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Rapports au genre en politique

Petits accommodements du quotidien

de Christine Guionnet (Auteur) Bleuwenn Lechaux (Auteur)
©2020 Comptes-rendus de conférences 284 Pages
Série: La Fabrique du politique, Volume 3

Résumé

À l’aune des débats sur la parité en politique, de nombreux travaux scientifiques se sont penchés sur les rapports de genre entre hommes et femmes politiques et sur le caractère souvent masculin du pouvoir. Mais très peu de recherches ont exploré les rapports au genre déployés en dehors des manifestes militants pro ou antiféministes, c’est-à-dire la façon dont le genre peut constituer une grille d’analyse employée – ou non – par chaque citoyen∙ne pour décrypter le jeu politique et lui donner sens. Pourtant, analyser les rapports au genre, c’est-à-dire la manière dont les individus – qu’ils soient élus ou électeurs, cadres administratifs ou journalistes politiques – s’approprient le genre dans leurs discours et leurs actes, permet d’éclairer la fabrique du politique et de renouveler le regard scientifique porté sur celui-ci.
Les contributions rassemblées au sein de cet ouvrage montrent combien les rapports au genre peuvent façonner les rapports au politique, à l’engagement militant et à l’action publique. Elles soulignent la diversité des processus par lesquels la politique est perçue, reçue et bâtie, mais aussi les obstacles auxquels se heurte la conduite de l’action publique. Les rapports ambivalents au féminisme ou l’évitement du genre sont autant d’entraves à l’emprise réelle d’injonctions politiques à l’égalité, à la parité ou à la mixité. On saisit mieux, dès lors, tout l’intérêt de se pencher sur les rapports au genre pour appréhender les processus complexes de la fabrique du politique.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • SOMMAIRE
  • Les auteur·e·s
  • Introduction : Rapports au genre en politique. Petits accommodements du quotidien (Christine Guionnet, Bleuwenn Lechaux)
  • Première partie: Mobiliser le genre pour décrypter le politique
  • 1 La mobilisation de la conscience de genre dans le rapport à la politique des femmes lesbiennes en France (Mickaël Durand)
  • 2 Des rapports ordinaires au genre comme empreintes du politique ? Les incidences de l’engagement militant sur les féministes des années 1970 et leurs enfants (Camille Masclet)
  • Deuxième partie: Mobiliser une grille de lecture genrée : une ressource en politique ?
  • 3 Saisir les rapports au genre dans la construction de la représentation politique (Virginie Dutoya)
  • 4 Le genre comme ressource dans les rapports de pouvoir entre journalistes et représentants politiques (Béatrice Damian-Gaillard et Eugénie Saitta)
  • Troisième partie: Une appropriation en demi-teinte des politiques d’égalité professionnelle
  • 5 À chacun·e ses « lunettes » du genre ? Appropriations de l’approche intégrée de l’égalité femmes-hommes par les agent·e·s d’une collectivité locale (Suzanne Quintin)
  • 6 Tenir la rhétorique militante à distance des revendications d’égalité. Les rapports ambivalents au genre des agricultrices engagées pour la cause des femmes (Clémentine Comer)
  • Quatrième partie: Comprendre l’évitement du genre en politique
  • 7 L’égalité des sexes en butte aux rapports sociaux de genre Discours égalitaristes et mise à distance du genre dans la FSU (Zoé Haller)
  • 8 Une conscience de genre sans conflit ? Mobilisation et évitement de l’analyse féministe au sein des luttes en mixité pour l’avortement libre dans les années 1970 (Lucile Ruault)
  • Conclusion générale : La résistible fabrique de rapports critiques au genre (Émilie Biland)
  • Titres de la collection

Les auteur·e·s

Émilie Biland, professeure des universités en sociologie, Sciences Po, Centre de sociologie des organisations (UMR 7116), IUF, Paris.

Clémentine Comer, docteure en science politique, Université Rennes 1, Arènes (UMR 6051).

Béatrice Damian-Gaillard, professeure des universités en sciences de l’information et de la communication, Université Rennes 1, Arènes (UMR 6051).

Mickaël Durand, doctorant en science politique, Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po (UMR 8239), Paris.

Virginie Dutoya, chargée de recherche au CNRS, Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du Sud (UMR 8564), Paris.

Christine Guionnet, maîtresse de conférences HDR en science politique, Université Rennes 1, Arènes (UMR 6051).

Zoé Haller, doctorante en sociologie, Université de Rouen, DySoLab (EA 7476).

Bleuwenn Lechaux, maîtresse de conférences en science politique, Université Rennes 2, Arènes (UMR 6051).

Camille Masclet, chargée de recherche au CNRS, Centre européen de sociologie et de science politique (UMR 8209), Paris.

Suzanne Quintin, doctorante en sociologie, Université Rennes 2, Arènes (UMR 6051).

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Lucile Ruault, post-doctorante au Cermes3 (UMR 8211/INSERM/EHESS/Paris Descartes), chercheuse associée au Ceraps (UMR 8026, Université de Lille).

Eugénie Saitta, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication, Université Rennes 1, Arènes (UMR 6051).

Introduction

Rapports au genre en politique

Petits accommodements du quotidien

Christine GUIONNET, Bleuwenn LECHAUX

La science politique a désormais largement investi le champ des études sur le genre, dans les pays anglo-saxons comme en France plus récemment. Deux axes principaux ont été privilégiés. Le premier a permis de saisir les effets du genre, comme variable objective, sur les représentations et les pratiques politiques des citoyen·ne·s, des militant·e·s et des professionnel·le·s de la politique. Les études afférentes ont par exemple examiné l’évolution de l’orientation du vote féminin, d’un choix initialement plus conservateur vers un léger survote à gauche à partir des années 1980–1990, en France comme dans la plupart des pays occidentaux1 – de même qu’un moindre attrait global pour l’extrême droite (un « Radical Right Gender Gap », toutefois en voie d’atténuation en France2). Des recherches plus récentes, critiques à l’endroit des bais essentialistes des analyses en termes de gender gap, invitent à éclairer le genre du vote à la lumière d’autres rapports sociaux. Les travaux de sociologie électorale ont par exemple été amenés à croiser la variable ←11 | 12→du genre avec d’autres variables prédictives du vote ou des pratiques électorales, en montrant comment s’imbriquent « classe, genre et race3 » ou en relevant un « Gender Generation Gap4 », parfois nuancé à l’aune d’autres paramètres comme les positions professionnelles et les environnements familiaux dans le cas, par exemple, du vote frontiste5. L’accent a également été mis sur la nécessité de complexifier la variable du genre elle-même pour interroger la réalité d’un Sexuality Gap6 vote LGBTQ comparé au vote hétérosexuel. Soucieuses de traduire l’épaisseur biographique d’un rapport genré au vote, certaines analyses ont aussi souligné l’impérieuse nécessité de procéder à l’examen des socialisations politiques, que l’étude de la seule « orientation du vote » éclipse7. Si l’on quitte le domaine de la politique élective, plusieurs recherches ont exploré la manière dont le genre constitue, ou non, une variable explicative de la participation politique8, quand d’autres se sont penchées sur le caractère genré des cultures et carrières politiques9 ou syndicales10, des pratiques politiques d’élu·e·s11, ←12 | 13→sur le genre des politiques publiques12 et de l’expertise qui s’y déploie13, sur la construction de problèmes publics liés aux inégalités de genre et aux violences conjugales14, ou encore sur la division genrée du travail militant15. Ces derniers travaux ont notamment signalé la persistance d’une répartition genrée des tâches militantes, malgré le dessein parfois explicite de l’inclusion des femmes au sein d’instances décisionnelles, formelles ou informelles16. Enfin, les recherches sur les inégalités de genre relèvent une incertaine institutionnalisation de la cause des femmes17, en dépit de dispositifs législatifs contraignants18 ayant néanmoins permis la déstabilisation des inégalités de genre en politique.

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Le second axe privilégié par les études sur le genre envisage les rapports au genre comme ressource stratégique pour l’action politique. Dans cette perspective, la sociologie du militantisme s’est intéressée aux mouvements sociaux constitués autour de revendications en lien avec les problématiques du genre : les causes féministes au fil des différentes « vagues19 », endossées par des femmes comme par des hommes20, et, plus récemment, le post-féminisme ou la mouvance antiféministe, masculiniste21. Là aussi, l’attention portée aux inégalités de genre par les mouvements féministes s’est enrichie de l’adjonction d’autres dimensions, ethno-raciale ou de classe, notamment22. La théorie du Black feminism23, par exemple, entend analyser l’imbrication des rapports de domination vécue par les femmes racisées, à la fois en tant que femmes au sein du Black Power et en tant qu’Africaines-Américaines dans les mouvements féministes24. Ce sont alors les rapports au genre entretenus discursivement et publiquement ←14 | 15→par les mouvements sociaux qui ont été étudiés. De la même façon, les rapports au genre ont pu être analysés en tant que ressources stratégiques mobilisées dans certaines configurations politiques25, notamment lors de campagnes électorales. Ont ainsi été observés les discours de « la politique autrement » entretenus par de nombreuses femmes entrant en politique dans les années 2000 dans le contexte paritaire, et cherchant à se différencier des établis du jeu politique en jouant la carte du renouveau dans un contexte de crise de la politique représentative26. Ont aussi été décryptés les usages politiques de la virilité masculine (conquérante ou au contraire apprivoisée)27. Cette veine de recherches a en commun avec les analyses de mouvements féministes et antiféministes d’explorer essentiellement les discours construits, livrés « clefs en main » par les militant·e·s ou les professionnel·le·s de la politique sur le genre. Scrutant des discours officiels, des énoncés consolidés, parfois orchestrés ou répétés avant d’être livrés, établis pour être médiatisés, elle met au jour un rapport stratégique au genre. De fait, l’expression publique de ces rapports au genre s’inscrit explicitement dans une lutte pour la conquête ou le maintien de formes de pouvoir ou de positions politiques.

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De l’étude des rapports de genre à celle des rapports au genre

La focale placée sur les rapports de genre et sur les rapports stratégiquement énoncés au genre (dans le cadre d’une action militante ou d’une recherche de légitimité politique) a été fort heuristique. Mais elle appelle aujourd’hui un prolongement indispensable : adjoindre à ces analyses l’exploration de rapports plus « ordinaires » au genre – au sens où ils ne sont pas organisés sous une forme militante explicite, mais sont ancrés dans des rapports sociaux quotidiens. De même qu’il est apparu nécessaire de compléter l’analyse des pratiques politiques conventionnelles par une réflexion relative aux rapports ordinaires à la politique28, aux modes et lieux non conventionnels de politisation, il semble aujourd’hui essentiel de se pencher sur la problématique des rapports au genre en décryptant non seulement les cadres discursifs politiques, mais aussi les discours sur le genre qui sortent de ces cadres et leur échappent en partie, en étant variablement recodés au sein de différentes sphères sociales. Cette optique a notamment été privilégiée, récemment, par les analyses des rapports ordinaires au féminisme ou à l’antiféminisme. Dans un numéro de la revue Politix de 2015, A. Jacquemart et V. Albenga ont ainsi montré tout l’intérêt d’étudier « les processus d’appropriation “ordinaires” [des idées féministes], c’est-à-dire opérés par des acteurs et actrices, aux propriétés sociales variées, qui ne sont pas des entrepreneurs et entrepreneuses de causes féministes29 ». Ils montrent comment certaines rhétoriques féministes se diffusent auprès d’individus non militants et d’autres non, suivant un processus de réappropriation sélective. De même, des travaux ont observé le développement de formes d’antiféminisme diffus, laissant entrevoir des phénomènes de percolation, auprès d’individus non ←16 | 17→nécessairement militants, d’éléments rhétoriques ou d’une grammaire de l’antiféminisme30. Enfin, des recherches ont centré leur attention sur l’appropriation heurtée, en demi-teinte ou ambivalente de politiques d’égalité au sein de différents univers sociaux31. Tous ces travaux ont en commun d’avoir déplacé la focale d’analyse en observant « par le bas » – et non plus seulement du point de vue des entrepreneur·e·s de causes, des militant·e·s chevronné·e·s et des professionnel·le·s de la politique – les discours « ordinaires » tenus sur le genre, mais également les discours et pratiques qui, quoique ne portant pas explicitement sur le genre, révèlent des rapports spécifiques au genre.

C’est dans la lignée de ces derniers travaux que nous inscrivons notre démarche, en dépassant toutefois l’examen des réappropriations sociales des rhétoriques féministes ou antiféministes pour analyser plus largement des rapports au genre en politique, peu explorés jusqu’à présent. Ce projet consiste à observer la façon dont les actrices et acteurs, qu’elles/ils soient des professionnel·le·s de la politique, des militant·e·s féministes ou antiféministes, mais également des citoyen·ne·s non affilié·e·s à des organisations politiques, mobilisent – ou non – le lexique et la grammaire du genre comme grille interprétative pour décrypter le jeu politique ou leur propre rapport au politique et à la politique. Aussi doit-on dans cet ouvrage penser le « genre » de l’expression « rapports ordinaires au genre » bien au-delà d’un positionnement réflexif par rapport au genre en tant que notion forgée par les sciences sociales : ces termes encapsulent tout un champ sémantique, que le genre soit réapproprié tout en étant désindexé de sa définition scientifique ou qu’il renvoie au champ lexical afférent (inégalités entre les hommes et les femmes, rhétorique paritaire, stéréotypes de genre, sexisme, etc.). Ces rapports au genre peuvent être explicites, par exemple lorsque des féministes dénoncent ←17 | 18→des pratiques de domination masculine particulièrement puissantes dans l’univers politique et la sous-représentation des femmes en politique. Mais, outre ces discours évidents, préconstitués, explicitement tenus en tant que discours politiques sur le genre comme clef de lecture des rapports sociaux, il existe également des rapports plus « ordinaires » au genre, plus diffus et plus difficiles à décrypter, parce ne se référant pas explicitement à des rhétoriques militantes ou scientifiques préétablies. En explorant l’ensemble de ces rapports au genre, qu’ils soient intégrés ou non à des stratégies politiques, très construits ou peu élaborés, critiques ou empreints de stéréotypes, le présent ouvrage entend contribuer au développement d’une nouvelle posture de recherche pour les études sur le genre en politique : déplacer le regard, en prenant comme point de départ et comme angle d’analyse central non pas les rapports de genre (le genre comme variable objective) en politique tels que la sociologie politique les a jusqu’à présent essentiellement analysés, mais les rapports au genre dans le domaine politique.

Cette problématique, centrale et transversale à tous les articles de cet ouvrage, conduit à explorer plus concrètement différentes manifestations des rapports au genre à travers la façon dont les individus décryptent la vie politique, appréhendent leur propre politisation ou encore habitent leur rôle politique. L’idée consiste à ne pas privilégier les discours élaborés, politiquement construits sur le genre par rapport à des discours ne se référant qu’implicitement au genre ou supposés plus spontanés. On doit alors s’interdire d’envisager ab initio une dichotomie nette et encore moins une échelle de valeurs entre, d’un côté, des rapports « basiques » et stéréotypés et, de l’autre, des rapports plus « sophistiqués » et militants au genre, attestant d’une réflexivité et d’une distanciation volontaire vis-à-vis de certaines normes de genre, d’une « conscience de genre32» ou encore d’un « ethos égalitaire33 ». Sortir de cette opposition exige d’envisager d’éventuelles hybridations entre des rapports au genre a priori peu cohérents aux yeux des chercheur·e·s, mais qui peuvent cohabiter chez un même individu. Multiples et ambivalents, ces rapports au genre sont tributaires de la particularité des situations d’observation des pratiques et des discours (entretiens, observations ←18 | 19→ethnographiques, rencontres informelles entre amis, discours officiels, etc.), et, indissociablement, de la singularité des profils et des trajectoires des individus (leur socialisation, l’évolution de leurs relations sociales, de leurs pratiques et de leurs connaissances, la multiplicité de leurs rôles sociaux, susceptibles de véhiculer des injonctions contradictoires, etc.). Analyser cette diversité des rapports au genre suppose de dépasser l’étude des seules « appropriations » pour débusquer leur traduction dans des situations où les individus ne semblent pas reprendre à leur compte une grille de lecture genrée, ou paraissent même éviter volontairement de la mobiliser. En outre, les rapports au genre ne se réduisent pas à leur expression discursive. Le recours au terme « rapport » plaide en effet pour l’exploration de relations verbales et non verbales au genre. Il permet de ne pas préjuger qu’un silence ou un évitement du genre puisse équivaloir à une absence de rapport au genre. Les observations ethnographiques permettent le repérage de ces expressions non verbales, véhiculées par exemple par des codes vestimentaires, des hexis corporelles, des manifestations émotionnelles, ou encore par l’usage d’objets rattachés à une grammaire genrée.

La fabrique des grammaires du genre

Pour analyser les registres discursifs et les pratiques traduisant des rapports au genre, la notion de « grammaire du genre » peut utilement être employée. L’une des définitions du terme « grammaire » proposées par le Larousse correspond à « l’ensemble des règles d’un art ». Selon cette acception, la grammaire donne à voir les critères essentiels permettant de juger de la conformité d’une pratique par rapport aux attendus sociaux. Appliquée au genre, la notion de grammaire a l’intérêt de décrire toutes les pratiques et les discours qui contribuent à construire des identités et relations de genre, en référence aux normes sociales. Des attendus sociaux connus par la sociologie du genre comme relevant des stéréotypes ou de leur critique : ceux-ci correspondent en effet aux « règles de l’art » inculquant par exemple des comportements en tant que garçon ou fille, homme ou femme. En ce sens, la « grammaire du genre » peut également être définie comme « l’ensemble des règles à suivre pour être reconnu, dans une communauté, comme sachant agir et juger correctement34 » en référence – critique ou non – aux modèles stéréotypés et normés de ←19 | 20→la masculinité et de la féminité. Analyser la manière dont les individus mobilisent ou non la grammaire du genre, c’est-à-dire la façon dont ils s’expriment ou se comportent en se positionnant, explicitement ou non, par rapport à ces normes et stéréotypes de genre (en se les réappropriant, en les critiquant, ou en les évitant) permet de saisir l’ensemble des rapports au genre. Il s’agit à la fois de repérer, à travers le comportement des individus, les règles qui semblent s’imposer à eux dans des situations mettant en jeu des relations ou identités de genre et d’observer les références cognitives employées pour évoquer discursivement ces situations. L’objectif n’est pas de partir d’une approche normative figée, universelle et atemporelle d’une grammaire du genre, mais d’observer la construction sociale de cet univers de sens centré sur les relations et identités de genre, de ces registres de justification35 par rapport à un ordre moral du genre. S’interroger sur la mobilisation de grammaires du genre conduit par exemple à se demander si les individus se réfèrent aux identités hommes/femmes, à leurs relations, à leurs socialisations respectives, à des stéréotypes de genre pour décrypter la vie politique ou orienter leurs propres pratiques politiques. Se réfèrent-ils à des façons typiquement masculines ou féminines de faire de la politique, à des hiérarchies de genre entre représentant·e·s politiques, à un rapport genré au militantisme et à la politique ?

Se pose alors la question indissociable de la percolation plus ou moins forte, selon les univers sociaux et les vécus individuels, d’idées sur le genre initialement développées par certains milieux militants ou par des travaux scientifiques. La notion de « grammaire » a précisément pour avantage de « rendre attentif à la pluralité et à l’emboîtement des registres d’action, tout en précisant à quel niveau d’analyse mobiliser cette attention36 ». Comme le font les auteur·e·s du numéro de Politix consacré aux appropriations ordinaires des idées féministes, nous nous posons notamment la question de la diffusion, auprès d’individus militants et non militants, de telles idées. On peut en outre se demander si les individus reprennent à leur ←20 | 21→compte le concept même de genre voire, plus largement, un certain lexique conceptuel scientifique, militant ou même juridique37 afférent au genre. C’est alors plus spécifiquement une analyse lexicale qui s’impose, afin de déterminer, sans s’en tenir à de pures définitions scientifiques des termes, les différentes modalités de construction sociale du concept de « genre » et plus largement de tous les termes permettant aux individus de penser les relations hommes/femmes (notions d’« identité » féminine ou masculine, de « sexe », d’identité sexuelle, etc.). Mais, on l’aura compris, notre focale est plus large. Au-delà de l’observation des routines discursives et argumentatives militantes, scientifiques ou juridiques, nous souhaitons relever les références, dans les discours et les comportements, à une grammaire du genre historiquement construite sur la base de stéréotypes sociaux et normes de genre en permanente évolution. Analyser ces différentes dimensions exige de parcourir toute la gamme des rapports au genre, des moins réflexifs aux plus stratégiques, des plus « informés » – au sens d’une réappropriation d’une vision scientifique du genre comme construction culturelle – aux plus naturalisants, des plus cohérents – réappropriation systématique de l’ensemble d’un discours militant préconstitué – aux plus ambivalents – reprise sélective de certains éléments du discours militant et rejet d’autres parties de ce discours, ou critique de certains stéréotypes et reproduction d’autres idées reçues38. Soucieux·ses de saisir la fabrique sociale de la grammaire du genre – ou, devrait-on dire, des grammaires du genre –, on ne pourra qu’être attentif·ve·s aux interpénétrations entre univers sociaux (savant, militant, profane), mais également aux tensions, aux paradoxes pouvant exister chez un même individu dans ses manières d’agir et de parler en mobilisant une grille de lecture genrée de la réalité sociale. Outre ces ambivalences, ce sont les moments de mutation des rapports au genre que les textes présentés entendent scruter et expliquer, en explorant notamment l’influence des rhétoriques militantes (égalitaristes, antiféministes, etc.), de la transmission intergénérationnelle, du partage d’expériences avec ←21 | 22→des pair·e·s et des vécus corporels présidant à la conscientisation, à la verbalisation, voire à la dénonciation des rapports et normes de genre.

En somme, étudier les rapports au genre en politique, c’est rendre compte non seulement des discours explicites sur l’importance du genre comme variable explicative du jeu politique, mais aussi de tous ces petits jeux et accommodements du quotidien, « ordinaires » avec la grammaire du genre, de tous ces usages ou évitements de grilles de lecture genrées pour décrypter le politique ou édifier son rapport au politique. De même qu’on a pu observer la construction sociale des frontières du politique39 ou les appropriations ordinaires du droit40, on enrichit l’analyse en explorant la construction sociale du genre en politique sans imposer une définition du concept a priori, sans présupposer des outils conceptuels incontournables, mais en observant comment les individus et les groupes, à leur façon, avec leurs mots, se réapproprient – ou non – les questionnements relatifs au genre. On doit alors s’efforcer, au moins provisoirement, de déchausser les « lunettes de genre » en « romp[ant] avec les représentations savantes du genre qui régissent les observations à notre insu41 ». Ce défi méthodologique suppose de renoncer à une définition scientifique figée du terme comme à une grammaire et à un univers lexical et conceptuel scientifique du genre pour saisir dans quelle mesure les individus contribuent à fabriquer « leur(s) » grammaire(s) du genre. Ce de façon à la fois explicite et implicite : on peut faire du genre sans en avoir l’air, de même qu’on peut faire de la politique sans en avoir l’air, c’est-à-dire sans le conceptualiser tel quel. Constatant que des actrices et des acteurs mobilisent les catégories d’analyse du genre pour interpréter une situation, là où d’autres ne le font pas, on peut se demander si la façon dont les individus « habitent » leur propre identité de genre joue un rôle déterminant dans le recours au genre comme grille interprétative du ←22 | 23→politique. La réflexivité sur son identité conduit-elle à parler du « genre », et inversement parler du genre implique-t-il de la réflexivité pour soi et pour autrui ? Les manières de visibiliser le genre en politique dépendent-elles des façons dont les individus sont « installés » dans leur identité de genre ? Telles sont les nombreuses questions, rarement étudiées, que propose d’aborder méthodiquement et centralement le présent ouvrage.

Résumé des informations

Pages
284
Année
2020
ISBN (PDF)
9782807613560
ISBN (ePUB)
9782807613577
ISBN (MOBI)
9782807613584
ISBN (Broché)
9782807613553
DOI
10.3726/b16318
Langue
français
Date de parution
2020 (Juillet)
Published
Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2020. 284 p.

Notes biographiques

Christine Guionnet (Auteur) Bleuwenn Lechaux (Auteur)

Christine Guionnet est maîtresse de conférences HDR en science politique à l’Université Rennes 1, rattachée à l’UMR ARÈNES. Ses travaux de recherche portent notamment sur la socio-histoire du politique, les questions méthodologiques, les rapports ordinaires au politique et « la politique autrement », la parité en politique et la sociologie du genre. Bleuwenn Lechaux est maîtresse de conférences en science politique à l’Université Rennes 2 et membre de l’UMR ARÈNES. Ses recherches portent sur l’engagement et l’action collective, la comparaison entre la France et les Etats-Unis, le genre, les inégalités et les discriminations, notamment au sein des professions artistiques.

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