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L’Odyssée ou le Retour d’Ulysse

Un traité d’économie politique

de André Sauge (Auteur)
©2018 Monographies 414 Pages

Résumé

L’unique objet de l’Odyssée, c’est le Retour d’Ulysse, sa légitimité, en instance jusqu’à la sanction de Zeus, au tout dernier moment du récit. Si le retour doit être légitimé, c’est qu’il entraîne avec lui un enjeu de grande conséquence : en Ithaque (en Athique), on a besoin d’Ulysse en tant que gouvernant capable de soumettre les grands seigneurs à la règle du bien commun. Cela le légitime-t-il à réclamer pour lui la « dignité » royale ? Ses propres alliés lui feront comprendre que la plus sûre façon d’éviter la tyrannie, c’est de refuser tout gouvernement monarchique.
L’étude qui fait l’objet de la présente publication est dans la continuité de celles que l’auteur a publiées, chez le même éditeur, sur l’Iliade : L’Iliade, poème athénien de l’époque de Solon (2000) et Iliade : langue, récit, écriture (2007). Elle confirme les conclusions antérieures et situe clairement Homère et son œuvre à Athènes entre ~570 et ~546 de l’ère ancienne.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Avant-Propos
  • Table des matières
  • Préface (de Marcel Hénaff)
  • Mise en Œuvre
  • Exposition du matériau
  • Prélude (Od. 1, 1-10)
  • Prologue (Od. 1, 11-79 ; 5, 28-31 ; 41-42)
  • Chapitre premier: La belle et la bête (Chant 6)
  • Chapitre 2: Une promesse royale en forme de lapsus (Chant 7)
  • Chapitre 3: Un roi désespère de s’amuser (Chant 8)
  • Chapitre 4: La guerre des Géants (Chant 9)
  • Chapitre 5: Une outre des vents se dégonfle (Chant 10)
  • Chapitre 6: Un théâtre d’ombres, un cortège énigmatique
  • Chapitre 7: Des rois et des guerriers
  • Chapitre 8: Catharsis (Chant 12a)
  • Chapitre 9: Le besoin perverti en désir
  • Chapitre 10: Aux laisses de la mer, le laissez-passer divin
  • Chapitre 11: Du côté de la soue : nourrir des porcs
  • Chapitre 12: Le secret du nom / Le nom secret
  • Chapitre 13: De l’arc à l’olivier
  • Chapitre 14: L’Ourse ou le loup : melliphage ou anthropophage ?
  • Épilogue: Composition de l’Odyssée
  • Bibliographie

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Préface

de Marcel HÉNAFF

De la guerre à la terre ou L’Odyssée dans la longue durée

On ne compte plus les commentaires de l’Odyssée. Les interprètes sont en général de deux types ; les uns proposent des explications des gestes et aventures du héros à partir d’hypothèses purement subjectives ; entendons : sans connaissance savante du texte (on a ainsi imaginé un Ulysse aventurier ayant traîné sur les mers pour retarder le moment de son retour vers Pénélope ou destiné par les dieux à affronter les illusions du vaste monde avant de retrouver la vérité de sa terre) ; les autres au contraire, experts en philologie et histoire ancienne, auront tendance à raffiner les commentaires techniques – travail très précieux – mais sans proposer de fil directeur permettant de comprendre quelles visées orientent ces récits, quelles sont les raisons de leur choix et la logique de leurs intrigues. Pour renouveler la lecture de l’Odyssée, pour comprendre en quoi cette épopée représente un moment majeur de la pensée et de la culture grecque ancienne, pour mesurer l’influence décisive que ce texte a eu sur le destin de l’Occident, il fallait un lecteur qui soit à la fois irréprochable en termes de connaissance des textes, familier de leur complexité linguistique et de leur richesse contextuelle. Bref, il fallait que ce lecteur soit d’abord un vrai philologue, mais aussi soit capable de poser des questions comme se les pose tout ethnographe devant une société qu’il découvre : quelle sont ses pratiques et conceptions du pouvoir, ses formes de parenté, ses protocoles d’échanges cérémoniels, son fonctionnement économique, ses savoir-faire artisanaux, son découpage du temps, ses différenciations statutaires ; et plus spécifiquement encore : ses traditions narratives – ses mythes – ; ses représentations religieuses, ses multiples rites. Bref, il fallait que ce savant philologue et historien soit aussi anthropologue, qu’il puisse ressentir la familiarité des usages du monde homérique dont ← 11 | 12 → chaque page du texte témoigne à travers des connotations parfois infimes, et, qu’à partir de là, il sache aussi voir et nous donner à voir de manière de plus en plus claire ce que ce tissu d’aventures recèle, quelle trame se révèle dans les fils narratifs orientés selon une démonstration très précise. André Sauge est ce lecteur rare de l’Odyssée.

L’essentiel de son argument est condensé dans le sous-titre de son ouvrage : « L’Odyssée, un traité d’économie politique. » La formule en surprendra plus d’un. Leur lecture terminée, ils ou elles se diront : mais oui, c’est bien de cela qu’il s’agit, de la lente et douloureuse initiation d’un héros guerrier qui doit renoncer à son hubris, apprendre la nature et les limites du pouvoir politique, qui doit finalement découvrir que la sagesse ou l’art de vivre c’est justement et avant tout de faire croître la vie. Bref, il s’agit de la métamorphose du chef de guerre en maître de la terre.

On l’aura sans doute compris : c’est l’hypothèse dumézilienne de la trifonctionnalité que Sauge s’est proposé de tester dans sa lecture d’Homère. Il l’avait déjà tenté, quoique moins centralement, à propos de l’Iliade. La démonstration devient complète avec cette lecture de l’Odyssée. Un lecteur standard (nous le sommes tous peu ou prou) aura pu avoir lu ces récits sans percevoir cet enjeu ; après avoir refermé le livre de Sauge, il aura probablement la certitude de voir d’abord cela. La démonstration est lumineuse parce qu’elle est à la fois minutieuse, très technique, mais aussi très claire dans sa vision de l’ensemble.

Quelle est plus précisément la thèse avancée ? Sauge l’énonce ainsi dès les premières pages :

L’Odyssée nous fait assister, comme dans une expérience in vivo, à une transformation des alliances après que l’Iliade eut introduit entre fonction de parole et fonction guerrière une coupure décisive. Dans l’Odyssée, la fonction guerrière, avec son appareil divin, ses emblèmes et ses forces, est repoussée à l’arrière-plan, l’alliance nouée l’est entre, d’une part, la fonction de parole se dépouillant de ses objets magiques pour se découvrir un ressort essentiel, celui de l’intelligence, avec ses prudences, ses attentes, ses détours et, s’il est besoin, ses ruses, et d’autre part, la fonction de fécondité, se revêtant d’une dignité qui lui avait été refusée jusqu’alors, qu’elle perdra bientôt au point que l’on n’a plus été capable de reconnaître son omniprésence dans l’Odyssée elle-même.

Comment s’opère cette mutation de la figure du Prince, du roi – guerrier qui a si largement dominé les époques antérieures et dont l’Iliade réverbère toutes les valeurs et les mythes ? Le guerrier porte un éthos, ← 12 | 13 → celui de la bravoure absolue, du désir de gloire au mépris de la mort ; cette mort au combat, soit la « belle mort ». La gloire – klewos – est sa récompense ; mais celle-ci dépend de la parole de l’aède qui chante ses hauts faits. Que se passe-t-il si l’aède n’est plus complice, s’il valorise une autre manière de concevoir la grandeur ? Que se passe-t-il si le héros lui-même se raconte et découvre en le faisant qu’il n’est plus celui qu’il était. C’est ce que nous apprend l’Odyssée.

La rééducation d’un roi

Ce long et douloureux apprentissage Ulysse le fait à travers toute une série d’épreuves initiatiques qui seront soit des tentations d’une vie soustraite aux contingences de l’existence ordinaire soit des situations de menaces exigeant ruse et courage. Ainsi la tentation la plus longue, la plus dangereuse consiste dans les sept années passées auprès de Calypso, la déesse – nymphe amoureuse qui lui propose de rester auprès de lui et de bénéficier comme elle de l’immortalité (plus exactement de l’immarcescence, d’une longue vie sans vieillissement). Qu’à l’instigation d’Athéna, il accepte de renoncer à ce bonheur assuré et se mette en route pour Ithaque, signifie d’abord l’acceptation de sa condition mortelle ; mais surtout acceptation de ce qu’implique la vie dans son île natale : redevenir le maître des cultures, des animaux domestiques, producteur de biens et lié à ses serviteurs porchers, bergers, laboureurs. Loin de l’éclat de la bataille. Avec ce retour en Ithaque, sa vie va rentrer dans la patience du grand cycle de la vie. Mais pour cela il doit apprendre à se dépouiller de son éthos purement aristocratique de professionnel de la guerre. Telle est la leçon qu’il reçoit a contrario au cours de son bref séjour chez les Phéaciens, juste après son départ de l’île enchantée de Calypso et avant de débarquer en Ithaque. Les Phéaciens, peuple de nobles raffinés et hospitaliers auraient pu lui garantir le genre de vie mortelle dont pouvait rêver un basileus – membre de la classe des Conseillers – valeureux combattant revenu de la guerre de Troie. Il lui eût été facile d’épouser Nausicaa la fille du roi, éprise de lui. Or c’est précisément chez les Phéaciens et avant d’embarquer pour Ithaque qu’Ulysse est amené à raconter ses périples et épreuves antérieures ; il le fait en relayant le conteur – l’aède – qui en narrant la guerre de Troie avait déjà minorisé les exploits du guerrier et mis en avant les péripéties de sa transformation de combattant acharné en homme semblable à tous les autres ; ou, plus exactement, en homme qui se dépouille de sa carapace de tueur attitré, de violent professionnel ← 13 | 14 → pour apprendre, par les astuces et la parole, à maîtriser le monde qui l’entoure et échapper aux pièges que lui tendent ses adversaires. Sauge a raison de voir dans ce privilège accordé à la ruse – cette métis qui est aussi art de s’adapter, de négocier – une mise en valeur de la première fonction dumézilienne ; et cela non plus selon la figure sacerdotale mais selon celle de l’intelligence des causes et des effets, des pertes et profits, du possible et de l’inévitable. Ainsi c’est l’art rusé d’Ulysse qui éclate dans l’épisode de son passage chez les Cyclopes – jeu de mots sur son nom et fuite de la caverne de Polyphème – mais aussi dans ses démêlés avec Circé ou dans la solution choisie à propos de l’épreuve des Sirènes. C’est dans cet épisode qu’Ulysse prend conscience de la solidarité qui le lie à ses marins. Il doit apprendre le bon usage de la parole, renoncer à être le semeur de zizanie, qui divise pour régner, et devenir chef de chœur.

Le séjour chez les Phéaciens est crucial non par sa longueur (à peine trois jours) mais par l’ampleur qu’y prend la parole : d’abord celle de l’aède Démodokos puis celle d’Ulysse dont le récit recouvre quatre chants. Le combattant de Troie (dont l’aède vient de chanter les hauts faits) devient lui aussi narrateur. Il prend à son compte la fonction de la parole (ce qui est nouveau par rapport à l’Iliade) ; les aventures qu’il a traversées c’est lui qui les donne à connaître ; les ruses auxquelles il a recouru c’est lui qui les détaille. Ulysse devient l’aède de sa propre histoire. Le héros de l’épopée en est le conteur. Quelque chose est en train de changer. La force performative des vieux Maîtres de Vérité, force qui procédait de leur position d’autorité1, devient celle du personnage qui se raconte et dont la parole est crédible parce qu’il est le témoin qui parle, parce qu’il rapporte ce qu’il sait de lui-même (et qu’il est le seul à savoir) en présence de deux maîtres traditionnels de la vérité – un roi et un aède – qui l’ont soumis à un test de cohérence interne. Il ne saurait se contredire sans perdre sa crédibilité. Par sa narration même le conteur doit fournir la preuve de sa véracité. Le maître de vérité est désormais celui qui frotte un témoignage à un autre témoignage ou qui le frotte à lui-même : il est histor. L’autorité du dire s’affirme dans l’attestation de soi. Ainsi se transmue le statut de la première fonction : le héros en se disant, réfléchit son action, analyse ses faits et gestes, affronte l’épreuve de sa consistance intérieure par la médiation d’une autorité extérieure à lui-même, dont il importe qu’elle l’écoute jusqu’au bout. Ainsi le guerrier rejoint le sage et dans le moment où il le rejoint le dépasse. Il parle au lieu de frapper, il apaise non par une ← 14 | 15 → parole autoritaire, parce qu’il sait se décentrer par rapport à lui-même et adopter le point de vue de l’entre-deux ou, mieux, de l’entre-tous. Les anciennes positions glissent les unes dans les autres avant de se recomposer autrement. Cette mue se joue chez les Phéaciens, ce peuple encore un peu fabuleux et pourtant humain ; leur terre lointaine (probablement pas une île mais un « finistère » incertain du continent européen) est l’espace de transition – tel un sas – entre deux mondes. Non seulement le guerrier y parle ; y assume la puissance et la promesse de la première fonction ; mais c’est pour aussi valoriser ce que le reste de son périple doit consacrer, le retour dans sa terre ; le retour vers l’épouse ; l’affirmation de la production et de la fécondité ; bref, l’accomplissement de la troisième fonction.

En fait c’est dès l’Iliade qu’Ulysse apparaît prédisposé à cette métamorphose. Comparé à Agamemnon et surtout Achille, il annonce déjà la figure d’un nouvel âge (du reste Sauge fait l’hypothèse que les chants de l’Iliade où Ulysse joue un rôle important – 2, 9, 10, 19 – ont été remaniés au moment de la composition du Retour). Les deux premiers héros sont emblématiques de la passion de la gloire et de la fureur du guerrier (surtout dans le cas d’Achille). Dans Heur et malheur du guerrier, Dumézil a admirablement étudié cette figure dans l’idéologie indo-européenne2. Ce sont des figures de la violence, souvent d’une violence explosive et massacreuse, d’une arrogance dévastatrice – la fameuse hubris qui aveugle les puissants. Parfois cependant cette violence apparaît nécessaire ; elle est celle que doit exercer le souverain pour que l’ordre du monde soit maintenu. Ainsi en va-t-il en Inde de la figure d’Indra, le dieu guerrier par excellence, violent dès son enfance, à qui on attribue le meurtre de son père, celui d’un brahmane, au point qu’aucun dieu ne peut sacrifier pour lui, sauf Agni qui est le feu lui-même. Et cependant il peut devenir par sa force le dieu protecteur, et s’opposer même à Varuna le justicier impitoyable.

Bien d’autres figures du guerrier continueront d’émerger dans les diverses mythologies indo-européennes comme dans les épopées scandinaves et celtes. Cette constance est remarquable. Très souvent ce personnage mythique est encore un enfant, mais doté d’une force prodigieuse et capable d’une violence inouïe ; comme si son extrême jeunesse faisait de cette force explosive une énergie pure venue de plus loin que les hommes, une puissance naturelle, incontrôlable, qui s’abat ← 15 | 16 → sur les ennemis du héros. Le guerrier semble l’incarnation d’une violence immémoriale couvant dans l’espèce, comme couve un feu dans la cendre, près d’éclater en incendie. Cette violence est ce que la fonction souveraine qui s’attache au guerrier doit maîtriser. Qu’est-ce qui l’amènera à se calmer, à cesser les combats, les rapines, les massacres ? Ce sera précisément la tâche de la troisième fonction, celle de fécondité : la femme, la terre, le foyer. C’est toujours à la femme – épouse ou mère – qu’il revient d’assurer la médiation. Rien n’est plus instructif qu’un épisode – rapporté par Dumézil – des exploits du héros irlandais Cúchulainn, enfant-guerrier qui, après sa victoire sur ses trois frères, encore ivre de la lutte et du sang versé, se dispose à ravager l’Ulster et à écraser son roi Conchobar. Celui-ci, pour briser la rage destructrice de Cúchulainn, recourt à un stratagème : faire avancer vers lui cent cinquante jeunes filles nues.

La jeune troupe des femmes sortit donc et elles lui montrèrent leur nudité et leur pudeur. Mais lui se cacha le visage en le tournant contre la paroi du char afin de ne pas voir la nudité et la pudeur des femmes. Alors on le fit sortir du char. Pour calmer sa colère, on lui apporta trois cuves d’eau froide. On le mit dans la première cuve, et il donna à l’eau une chaleur si forte qu’elle brisa les planches et les cercles de la cuve, comme on casse une coque de noix. Dans la seconde cuve l’eau fit des bouillons gros comme le poing. Dans la troisième cuve, la chaleur de celles que certains hommes supportent et que d‘autres ne peuvent supporter. Alors la fureur (ferg) du petit garçon diminua et on lui passa ses vêtements3.

Ce qui vient à bout de cette violence inouïe de l’enfant-guerrier, de ce feu dévorant venu du fond des âges, bref de cette violence qui habite les humains, c’est la femme, c’est la figure de fécondité. La scène n’est pas d’abord sexuelle puisque justement la vue de la nudité des femmes, dont il se détourne, dispose l’enfant à se laisser “refroidir”. Dans d’autres versions de récits analogues, le même effet est obtenu par une mère qui exhibe ses seins. Chez les Ossètes, c’est la mère du héros, Batradz, un autre enfant-guerrier, qui constamment le protège et le pleure quand il est tué par son adversaire adulte (qui succombera à son tour). La figure de l’enfant est celle d’une vie ardente mais inconsciente de ses pouvoirs, innocemment violente en quelque sorte – celle même d’avant l’ambition des jeunes gens – porteuse de ce mal inévitable de la guerre. En Scandinavie cette force dangereuse qui ne peut être maîtrisée est incarnée par la figure inquiétante de Petit Loup ; celui-ci n’est muselé qu’au prix de la perte d’un bras par ← 16 | 17 → son vainqueur. Au final c’est toujours la femme, l’épouse ou la mère – qui survit aux combats, qui fait triompher la vie. Mère Courage est de tous les temps. À travers les aires nombreuses de l’espace indo-européen et sur des siècles courent des récits qui narrent, sous des arrangements divers, la même opposition complexe et fondamentale de la fonction guerrière et de la fonction productive, de l’arme et de l’outil, du combattant et de la mère.

La Grèce et les trois fonctions

On a souvent affirmé que la Grèce ancienne n’était pas un bon terrain d’expression des trois fonctions ; Dumézil l’affirme clairement. L’explication serait que le statut sacerdotal y est fortement minorisé. Cela ne fait pas de doute dans le cas athénien. Dumézil n’a pas vu qu’il y a eu substitution. En effet, si la fonction de discours ou de savoir a échappé aux prêtres c’est qu’elle s’est très tôt sécularisée dans la figure du sage avant de se développer dans celle des philosophes et des savants en général. Le problème cependant est plus vaste. Une série de remarques de Benveniste4 permet de conférer à cette question une plus grande ampleur. Benveniste note que c’est aux deux extrémités orientale et occidentale de l’aire indo-européenne que s’affirment et se maintiennent les formes les plus traditionnelles de la distribution trifonctionnelle ; soit d’un côté l’Inde et l’Iran et de l’autre Rome et la Gaule. Dans ces deux ensembles se constate une forte existence des collèges sacerdotaux, principaux gardiens des rites et des idéologies, dont celle de la fonction guerrière. Entre ces pôles on note au contraire une valorisation de la troisième fonction, celle de fécondité/production. Tel est le cas du monde grec, mais aussi du monde germain, ou d’autres peuples comme les Vénètes, les Illyriens, les Burgondes, les Scandinaves, les Angles ; dans ce dernier cas cela se reconnaît encore dans l’origine du nom de “Lord” dont le mot complet “hlaford” est “gardien du pain”. Le roi est en somme une sorte de chef nourricier, le protecteur des ressources. Ainsi, remarque Benveniste : « Chez les Scandinaves, le roi assure la prospérité sur terre et sur mer ; son règne est caractérisé par l’abondance des fruits, la fécondité des femmes5 » – Il y a donc, selon le même auteur, une conception très ← 17 | 18 → différente de la royauté dans les mondes grec et germanique (et autres semblables) comparé aux mondes indien et romain. Dans la perspective de la longue et même la très longue durée, on est en droit de se demander s’il ne faut pas chercher là les racines d’une attitude propre à l’Europe du nord qui l’a particulièrement disposée à embrasser la Réforme (le monde grec ayant, quant à lui, été entre-temps absorbé dans le modèle impérial romain – byzantin). L’intuition et la démonstration de Sauge sur l’Odyssée me semblent non seulement confirmées par ces remarques de Benveniste, mais elle est la seule pertinente. Le retour d’Ulysse c’est bien l’histoire du guerrier qui revient à la terre ; qui a compris que la vie véritable est celle de la communauté bénéficiant en paix des fruits de sa production.

Travail et destin

Revenons donc sur cette vaste transformation. La mise en cause de la figure du guerrier et de tout ce qui touche à la guerre elle-même n’est jamais séparée directement ou indirectement d’une valorisation de la troisième fonction. Critiquer l’une c’est soutenir l’autre. Or celle-ci, comme les deux autres, est complexe. Elle désigne non seulement la fécondité et tout ce qui concerne la femme comme épouse et mère, mais aussi le travail sous toutes ses formes, celui du paysan, celui de l’artisan et également, quoique avec réticence, celui du marchand (ce dernier n’étant légitime que comme producteur vendant lui-même ses produits ; il est suspect quand il est un pur intermédiaire6). Dans l’Odyssée c’est incontestablement la dimension de fécondité qui est d’abord mise en avant tant le rôle de Pénélope non seulement est crucial dans l’épisode final mais reflue par contraste sur les figures féminines non fécondes (Calypso, Circé, les Sirènes). Revenu incognito dans sa demeure Ulysse doit se faire reconnaître de son épouse en un double sens : tout d’abord se faire identifier, mais aussi se faire accepter. Or, comme Sauge le montre avec précision, le récit s’ingénie à rendre la tâche ardue au héros. Pénélope, qui a attendu vingt ans le guerrier vainqueur, n’accepte de le recevoir que comme maître de la terre et décidé à le rester. C’est la certitude de cette conversion qu’elle attend de lui. Bien qu’elle l’ait reconnu très tôt, elle feint l’ignorance, jusqu’à ce que soit donné le signe décisif confirmant cette mue : l’allusion que fait Ulysse au lit que jeune époux il a construit au cœur de la maison, attaché par tenon, mortaise et liens solides à un tronc d’olivier enraciné dans le ← 18 | 19 → sol. Il y a là une surabondance symbolique : la fécondité, l’alliance, la terre, la fidélité. Le rappel de cet épisode n’est pas un détail original parmi d’autres. Il est énoncé comme la promesse d’un pacte renouvelé pour les temps qui viennent.

Tout se passe donc comme si dans le monde grec commençait à émerger plus vivement que dans le monde oriental cette valorisation de l’univers de la production, cette certitude latente que la bonne cité est d’abord la cité prospère. C’est vers cette même époque qu’Hésiode dans les Travaux et le Jours décrit un monde agricole apaisé où le fruit du labeur dans les champs et la croissance des troupeaux expriment le meilleur d’une vie sage et heureuse, malgré la rigueur des tâches et du climat. Il s’est développé autour des VIIe et VIe siècles une sorte d’utopie rurale et artisanale qui n’est sans doute pas sans rapport avec la grande mue qui a touché tout un ensemble de civilisations du Moyen-Orient à l’Est méditerranéen en passant par l’Asie, et que l’on a appelé à la suite de Jaspers l’Age axial. Comme si après des siècles de guerres et de feu, une nouvelle sagesse parvenait à s’imposer, une volonté de paix et une vie plus sereine à la mesure des moyens qu’assure le travail bien fait.

Pourtant – Sauge le note d’emblée – cette pensée positive du travail, cette sagesse du retour du guerrier à la terre ne durera pas. D’autant que ce que nous entendons aujourd’hui par travail est loin des conceptions antiques. Ainsi, comme le rappelle Vernant7, le travail de la terre dans la Grèce ancienne, n’est pas compris vraiment comme du travail ; il s’identifie simplement avec la condition humaine ordinaire, il relève de la nécessité générale d’assurer sa subsistance. En cela ce travail est respecté, mais non désiré. Certes aussi le travail de l’artisan est admiré8 et Platon y puise des métaphores décisives, mais rien n’y fait : il sera vite dévalorisé aux yeux des nouvelles élites aristocratiques et des nouveaux riches. Le travail reste associé à la peine. Il est même remarquable qu’il n’y ait pas vraiment de mot en grec pour le désigner sinon la peine elle-même : ponos. Plus précisément il faudrait distinguer ce ponos du “wergon” (work, werk. œuvre) qui se réfère à l’exploit du guerrier, coup de force et d’éclat incluant le pillage qui suit la victoire et induit une économie de capture. Or dans cette dévalorisation du travail-ponos va intervenir un autre facteur décisif : l’apparition et la croissance exponentielle de l’esclavage, ← 19 | 20 → phénomène destiné à devenir pour plus d’un millénaire un trait majeur et terrible du monde antique occidental (sans parler du servage qui continue un autre millénaire et parfois plus selon les régions). Telle est la démonstration convaincante que fait Aldo Schiavone dans Histoire brisée9. Il faudra des siècles pour restaurer le statut de la troisième fonction marquée par le stigmate du travail asservi. Ce sera en partie la visée de la pensée médiévale10 ; concrètement, ce sera surtout le soulèvement progressif des populations paysannes entre le XVIIe et le XIXe siècle, celui, plus violent encore, des travailleurs pris dans la révolution industrielle et pour qui les intellectuels si constamment complices du pouvoir dans les siècles passés, se sont mis à élaborer des utopies radicales aussi tyranniques et destructrices que les puissances dont on entendait se défaire. Il fallut plus de deux millénaires et demi pour redonner au travail sa dignité – c’est dire que ce ne fut pas une mince affaire. Ce fut aussi nécessairement une question politique en ceci que le pacte de solidarité entre les deux premières fonctions en vue de contrôler la troisième n‘a cessé de se renforcer (l’autel et le trône) tout en jouant la rivalité (la plume et l’épée). Mais au final, c’est peut-être le marchand – soit l’exclu de la trifonctionnalité selon Benveniste – qui emporte le morceau. Car c’est bien depuis le pouvoir de financer que se pilote désormais celui de diriger et celui d’influencer.

On se demandera : n’est-on pas là un peu loin des questions qui concernent l’Odyssée ? Oui, si l’on s’en tient au point de vue strict du philologue. Non, si l’on tente de percevoir cette épopée dans une perspective large, celle que doit envisager toute recherche comparatiste sérieuse. Les deux grandes épopées homériques ont été les récits éducateurs de la Grèce ancienne, qui à son tour a fourni les bases de l’appareil conceptuel dont ont hérité l’Europe et l’Occident. Il importe donc de remonter jusqu’à elles. Or ce ne sont pas là des traités de sagesse, des recueils de préceptes moraux. Ce sont des récits qui semblent n’avoir d’autre but que de raconter des histoires. Si leçon il y a, elle est dans ces histoires mêmes, dans leur spontanéité (qui ne visent pas à illustrer des thèses), dans leur complexité narrative et stylistique. Ces histoires se débattent avec les modes de vie, les institutions, les croyances et les sentiments des peuples dont elles parlent, reprenant des événements passés devenus légendaires, transformés et reconstruits ; ou simplement inventés. En cela les récits ← 20 | 21 → sont des systèmes de pensée complexes enveloppés dans des personnages et des situations. C’est une pensée à l’œuvre dans le tissu entier de sa figuration – entier surtout dans ses détails.

Résumé des informations

Pages
414
Année
2018
ISBN (PDF)
9782807610545
ISBN (ePUB)
9782807610552
ISBN (MOBI)
9782807610569
ISBN (Broché)
9782807610538
DOI
10.3726/b15099
Langue
français
Date de parution
2019 (Mars)
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, New York, Oxford, Wien, 2018. 414 p.

Notes biographiques

André Sauge (Auteur)

Retraité de l’enseignement genevois, André Sauge poursuit une recherche sur la fabrique des textes en grec ancien.

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Titre: L’Odyssée ou le Retour d’Ulysse
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