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Écritures de femmes en Belgique francophone après 1945

de Marc Quaghebeur (Éditeur de volume)
©2019 Comptes-rendus de conférences 414 Pages

Résumé

La présence des femmes dans le champ de l’Histoire littéraire belge francophone est déjà le fait d’écrivaines du XIXe siècle (Robertsart, Gravière, Bervoets, Nizet, Van Rysselberghe, etc.). Il faut cependant attendre l’entre-deux-guerres pour que des noms – rares encore – s’affirment à l’égal de leurs confrères masculins (Doff, Gevers, Bourdouxhe, Ley, etc.).
Après 1945, le processus s’accélère pour atteindre, au début du XXIe siècle, un rythme de croisière qui tend à rendre peu à peu superflue la question des comparaisons et des positionnements. Ce rééquilibrage salutaire, parallèle aux évolutions de la société, a été préparé par des vagues successives d’écrivaines dont le nom a compté, et qui ont investi des genres ou des univers bien différents et bien différemment (Lilar et Collin, Lejeune et Feyder, Fabien et Lalande, Malinconi et Harpman, Lamarche et Nothomb). Chacune de ces auteures contribue aux avancées du combat des femmes pour la reconnaissance de leurs droits et de leur qualité intrinsèque.
Le volume met en valeur une vingtaine de ces trajectoires. Il porte la focale sur des écrivaines souvent commentées comme sur d’autres, presque oubliées (Watteau), voire méconnues comme auteures de fiction (Delcourt), ou point encore suffisamment entrées dans le corpus des commentaires (Nys-Mazure, Brune, Houari, Hoex, Heuffel). Il témoigne en outre d’une facette peu connue de l’immigration (Nguyên).
Ces parcours individuels, comme ceux des auteures du panoramique qui ouvre ce livre, relèvent tous d’esthétiques singulières, et d’une Histoire. Le livre ne cherche pas à produire, à partir d’elles, un discours essentialiste. Il donne à (re)lire et à faire découvrir des écritures de femmes. On y perçoit souvent clairement différences ou nuances par rapport aux textes contemporains de leurs collègues masculins.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Marc Quaghebeur: Avant-propos
  • Françoise Lalande: Le corps, les corps, et le texte
  • Marc Quaghebeur: À l’unisson de l’histoire des genres, deux siècles d’écritures de femmes
  • Catherine Gravet: Marie Delcourt nouvelliste. Quand l’écriture prend le pas sur l’érudition
  • Isabelle Moreels: De Monique Watteau à Alika Lindbergh : un fantastique osmotique antispéciste
  • Carmen Cristea: Éthos et stratégies de légitimation dans l’œuvre essayistique de Suzanne Lilar
  • Laurence Pieropan: Un infant portugais pour dire le fait colonial chez Simone Verdin
  • Valentina Bianchi: La naissance de l’écriture poétique chez Claire Lejeune
  • Susan Bainbrigge: Autrement dit, Autrement vu : portrait de l’artiste par Dominique Rolin dans L’Infini chez soi et L’Enragé, autographie et (auto)biographie fictive
  • Cristina Robalo-Cordeiro: Vera Feyder ou la musique du désaccord. Notes sur Piano Seul
  • José Domingues de Almeida: Le minimalisme positif comme « célébration du quotidien » chez Colette Nys-Mazure
  • Fabrice Schurmans: Écrire contre la mère. Mémoires et identités dans La Fille démantelée de Jacqueline Harpman
  • Maria de Fátima Outeirinho: Une déclinaison nouvelle en littératures francophones : l’écriture de Leïla Houari
  • Benedetta De Bonis: Michèle Fabien à l’ombre de Sophocle. Utopie et désenchantement d’une écriture féminine
  • Caroline Verdier: Les entre-deux d’Élisa Brune
  • Bernadette Desorbay: La maison du c(h)amp de la mort : métagnomie, psychanalyse et filiation chez les romancières belges Diane Meur et Lydia Flem
  • Dominique Ninanne: Espaces de l’enfance dans l’œuvre de Corinne Hoex
  • Laurence Boudart: L’espace du deuil dans Décidément je t’assassine de Corinne Hoex
  • Marie Dehout: Dominique Costermans, nouvelliste contemporaine
  • Éric Clémens: Les (dé)possessions du Je
  • Céline Mariage: Réconciliation des deux Viêt Nam La trilogie de Tuyêt-Nga Nguyên : Le Journaliste français, Soleil fané et Les Guetteurs de vent
  • Leonor Lourenço de Abreu: Les Sixties à l’heure brésilienne : Palmes dans l’azur d’Évelyne Heuffel
  • Notices biographiques
  • Index

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Avant-propos

Marc Quaghebeur

Ce volume, qui prolonge des rencontres organisées le 15 octobre 2013 par l’Université de Porto1, touche à une problématique trop peu étudiée à mes yeux jusqu’à présent, malgré de belles avancées à propos de telle ou telle écrivaine ; et une attention parfois plus ancienne qu’on ne peut le croire. La tranche chronologique choisie débute au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, époque où le droit de vote fut enfin accordé aux femmes en Belgique. Elle court jusqu’à l’extrême contemporain.

L’après-guerre vit des écrivaines occuper, plus nombreuses, des places en vue, tant à l’Académie de langue et de littérature françaises qu’à La Libre Académie de Belgique, dont Madeleine Bourdouxhe deviendra la Secrétaire perpétuelle au milieu des années 1960. L’après 1968 voit se développer une dynamique féministe de haut vol qu’animèrent notamment Françoise Collin ou Marie Denis. C’est également le moment d’émergence et de déploiement de la Belgitude, processus dans lequel Michèle Fabien ou Françoise Lalande jouèrent un rôle singulier.

Une accélération se produit au milieu des années 1980 mais ne saurait être lue comme un processus sui generis – erreur de perspective à laquelle mène parfois la focalisation sur l’extrême contemporain. Elle concerne beaucoup d’auteures qui se taillent une belle part dans ce volume, tout en n’offrant que quelques exemples de cette manne. J’ai cru utile en outre de développer et approfondir les lignes de faîte des écritures de femmes ←11 | 12→en Belgique durant les deux siècles écoulés, afin de mieux cerner les singularités qui se dégagent durant les sept dernières décennies.

Tout sauf exhaustif bien évidemment, ce panorama laisse entrevoir une progression et des mutations au fil des âges. Il intègre au parcours des aires fictionnelles rarement prises en compte, telles celles de l’Afrique centrale. Si cette étude commente un peu plus longuement l’une ou l’autre œuvre, elle se donne pour premier objectif de baliser des moments d’émergence ; de dessiner les évolutions ; d’esquisser l’approche de mécanismes historiques structurels ; de souligner, enfin, l’importance comme la richesse de cette production. Des indications bibliographiques pour les années 1800-1945 permettront d’aller au-delà de ce que j’ai esquissé.

Les études qui composent ce volume répondent à un même dessein d’ouverture. Celui-ci s’ouvre sur un texte de l’écrivaine Françoise Lalande qui rappelle plus qu’utilement, non seulement le rapport entre texte et sexe, entre corps et clavier, mais aussi l’indéniable spécificité de la jouissance féminine. Les différentes contributions qui le suivent rendent compte, par exemple, d’écritures fictionnelles des années 1950, oubliées ou rarement prises en compte. Ainsi celle de Marie Delcourt, la célèbre helléniste ; ou de Monique Watteau, dont l’œuvre s’accomplit ensuite picturalement ; voire de Simone Verdin dont la pièce Henri le Navigateur est composée au tournant des années 1950-60 mais éditée en 1984 – décalage périlleux en matière théâtrale.

Le volume collectif s’attache tout autant à des figures d’écrivaines du demi-siècle considérées comme incontournables, telles Suzanne Lilar, Dominique Rolin, Claire Lejeune ou Jacqueline Harpman. Il le fait au travers d’approches qui ne sont pas les plus usuelles pour ces auteures et espère renouveler de la sorte leur étude. Ainsi, l’analyse du premier recueil de Claire Lejeune (Le Pourpre) ou celle de la stratégie auctoriale de Suzanne Lilar dans ses trois essais des années 1960-70. Ou encore, celle de Dominique Rolin jouant de la figure de Breughel pour délivrer une sorte de biographie de soi plus révélatrice que l’autobiographie. L’analyse de La Fille démantelée de Jacqueline Harpman, récit à larges fondements autobiographiques tardivement reconnus par l’auteure, approfondit non seulement cette reconnaissance mais interroge la violence du rapport à la mère. Tel est le cas de nombre d’écrivaines.

Cette problématique se trouve notoirement à l’œuvre chez Corinne Hoex dont la production romanesque mais aussi poétique se voit cernée ←12 | 13→par deux approches complémentaires. L’espace, analysé chez cette écrivaine, se trouve également au cœur de l’œuvre de Diane Meur. Ses récits sont étudiés en dialogue avec les livres de Lydia Flem, sous l’angle de la filiation. L’espace hante également les pages d’Évelyne Heuffel qui immerge ses lecteurs dans le Brésil de la fin des années 1960 où l’efficace sournois de la dictature détruit rêves et complexités de la nouvelle génération entre Rio de Janeiro et Petrópolis.

Ces focales sur des écrivaines contemporaines s’accompagnent de deux lectures, presque articulées, de l’œuvre récente de Dominique Costermans dont l’ancrage dans l’Histoire est mis en valeur par l’analyse – tout comme celui d’Heuffel, d’ailleurs. Le parcours littéraire d’Élisa Brune y participe également – ne serait-ce qu’à travers ses diverses formes d’écriture. Ne se veulent-elles pas en prise toute particulière avec les réels ? Le chapitre qui lui est consacré retrame l’ensemble du parcours de cette auteure. Tel est aussi le cas pour Monique Watteau.

La fin du xxe siècle vit s’affirmer en outre – et de façon non dissimulée, comme ce fut parfois le cas dans la génération précédente (ainsi chez Jeanine Moulin) – des écritures de femmes nées en dehors de la Belgique. Deux cas de figures bien différents sont ici pris en compte : celui de Leïla Houari, première écrivaine issue de l’émigration maghrébine en Belgique ; et de Tuyêt-Nga Nguyên, venue en Belgique après la fin de la guerre entre les deux Vietnam.

Des formes singulières de raccord au réel s’inscrivent tout autant dans l’œuvre de Colette Nys-Mazure. À ses formes de célébration du quotidien, réponse à un autre traumatisme de l’enfance, c’est de reconstruction et de résilience dont il s’agit – sur un mode rare dans le champ littéraire contemporain. Ces remaillages se font en revanche douloureux palimpseste chez sa contemporaine Vera Feyder, hantée par l’absence ontologique et tragique propre aux enfants des disparus d’Auschwitz. Elle prend en outre la forme de réécritures modernes de l’antique chez Michèle Fabien – le mythe étant chez elle ce que le pictural a pu être chez Rolin. Double revisitation européenne, donc ! Cassandre adapte le roman homonyme de Christa Wolf et prolonge L’Iliade.

Les problématiques abordées par les écrivaines étudiées dans ce volume consonnent bien sûr avec les combats des femmes durant le dernier demi-siècle. Frappante ainsi, à titre de résonance européenne, la lecture des Carnets de la Sicilienne Goliarda Sapienza, l’auteure du génial L’Art de la joie et fille d’une militante de premier ordre : « Se défendre ←13 | 14→des hommes, comme toujours, et désormais des femmes : Vraie solitude de la femme d’aujourd’hui »2. Les engagements des années 1960-70, on l’oublie trop aisément, allèrent souvent de pair avec un machisme voilé par les nécessités de la Cause politique.

Dépourvus de toute préoccupation totalisante ou essentialisante, les parcours ici assemblés ouvrent des fenêtres, comblent des manques ou approfondissent des questions laissées en jachère. Ce livre n’affirme rien, pour autant, en matière d’écriture féminine mais les donne à lire dans leur richesse, leur variété et leur originalité. Il laisse en revanche plus qu’entrevoir des écritures de femmes d’époques, d’esthétiques et d’opinions, d’histoires et de sensibilités variées. Ces perspectives devront être prolongées en tant que telles mais aussi, articulées un jour, à l’intérieur du champ littéraire francophone belge, dans ses segments chronologiques nationaux, européens et francophones.


1 Cette journée, organisée dans le cadre de la Semaine belge pilotée par l’Ambassade de Belgique à Lisbonne, était centrée autour du thème Écrire au féminin en Belgique. Réalisée en synergie avec d’autres institutions (celbuc, apef, aml, ilc), la journée avait pris pour balises les années 1985-2013. Elle avait par ailleurs bénéficié de la présence de Nicole Malinconi avec laquelle j’avais eu un long entretien.

2 Goliarda Sapienza, Carnets, Paris, Le Tripode, 2019, p. 90.

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Le corps, les corps, et le texte

Françoise Lalande
Écrivaine (Bruxelles – Belgique)

À Marie-France Renard,
à son amicale obstination pour que ce texte existe

J’écris parce que ma réalité fictionnelle est plus puissante que le réel.

Dans mes romans comme dans mes textes courts, il y a cela : l’énergie poétique.

Tous mes personnages, hommes et femmes, sont des êtres en mouvement, dotés d’une énergie que je qualifie de poétique, parce qu’ils cassent la norme prosaïque au profit d’une épopée de la jouissance.

Des êtres en mouvement : oserais-je les qualifier de rimbaldiens ?

Leur mouvement est poétique parce que mes personnages, dans leur rapport au monde, ne s’inscrivent jamais dans le réalisme, mais dans leur réalité, c’est-à-dire dans une construction imaginée du vécu.

Mes personnages existent dans une vision transcendée.

Même si, et pour moi cela importe plus que tout, ils se situent de façon concrète par rapport à l’Histoire, précisément par rapport à Auschwitz et au monde mauvais que ce monstre a engendré.

Là se situe mon rapport au monde, c’est-à-dire le point de départ de mon écriture, l’histoire des corps humiliés et massacrés.

De là se situe ma nécessité furieuse d’inscrire, contre Auschwitz, la beauté solaire des corps et de la jouissance.

Je jouis d’être une femme.

Mais de quelle jouissance s’agit-il ?

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Je déplore depuis longtemps, depuis le moment où ce genre de littérature a capté mon intérêt, que la jouissance reste encore trop souvent le domaine de « l’autre », de la jouissance soumise à l’homme. Que le plaisir évoqué n’a rien d’une jouissance du corps féminin, mais reste bien une jouissance que le corps féminin procure à l’homme. La jouissance féminine et la jouissance masculine appartiennent à deux mondes différents, qui se rejoignent, malgré cette différence, aussi intense qu’elle soit.

Le Combat de Tancrède et Clorinde illustre ma conception de ces deux mondes.

En lisant ceci, écoutez la sublime musique de Monteverdi, qui accompagne le combat d’un chevalier chrétien et d’une princesse musulmane.

Les deux protagonistes sont en armure, mais si on peut voir le visage de Tancrède, le visage de Clorinde est voilé, masqué. Tout au long de leur affrontement, la puissance de l’engagement ne permettra jamais à Tancrède de pressentir qu’il combat une femme, la violence se déploie, devient sauvage, et le désir… celui de tuer, parce que les protagonistes n’en peuvent plus, l’intensité est trop grande, il faut se libérer de cette violence, alors Tancrède, aveuglé par le besoin de se libérer, tue.

Il a tué. Son désir est assouvi, il revient à lui. Il a tué.

Quant à Clorinde, femme silencieuse, refermée sur son secret, son mystère, elle a combattu avec violence, elle aussi, elle sait dès le départ qu’elle sera tuée par l’amour et son miroir, l’ignorance de l’autre.

Clorinde sait qui l’a tuée.

Le temps d’un instant encore, Tancrède ignore qui il a tué.

Mes fictions sont à approcher à la lueur de cette connaissance-là : le Combat de Tancrède et Clorinde.

Depuis Auschwitz, le monde n’est pas en paix, mes livres ne parlent pas de paix.

Ils parlent de combats humains pour déguster la vie toujours si fragile, et les amours toujours si menacées.

C’est à cela que servent les histoires, à rendre jeunes, bourrés de rêves, amoureux de la vie et de soi-même.

Depuis mon premier roman publié, Le Gardien d’abalones jusqu’à mon roman testament, Nous veillerons ensemble sur le sommeil des hommes, en passant par mes textes courts dont Moi aussi j’ai une histoire, je n’ai jamais écrit que de ça : du corps, des corps et du Texte.

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À l’unisson de l’histoire des genres, deux siècles
d’écritures de femmes

Marc Quaghebeur
Archives & Musée de la Littérature (Bruxelles – Belgique)

L’histoire des écritures de femmes en Belgique francophone durant les deux derniers siècles s’inscrit dans le déploiement de cette littérature émergente tout autant que dans le statut des femmes – et le statut social de chacune d’elles. Elles évoluent donc au fil des grandes scansions historiques et culturelles de cette aire francophone qui prend très tôt conscience de sa singularité. Elles n’en suivent pas pour autant, longtemps, le rythme – du moins au départ.

L’autonomisation méthodologique des écrits de femmes dans ce corpus, à laquelle je vais procéder, n’exclut en rien la nécessité de leur prise en considération et de leur articulation au sein de l’ensemble historique littéraire francophone belge. Encore moins l’intérêt de procéder à des approches comparatives avec des textes d’auteurs masculins. Ainsi approcherait-on, dans cette Histoire – et plus largement, pour certaines questions de fond –, de ce qui peut ou pourra(it) définir la singularité des écritures féminines et masculines. Rapprocher à un certain niveau – et en tenant compte, bien évidemment, des histoires générationnelles, sociales et personnelles de chacun, La Déchirure (1963) d’Henry Bauchau et Rendez-vous (1988) de Françoise Collin, tous deux consacrés à la mort de leur mère, pourrait ainsi ouvrir des perspectives.

La présente étude ne s’attachera pas à un tel programme, qui demeure à accomplir. Elle veut être seulement une mise en perspective des cinq grandes séquences temporelles, sociales et littéraires, qui ont vu émerger, se déployer et s’imposer des écritures de femmes au fil des deux siècles écoulés. Elle ne vise pas à l’exhaustivité mais à la mise en évidence des logiques qui s’y révèlent. À certains moments, elle évoquera des auteures ←17 | 18→oubliées, et parfois mineures, mais qui révèlent un aspect ou l’autre du processus en cause – notamment colonial.

Un certain xixe siècle

Même si le xixe siècle voit surgir – très logiquement – les premières revendications féministes, et si des figures comme celle de George Sand en France ont perturbé une dynamique globale d’assujettissement et d’infantilisation des femmes, il constitue sans doute, en Europe, toutes classes confondues, un de ceux au cœur desquels le rôle et l’image de la femme se sont vus réduits aux tâches ancillaires et maternelles, aux mondanités contingentées, aux plaisirs tarifés ou dispendieux. Rien d’étonnant dès lors à ce que les topoi contrastés et complémentaires de la sainte et de la pute aient irrigué à ce point les représentations – ce qui pourrait s’illustrer, par exemple, par certaines œuvres de Camille Lemonnier ou de Maurice Maeterlinck.

Le xixe siècle belge révèle un panorama singulier. Aucune femme ne paraît en effet y émerger en plénitude aux côtés de De Coster, lui-même tardivement reconnu, d’Eekhoud et autres Verhaeren. Épouse du Conservateur de la Bibliothèque royale, Charles Ruelens, Caroline Gravière (1821-1878) s’essaya certes à occuper une place institutionnelle et est mentionnée dans les histoires littéraires1. Elle participe à la vie culturelle du jeune Royaume à travers le salon dans lequel elle accueille les écrivains progressistes de l’époque, comme à travers ses récits réalistes. Le plus célèbre2 porte un titre qui renvoie au binôme culturel belgo-français, Une Parisienne à Bruxelles (1875). L’obédience de l’écrivaine au courant réaliste qui, à la différence du naturalisme ou du symbolisme, ne constitua jamais, le « la » du « littéraire » en Belgique, à partir de ←18 | 19→son autonomisation francophone, – ne contribua pas à la pérennité de sa mémoire – les écrivains masculins de ce courant étant logés, il faut le préciser, à la même enseigne. Caroline Gravière émerge en revanche de la liste des nombreuses auteures que réalise Charles Sury dans sa Bibliographie féminine belge publiée en 1898 chez Bulens par La Ligue, organe belge du droit des femmes. Entre 1830 et 1897, 977 titres y sont recensés en 42 pages à l’impression serrée. Les ouvrages répertoriés dépassent de loin le seul cadre littéraire.

Marguerite Van de Wiele (1859-1941), elle, publie Lady Fauvette en 1879. Elle se voit immédiatement encensée par Louis Hymans ou Charles Potvin figures majeures des instances de reconnaissance. Ils apprécient un style marqué par l’influence de Charles Dickens. La romancière ne connaîtra pas pour autant une postérité plus enviable que celle de sa consœur. Comme Joseph Hanse l’a indiqué dans Naissance d’une littérature, ces parrainages par des écrivains que les Jeune Belgique considéraient comme des barbons – et la fidélité que leur manifesta la romancière – furent néfastes à sa renommée comme à sa mémoire littéraire. Max Waller n’avait-il pas comparé son œuvre à un « produit de vieillards littéraires qui ont eu trop tard leur enfant unique ? »3

En comparaison, la figure de Marie Nizet (1859-1922) fait contraste et sens mais occupe un autre type de place « hors-jeu ». Fille du conservateur adjoint de la Bibliothèque royale et sœur de l’écrivain Henri Nizet – il caricature les Jeune Belgique dans son roman Les Béotiens (1885) –, elle ne fait pas carrière à la façon de Caroline Gravière mais se fait remarquer très tôt par ses poèmes en faveur de l’indépendance de la Roumanie (Romania, 1878), qu’elle ne manque pas de rapprocher de celle de la Belgique. Qui plus est, son Capitaine Vampire (1879) précède de près de vingt ans le célèbre roman de Bram Stoker, Dracula. D’autres récits des années 1880 attirent également l’attention sur l’écrivaine. Avec un effet de décalage temporel dont elle ne sera pas le seul exemple parmi les femmes du xixe siècle, Marie Nizet laisse un recueil posthume (1923), Pour Axel de Missie qui fera date. L’expression charnelle du désir et du plaisir féminins tranche notoirement sur les formules fleur bleue et les fausses pudeurs de l’époque. Les vers enflammés de ce recueil renvoient à ←19 | 20→la passion qu’elle éprouva pour un officier de marine, Cecil-Axel Veniglia, passion qu’elle conserva par-delà la mort de son amant.

C’est également dans les années 1920 (1929) que l’on voit (re)surgir, pour un public un peu moins confidentiel, une des plumes les plus remarquables du xixe siècle belge, celle de la comtesse Juliette de Robersart (1824-1900) dont les Lettres d’Espagne (1866) – elles sont adressées à son amie, la comtesse de Grammont – avaient été publiées un an avant La Légende d’Ulenspiegel. Elles révèlent une épistolière de premier rang4 tout autant qu’une femme douée d’un sens aigu de l’observation et du non-conformisme. Le silence persistant de la mémoire littéraire à son égard en dit long sur les processus de reconnaissance des mondes littéraire et académique. Cette reconnaissance, la comtesse ne la chercha certes jamais – son statut d’aristocrate comme son goût de la liberté y contribuant. La publication de ses lettres n’avait pas vraiment été son fait, qui plus est, mais celui de l’écrivain catholique français Louis Veuillot (1813-1883) qui éprouva en vain pour elle une passion. Durant l’entre-deux-guerres, Henri Davignon s’efforça d’attirer l’attention sur cette femme à laquelle Éliane Gubin réserve une longue notice dans son Dictionnaires des femmes belges (2005) alors qu’elle passe sous silence la « petite dame » dont il sera maintenant question. Après avoir republié en 1929 les Lettres d’Espagne chez Desclée de Brouwer, Davignon publie en 1936 la correspondance entre Juliette de Robersart et Louis Veuillot, sans réussir à modifier foncièrement la perception de notre xixe siècle5.

C’est encore durant l’entre-deux-guerres – en 1935 –, que paraît, dans la nrf et sous le pseudonyme de M. Saint-Clair, Il y a quarante ans, récit fort peu fictionnalisé6 de la passion qu’éprouva, pour Émile Verhaeren, Maria Monnom (1866-1959), la femme du peintre Théo Van Rysselberghe. Fille de l’éditrice et imprimeure de La Jeune Belgique, ←20 | 21→elle appartenait à un milieu dans lequel elle croisait régulièrement les fleurons de la grande génération masculine léopoldienne, littéraire et picturale.

L’émotion constante mais contenue, la perfection de la langue comme la construction de ce récit publié après les morts d’Émile Verhaeren, de Théo Van Rysselberghe et de Marthe Verhaeren, font de ce texte7 pudique mais vibrant, un des chefs-d’œuvre du récit amoureux en français. Dans sa Galerie privée (1968) où Verhaeren côtoie Cross ou Groethuysen, Maria Van Rysselberghe témoigne d’une exceptionnelle acuité de regard, que l’on retrouvera tout au long de ses Cahiers de la petite dame, dont la publication commence en 1973. Cette description au quotidien d’André Gide – lequel deviendra le père de Catherine, petite-fille de Maria Van Rysselberghe –, constitue un autre lieu, décalé mais réel, dans lequel cette femme au caractère bien trempé fait œuvre de mémorialiste d’un homme et d’un monde. De sa place, en retrait actif auprès de deux hommes illustres de La Littérature, elle tire une œuvre singulière et forte, mais qui ne leur fait point d’ombre, et est rarement de nature à porter au pinacle qui s’y livre dans le monde littéraire.

Le xixe siècle littéraire belge présente donc une activité féminine réelle, mais marquée par le statut symbolique et concret des femmes à cette époque. En émergent, de façon certes différente, des personnalités dotées, outre leur caractère, d’un capital social et culturel ; ainsi que quelques œuvres fortes toutes marquées aussi bien par le décalage temporel de leur révélation que par le recours à des genres moins porteurs que la fiction stricto sensu. Si ces écrits témoignent d’une position d’actrice-observatrice relativement libre, ils traduisent aussi une réalité dans le champ des relations hommes-femmes au sein du monde littéraire8. Reste que les écrits de Juliette de Robersart ou de Maria Van Rysselberghe ne connaissent aucun véritable équivalent, ni féminin ni masculin, et n’ont pas pour autant fait l’objet de nombreuses études de la part d’une critique ←21 | 22→à laquelle on pourrait appliquer certains critères de lecture bourdieusiens. Les poèmes de Marie Nizet ont, pour leur part, surpris par leur vérité érotique. Maria Van Rysselberghe, quant à elle, fait preuve d’une qualité littéraire et d’une maîtrise de la langue et du style qui vont de pair avec une capacité synthétique de caractérisation des situations ou des êtres telle que le xviie siècle français en avait fourni maints exemples. Rien de néo-classique pour autant, et cela doit être pointé. En revanche, l’usage, comme naturel, d’un habitus autre que celui que recherchent alors les grands écrivains belges fin de siècle.

Premières mutations

Avec le séisme de 1914-1918 et l’entre-deux-guerres, la situation se complexifie. Des écrivaines, certes beaucoup moins nombreuses que leurs collègues masculins, assument à part entière leurs fonctions littéraires et en tirent des revenus. À la différence de son aînée du Quai Conti, l’Académie royale de langue et de littérature françaises, créée en 1921, admet des femmes en son sein. Ainsi la comtesse Anna de Noailles, puis Colette, au titre de ses membres étrangers, ou Marie Gevers, au titre belge. Celle-ci rejoint les vingt écrivains belges de l’institution en 1938, après avoir fait partie de La Libre Académie de Belgique, dite Académie Picard. Pour cette dernière, elle produit un rapport destiné à la mise en place d’une véritable politique culturelle en faveur des lettres et des arts9. Elle s’y réfère fréquemment aux discussions qui se tinrent à Venise en 1934 à l’Institut de coopération intellectuelle sous la présidence de Jules Destrée10. Autre indice, la publication, en 1939, d’un volume Femmes de lettres belges11, écrit toutefois par un auteur étranger au sérail, Walter Ravez, spécialiste de l’histoire et du folklore tournaisiens.

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Dans Les Écrivains belges contemporains de langue française (1946), l’inlassable abbé Hanlet consacre son sixième chapitre, soit 72 pages, aux « Femmes de lettres », qu’il répartit entre « Poétesses » d’une part, « Romancières et Conteuses », de l’autre. Relativement concis pour le premier xixe°siècle dont il fait émerger les œuvres de Clémentine Louant (1831-1915), d’inspiration chrétienne, et de Marie Mercier-Nizet, pour la poésie ; de Marguerite Van de Wiele et de Julia Frézin, pour la prose – il leur consacre de nombreuses pages –, il évoque en revanche, maintes écrivaines de l’entre-deux-guerres. Cette époque lui semble engranger de beaux et brillants talents. Il fait ainsi émerger les noms de Marie Gevers, France Adine, Hélène Dubois, Jean Dominique ou Marguerite Coppin. Les deux parties de ce chapitre s’achèvent par de brèves notices, esquisse d’une véritable bibliographie. Elles repèrent des talents de l’après 1945 tels ceux de Dominique Rolin ou de Marie-Josée Viseur.

D’abord aquarelliste puis poétesse, parrainée par Verhaeren comme par Elskamp, Marie Gevers (1883-1975) – Camille Hanlet lui consacre des pages importantes, tant dans la partie « Poétesses » que « Romancières » – prend figure d’écrivaine au sens fort avec la parution de son œuvre romanesque. La Comtesse des digues (1931), Madame Orpha (1933), Guldentop (1935), La Grande Marée (1936) ou La Ligne de vie (1937) imposent la figure de la « dame de Missembourg »12 comme celle d’une auteure13 enracinée dans son terroir, sans être pour autant régionaliste14. Son lectorat fut très important jusqu’à la fin du xxe siècle. Les reproches qu’on lui adressa à la Libération (avoir reçu à Missembourg des collaborateurs du Soir volé ou laissé republier, à la demande des édition Plon – les marchés belges et français étant alors séparés – Paix sur les champs aux éditions de la Toison d’Or) n’eurent pas d’impact sur son audience qui alla toujours croissant.

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Issue d’un autre extrême du champ social, ayant connu la misère et la prostitution, modèle des peintres15 Félicien Rops ou James Ensor, Neel Doff (1858-1942) rencontre dans ces ateliers son futur mari Fernand Brouez (1861-1900), l’âme de la revue internationaliste La Société nouvelle, qui la fait entrer au Conservatoire. Elle participe dès lors à la vie culturelle et intellectuelle du tournant du siècle et change de statut social16 sans jamais oublier sa terrible enfance. Elle est proche de Franz Hellens, plaque tournante de la vie littéraire de l’époque. En 1911, elle donne Jours de famine et de détresse qui impose une écriture sociale habitée, que prolongeront Keetje (1919), Keetje Trottin (1921) et autres récits parmi lesquels Une fourmi ouvrière (1931).

Auteures reconnues, ces deux femmes apportent au récit ancré dans le réel, tant du côté rural que prolétarien, une dimension, sans doute liée à leur être-femme, qui modifie l’écriture de ce type de récit réaliste et les fait dès lors entrer, quasiment de plain-pied, dans une mémoire littéraire peu portée à la valorisation de ces formes narratives. Dans la génération qui suit, à l’heure où prend corps, de l’autre côté de la frontière, le parcours littéraire de Marguerite Yourcenar, voit le jour (1937) La Femme de Gilles de Madeleine Bourdouxhe17 (1906-1996), écrivaine dont Simone de Beauvoir se fera l’écho dans Le Deuxième Sexe.

Le récit de cette philosophe qui a épousé un mathématicien se déroule dans un milieu sidérurgiste peu défini – fait typique des esthétiques belges des années à venir –, presque épuré, voire abstrait, ce qui est bien différent de ce qui se passe chez ses deux aînées. Le roman narre la vie d’Élisa, femme d’ouvrier, que Gilles, son époux, trompe avec sa sœur. Au canevas triangulaire classique, la future Secrétaire perpétuelle de La Libre Académie de Belgique (1964) donne une force d’intériorisation psychologique, au travers d’une langue dénuée de tout apprêt comme de tout anecdotisme. En émane un roman ni psychologique ni social, tout en l’étant. Un féminisme actif s’y révèle par son silence. N’est-elle pas la femme de Gilles plutôt qu’Élisa ?

Résumé des informations

Pages
414
Année
2019
ISBN (PDF)
9782807613249
ISBN (ePUB)
9782807613256
ISBN (MOBI)
9782807613263
ISBN (Broché)
9782807613232
DOI
10.3726/b16261
Langue
français
Date de parution
2019 (Décembre)
Published
Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2019. 414 p., 3 ill. en couleurs, 2 ill. n/b.

Notes biographiques

Marc Quaghebeur (Éditeur de volume)

Marc Quaghebeur a dirigé les Archives & Musée de la Littérature à Bruxelles de 1979 à 2018. Il préside l’Association européenne des Études francophones. Centrées sur l’articulation entre Histoire et esthétique, ses recherches se concentrent sur les littératures francophones, de Belgique et d’ailleurs. Lauréat, en 2018, du Prix Lucien Malpertuis décerné par l’Académie en Belgique, et du Prix de l’Académie des Littératures 1900-1950, en France, il est en outre poète et romancier.

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Titre: Écritures de femmes en Belgique francophone après 1945
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