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La Méditerranée se colore de noir ou le renouvellement du roman policier

Yasmina Khadra, Andreu Martín et Giorgio Todde

de Claudia Canu Fautré (Auteur)
©2020 Thèses 366 Pages

Résumé

Cet ouvrage s’attache à comprendre ce qui caractérise l’espace méditerranéen actuellement à travers le roman policier méditerranéen.
Le traitement de l’articulation espace-temps investit et remet en question les frontières entre Occident et Orient, entre Nord et Sud. Des chronotopies ainsi qu’une nouvelle topographie de la Méditerranée se dessinent sous la plume des auteurs des deux rives et nous permettent de saisir la portée des échanges, des héritages, des traits culturels communs ainsi que des divergences. Dans ce voyage au cœur de la mer du « Milieu », la dimension géographique est inséparable de l’historique. À cet effet, l’usage de la « géocritique » a été fécond dans l’analyse de la portée culturelle et symbolique de la Méditerranée.
La capacité du noir méditerranéen à dévoiler des vérités incommodes, occultées ou bien difficiles à saisir montre que le réel investit la fiction et l’enquête policière se mue en enquête politique, historique, sociale. Yasmina Khadra, Andreu Martín et Giorgio Todde articulent ainsi, chacun à sa manière, la relation intrinsèque qui relie le détective à l’historien et à l’écrivain.
L’approche comparée de ces trois auteurs appartenant à des cultures et à des langues différentes nous permet d’observer les multiples facettes de cette Méditerranée, ses traditions et ses usages, ses ports et ses multiples couleurs. Elle est bleue mais également blanche, elle baigne dans la lumière mais son tragique sombre dans la noirceur et entraîne le lecteur dans ces couplets oxymoriques. La « portée attestatrice » du genre, qui voile pour ensuite mieux dévoiler les engrenages internes du système sociétal en question, permet à l’histoire de révéler la vérité.
C’est enfin la possibilité d’entrevoir les traits d’un idéal méditerranéen qui nous entraîne dans ce voyage à la découverte des mystères de la Méditerranée : pour une véritable compréhension des peuples méditerranéens, comment conjuguer un savoir ancien avec un présent en mouvement ?

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Préface
  • Notes aux lecteurs
  • INTRODUCTION
  • Première partie ESPACES ET IMAGINAIRES MÉDITERRANÉENS
  • Chapitre 1 LA MÉDITERRANÉE
  • La Méditerranée entre géographie, Histoire et culture
  • La Méditerranée : une définition difficile
  • L’importance de l’histoire : l’histoire et la longue durée
  • Pour une réflexion sur l’espace et le temps
  • Jésus aux Enfers dans l’espace-temps de la Méditerranée
  • Méditerranée : histoire d’une rencontre entre Orient et Occident
  • Chapitre 2 INSULARITÉ : UNE DOUBLE CONDITION
  • L’être insulaire en littérature : l’exemple de Paura e carne
  • Comment peut-on parler d’insularité pour l’Algérie ?
  • Les îles d’El Djazaïr dans l’œuvre de Khadra
  • Hispania ou l’île cachée
  • Insularité : condition géographique ou condition de l’esprit
  • Chapitre 3 LE ROMAN POLICIER EN MÉDITERRANÉE
  • I ‒ Le roman policier en Italie à ses débuts
  • La période de l’entre-deux-guerres
  • Espace de la ville, espace du terroir, l’Italie à travers le noir
  • L’Italie et l’Histoire des mystères
  • Enquête sociale, enquête politique
  • II ‒ Le roman policier en Algérie
  • Le policier comme reflet d’une société et de son histoire
  • Le roman noir algérien
  • III ‒ Le roman policier en Espagne
  • L’Espagne postfranquiste
  • Le noir espagnol entre démarche ludique et composante dénonciatrice
  • Deuxième partie GIORGIO TODDE, ANDREU MARTÍN ET YASMINA KHADRA
  • Chapitre 4 GIORGIO TODDE : L’ÉCRIVAIN, L’HISTORIEN, LE DÉTECTIVE
  • Introduction à la culture et à la littérature sardes
  • Le rapport à l’histoire
  • Une perspective historique spécifique… ou pourquoi l’« Ottocento »
  • L’histoire immobile ou bien l’histoire qui revient
  • La portée métahistorique de l’œuvre et la recherche des traces du passé
  • L’écrivain, l’historien, le détective
  • Mythe, Histoire, vérité dans l’œuvre de Giorgio Todde
  • Chapitre 5 DU PARTICULIER À L’UNIVERSEL : LA DIMENSION MÉTAPHYSIQUE
  • Entre la vie et la mort : la matière
  • Des parcours gnoséologiques…
  • Contre la mort, contre le temps : à la recherche du sens de la vie
  • Pour une nouvelle géométrie du temps
  • Chapitre 6 YASMINA KHADRA : SUR LES TRACES DE L’HISTOIRE ALGÉRIENNE
  • L’écrivain masqué
  • « Le fil et les traces : vrai, faux, fictif »
  • L’importance de l’enquête sociale : le Réel dans la fiction
  • Le commissaire Llob : le détective, l’écrivain, l’historien
  • Pour une Algérie des Algériens
  • Chapitre 7 LA SOCIÉTÉ ALGÉRIENNE AU PRISME DU POLICIER
  • De l’enquête policière à l’enquête politique : comment raconter la guerre
  • Du brouillage des pistes pour représenter un climat politique flou
  • Jeu de masques et théâtralité du pouvoir
  • Chapitre 8 DE LA PLUME COMME DU FUSIL : RÔLE DE LA CULTURE DANS UN PAYS EN GUERRE
  • La guerre contre les intellectuels
  • Culture et altérité
  • La marque distinctive de Khadra : la poéticité
  • Chapitre 9 ANDREU MARTÍN
  • L’Espagne s’empare du noir
  • L’Histoire vue autrement
  • Au fil de l’Histoire dans Prothèse et Fanny Pelopaya
  • Comme au cinéma…
  • Chapitre 10 ENTRE FICTION ET RÉALITÉ
  • Barcelone et la Catalogne
  • Chapitre 11 VIOLENCE ET « TERROR URBANO » DANS L’ŒUVRE D’ANDREU MARTÍN
  • Jeu de masques
  • Troisième partie LE POLAR MÉDITERRANÉEN
  • Chapitre 12 LE NOIR MÉDITERRANÉEN
  • Pour une définition du noir méditerranéen
  • La couleur d’un genre…
  • Le personnage de l’enquêteur, la critique politique, la rencontre des traditions ataviques et de la modernité
  • Chronotopies méditerranéennes
  • Chapitre 13 CE QUE LE NOIR NOUS DÉVOILE DE LA MÉDITERRANÉE
  • Pour une nouvelle topographie de la Méditerranée
  • Méditerranée métisse et rapports de force
  • Au commencement était la mère…
  • Altérité et relation au monde en Méditerranée : « The cultural other »
  • Le rapport centre-périphérie
  • CONCLUSION
  • Postface
  • BIBLIOGRAPHIE
  • INDEX DES NOMS
  • ANNEXES
  • Titres de la collection

Préface

Cet ouvrage est l’oeuvre de Claudia Canu Fautré, une universitaire qui connaît bien le roman policier, ce genre littéraire dont l’énigme est le ressort et, qui plus est, affiche parfois de belles ressources esthétiques. On découvre qu’en plus de sa capacité à cerner une part des enjeux contemporains, à les révéler au public, voire à les analyser, le roman noir peut également bénéficier de la puissance d’analyse d’auteurs particulièrement attentifs et impliqués. Claudia Canu Fautré a su tirer profit d’une dialectique originale entre la singularité des textes et sa propre intelligence d’un genre en évolution. Son cheminement personnel et sa réflexion ont été aiguisés par des auteurs exigeants.

Le sujet, tel qu’il est formulé et traité, a contribué à un effort théorique à partir de notions éclairées et renouvelées par les écrivains eux-mêmes : Yasmina Khadra, Andreu Martín, Giorgio Todde. Les dénominateurs communs configurés par l’utilisation d’un genre autour d’une Méditerranée géographique, culturelle, sociohistorique, constituent également une nouveauté.

Une « communauté méditerranéenne » autour du roman noir ne peut être appréhendée, paradoxalement, qu’en termes de « différences ». Elle nourrit le terrain d’enquête en même temps qu’elle contribue aux lois du genre et des sous-genres. Les points forts de ce livre prennent encore plus de valeur dans les déterminations sociohistoriques et la génération conceptuelle du « roman noir méditerranéen ».

Le titre du livre annonce des transmutations culturelles par le biais d’enjeux politiques, sans doute les mêmes depuis l’Antiquité. L’analyse des déviances des normes sur fond de violence est très judicieuse. Les anamorphoses imprimées aux formes premières, depuis la quête de vérité jusqu’à l’enquête contemporaine, par recherche, multiplication et affinement de stratégies, donnent une idée de la progression du livre à partir d’un bilan bibliographique maîtrisé, entre exhaustivité et sélection. La méthode elle-même a été pensée selon les exigences de la « littérature comparée » : coprésence de trois auteurs et de trois langues ; une thématique ou une réflexion générique, cohérente en ce qu’elle ←13 | 14→dynamise la comparaison et débouche sur une ouverture, comme en témoigne toute la troisième partie. Ces exigences, affichées dans le titre, sont complexifiées, puisque Yasmina Khadra, Giorgio Todde et Andreu Martín, issus de cultures différentes, s’expriment respectivement en français, en italien, mais également en catalan et castillan.

La démarche proposée est efficiente. Les difficultés, au lieu d’être écartées, ont été prises en compte dans l’énoncé de la problématique comme gages de la modernisation du genre et comme possibilités d’accès à la modernité des sociétés méditerranéennes. On se passionnera à coup sûr pour les effets ludiques du croisement des cultures dans la matière romanesque et dans l’aiguisement des intelligences.

Enfin, tout ce qui est dit à propos de l’émergence du genre policier dans un espace donné nous éclaire sur ce qui reste à interpréter sur le plan des médiations sociopolitiques : « Comment se négocie aujourd’hui, entre la promotion des romans sur la scène médiatique et le devenir de pays comme l’Italie, l’Algérie et l’Espagne, leur rapport à la nature de leur économie, à leur culture, et à leurs structures urbaines ? » La question a été bien amenée à travers « la temporalité cyclique et millénaire qui se heurte à l’hégémonie toute moderne de la simultanéité et des formes de communication en temps réel », mais elle peut être approfondie sur la scène spécifique de la réception. De la même façon, on ne peut qu’apprécier le traitement de la « portée attestatrice » du genre, qui voile pour ensuite dévoiler les engrenages internes du système sociétal en question. On pourrait discuter de l’existence d’une « matrice méditerranéenne » et lui préférer les interactions que produisent les flux et reflux de la mer. Les mouvements d’une identité à une autre stimulent la relance de la quête, qui devient enquête au sens où l’on cherche à capter le secret de l’autre.

À cet effet, l’usage de la « géocritique » a été fécond dans l’analyse de la portée culturelle et symbolique de la Méditerranée, flux et reflux de l’histoire, entendue comme « longue durée » selon la formule de Fernand Braudel.

Tout, dans cet ouvrage, va dans le sens du désir des uns et des autres de retrouver une forme de centralité méditerranéenne, un peu comme si un sens y était encore en attente et que la violence endémique pouvait se résoudre dans la révélation d’une certaine vérité enfouie, ou d’une source et d’un sens communs, ou encore d’un mystère non encore parvenu à l’état de récit, de fable, ou de mythologie.

Beïda Chikhi

Université de Paris-Sorbonne

Notes aux lecteurs

Dans cette étude les termes de « policier » ou « genre policier » sont employés de manière générique pour désigner le genre dans son ensemble. Cela sans vouloir éluder les différences existant entre les multiples sous-genres : roman à énigme, roman noir, thriller, etc. La question de l’évolution du genre et sa nomenclature, au contraire, nous est à cœur et elle constitue l’objet d’un autre volume en voie de parution.

Le présent ouvrage rassemble des références bibliographiques en cinq langues différentes (français, italien, castillan, catalan et anglais). Afin d’en faciliter la lecture, nous avons opté pour la traduction en langue française de toutes les citations. Les citations dans leur langue originale sont cependant gardées et reportées dans les annexes. Toute traduction de texte n’existant pas encore dans l’édition française a été faite par nos soins.

INTRODUCTION

À une époque où les réflexions sur l’espace se multiplient en investissant des formes du savoir de plus en plus nombreuses, la Méditerranée constitue un lieu de mouvance par excellence, un théâtre où les échanges entre les peuples se font depuis toujours et où la beauté âpre des lieux sauvages contraste avec le tragique de l’existence humaine.

Dans ce volume qui s’inscrit à l’enseigne de l’exploration d’un espace qui n’est pas seulement un lieu géographique, mais aussi un espace culturel, historique et politique, le roman policier méditerranéen nous offre un instrument d’enquête à même de dévoiler les mystères et les faces occultées des sociétés méditerranéennes.

Cet ouvrage est donc conçu comme un voyage dans un espace physique et culturel dominé avant tout par la mer. Les mouvements de la mer, les vagues qui se rabattent d’une côte à l’autre, tout comme les civilisations qui s’y sont succédées au cours des siècles, deviennent une belle métaphore de la mobilité et des échanges caractérisant la Méditerranée.

Dans cette exploration de l’univers méditerranéen, le genre policier, et le roman noir plus spécifiquement, constituent à notre avis le moyen idéal pour enquêter sur une réalité plurielle et stratiforme en suivant les traces d’un passé plus ou moins révolu qui ressurgit dans toute forme d’expression artistique. En effet, le noir permet de questionner l’assise des sociétés modernes en apportant une analyse ponctuelle et aiguisée. Par l’intérêt prêté principalement aux formes des déviances aux normes, au mal et au côté obscur de l’être humain, ce genre se montre capable de prendre en charge les hystéries, les situations de violence extrême et le besoin de quête identitaire au sens large. L’attention portée à la dimension collective et sociale confère à ces productions artistiques une valeur non seulement esthétique mais également socio-historique, politique et philosophique. C’est par cette capacité singulière de transposer l’enquête purement policière dans la quête au sens large que le genre constitue une littérature de fort impact et de large retentissement. Le succès croissant du noir, qui s’offre tel un instrument capable de décrire une situation ←17 | 18→politique problématique et d’en questionner l’assise sociale, n’est pas surprenant.

Le choix du corpus d’auteurs reflète la volonté d’élargir le plus possible notre étude en prenant en considération trois aires totalement diverses au niveau géographique, linguistique et culturel. La matière littéraire éparse constituée par les œuvres de Yasmina Khadra, de Giorgio Todde et d’Andreu Martín, auteurs issus de cultures différentes et s’exprimant respectivement en français, en italien, en catalan et castillan, nous permet d’avoir un échantillon des différentes formes d’appropriation du genre. Yasmina Khadra, auteur algérien, débute sa carrière d’écrivain à succès en 1997 avec la parution de Morituri, roman noir qui s’impose vite dans le panorama littéraire comme exemple de roman policier algérien accompli. Giorgio Todde, romancier sarde, se fait connaître par le grand public tout d’abord en Italie en 2001 avec son giallo historique Lo Stato delle anime, et par la suite au-delà des frontières nationales. Enfin, Andreu Martín, auteur catalan, digne dépositaire des mille facettes de la ville de Barcelone, publie en 1979 ses deux premiers romans policiers ayant pour titre Aprende y calla et El Señor Capone no está en casa, suivis par la suite d’une production très prolifique. De ces données, énoncées ici de façon succincte sur les trois romanciers, on peut relever d’emblée que le choix même du corpus d’auteurs regroupe des horizons différents ne présentant pas au premier abord de points communs notables. Les seuls éléments qui émergent comme pertinents à ce sujet sont le choix du genre policier de la part des trois écrivains et le déploiement de la période historique qui échelonne les premières parutions de leurs œuvres des années 1980 à 2001. Les œuvres de ces trois auteurs représentent à nos yeux des exemples notables de polar méditerranéen où la volonté de raconter leur propre pays, leur propre culture, va de pair avec l’intention de dévoiler les mécanismes internes d’une société et d’en décrire les aspects les plus noirs.

Le polar méditerranéen se caractérise alors par cette envie de dire des vérités, de se mettre à nu et d’offrir une description intériorisée d’un milieu spatial. L’espace méditerranéen constitue plus que le cadre privilégié des narrations, il devient l’élément les caractérisant. Les villes et les villages ne sont pas conçus comme une toile de fond des enquêtes, mais c’est à partir de l’enracinement dans le lieu qu’il est possible de reconstituer les mailles des mécanismes sociétaires objets d’enquête. Si ce volume montre bien les particularismes de chacun des auteurs et de leur culture d’origine, il permet également de dessiner un ensemble plus large ←18 | 19→où la dimension des villes méditerranéennes ne s’arrête pas aux limites physiques de la rive mais retrace les liens existants avec les autres peuples riverains.

Dans cette perspective, la Méditerranée, origine commune, est l’élément déterminant dans une histoire d’échanges millénaires où des legs ensevelis réapparaissent malgré le temps et les différences.

Le genre policier n’appartenant pas traditionnellement parlant aux formes d’expression artistique des pays méditerranéens, il est intéressant d’observer de quelle manière ces cultures s’en emparent et quels sont par la suite les traits caractérisant l’écriture de chaque auteur. Serait-il possible, à travers l’analyse des particularismes de chacun, de faire émerger des caractéristiques d’une présupposée culture méditerranéenne ou manière particulière d’être au monde ?

Genre extrêmement difficile à définir, le policier fait preuve au cours du temps de continuelles évolutions qui se prêtent tout particulièrement à rendre compte des réalités sociales et culturelles diverses comme celles auxquelles nous nous intéressons. Ainsi, par le potentiel des qualités formelles recelées dans les mécanismes de l’enquête apte à se muer en véritable quête historique, politique ou sociologique au sens large, le récit non seulement enrichit la donnée purement factuelle des contours psychologiques et humains qui recouvrent les faits, mais actualise également le passé par l’apport du présent.

À la croisée de l’Histoire et des histoires, le roman policier questionne fortement la limite entre fiction et réalité en lui assignant une place de premier plan. C’est bien cette attention toute particulière du genre pour tout ce qui se positionne entre le Réel et le Fictif, entre le Vrai et le Faux, qui est un élément de forte charge romanesque. Or nous retrouvons encore une fois dans cet aspect le caractère liminaire d’un genre qui joue et déjoue toute frontière conceptuelle, formelle, géographique, culturelle. L’écart savamment entretenu par le roman policier entre fiction et réalité se manifeste différemment dans les expressions littéraires des trois écrivains, enrichissant ainsi la palette des exploitations possibles du genre. L’importance de l’enquête sociale permet de rendre accessibles à tout lecteur des réalités sociales et historiques particulières, souvent dysphoriques et difficiles à saisir dans leur complexité. Le romanesque dépasse en ce sens le souci de pure documentation en parvenant à reconstituer des cadres composites. L’action de voiler pour ensuite dévoiler les engrenages internes du système sociétal en question est en soi emblématique de la portée attestatrice du genre.

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 20→

L’étude comparée des trois auteurs permet de mieux dessiner ces caractéristiques propres au policier et de retrouver, avec la singularité qui les distingue, des éléments reliant les uns aux autres. Malgré cela, l’exemple représenté par l’œuvre de ces trois écrivains constitue pour chacun d’entre eux un univers en soi. Nous retrouvons alors, dans des ingrédients tels que l’importance assignée à l’Histoire, les rapports de force constitutifs de l’assise sociale, de la violence endémique et de la continuelle quête identitaire entraînant la question de l’altérité, les signes évidents ou refoulés de l’appartenance à une base culturelle commune : la Méditerranée.

La Méditerranée est ainsi conçue non seulement comme espace géographique en partage mais également comme espace culturel, historique, imaginaire, marquant les relations à l’Autre et une certaine vision du monde ou manière d’être au monde. L’objet de recherche constitué par la matière littéraire permet de sonder l’impact des représentations dans le rapport de l’homme à son environnement et de voir comment ce dernier, pour sa part, conditionne les représentations humaines. Le discours fictionnel se fait en quelque sorte expression de l’articulation spatio-temporelle spécifique à chaque réalité. L’apport d’une approche géocritique nous a permis d’approfondir la relation au temps mais surtout à l’espace.

L’enquête menée au fur et à mesure de l’avancement de ce volume nous conduit sur les pistes de la Méditerranée en tant que source commune où la fin et l’origine se rejoignent dans un mouvement circulaire et cyclique.

Chapitre 1 LA MÉDITERRANÉE

La Méditerranée entre géographie, Histoire et culture

La Méditerranée a été au centre des débats dans bon nombre de réflexions lors des trois dernières décennies. Les géographes se demandent si la Méditerranée pourrait constituer un modèle spatial de référence et s’il est correct de l’envisager comme une réalité unique ou plutôt comme un modèle universel. Dans notre cas spécifique, le choix de parler de la Méditerranée découle de la volonté de voir si nous pouvons retrouver au sein de cet espace des traits significatifs à l’intérieur de l’étude comparatiste des trois écrivains.

En ce sens, notre approche s’inscrit directement dans les lignes guides de la géocritique qui tend à voir dans l’analyse de l’espace des éléments nouveaux d’analyse critique. La perception et la représentation de l’espace méditerranéen deviennent dans cette visée objets d’attention afin de percevoir la portée culturelle et symbolique des lieux.

Au cours de ce cheminement, il nous sera possible d’opérer le glissement nécessaire à l’avancée de l’idée que la relation entre temps et espace, histoire et géographie est à l’intérieur du bassin méditerranéen indissociablement liée aux articulations culturelles. L’espace, et surtout sa représentation, sont depuis toujours liés à l’image que l’homme se fait du monde, à la cosmogonie sur laquelle il inscrit ses croyances :

L’espace – et le monde qui se déploie en lui – sont les fruits d’une symbolique, d’une spéculation, qui est aussi miroitement de l’au-delà, et osons le mot, d’un imaginaire. Cet imaginaire ne se scinde en aucun cas du réel. L’un et ←23 | 24→l’autre s’interpénètrent selon un principe de non-exclusion qui est réglé sur le canon religieux1.

L’espace, aussi bien que l’appartenance de l’homme à un lieu spécifique, module donc profondément ses relations au monde, son imaginaire et ses croyances d’ordre symbolique.

L’œuvre de Yasmina Khadra ainsi que celles de Giorgio Todde et d’Andreu Martín s’inscrivent tout d’abord dans un espace qui est leur pays d’origine, lequel se situe à son tour dans un espace commun qui est donc la Méditerranée.

La connotation que nous voulons attribuer à la Méditerranée prend bien évidemment en considération un espace physique circonscrit dans une aire géographique, mais plus profondément une histoire ou une multitude d’histoires qui se croisent, se nouent, laissent des traces dans des territoires et sur des peuples qui n’ont pas de liens de parenté directs.

La caractéristique que nous voudrions retenir est que la Méditerranée est depuis des millénaires un carrefour, un lieu d’échange par excellence, et que dès lors les écrivains méditerranéens sont empreints de cet héritage et partagent une origine commune. La Méditerranée dans la littérature en question se laisse simplement entrevoir par moments, comme l’exprime parfois l’œuvre de Martín : « [M];ême par une nuit froide d’un jour quelconque du mois de mars, cette rue qui relie la Plaza de Cataluña à la mer, c’est-à-dire la zone la plus centrale au quartier le plus délabré, reste le spectacle excitant que Jésus se rappelait et qu’il est sorti chercher2. » Ou alors elle devient l’objet de contemplation de la part des personnages visionnaires de l’œuvre de Khadra, comme si elle pouvait receler en elle le secret de notre histoire et de notre identité : « Il refait face à la mer. Pour moi c’est toute une île qui se décroche de mon archipel3. » En tant que référent explicite dans le roman ou en tant que legs inscrit dans notre culture et dans le patrimoine culturel dont sont issus nos trois écrivains, la Méditerranée habite ces textes de manières différentes.

←24 | 25→

Un élément dont nous ne pouvons pas nous abstenir de constater l’intérêt lors de notre étude est de voir comment, depuis l’époque des colonisations grecques et phéniciennes jusqu’aux temps modernes, une ligne de séparation majeure se dessine dans cet espace. Cette ligne imaginaire pourrait être tracée, selon Braudel, de Corfou et du canal d’Otrante qui ferme à moitié l’Adriatique, jusqu’à la Sicile et aux côtes de l’actuelle Tunisie : « À l’est, vous êtes dans l’Orient ; à l’ouest, en Occident, au sens plein et classique de ces mots4. » Cette frontière imaginaire est le fruit des différents constats de l’Histoire, ligne qui a été le siège des affrontements et des combats passés. Selon cette cosmogonie, la Sardaigne, l’Algérie et bien évidemment l’Espagne se trouveraient à occuper la même partie, la partie occidentale de la Méditerranée. Les trois pays et les trois cultures seraient ainsi apparentés avant tout par l’appartenance à l’espace physique mais aussi culturel occidental, tout en étant sur la ligne frontière entre Orient et Occident.

Résumé des informations

Pages
366
Année
2020
ISBN (PDF)
9782807613638
ISBN (ePUB)
9782807613645
ISBN (MOBI)
9782807613652
ISBN (Broché)
9782807610613
DOI
10.3726/b16765
Langue
français
Date de parution
2020 (Juillet)
Published
Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2020. 366 p.

Notes biographiques

Claudia Canu Fautré (Auteur)

Titulaire d’un doctorat en littérature française et comparée obtenu à l’université de Paris IV, chercheuse à l’université de Cagliari (Italie), Claudia Canu est l’auteur de nombreux articles et publications diverses. Parmi ses écrits : « La force du mythe entre fiction et réalité », « L’Algérie sous la plume d’Assia Djebar ».

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