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L'apprentissage de l'histoire par problématisation

Enquêter sur des cas exemplaires pour développer des savoirs et des compétences critiques

de Sylvain Doussot (Auteur)
©2018 Monographies 380 Pages

Résumé

À quelles conditions les pratiques d’études de documents menées en classe d’histoire peuvent-elles faire sens avec les récits du passé?
L’enquête didactique proposée pour répondre à cette question part du constat qu’il est possible de faire construire par les élèves des savoirs critiques sur le passé sans qu’ils développent pour autant leur capacité à le faire par eux-mêmes. À certaines conditions, que l’ouvrage décrit à travers de nombreux exemples, un véritable travail d’enquête critique, entendu comme problématisation historique, peut en effet être organisé en classe. Sa dynamique repose sur la production et la gestion des tensions entre les idées explicatives et les faits. Pourtant, les discours méthodologiques et les entraînements, du primaire au secondaire, ne permettent pas la maîtrise de cette compétence à enquêter de manière critique. Or cet écart entre les potentialités critiques des élèves et leur faible usage face à des situations scolaires et quotidiennes constitue un enjeu éducatif essentiel en ces temps de diffusion massive de l’information.
Pour étudier ce problème, l’auteur construit progressivement une hypothèse didactique : puisque l’entrainement et l’enseignement de règles méthodologiques ne suffisent pas à rendre compétents les élèves, on peut envisager de faire de certaines séquences de classe des exemples exemplaires (des paradigmes au sens de Kuhn) d’enquêtes. Leur exemplarité en fera des modèles explicites d’enquêtes historiques qui serviront de point de comparaison lors des séquences suivantes.
L’exploration didactique de cette hypothèse repose sur un retour à des études clefs de ce champ de recherche et sur des travaux d’épistémologie, de sociologie et d’histoire de l’histoire.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Remerciements
  • Sommaire
  • Introduction
  • 1. Enseigner et faire apprendre de l’histoire : entre activités et textes de savoir
  • 2. Construire le champ des points de vue sur l’enseignement et l’apprentissage de l’histoire
  • 3. Inscrire la recherche didactique dans les problématiques des sciences sociales
  • 4. Résultats
  • Chapitre 1. Regard de la problématisation sur les recherches en didactique de l’histoire
  • 1. Des recherches « empirico-raisonnées »
  • 2. Des recherches dans le cadre de la « discipline scolaire »
  • 2.1. Un choix d’objet : les pratiques ordinaires
  • 2.2. Une étude pour modéliser la pratique
  • 2.3. Une approche fonctionnaliste de la recherche didactique
  • 3. Les recherches sur les représentations sociales
  • 3.1. Une approche par le texte de l’histoire : À la rencontre de l’histoire (Lautier, 1997)
  • 3.2. Ce que cette recherche voit des rapports entre enseignement et apprentissage
  • 3.3. Ce que ne peut pas voir cette recherche
  • 3.4. Des catégories professorales en marge de l’analyse
  • 4. Expérimenter des activités de contrôle des textes sur le passé
  • 4.1. Expérimentation en classes ordinaires et comparaison
  • 4.2. Le cadre vygotskien différencié entre élaboration et analyse des séquences
  • 4.3. Une interdisciplinarité à géométrie variable
  • 4.4. Du « contrôle » à la problématisation
  • 4.4.1. Le contrôle de la communauté scientifique : argumentation et dialogisme
  • 4.4.2. Transposer une communauté ?
  • 5. Enjeux théoriques, méthodologiques et pratiques des recherches
  • 5.1. Objectivisme et surplomb du chercheur
  • 5.2. Théoriser l’échelon des institutions intermédiaires
  • Conclusion
  • Chapitre 2. L’apprentissage de l’histoire par problématisation
  • 1. Un cadre théorique pour construire l’objet de recherche
  • Un cadre théorique en appui sur la production de phénomènes nouveaux
  • 2. Histoire et problématisation à l’école : enjeux conceptuels
  • Registre explicatif en histoire
  • 3. État des lieux des études sur l’apprentissage de l’histoire par problématisation
  • 3.1. Des processus de délimitation du champ des explications possibles
  • 3.1.1. Identification d’impossibles
  • 3.1.2. Identification de nouvelles explications possibles
  • 3.2. Des processus d’exploration et de cartographie du champ des possibles
  • 4. Premiers enjeux de la problématisation historique scolaire
  • 4.1. Preuves réelles et indices construits
  • 4.2. Problématisation historique et problématisation fonctionnelle
  • 4.3. Registre explicatif et communauté scientifique
  • L’exemple de l’étude des relations entre seigneurs et paysans
  • 4.4. Des études historiques sans traces du passé
  • 5. Premières conditions épistémologiques et institutionnelles à la problématisation historique scolaire
  • 5.1. Problématisation des élèves et étude de cas
  • 5.2. Problématisation des élèves et instruments graphiques du groupe de travail
  • Conclusion
  • Chapitre 3. Problématisation historique scolaire et paradigmes des élèves
  • 1. Une étude de cas sur un dossier d’archives : l’expérience de combat d’un poilu
  • 1.1. Un problème historique orienté par les configurations historiographiques
  • 1.2. Première version de la séquence4
  • 1.3. L’émergence d’un problème lié à l’interprétation de la lettre du soldat
  • 2. Faire cas, problématiser et changer de registre explicatif
  • 2.1. Exploration des possibles et formulation de paradoxes
  • 2.2. S’en tenir au cas pour garantir le jeu d’échelles
  • 2.3. Preuves, indices et potentialité de remise en cause du travail habituel
  • 2.3.1. Deux registres explicatifs
  • 2.3.2. Deux manières d’enquêter
  • 3. Registre explicatif et paradigme
  • 3.1. Caractérisation des deux registres explicatifs à la lumière des changements de pratiques
  • 3.2. Problématisation scolaire et généralisation
  • Exploration sans cartographie
  • Conclusion
  • Chapitre 4. Potentialité d’une communauté historique scientifique scolaire dans la problématique de Kuhn
  • 1. Retour à l’origine problématique du paradigme kuhnien
  • 2. Usages du concept de paradigme dans une perspective didactique
  • 2.1. Usages en historiographie
  • 2.2. Usages en didactique
  • 2.3. Élargissement de la perspective : le paradigme dans les sciences sociales
  • 2.4. Paradigme et tradition disciplinaire scolaire : l’échelon de la classe
  • 3. Problématisation et paradigme
  • 3.1. Le paradigme, référence épistémologique pour problématiser
  • 3.2. Révolution sans différenciation des communautés
  • 3.3. Paradigme et encadrement des pratiques de problématisation
  • 3.4. Généralisation et communauté scientifique, en sciences et en histoire
  • Conclusion
  • Chapitre 5. Professionnalisation, maturation du paradigme historique et circulation des textes chez les historiens
  • 1. Profession, pratiques et modèles explicatifs chez les historiens
  • 2. Autonomisation de la communauté par la maîtrise interne des problèmes pertinents
  • 2.1. Professionnalisation et production autonome de problèmes
  • 2.2. L’exemple de l’historiographie du Moyen-âge
  • 2.3. Configurations historiographiques successives et progrès de l’histoire-science
  • 2.3.1. Retour sur le cas du soldat de la Grande Guerre
  • 2.3.2. Des configurations historiographiques à l’histoire-science
  • 3. Le développement non linéaire du paradigme indiciaire
  • 3.1. Historiographie discontinue et études exemplaires
  • 3.2. Un paradigme sans règles formalisables
  • 4. Du concept de paradigme aux principes de son usage en didactique
  • 4.1. Astrologues et astronomes, élèves et historiens
  • 4.2. Historicisation des concepts de l’histoire de l’histoire
  • 4.3. Inertie des « cercles de discussion et de compétences »
  • Conclusion
  • Chapitre 6. Modalités de circulation et de validation des textes et développement d’une histoire critique
  • 1. Circulation critique et instrumentée des textes et naissance de la communauté historienne
  • 1.1. Notes en bas de page : symbole de l’histoire critique
  • 1.2. Le séminaire comme échelon critique intermédiaire
  • 2. Circulation des textes et généralisation du savoir : le rôle des sous-groupes dans deux études d’histoire et de sociologie des sciences
  • 2.1. Différencier les groupes en différenciant les lieux
  • 2.2. Articulation des statuts et rôles épistémologiques dans un laboratoire
  • 2.3. Jeu d’échelles et délimitation des communautés de pratiques et de validation des savoirs
  • 3. Organisation, circulation et validation des textes dans les séquences de classe
  • 3.1. Les communautés en jeu dans les séquences forcées
  • 3.2. Circulation différée de textes différents et suspension de la validation professorale
  • 3.2.1. Débats scolaires vs débats scientifiques
  • 3.2.2. Quelle validation suspendre ?
  • 3.3. Matrice, schéma d’analyse, principes structurants et paradigmes
  • Conclusion
  • Le paradoxe d’une révolution inaperçue des élèves : révolution vs science normale
  • L’exceptionnalité du cas et l’exemplarité du paradigme
  • Chapitre 7. L’hypothèse d’un développement par exemples exemplaires issue de l’historiographie
  • 1. L’étude de cas comme événement scientifique dans la communauté historienne
  • 1.1. Le cas du Fromage et les vers : de l’échelle historiographique à l’échelle de la communauté historienne
  • Étude de cas et surinterprétation
  • 1.2. Événement scientifique, matrice et paradigme
  • 2. Anomalie, exemplarité et continuité entre mondes explicatifs
  • 2.1. L’étude de cas, anomalie fondatrice d’une nouvelle tradition
  • 2.1.1. Des exemples exemplaires qui forment les scientifiques et instituent leurs communautés
  • Science normale et travail des ressemblances entre problèmes
  • 2.1.2. Différencier le normal et l’exceptionnel
  • Un cas d’« étude de cas » comme paradigme alternatif à l’histoire quantitative
  • La nécessité d’une continuité
  • 2.2. Travail de traduction entre tradition et innovation : d’un monde à l’autre
  • 3. Le dialogisme, moteur de la production du savoir et de la communauté
  • 3.1. Cas et dialogisme des sources
  • 3.1.1. Individu normal, archive exceptionnelle
  • 3.1.2. L’inquisiteur comme intermédiaire entre Menocchio et les historiens
  • 3.1.3. Des cas qui révèlent des mondes
  • 3.2. Dialogisme double : des sources et des historiens sur les sources
  • 3.2.1. Événement historiographique et double rupture d’intelligibilité
  • 3.2.2. Rupture d’intelligibilité encadrée par le dialogisme scientifique
  • 3.2.3. Dialogisme généralisé
  • Conclusion
  • Chapitre 8. L’hypothèse exemples exemplaires appliquée à l’institution du travail historique en classe
  • 1. Transformer sa pratique en la comparant : l’élève comme ethnographe de sa pratique ?
  • 1.1. Transformer l’altérité en différence
  • 1.2. Deux expériences à comparer
  • 1.3. Apprendre à un tiers pour faire communauté
  • 2. L’exemplarité potentielle des séquences analysées
  • 2.1. Le cas de la chute de la monarchie
  • 2.1.1. Accéder au dialogisme entre le roi et les Révolutionnaires dans le manuel
  • 2.1.2. Dialogisme du modèle dominant et position du problème
  • 2.1.3. Pistes pour instituer le processus en modèle exemplaire
  • 2.2. Le cas 1788
  • 2.2.1. L’entrée de la classe dans un processus indiciaire par la source
  • 2.2.2. Potentialités dialogiques du dispositif de confrontation des deux scènes
  • 2.2.3. Dialogisme dans la classe et exemplarité de la problématisation
  • 2.3. Le cas de la Première Guerre
  • 2.3.1. Dialogisme des sources
  • 2.3.2. Dialogisme sur le modèle dominant
  • 2.3.3. Potentialités de déploiement du dialogisme de la classe
  • Conclusion
  • Chapitre 9. L’hypothèse exemples exemplaires pour la formation didactique des enseignants
  • 1. Tradition positiviste et situations exceptionnelles d’enseignement
  • 1.1. Une reconstruction du champ des possibles de l’enseignant
  • 1.2. Des croyances ancrées dans un cadre d’analyse implicite
  • 2. Institutionnalisation du groupe par mise en jeu des cadres d’analyse didactique
  • 2.1. Des groupes mixtes aux groupes de recherche dans la formation
  • 2.2. Le cas d’un séminaire de recherche en formation
  • 2.3. Centralité et double dimension de la production de données
  • 2.3.1. Conception/mise en œuvre
  • 2.3.2. Recherches appliquées/fondamentales
  • 2.3.3. De la relation chercheurs/enseignants à son inclusion dans l’analyse
  • 3. Processus d’institutionnalisation sur la durée du séminaire et dialogisme
  • 3.1. Esquisse d’une communauté didactique locale et production de données
  • 3.2. Le rôle des exemples exemplaires de production et d’analyse de séquences
  • 3.3. Un autre usage de l’exemple exemplaire dans le groupe de recherche
  • Conclusion
  • Conclusion générale
  • Table des matières
  • Bibliographie

Sylvain Doussot

L’apprentissage de l’histoire
par problématisation

Enquêter sur des cas exemplaires
pour développer des savoirs
et compétences critiques

À propos de l’auteur

Maître de conférences en didactique de l’histoire (sciences de l’éducation), Sylvain Doussot forme des enseignants à l’ESPE de l’université de Nantes et est membre du laboratoire du CREN. Ses recherches portent sur les rapports entre enseignement et apprentissage de l’histoire et sur la formation didactique des professeurs.

À propos du livre

À quelles conditions les pratiques d’études de documents menées en classe d’histoire peuvent-elles faire sens avec les récits du passé?

L’enquête didactique proposée pour répondre à cette question part du constat qu’il est possible de faire construire par les élèves des savoirs critiques sur le passé sans qu’ils développent pour autant leur capacité à le faire par eux-mêmes. À certaines conditions, que l’ouvrage décrit à travers de nombreux exemples, un véritable travail d’enquête critique, entendu comme problématisation historique, peut en effet être organisé en classe. Sa dynamique repose sur la production et la gestion des tensions entre les idées explicatives et les faits. Pourtant, les discours méthodologiques et les entraînements, du primaire au secondaire, ne permettent pas la maîtrise de cette compétence à enquêter de manière critique. Or cet écart entre les potentialités critiques des élèves et leur faible usage face à des situations scolaires et quotidiennes constitue un enjeu éducatif essentiel en ces temps de diffusion massive de l’information.

Pour étudier ce problème, l’auteur construit progressivement une hypothèse didactique : puisque l’entraînement et l’enseignement de règles méthodologiques ne suffisent pas à rendre compétents les élèves, on peut envisager de faire de certaines séquences de classe des exemples exemplaires (des paradigmes au sens de Kuhn) d’enquêtes. Leur exemplarité en fera des modèles explicites d’enquêtes historiques qui serviront de point de comparaison lors des séquences suivantes.

L’exploration didactique de cette hypothèse repose sur un retour à des études clefs de ce champ de recherche et sur des travaux d’épistémologie, de sociologie et d’histoire de l’histoire.

Pour référencer cet eBook

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Remerciements

Comme la plupart des travaux universitaires, L’apprentissage de l’histoire par problématisation est le fruit d’un travail collectif inscrit dans la durée. Mais comme ouvrage dans sa matérialité de papier, il constitue aussi une entité bien définie, isolée même, qui marque un aboutissement et des convergences. Pour cette raison il est un lieu propice pour remercier ceux qui ont de près ou de loin participé à son élaboration.

Il est d’abord le résultat d’un travail d’habilitation à diriger des recherches, et doit de ce fait beaucoup à ceux qui l’ont encouragé (je pense en premier lieu à Yannick Le Marec et Nicole Tutiaux-Guillon) et accompagné : Michel Fabre et Christian Orange, bien entendu, mais également l’ensemble des participants au séminaire « problématisation » du laboratoire du Centre de recherche en éducation de Nantes dont de nombreux noms apparaissent en bibliographie ; en particulier Anne Vézier avec qui ce cheminement se fait depuis de nombreuses années au travers du travail riche et méticuleux de la production de corpus, et celui plus visible de publications communes. Le texte présenté ici est une reconstruction, une extension et un approfondissement de cette habilitation à diriger des recherches qui repose en particulier sur les commentaires faits par les membres du jury de sa soutenance, qui ont lu en profondeur le travail initial : j’en remercie chaleureusement François Audigier, Patrick Garcia et Bernard Rey. Au-delà, les études et les hypothèses déployées ici doivent beaucoup au travail comparatiste en didactiques, à Martine Jaubert et Maryse Rebière (et aux encouragements de Jean-Paul Bernié), et à Gérard Sensevy, dont l’usage didactique de Kuhn fut déterminant pour enclencher ce travail. Du côté de la didactique de l’histoire, la méticulosité, la modestie et l’ampleur des connaissances de Didier Cariou m’accompagnent depuis longtemps à travers de multiples lectures croisées ; l’exigence intellectuelle, l’indépendance d’esprit et le plaisir des discussions avec Nadine Fink ont interrogé nombre des pistes empruntées ici et ouvrent des voies que cet ouvrage ne fait qu’esquisser.

Bien entendu mes remerciements vont également en direction des enseignants – en particulier Cécile – et étudiants qui ont alimenté la substance empirique – mais pas seulement – de ce texte.←7 | 8→ ←8 | 9→

Introduction

1. Enseigner et faire apprendre de l’histoire : entre activités et textes de savoir

Les polémiques qui naissent dans l’espace public à chaque modification de programme manifestent le large intérêt que suscite l’enseignement de l’histoire en France, comme dans d’autres pays. Si ces polémiques se focalisent avant tout sur la liste des personnages et des événements retenus ou écartés, elles renvoient cependant aussi à un questionnement de fond sur les modalités de la transmission du savoir sur le passé. Ainsi, plus discrètement mais de manière très représentative, le développement progressif depuis les années 2000 des objectifs de compétences parallèlement aux objectifs de contenus des programmes a-t-il suscité régulièrement des prises de position dans l’espace public1. Certains défendent la place des savoirs à transmettre, se focalisant sur les choix de récits, bien souvent en fonction d’un spectre idéologique organisé autour du rapport à la nation française. D’autres mettent en avant les activités de classe et les capacités d’agir que devrait viser cet enseignement. Malgré l’opposition apparente entre savoirs et compétences, les mêmes catégories d’appréhension de l’histoire scolaire sont mises en jeu dans ce débat : le passé, son récit, la transmission ou la construction des savoirs, etc. Ces catégories structurent également, mais sous d’autres modalités, les discussions que peuvent avoir les enseignants d’histoire lorsqu’ils questionnent leurs manières d’enseigner et leur efficacité. Une notion fondamentale manque pourtant dans ces discours sur l’enseignement de l’histoire, celle d’apprentissage : si tous parlent de ce qui s’enseigne, de ce qui doit être appris et des manières d’y←11 | 12→ parvenir en s’opposant parfois vivement sur les solutions, la mesure des rapports entre activités et contenus de classe d’histoire et développement des connaissances des élèves est rarement mise en discussion. Une difficulté majeure explique sans doute ce constat : l’accès à l’apprentissage des élèves est toujours délicat parce qu’indirect et donc sujet à interprétations. Dans ces discours, qu’ils soient internes ou externes à la pratique enseignante, les interprétations n’attaquent en général pas l’apprentissage de front, mais biaisent et simplifient le réel en variant la focale sur l’une des deux oppositions en jeu. Soit sur les écarts entre le savoir maîtrisé par les élèves et le savoir de référence, soit sur les différences entre activités scientifiques des historiens et activités scolaires. Ce qui laisse dans l’ombre le cœur du problème : le rapport entre ce qu’enseigne le professeur et la manière dont il l’enseigne, et ce qu’apprennent les élèves et la manière dont ils l’apprennent.

Ces dichotomies font partie des catégorisations identifiées et caractérisées par les recherches en didactique de l’histoire, dont l’objectif scientifique est de raisonner et fonder empiriquement ces débats et polémiques. La dichotomie des savoirs et des activités se décline ainsi sous la dualité des textes et des pratiques de mise en textes, et l’opposition entre transmission et construction des savoirs. La seconde dichotomie recoupe la première, et oppose histoire scientifique (production) et histoire scolaire (transmission). Elle peut être abordée par le biais de la notion de transposition, des savoirs ou des pratiques, de la pensée ou des activités, et a été théorisée initialement en didactique de mathématiques par Chevallard (1985), mais dans tous les cas elle évoque la plus ou moins grande dépendance de l’histoire scolaire envers sa référence scientifique.

La prise en charge de ces deux dichotomies par les recherches didactiques vise en premier lieu à rendre possible une appréhension raisonnée de l’apprentissage et de sa relation à l’enseignement. Ces recherches essaient de tenir systématiquement ensemble l’examen des tâches scolaires et les transformations des connaissances des élèves, de voir en quoi ce qui est enseigné par le professeur fait apprendre de l’histoire aux élèves. Ce faisant, elles s’intéressent aux représentations que les élèves ont du passé étudié – tel événement ou tel phénomène – et des situations d’étude de ce passé et de leurs opérations et exercices. Mais ces recherches s’intéressent simultanément aux types de savoir en jeu, entre l’opinion que l’élève est capable de formuler d’emblée, ce qu’il sait reproduire du savoir validé par l’enseignant, et le savoir dont la validité repose sur le travail des documents. De telles différenciations permettent de catégoriser les productions des élèves (écrites aussi bien qu’orales) qu’il s’agit d’interpréter pour évaluer l’apprentissage. Soit elles sont les traces d’une mémorisation←12 | 13→ ou d’un savoir-faire automatisé (par exemple identifier dans la légende d’un document les caractéristiques de ce dernier : auteur, date, etc.). Soit elles sont les traces d’une activité intellectuelle. C’est dans ce dernier cas que la question de l’interprétation est la plus vive, dans la mesure où elle suppose non seulement des données de référence en termes de textes et de pratiques, mais un cadre d’analyse qui permette d’évaluer cette activité intellectuelle en relation avec le savoir historique.

Si tout enseignant mène quotidiennement ce type d’évaluation, en tant que praticien de la didactique de sa discipline par l’observation de ce que disent et écrivent ses élèves dans le vif de l’action, le chercheur en didactique se voit lui contraint à la fois à une explicitation de son cadre d’analyse et à la production maîtrisée des données de son enquête dans ce cadre à partir des productions des élèves. Il jouit en revanche de l’avantage majeur d’une position d’extériorité par rapport à la pratique, qui lui donne, en premier lieu, le loisir de l’étude comme capacité à suspendre l’urgence de l’action d’enseigner. Un tel processus proprement scientifique vise à garantir et à cadrer le débat interprétatif, et rend possible la production de concepts pensés comme outils d’analyse du monde empirique. En l’occurrence, il conduit à une conceptualisation disciplinaire de l’apprentissage qui renvoie moins à la détermination des points communs à différentes situations observées (c’est-à-dire à la détermination de critères qui définiraient ce qu’est un apprentissage en histoire, selon une approche définitoire du concept) qu’à l’identification des problèmes rencontrés pour accéder à l’apprentissage des élèves et qui définissent, de notre point de vue, une problématique didactique. Celle-ci peut être formulée à ce stade comme une analogie, c’est-à-dire un rapport de rapport2 : il s’agit pour la recherche didactique de rapporter les textes de savoirs en jeu dans la classe aux activités qui s’y déroulent, et de relier ce premier rapport à son équivalent dans le monde des historiens.

L’ouvrage engage l’exploration de cette problématique à travers la recherche de conditions d’accès des élèves à des savoirs scientifiques. Apprendre en histoire c’est d’abord, pour les élèves, mettre en lien ce qu’ils savent et savent faire, et ce qui leur est proposé par le professeur qui se rattache au monde des historiens. L’idée d’accès aux savoirs historiques conduit←13 | 14→ à l’évocation de deux mondes, celui de la discipline scolaire auquel sont acculturés les élèves – des types de documents, d’exercices, d’évaluations et de textes notamment – et celui de la discipline scientifique. Entre ces deux mondes circulent des textes expliquant le passé. Accéder aux savoirs historiques c’est accéder simultanément aux textes et au monde des pratiques qui rendent possible leur production. Focaliser ainsi l’attention sur le rapport des textes aux pratiques de mise en texte c’est constituer en objet de recherche l’écart entre le monde scolaire et le monde scientifique. Dans le premier, on peut se contenter de savoir comment les choses se sont passées, parce que cette connaissance est validée par l’autorité externe des historiens représentée par le professeur. Dans le second, l’autorité de l’auteur n’est pas suffisante, elle doit prendre appui sur l’enquête et son compte rendu qui dit non seulement comment les choses se sont passées, mais aussi pourquoi elles ne se sont pas passées autrement3. Accéder aux savoirs historiques revient alors à accéder aux raisons de croire dans une version des faits, par le biais d’un processus de problématisation (Doussot, 2017).

Ce sont donc les conditions même de la compréhension des textes d’histoire par les élèves qui sont en jeu dans cette question de l’accès, conditions qui sont bien souvent éludées dans la pratique par l’indifférenciation des termes (comprendre, connaître, savoir, répondre, etc.), mais une telle éviction ne réduit généralement pas le malaise ressenti par les enseignants. Ainsi en est-il des situations d’évaluation comme celle du brevet des collèges lorsqu’il s’agit, comme le dit le texte d’accompagnement de cet examen, que les élèves répondent « à des questions permettant de vérifier la connaissance de notions, d’acteurs et de faits historiques essentiels » : de quelle connaissance parle-t-on ? Que vaut une réponse d’élève qui fait état de dates, personnages et actions, mais qui montre une incompréhension du sens de l’événement lui-même ? Sous cet angle, textes et pratiques de mise en texte sont indissociables dans le monde scolaire comme dans le monde scientifique parce que l’accès au sens est évidemment du ressort de l’enseignement. Mais quelles pratiques peuvent alors servir de référence en classe, sinon celles des historiens ? L’histoire scolaire peut-elle se passer de l’expérience séculaire accumulée par leurs travaux pour inventer autre chose pour penser et connaître le passé ? Répondre négativement à cette question c’est envisager, dans la←14 | 15→ classe, l’élaboration de raisons à partir d’explications déjà-là (hypothèses de la classe ou propositions apportées par le professeur) et d’études de traces du passé, quand l’essentiel des activités proposées ordinairement en classe d’histoire consiste à faire identifier des informations dans des documents et à faire reproduire le savoir acquis précédemment (Tutiaux-Guillon, 2008), c’est-à-dire à mettre en jeu des activités intellectuelles de « basse tension » (Lautier & Allieu-Mary, 2008, p. 112). Envisager la production de raisons en classe d’histoire c’est alors penser l’apprentissage, non comme la substitution d’une représentation (faible ou erronée) par un savoir validé, mais comme un changement de nature des représentations : apprendre ne consisterait pas seulement à travailler les représentations pour en identifier les limites et en changer, mais pour identifier ce qui les sous-tend, les modèles explicatifs et les faits dont l’évidence empêche la mise en question.

Il ne faut cependant pas pousser trop loin l’idée de l’accès comme passage d’un monde à l’autre. Si l’accès aux raisons correspond à l’accès au monde des enquêtes historiques qui étudient les explications et traces du passé, il suppose cependant l’ancrage initial dans le monde scolaire, et focalise l’attention et le travail didactique sur les franchissements possibles du seuil plutôt que sur le passage accompli et définitif d’un monde à l’autre. Autrement dit, si l’on file la métaphore spatiale, le problème à l’étude est moins celui du cheminement d’un élève vers le monde des historiens – ce qui ne concerne finalement que le cas extrême du doctorant – que celui de l’accès récurrent, ponctuel et ciblé des élèves à certaines caractéristiques du monde des historiens. Henri Moniot, un des fondateurs des recherches en didactique de l’histoire en France et historien lui-même, l’évoque à sa manière dans un court texte à propos de l’usage des documents dans ces deux mondes. Après avoir fait « un tour du côté historien », il précise :

Je ne prétends évidemment pas qu’il faut enseigner tout cela et comme cela en classe de seconde. Mais je veux dire que pour se représenter l’activité historienne et pour s’en réclamer décemment et honnêtement, il faut penser ensemble, les unes par les autres, l’idée de source, l’idée de sa critique et l’idée d’initiative historienne, qui est fondamentale. Sans doute les apprivoise-t-on progressivement, et dans cet ordre ? Jean-Noël Luc (L’histoire par l’étude du milieu, ESF, 1978) nous a montré que l’idée de document pouvait s’installer bien au CM2, mais pas encore celle de critique. En rester, ensuite, à celle-ci serait trompeur. Et une pratique trop confiante du commentaire de document peut aboutir à cela. (Moniot, 1993b, p. 26)

Résumé des informations

Pages
380
Année
2018
ISBN (PDF)
9782807608702
ISBN (ePUB)
9782807608719
ISBN (MOBI)
9782807608726
ISBN (Broché)
9782807608696
DOI
10.3726/b14475
Langue
français
Date de parution
2018 (Août)
Mots clés
Didactique Histoire Méthodologie Pédagogie Apprentissage
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, New York, Oxford, Wien, 2018. 380 p.

Notes biographiques

Sylvain Doussot (Auteur)

Maître de conférences en didactique de l’histoire (sciences de l’éducation), Sylvain Doussot forme des enseignants à l’ESPE de l’université de Nantes et est membre du laboratoire du CREN. Ses recherches portent sur les rapports entre enseignement et apprentissage de l'histoire et sur la formation didactique des professeurs.

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Titre: L'apprentissage de l'histoire par problématisation
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