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La culture comme facteur d’européisation

Le rôle de l’argument culturel dans la politique européenne de la Grèce (1944-1979)

de Antigoni-Despoina Poimenidou (Auteur)
©2020 Monographies 340 Pages
Série: Euroclio, Volume 110

Résumé

Ce livre examine les initiatives gouvernementales grecques dans le domaine de la culture, leur relation à la politique européenne ainsi que le rôle de l’argument culturel dans le cadre des efforts de la Grèce en vue de son insertion dans la famille européenne du lendemain de la Seconde guerre mondiale jusqu’à la signature du traité d’adhésion à la CEE (1944-1979).
Dès la fin de la seconde guerre mondiale, les gouvernements grecs choisissent l’Occident à travers l’affirmation de la priorité à l’ancrage européen de leur pays. A la suite de la création de la CEE, la Grèce réussit à devenir le premier pays associé à la CEE (1961). Ce processus, interrompu par la dictature (1967-1974), se conclut par la signature du traité d’adhésion en 1979. Mais à côté de motivations économique, ce choix renvoyait en réalité à des motivations beaucoup plus profondes.
Relevant de l’histoire des relations internationales et plus précisément de l’histoire de l’intégration européenne durant la période d’après-guerre, ce livre cherche à combler les lacunes historiographiques sur les relations entre la Grèce et l’Europe occidentale, en donnant une image renouvelée de cette relation au-delà de sa dimension économique. Il s’agit d’une tentative d’expliquer comment se développe une politique culturelle, comment cette politique est liée aux questions d’identité, de modernisation et d’appartenance à un certain environnement, et dans quelle mesure les initiatives dans le domaine culturel constituent le cœur de la politique européenne de la Grèce.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Remerciements
  • Table des matières
  • Introduction
  • 1. Approche méthodologique
  • 2. Le lien « spécial » entre la Grèce et l’Europe : évolution d’une précondition
  • La Grèce au regard des Européens
  • Les perspectives grecques
  • PARTIE 1 1944–1967 : Le choix de l’Europe et les premières traces d’exploitation politique de la culture
  • CHAPITRE 1 Guerre civile, faiblesse économique et anticommunisme (1944–1952)
  • 1. Les conditions politiques et économiques : incertitude et polarisation
  • L’évolution de la guerre civile grecque
  • Les conséquences politiques, sociales et économiques de la guerre civile
  • 2. La culture contre le communisme et pour l’ancrage à l’Ouest
  • L’éducation : entre les malheurs de la guerre civile et le besoin d’orientation européenne
  • Les premières traces d’une politique culturelle à orientation européenne ?
  • CHAPITRE 2 Stabilité, croissance et rapprochement avec la CEE.
  • 1. La droite et le choix de l’Europe
  • 2. Culture et initiatives gouvernementales : vers une orientation européenne
  • Actions visant les Grecs
  • Actions visant les Européens
  • Deux études de cas d’une signification symbolique
  • a) Les festivals d’Athènes et d’Épidaure
  • b) Son et Lumière
  • CHAPITRE 3 Crise politique et attitude peu claire envers l’Europe (1963–1967)
  • 1. Les nouvelles données économiques et politiques
  • 2. La réforme de l’éducation de 1964 : la seule manifestation de politique culturelle d’orientation européenne de l’Union du Centre
  • PARTIE 2 1967–1974 : La dictature des colonels. La culture au service du régime et comme facteur de résistance
  • CHAPITRE 4 Les sept ans de dictature des colonels (1967–1974) : incertitudes et isolement
  • CHAPITRE 5 La nouvelle donne politique et son impact sur les relations entre la Grèce et l’Europe
  • 1. L’instauration de la dictature et la réaction de l’Europe
  • Le régime des colonels et les pays européens : pragmatistes vs opposants
  • Le régime des colonels et les institutions européennes
  • 2. Le rôle des États-Unis durant la dictature et le renforcement de l’européisme en Grèce après la restauration de la démocratie
  • CHAPITRE 6 Culture et dictature : une exploitation de la culture pour le renforcement du régime
  • 1. L’idéologie et la rhétorique des colonels
  • 2. L’idéologie en application : contrôle, censure et arrestations
  • 3. La culture : un instrument de propagande puissant
  • CHAPITRE 7 La dictature et l’opposition : la culture comme moyen de résistance
  • 1. Le monde politique grec et l’opposition au régime des colonels : une question de choix politique et culturel
  • Constantin Caramanlis : une voix d’opposition venue de l’Europe
  • Constantin Tsatsos : une voix d’opposition « philosophique » à l’intérieur de la Grèce
  • Panagiotis Canellopoulos : une tentative de motiver l’ensemble du monde politique contre les colonels
  • Jean Pesmazoglou : l’opposition au nom des relations avec l’Europe
  • 2. Écrivains et artistes dans l’opposition : une question de culture
  • L’attitude des intellectuels et des artistes en Grèce
  • Deux personnalités de la culture, symboles de la lutte antidictatoriale pour les Européens : Mikis Theodorakis et Mélina Mercouri
  • 3. L’émergence d’un nouveau « philhellénisme » en Europe
  • Les initiatives d’hommes de lettres et d’artistes
  • Les organisations de lutte contre la dictature en Europe : coopération entre les Grecs et les Européens
  • PARTIE 3 1974–1979 : La mobilisation culturelle grecque en vue de l’adhésion à la CEE
  • CHAPITRE 8 Stabilisation de la démocratie, renforcement du système politique et modernisation de l’État
  • 1. Le gouvernement d’Unité nationale et les deux gouvernements de Caramanlis : le nouveau cadre politique
  • 2. La politique étrangère
  • CHAPITRE 9 La restauration de la démocratie et le « retour » à l’Europe
  • 1. Le rapprochement avec la CEE
  • La demande d’adhésion : émergence de scepticisme
  • L’évolution des négociations
  • 2. Le contexte de l’adhésion en Grèce et en Europe
  • Le monde politique grec et l’adhésion à la CEE
  • Les Européens face à l’adhésion grecque à la CEE
  • Les contacts avec les Européens : une argumentation politique et culturelle
  • CHAPITRE 10 Politique culturelle et candidature à la CEE : la culture – la clé du rôle de la Grèce dans le monde contemporain
  • 1. Les initiatives gouvernementales au niveau culturel après la restauration de la démocratie
  • L’éducation
  • Sites archéologiques
  • Rénovation des infrastructures culturelles
  • Festivals et initiatives théâtrales éducatives
  • Le sport
  • Le tourisme
  • Les grandes initiatives dans le domaine de la culture
  • a) Centre culturel d’Athènes
  • b) Centre culturel européen de Delphes
  • c) Vers l’organisation permanente des Jeux olympiques en Grèce ?
  • 2. Les intellectuels du gouvernement à l’appui de la candidature : porteurs de l’argument culturel
  • Constantin Tsatsos
  • a) Dialogues au Monastère
  • b) La Grèce et l’Europe
  • Constantin Trypanis
  • Paul Tzermias
  • 3. La signature du Traité d’adhésion à Athènes et la reconnaissance des efforts grecs quant à la diffusion de l’idée européenne
  • Conclusion
  • Les conditions d’émergence des initiatives culturelles dans la politique européenne de la Grèce
  • La mise en pratique et l’évolution des initiatives culturelles dans la politique européenne de la Grèce
  • Bibliographie
  • Index
  • Titres de la collection

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Introduction

1. Approche méthodologique

Le présent ouvrage traite du rôle organique de la culture et de son application dans la politique européenne de la Grèce, du lendemain de la Seconde Guerre mondiale à son adhésion à la CEE (1944–1979). Dans la politique européenne de la Grèce pendant la période concernée, l’argument culturel renvoie aux idées d’identité nationale, au sentiment d’appartenance, voire à l’image approfondie de l’Europe. Parallèlement, on peut soutenir qu’elle est inextricablement liée à l’histoire de l’intégration européenne.

Le choix européen des gouvernements grecs est lié à une vision du monde. Il est la réponse à la question des Grecs concernant leur place dans le monde et leur relation particulière avec l’Europe. Il était impossible, pour la Grèce, de ne pas suivre la tendance générale. D’une part, l’expérience de la guerre civile (1946–1949) avait intensifié chez elle le besoin de s’identifier comme partie du monde récemment créé. D’autre part, l’existence de personnes dont l’éducation et la philosophie étaient « européennes » dans les gouvernements des premières années d’après-guerre facilitait, en Grèce, l’organisation d’initiatives culturelles liées à la politique européenne, qui visaient à former l’identité de citoyen européen pour les Grecs et à faire de la Grèce une partie substantielle de l’Europe occidentale.

Faisant partie intégrante d’une politique, l’élément culturel – tel que nous l’étudions dans le cadre de cette étude – est, en réalité, un message orienté vers les autres et visant à satisfaire les demandes d’un pays. Dans notre cas, les autres pays concernés sont les pays européens avec pour objectif de leur faire accepter la Grèce comme pays membre de la CEE – élément qui explique l’emphase placée sur les États membres clés de la communauté, comme la France et l’Allemagne. De surcroît, il importe d’examiner les moments, les modes ainsi que le cadre ←17 | 18→historique, économique et social, dans lesquels les initiatives culturelles des gouvernements grecs ont pu surgir. Dès la fondation de l’État grec moderne, son passé historique constitua le point central de référence, du système éducatif à l’architecture publique. Dans ce cadre, la question qui se pose est celle de savoir quand et pourquoi le leadership politique décida d’exploiter ce passé au niveau proprement politique.

Par ailleurs, le concept de culture ne peut se limiter aux seules fonctions de la politique étrangère. Ce qui, finalement, a été présenté comme argument culturel aux principaux partenaires de la Grèce dans les années 1970 était le produit final d’un long processus qui impliquait l’image de soi des Grecs et la mise en forme des buts ultimes du récit national grec développé depuis le XIXe siècle. Un des arguments de cet ouvrage sera que la projection de l’élément culturel dans la politique européenne de la Grèce eut lieu non pas dans des locaux fermés destinés aux réunions culturelles ; bien au contraire, elle fut visible à travers les choix de base relatifs au développement économique, éducatif, aux choix politiques fondamentaux établis pendant la guerre froide et, finalement, à la vision du monde des hommes qui déterminèrent la politique européenne de la Grèce sur le plan intellectuel et politique et à la dynamique des parties de l’opinion publique qui les appuyaient. Le contact accru entre les peuples à travers le tourisme a permis de faire connaître la Grèce à une plus grande partie de l’opinion publique internationale et européenne avec en perspective une approche de fond. Même dans la période traumatique de la dictature (1967–1974), l’expérience de la société grecque, qui voyait dans l’Europe le défenseur de la démocratie et des droits de l’homme, donna une impulsion importante à la mise en œuvre du projet européen de la Grèce. La culture (et ses manifestations dans les domaines de l’économie, du tourisme et de la communication) ne fit pas l’objet de textes juridiques entre la Grèce et la CEE, mais elle constitua une grande partie du contexte qui a profondément influencé les consultations pertinentes. Tous ces éléments fonctionnèrent comme des préconditions et portèrent leurs fruits quand se posa la question de l’adhésion de la Grèce à la Communauté européenne. Par conséquent, cette étude vise à décrire un phénomène qui est à la fois interne et international, politique et intellectuel, et qui, même s’il ne détermine pas directement les textes de base des accords (surtout économiques) conclus avec la CEE (1961 et 1979), explique en profondeur la nature des choix grecs.

Cette approche multidimensionnelle du sujet rend indispensable de procéder d’abord à la définition de la « culture ». Non seulement le contexte ←18 | 19→du terme de « culture » change au fil du temps et des circonstances, mais il est aussi influencé par la différence qualitative entre la culture des élites intellectuelles – high culture – et la culture populaire – pop culture1. Dans tous les cas, il faut noter que la « culture » – qui plusieurs fois coïncide sur le plan conceptuel avec le terme « civilisation » – présente certains aspects de fond : la culture se réfère aux valeurs et aux biens ; il s’agit d’un caractère de « groupe » (national ou d’une autre nature) ; elle a aussi un caractère diachronique et, selon la sociologie, est dotée d’un dynamisme puisqu’elle se base sur une continuité2.

Le présent ouvrage traite la question des initiatives culturelles au sein de la politique européenne des gouvernements grecs. Il entre ainsi dans les études des relations internationales, puisqu’il concerne la politique européenne et les relations bilatérales entre la Grèce et l’Europe. Cependant, le sujet fait aussi partie de l’histoire diplomatique, dans la mesure où il couvre une partie de la politique étrangère de la Grèce face aux Européens. Une approche purement historique, fondée sur l’analyse de l’évolution des relations politiques et diplomatiques entre les deux parties, ne pouvait pas saisir en profondeur les initiatives du côté grec dans le domaine culturel comme partie d’une image de soi. En fait, cet ouvrage concerne davantage le domaine de l’histoire des relations internationales, dans lequel la problématique des « forces profondes » (référents culturels et identitaires, forces matérielles, spirituelles et mentalités collectives)3, introduite par l’historien Pierre Renouvin4, apparaît comme essentielle en historiographie.

Dans cette perspective qui se veut attentive et ouverte aux « forces profondes », la culture est vue comme vecteur de puissance ayant la capacité d’influencer non seulement les élites et les milieux influents des États étrangers, mais aussi l’opinion publique et de faire connaître la ←19 | 20→richesse culturelle comme partie de la mentalité et de l’identité nationale5. Cette dernière ne peut être dissociée des rapports conjoncturels entre la politique extérieure et la politique intérieure dans le concept général d’interaction des facteurs externes et internes6. S’agissant de la culture, la complexité des composantes des « forces profondes », et notamment leur interaction et leur influence sur la politique extérieure du pays, se reflétera au travers de notre étude. Des circonstances politiques et sociales aux personnages politiques et intellectuels, les facteurs qui forment et caractérisent chaque période des années étudiées, se différencient et leur importance varie, prouvant ainsi que les « forces profondes » nous offrent les outils nécessaires pour une valorisation correcte et un approfondissement de nos interprétations. Il ne suffit pas d’enregistrer les décisions à un niveau gouvernemental sans prendre en considération l’identité et la mentalité des acteurs et des personnes ayant pesé dans ces décisions : environnements géographique et culturel, éducation, prédispositions européennes. L’environnement politique proche influence et, plusieurs fois, définit, dans la limite où cela est permis, la ligne politique. Par conséquent, sa typologie et sa qualité jouent un rôle important. Dans l’histoire des relations internationales, l’ancienne distinction entre les questions « externes » et « internes » n’est plus aussi prégnante. Les historiens contemporains comprennent l’importance des données économiques, de la scène politique intérieure et de l’opinion publique, et dans ce contexte, de l’élément culturel, dans l’élaboration des relations internationales7.

Dans tous les cas, les « forces profondes » et leur analyse constituent un élément d’étude et non l’étude en soi. L’environnement international de la guerre froide et de la construction européenne forment le prisme incontournable pour l’analyse et l’approche de l’argument culturel dans le cadre de la politique européenne de la Grèce entre 1944 et 1979. L’aspect culturel ne dit pas toute l’histoire de la politique européenne de ←20 | 21→la Grèce – naturellement, il ne le peut pas – car elle concerne la question des relations politiques internationales, de la sécurité et de l’économie. Il s’agit cependant d’un paramètre important.

2. Le lien « spécial » entre la Grèce et l’Europe : évolution d’une précondition

L’insertion dans le cadre européen a toujours été un projet cher à la Grèce. Or la période de l’après-guerre offre à ce pays (relativement petit) un contexte qu’il ne connaissait pas auparavant, à savoir des processus internationaux par lesquels un pays économiquement peu développé de la périphérie européenne pouvait être admis dans un système plus large, celui de l’économie européenne. Dans le même temps, l’élément culturel par rapport à l’Europe était un choix organique pour les gouvernements grecs grâce à l’existence de personnes dont l’éducation et la philosophie étaient vraiment européennes. Ces dernières ont facilité l’organisation d’une politique culturelle visant à former l’identité de citoyen européen pour les Grecs, et à faire de la Grèce une partie substantielle de l’Europe occidentale.

Dans ce contexte, il convient de se demander s’il existait un « terrain fertile » tant en Grèce qu’en Europe pour l’évolution d’une telle vision de soi et, à un autre niveau, une argumentation politique qui se baserait sur la culture. Tout d’abord, il est impératif que nous nous concentrions sur la relation entre les deux paramètres : l’histoire et la civilisation grecques, ainsi que leur intégration au niveau européen. L’opinion des différentes parties de la population joue sans doute un rôle prédominant à propos du traitement de l’héritage. Il est en particulier nécessaire de comprendre la vision des Européens sur la Grèce et celle des Grecs sur l’Europe, telles qu’elles se sont établies dans l’histoire. Des différences existent, ayant pour bases la période historique, la nationalité, la situation politique et sociale. Par exemple, il est logique que les élites sociales et intellectuelles du XVIIe au XXe siècle se confrontent différemment à l’héritage grec. De façon similaire, la mentalité d’un homme politique avant et après les deux guerres mondiales n’est pas la même. L’héritage grec et ses principes démocratiques, politiques et européens se dotent d’une dynamique beaucoup plus forte après la Seconde Guerre mondiale en raison des conséquences économiques, politiques et sociales du conflit.

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Par conséquent, pour évaluer correctement le rôle et la dynamique de la culture par rapport à la politique européenne de la Grèce durant la période d’après-guerre, il est indispensable d’explorer ses préconditions historiques.

La Grèce au regard des Européens

Les échanges entre la Grèce et l’Europe ne constituent pas un phénomène historique récent. Dès l’Antiquité, les peuples européens reconnurent dans les principes éthiques, politiques et philosophiques développés par les Grecs leurs propres valeurs, même si ces principes revêtirent des formulations adaptées à chacun d’entre eux. Les Romains furent le premier peuple à bénéficier de l’héritage grec. Dans le cadre d’unification de la région méditerranéenne offert par l’Empire romain, la culture grecque, même sous une forme différente et une autre langue, joua un rôle primordial à travers son expansion dans l’ensemble du continent européen. Dans les premiers siècles du christianisme, les littératures classiques survécurent et continuèrent de porter des valeurs similaires pour l’ensemble des Européens. Et même si, progressivement, la connaissance de la langue grecque se fit plus rare8, l’élite intellectuelle continua à s’intéresser à l’héritage grec9. Byzance joua un rôle prédominant quant à la transmission de l’héritage grec ; une contribution qui ne fut reconnue que lors des dernières décennies de l’Empire byzantin. Sans le rôle de Byzance, la culture grecque, transmise à l’Ouest par Rome, aurait disparu lors des invasions barbares au début du Moyen Âge10. Quelques décennies avant la chute de Constantinople (1453), des érudits grecs commencèrent à émigrer à Venise ainsi que dans les principautés ←22 | 23→italiennes, emportant avec eux quantité de manuscrits, et jouèrent un rôle particulièrement actif dans la transmission des écrits grecs, tels que l’encyclopédie appelée « Souda », constituée vers la fin du XVe siècle et imprimée par Démétrius Chalcocondyle11 à Milan en 149912.

Progressivement, la vision des Européens concernant la Grèce et sa culture changea. Les différents mouvements émergeant en Europe contribuèrent à la redécouverte de la culture grecque, de ses valeurs, et notamment de son importance pour la culture occidentale. Dès la période de la Renaissance, des membres de l’élite intellectuelle byzantine envoyèrent leurs représentants en Europe pour transmettre le flambeau de la pensée grecque à l’Occident. Le dialogue entre la Grèce et l’Europe se retrouva ainsi dans les écrits du diplomate et penseur politique Machiavel, à travers notamment les concepts et les nouveaux champs épistémologiques qu’il développa13. Après les premiers échanges culturels, des Européens visitèrent la Grèce, en vue de découvrir la terre où les principes de l’humanisme étaient apparus. Le XVIe siècle fut marqué par les premiers exemples de voyages d’Européens dans les territoires grecs. Influencés par l’humanisme et la reconnaissance de l’apport grec classique de l’Antiquité, les voyageurs européens – parmi lesquels les Français étaient majoritaires – croyaient en un Orient dont l’aura était mythique. Les voyageurs se considéraient comme des « dépositaires de l’héritage antique grec et romain »14. Le XVIIe siècle ouvrit une nouvelle ère où l’éducation classique domina en Europe et fut marquée par l’enthousiasme pour les concepts philosophiques et littéraires ainsi que pour les méthodes mathématiques et les technologies.

C’est cependant le XVIIIe siècle qui posa les bases d’une assimilation plus profonde et publique15 de l’héritage grec en donnant naissance à la notion de néoclassicisme. L’expansion du phénomène du néoclassicisme en Allemagne s’accompagna de l’idée d’une ←23 | 24→parenté spirituelle entre les Grecs et les Allemands, concernant la langue, la culture et la politique, exprimée principalement par le philosophe prussien, Wilhelm von Humboldt, fonctionnaire d’État et fondateur de l’université de Berlin16. La France des Lumières joua un rôle prédominant dans la consolidation et la diffusion, parmi les Européens, de la pensée et des valeurs grecques – ce que reconnaît Chateaubriand quand il en parle du respect « traditionnel » du peuple français envers la Grèce17 et qu’il nomme la France « fille aînée de la Grèce par le courage, le génie et les arts »18. Dans les écrits des représentants les plus importants des Lumières, les références, directes ou indirectes, au passé grec sont nombreuses. Diderot, un des auteurs de l’Encyclopédie, était un grand lecteur de Platon, dont les influences sont visibles dans son article « Platonisme » publié en 1757 :

La république la plus heureuse est celle où le souverain philosophe connaît le premier bien. Les hommes vivront misérables tant que les philosophes ne régneront pas, ou que ceux qui règnent privés d’une sorte d’inspiration divine, ne seront pas philosophes19.

La deuxième grande étape fut la Révolution française qui, à son tour, affecta d’un point de vue politique l’ensemble de l’Europe. La période révolutionnaire dans l’histoire de France puise sa source dans l’idéologie du pouvoir de la Cité antique, reflétée dans les discours des principaux acteurs qui traitaient la question de la république fondée sur la vertu. Pour Robespierre, le modèle était la cité de Sparte. Sans doute cette identification au monde grec était-elle une caractéristique des dirigeants ←24 | 25→de la Révolution, posant la question de la possibilité d’une modernité de l’Antiquité20.

Dès le début du XIXe siècle, les circonstances changèrent radicalement. Les Européens passèrent d’un regard très général sur la Grèce à une perception beaucoup plus spécifique marquée par la révolte des Grecs contre les Turcs et dont la conséquence fut le développement du mouvement philhellène. Ce sentiment d’amitié et de soutien à la Révolution grecque s’exprima tant à travers des écrits qu’à travers un appui à la cause grecque, symbolisé par Lord Byron21. Les souvenirs de l’Antiquité, notamment dans la période où le classicisme était en vogue, alimentèrent l’intérêt des Occidentaux pour ce peuple qui habitait la terre sacrée de l’Antiquité, considéré comme le descendant des anciens philosophes et des héros.

En outre, la Révolution grecque – une lutte de la Croix contre le Croissant – induisit la sensibilisation des peuples occidentaux qui depuis les guerres de religion en Europe étaient devenus plus tolérants envers les orthodoxes de l’Orient. Enfin, la guerre entreprise par les Grecs contre l’Empire ottoman pour reconquérir leur indépendance politique et leur identité nationale, leurs premiers succès militaires et certains actes d’héroïsme retentissants suscitèrent une vague d’intérêt et de sympathie à leur égard, et les exactions commises par les Turcs pendant l’insurrection provoquèrent une vive compassion de la part des peuples de l’Europe occidentale.

On se doit toutefois de distinguer deux aspects du philhellénisme : le philhellénisme des écrits des philhellènes et le philhellénisme réel, exprimé à la fois par l’aide financière et par l’envoi de soldats pour aider les Grecs et leur révolution (1821–1829). À la publication de diverses informations par la presse s’ajoutèrent souvent de longues analyses de la situation en Grèce et des études historiques et ethnographiques sur les régions où ←25 | 26→se déroulaient les événements22. Fauriel, professeur de littérature à la Sorbonne, dans son article intitulé « Les chants populaires de la Grèce moderne », publié dans Pandore en 1824, indiquait que la révolution grecque était un événement indispensable pour « attirer l’attention de tout ce qui porte le nom d’homme ». Par ailleurs, Victor Hugo, inspiré par la mobilisation de ce peuple, écrivait dans le recueil des Orientales :

Mais les rois restent sourds, les chaires sont muettes. Ton nom n’échauffe ici que des cœurs de poètes. À la Gloire, à la vie on demande tes droits. À la croix grecque, Hellé, ta gloire se confie. C’est un peuple qu’on crucifie ! Qu’importe, hélas ! Sur quelle croix !23

Cependant, le mouvement philhellène ne se limita pas seulement à la France, il s’étendit jusqu’en 1829 à la plupart des pays européens. Par exemple, en Allemagne, le mouvement du néohumanisme renforça l’expansion du philhellénisme. De Winckelmann à Wolf, de Goethe à Hölderlin, le monde intellectuel allemand contribua à l’évolution de la pensée philhellène24. L’enthousiasme pour le soulèvement de la Grèce en 1821 fut, en Allemagne, un sentiment très complexe, résultant de trois grandes forces : la passion politique, la foi religieuse et le culte d’un idéal artistique. Le philhellénisme, dans ce pays, apparaissait tantôt comme un épisode de l’histoire du libéralisme, tantôt comme un courant purement littéraire25.

Le mouvement philhellène se présentait aussi comme une organisation fortement structurée dont l’objectif était de réunir les soutiens financiers et matériels nécessaires ainsi que des volontaires. Dans différents pays européens, des comités furent mis sur pied dont le but était tant l’information que l’aide matérielle en faveur des Grecs. Les premiers comités du mouvement s’organisèrent notamment à l’été et à l’automne 1821 en Allemagne et en Suisse, en réaction quasi immédiate aux événements grecs. La France participa aussi dès 1822 avec son premier comité (Comité de Lyon). L’Angleterre fit partie de la deuxième vague, ←26 | 27→qui se déclencha dès 1823, tandis qu’un comité spécifique pour les Grecs s’était formé dans le cadre de l’organisation philanthropique des Quakers. La troisième vague, la plus importante, débuta avec la formation du comité de Paris en 182526 et déploya son action dans quasiment toute l’Europe occidentale, du royaume de Prusse à Stockholm et à Copenhague, et de Luxembourg à La Haye27.

La fin de la Révolution et la formation de l’État grec ne mirent pas un terme à l’intérêt des Européens pour la Grèce. La France joua un rôle dirigeant dans ce sens. La fondation de l’École française d’Athènes au cœur du pays grec en est une preuve incontestable28. Fondée dans la capitale du nouvel État national le 11 septembre 1846, l’École française d’Athènes ne surgit pas comme une création ex nihilo : elle était liée à la redécouverte de la Grèce antique ainsi qu’à la lutte des Grecs pour leur indépendance29. La France ne fut pas le seul État européen à montrer un intérêt durable pour la Grèce. Vinrent aussi s’établir en Grèce d’autres écoles d’archéologie au XIXe siècle et à l’aube du XXe siècle. En 1874 fut fondé l’Institut archéologique allemand ; en 1881, l’École américaine d’études classiques ; en 1886, l’École archéologique britannique ; en 190830, l’Institut archéologique autrichien ; et en 1909, l’École archéologique italienne31.

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Les années 1890 inaugurèrent une période particulièrement importante pour la Grèce quant à sa position sur la scène internationale. Pierre de Coubertin, fondateur des Jeux olympiques modernes, fut une figure centrale dans cette nouvelle approche de la Grèce. Avec le ministre français de l’Instruction publique, Jules Simon, ce dernier organisa, en 1889, le « Congrès international pour la propagation des activités physiques dans l’éducation »32. Les discussions autour de l’organisation des Jeux – qui eurent lieu pour la première fois dans le grand amphithéâtre Carnot de la Sorbonne, en 1894 – provoquèrent de nombreuses discussions en France33. Cependant, malgré les débats et le scepticisme du côté grec – pour des raisons économiques –, ces Jeux donnèrent l’occasion à la Grèce, de redevenir le centre du monde34.

Le XXe siècle, avec sa nouvelle donne politique, sociale et idéologique, entraîna un changement dans la pensée des Européens. Ayant perdu sa position dominante dans le monde, l’Europe était à la recherche d’un nouveau rôle qui pourrait répondre aux nouveaux défis. Durant cette période, les premières idées organisées sur l’unité européenne virent le jour. Bien évidemment, elles étaient le résultat d’une longue évolution de la pensée européenne35. Mais la formulation de l’idée européenne connut un premier apogée après la Première Guerre mondiale. Au-delà de la dimension économique et de la référence au modèle américain, ←28 | 29→il faut noter l’importance de la dimension culturelle et historique dans « l’européisme » des années 1920. Les Européens reconnaissaient ainsi que l’histoire de leur continent était le fruit d’une longue maturation d’un « processus de civilisation »36. Un des pionniers de l’idée européenne fut incontestablement le comte Richard Coudenhove-Kalergi, dont le son livre-manifeste Paneurope, publié en 1923, revendique l’existence d’une culture européenne :

Dans un premier temps, la Grèce était l’Europe de l’Antiquité. La concurrence avec la Perse, entre l’Europe et l’Asie, a donné naissance à l’idée européenne. Les frontières de cette Europe étaient la Méditerranée, la mer de Marmara et la mer Noire. Alexandre le Grand supprima les frontières politiques entre l’Europe et l’Asie, en fondant le premier État européen, qui était spirituellement synonyme de la langue grecque37.

D’autres analystes comme Jules Destrée et Gaston Riou développèrent des pensées similaires38. Il convient de souligner que les événements dramatiques qui marquèrent la fin de la guerre en Asie Mineure39 influencèrent incontestablement cette tendance. L’évacuation des Grecs d’Asie Mineure à la suite du conflit avec la Turquie fut associée pour une partie des Européens à l’affrontement entre musulmans et chrétiens, entre Turcs et Européens. Ces événements eurent pour résultat que ←29 | 30→l’élite intellectuelle identifia plus nettement la contribution grecque à l’Europe40.

Dans cette perspective, une contribution essentielle fut celle d’Octave Merlier, une personnalité représentative du philhellénisme au XXe siècle, qui « entama » une carrière d’helléniste et plus particulièrement de néo-helléniste. Malgré ses nombreuses tâches relatives à l’enseignement et à l’administration à l’Institut français41, il poursuivit, par ses recherches personnelles sur la langue grecque moderne et la littérature, son projet sur la « réalité grecque », par exemple à travers la publication d’un article sur la nouvelle ville d’Athènes42 et ses problèmes. Il traduisit des poèmes de Palamas43, des lettres et des nouvelles de Papadiamandis44. Selon lui, pour la première fois, la Grèce était en mesure de présenter au monde son activité culturelle contemporaine, digne reflet de son héroïsme et de ses vertus patriotiques45.

Suivant le climat général de l’entre-deux-guerres, les études classiques fleurirent à nouveau. Charles Picard, Henri-Irénée Marrou, Georges Dumézil, Louis Robert ne sont que quelques-uns parmi les spécialistes ←30 | 31→français les plus remarquables des études classiques. La tradition anglo-saxonne était dominée par Moses Finley46. Les thématiques qui intéressaient les historiens se concentraient sur la démocratie, la continuité de la civilisation grecque ainsi que ses valeurs communes. Finley écrivit sur l’héritage de Rome en 1928 et publia un livre consacré à l’héritage de la Grèce. La démocratie d’Athènes était considérée comme une tentative de construire un idéal politique, même si les différences sociales, parmi les citoyens, étaient évidentes47.

Durant les années 1940, et même pendant la Seconde Guerre mondiale, la production de ce type de textes ne fut pas affectée. En septembre 1941, dans la Revue des deux mondes, André Siegfried publia un article intitulé « La civilisation occidentale », dans lequel il énumère les sources de la civilisation antique. Familiarisé avec la différence entre Europe de l’Est et de l’Ouest, il souligne que le raisonnement et l’art d’utiliser des arguments ont été transférés à l’Ouest par les Grecs. Selon Siegfried, la Cité de l’Antiquité en attribuant la priorité à l’individu et à la liberté a été le précurseur de l’État européen moderne48. Pour Jacqueline de Romilly, la Grèce antique présente « l’avantage unique de nous faire assister à la transformation de règles en lois ». Une remarque importante est que la loi présente un double symbole : elle incarne, pour les Grecs, non seulement la lutte contre la tyrannie, mais aussi le combat contre les barbares49. Cette reconnaissance de la culture des Grecs anciens est présente dans ses ouvrages50.

Ce n’était donc pas seulement la Grèce antique qui attirait l’intérêt des Européens pendant les années 1940. Lors de la Seconde Guerre mondiale, pour la deuxième fois dans l’histoire contemporaine – la première a été la Révolution de 1821 –, la Grèce moderne était considérée par les Européens comme la digne héritière de la Grèce antique51. La forte résistance des Grecs contre les Italiens et les Allemands devint un ←31 | 32→symbole pour les autres Européens. Ainsi, la réputation de la résistance grecque contre les puissances de l’Axe fut appréciée par Albert Einstein. Désireux de souligner l’importance de cette résistance contre le « nouveau monde » d’Hitler, il affirma qu’il s’intéressait plus aux Grecs qu’à la science52. Les nouvelles évoquant l’héroïsme des Grecs, en dépit de leur faible nombre, agirent comme une « décharge électrique » sur une France occupée par l’Allemagne.

Selon le Premier ministre de la Grande-Bretagne, Winston Churchill :

Faut-il soutenir que les Grecs combattent comme des héros ou que les héros combattent comme les Grecs ? Ou bien s’il n’y avait pas eu la vertu et le courage des Grecs, nous ne connaîtrions pas l’issue de la Seconde Guerre mondiale53.

Pour la génération de l’entre-deux-guerres et celle qui allait jouer le rôle le plus important dans l’immédiat après-guerre, l’image de la Grèce retrouvait à nouveau sa dimension héroïque et symbolique.

Les perspectives grecques

Le mot « Europe » apparaît pour la première fois dans la mythologie grecque. Les premières références indirectes se trouvent dans les épopées homériques54 et les premières mentions directes figurent dans l’œuvre d’Hésiode (Théogonie et Les Travaux et les Jours). Le mythe, très diversifié, est également présenté au début de l’œuvre d’Hérodote55.

Résumé des informations

Pages
340
Année
2020
ISBN (PDF)
9782807615182
ISBN (ePUB)
9782807615199
ISBN (MOBI)
9782807615205
ISBN (Broché)
9782807615175
DOI
10.3726/b17005
Langue
français
Date de parution
2020 (Août)
Published
Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2020. 340 p.

Notes biographiques

Antigoni-Despoina Poimenidou (Auteur)

A.-D. Poimenidou, Dr. en histoire des relations internationales et de l'Europe (Sorbonne Université-2018), est postdoc chercheure à l'Université d'Athènes et boursière de la Fondation des Bourses d'État. Ses recherches portent sur les intellectuels grecs et l'idée de l'Ouest (1945-63).

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Titre: La culture comme facteur d’européisation
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