s’est inventé ou bricolé cette catégorie de perception et, simultanément, d’action politique et publique. Quels liens cette catégorie entretient-elle avec les politiques mémorielles et plus largement l’écriture de l’histoire de la construction européenne ? Au-delà même de tout ce que le livre nous permet d’apprendre sur ce que furent ces pères fondateurs et comment ils le sont devenus, le livre de Cornelia Constantin s’attaque à ces questions fondamentales.

Seconde originalité, l’analyse de la catégorie de père fondateur est posée à partir d’un geste fort et radical : se passer d’une étude centrée sur la figure de Monnet pour mieux analyser toutes les autres. Il s’agit ici d’analyser dans le même mouvement les figures qui ont réussi et celles qui sont passées aux oubliettes de l’Histoire. Le livre porte ainsi sur une cohorte d’une vingtaine d’individus qui ont marqué l’histoire de la construction européenne mais dont l’auteure analyse le destin non seulement de leur temps mais surtout par la suite du point de vue de leur consécration en tant que père fondateur. Certains réussiront largement à le devenir, comme Schuman et Adenauer, d’autres plus localement comme Bech, d’autres disparaîtront de ce « Panthéon » comme le dit l’auteur. Ce choix fort et radical dans la construction de l’analyse a deux conséquences qui renouvellent la question assez profondément. Cette cohorte a en premier lieu pour effet de brouiller la carte de notre ←16 | 17→panthéon spontané et d’y réintégrer a priori des figures dont l’image s’est estompée pour finalement disparaître. Or oui, on peut sans conteste réévaluer la carrière de Guy Mollet au regard de son implication dans le Traité de Rome, comme l’a bien montré Laurent Warlouzet dans son livre sur le choix de la CEE par la France, et plus seulement à partir de son ralliement au gaullisme en 1958 qui l’a disqualifié durablement dans l’histoire de la gauche. Oui, Bidault a été investi et probablement crucial sous la quatrième République, et probablement une figure qui a politiquement incarné la construction européenne. Mais mémoriellement, c’est évidemment tout autre chose. Seconde conséquence, le choix de contourner Monnet, le seul rentré au Panthéon de la république et plus largement européen, a pour effet de dévoiler tout ce que le cas de Monnet a en réalité contribué à refouler. Contrairement à ce qu’on pouvait jusqu’alors penser avec la seule figure dépolitisée de Monnet en tête, la politique de la mémoire est très politique, et surtout très partisane, et ces dimensions ont pesé lourd dans les conditions de la reconnaissance ou au contraire de l’oubli des pères fondateurs.

C’est ici que se révèle payante l’ouverture pluridisciplinaire de cet ouvrage au carrefour de la science politique, de l’histoire et de la sociologie. Loin d’opposer les perspectives, l’ouvrage les intègre en traitant à la fois de la stature (et du capital politique) de ces pères fondateurs dans leur temps, des mobilisations dont leur mémoire fit l’objet par leur entourage, leur cercle de fidèles et leurs organisations politiques, et de leur réactivation dans les pratiques mémorielles. La première partie porte ainsi sur les trajectoires et les biographies de plus d’une vingtaine de pères fondateurs qui incluent deux mères fondatrices et analyse leurs positions et ressources dans leurs champs politiques nationaux ainsi que leurs investissements différents dans l’Europe. La seconde partie porte sur les mobilisations qui ont contribué à faire de ces agents des « fondateurs » et s’intéresse à l’institutionnalisation de plusieurs de ces entreprises mémorielles en lien avec des entreprises partisanes. La dernière partie porte sur les pratiques et les politiques de commémoration de ces « pères fondateurs », tant au sein des différentes fondations que de la part des institutions nationales et européennes.

Ce qu’on apprend est ici d’autant plus solide que la perspective est étayée par des sources abondantes et méthodologiquement sérieusement analysées. Issu d’une thèse à l’ENS, ce livre se fonde sur un impressionnant travail de recherche. C’est le cas du travail de lecture tout d’abord, ensemble à la fois très dense et très divers de lectures, dans trois langues ←17 | 18→autres que la langue maternelle de l’auteure (français, anglais, italien) et au carrefour de différents champs disciplinaires. À cela s’ajoute surtout un gigantesque travail sur archives. Le dépouillement d’archives, souvent extrêmement originales, s’est opéré sur 23 sites archivistiques différents qui couvrent non seulement les archives des institutions européennes et nationales, mais aussi un ensemble très important de fonds d’archives des fondations liées aux « pères fondateurs » sélectionnés. Pour avoir fréquenté plusieurs de ces sites, en particulier ceux du Caran et du quai d’Orsay, des institutions européennes, de la fondation J. Monnet à Lausanne et de l’IUE à Florence, le préfacier veut souligner l’investissement considérable qui a été celui de l’auteure. D’autant que ce très dense travail sur base écrite se double d’une presque quarantaine d’interviews de personnalités, dont beaucoup d’acteurs centraux.

Pour conclure, il ne fait nul doute que ce livre deviendra une source incontournable pour tous ceux qui, dans le public éclairé, la sphère académique ou celles des professionnels de l’Europe, s’interrogent sur la construction européenne. En interrogeant au travers de ses fondateurs et de leur consécration en tant que tels sur la genèse et l’institutionnalisation de lieux de mémoire et de politiques mémorielles européennes et sur les relations existantes entre mémoires historiques nationales et communautaires, l’ouvrage contribue à l’analyse de la légitimation de l’Europe et fait, plus spécifiquement, l’hypothèse d’un tournant commémoratif du projet européen qui mérite d’être porté à la connaissance du plus grand nombre et d’être poursuivie.

Didier Georgakakis

Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et au Collège d’Europe (Bruges)

Centre européen de sociologie et de science politique (CNRS-P1-EHESS)

Chaire J. Monnet de l’Union européenne

Introduction Penser les pères de l’Europe

Penser les pères de l’Europe à l’ère de la globalisation et de la révolution numérique, où la profusion d’informations nous donne à la fois le vertige et l’embarras du choix, s’avère au premier abord un exercice difficile. Comment penser les pères de l’Europe dans cette organisation mouvante et toujours remise en question qu’est l’Union européenne ? Objet politique non-identifié, selon les mots de Jacques Delors, l’Union européenne se définit depuis quelques années de manière de plus en plus évidente comme une organisation en crise.

Les défis que l’Union européenne doit relever aujourd’hui, post-Brexit, la pandémie, les guerres et les tensions qui se jouent à l’échelle internationale qui révèlent l’impératif d’une défense européenne solide, la montée des nationalismes, des extrêmes et des populismes en Europe, la crise migratoire, le combat contre le terrorisme, constituent actuellement des enjeux pour l’Union européenne en tant qu’acteur international. Dans ce contexte, les symboles, les mémoires sont mobilisés régulièrement dans ce processus de redéfinition des manières de faire la politique internationale et européenne. Les différents anniversaires célébrés les années passées (30e anniversaire de la chute du mur de Berlin, 70e anniversaire de la création de l’Otan à Londres, le 27 janvier – Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste, etc.) montrent comment la mémoire peut devenir un enjeu, mais aussi un jeu conflictuel sur la scène internationale2, qui fait revivre des clivages anciens, fondés pendant la Guerre froide.

Les mémoires des pères de l’Europe constituent bien un enjeu, tant dans les discours valorisants que dans ceux critiques. On peut ainsi constater une volonté affirmée de construire et de perpétuer leur mémoire, ou bien au contraire de critiquer leurs legs.←19 | 20→

Les eurosceptiques dénoncent l’existence d’un « mythe de l’Europe » pour invoquer l’abandon acritique que celui-ci implique3.Certains auteurs parlent des pères de l’Europe comme mythe au sens de déformation de la réalité, comme représentation « dogmatique, ennemi du réel, contraire à la raison et à l’esprit scientifique »4.On critique ainsi les éloges qu’on confère aujourd’hui aux pères de l’Europe, qui cacheraient les réalités d’une Europe technocratique, non démocratique. Le « mythe de Jean Monnet » serait le couronnement des conceptions idéologiques qui justifient la construction européenne comme processus de civilisation au sens de Norbert Elias5. Ces débats sont les signes d’un héritage institutionnel que l’on critique, autrement dit ces critiques attestent l’existence des pères de l’Europe comme mémoire.

Qu’est-ce qui a rendu possible que nous puissions aujourd’hui dire avec une certaine rigueur qui sont les pères de l’Europe ? Quels sont les mécanismes de cette convergence des vues, de l’homogénéisation des représentations sur les pères de l’Europe ?

Je montrerai que si certains individus sont reconnus actuellement comme étant à l’origine de la construction européenne, si la catégorie de père de l’Europe a « réussi » socialement, c’est parce qu’ils ont acquis une certaine réputation de « grands Européens » et font l’objet de pratiques mémorielles mobilisées de manière systématique. Autrement dit, ils sont promus, institués pères de l’Europe, au terme d’un processus de sélection, dans lequel sont investis activement certains entrepreneurs qui créent et gèrent certaines entreprises mémorielles.

Une première partie sera dès lors consacrée à ce que les pères de l’Europe incarnent dans leur temps, leur « révélation », leurs réputations qui évoluent. Des organisations portent également les mémoires des pères de l’Europe : la construction d’un héritage des pères de l’Europe est bâtie par des individus qui se positionnent comme héritiers de ceux-ci. La particularité de mon approche est de placer l’analyse des pères de l’Europe à l’échelle des groupes sociaux, tels que ceux constitués dans des associations de souvenirs, ou plus institutionnalisés, dans des partis politiques, ←20 | 21→ou des fédérations européennes de partis, qui constituent des instances très actives dans ce processus de construction de la mémoire. Une troisième partie est dédiée aux pratiques et politiques mémorielles consacrées aux pères de l’Europe.

La structure de ce livre est inspirée d’une part par les études sur les entrepreneurs de réputation ou de mémoire collective et historique, et d’autre part par la distinction de Maurice Halbwachs entre mémoire collective et mémoire historique.

Le concept d’entrepreneur est utilisé notamment dans la littérature anglo-saxonne6 sur la mémoire collective ou la construction de la réputation des hommes politiques, et suppose une dimension stratégique de leur action. Dans l’espace francophone, Michael Pollak fait référence par analogie avec le concept d’« entrepreneurs de morale » de Howard Becker aux « entrepreneurs de mémoire », qui gèrent la mémoire « encadrée », « ceux qui créent les références communes et ceux qui veillent à leur respect »7. Nicolas Offenstadt met en évidence le travail des « petits entrepreneurs indépendants » anglais dans la réhabilitation des fusillés de la Grande Guerre8. Camille Mazé quant à elle nomme les concepteurs des musées de l’Europe « entrepreneurs d’images d’Europe »9. Emmanuel Droit appelle « entrepreneurs de mémoire » les individus ou les groupes qui essaient d’imposer des mémoires dans l’espace public et politique10. Les « notables de la mémoire » théorisés par Gérard Namer11 constitueraient l’équivalent français du concept, qui ne recouvre cependant que ←21 | 22→les individus qui ont une place centrale dans la mise en scène des commémorations. Plus généralement, les études sur la conception des héros qui concernent les génies12 mettent en évidence la construction sociale des personnalités hors du commun, effectuée par des groupes d’admirateurs, d’émules, qui utilisent la référence à ces figures tutélaires pour s’autodéfinir.

Résumé des informations

Pages
372
Année
2021
ISBN (PDF)
9782807618893
ISBN (ePUB)
9782807618909
ISBN (MOBI)
9782807618916
ISBN (Broché)
9782807618886
DOI
10.3726/b18271
Langue
français
Date de parution
2021 (Septembre)
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2021. 372 p., 4 ill. n/b, 2 tabl.

Notes biographiques

Cornelia Constantin (Auteur)

Cornelia Constantin est docteure en sociologie politique de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris. Ses recherches portent sur les mémoires collectives en Europe, l’identité des organisations et l’espace public européen.

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