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Vieillir en intérim

Fins de carrière et parcours de vie d'une population fragilisée

de Nathalie Burnay (Auteur)
©2020 Monographies 182 Pages
Série: Action publique / Public Action, Volume 17

Résumé

L’allongement des carrières est à l’agenda politique depuis quelques années déjà. Le maintien des travailleurs âgés en emploi est devenu une priorité des instances européennes, relayée par différents gouvernements nationaux. Cependant, si d’un côté les seniors sont de plus en plus tenus de demeurer sur le marché du travail, de l’autre, ils en éprouvent de réelles difficultés.
C’est dans cette double perspective que l’intérim en fin de carrière se développe depuis une dizaine d’années. Comment appréhender cette nouvelle réalité ? Comment comprendre les parcours professionnels et sociaux de cette population fragilisée ? A partir d’une enquête menée en Belgique francophone auprès d’intérimaires de plus de 45 ans, les réponses apportées à ces interrogations montrent toute la complexité des situations individuelles, mais font également ressortir les transformations sociales et culturelles du monde contemporain. Cet ouvrage s’adresse aux chercheurs en sciences sociales et aux professionnels du secteur de l’intérim.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Chapitre 1 Introduction
  • Chapitre 2 De l’intérim à l’intérim senior
  • 1. Intérim, travail et emploi
  • 2. Des vécus au travail à l’insertion des jeunes en emploi
  • Chapitre 3 De l’intérim dans des parcours de vie
  • 1. Une approche individualisante
  • 2. Une approche institutionnalisante
  • 3. De l’inscription temporelle du parcours de vie
  • Chapitre 4 Un cadre méthodologique
  • 1. Une génération inscrite dans des processus sociohistoriques
  • 2. Récolte des données
  • 3. L’analyse des données
  • Chapitre 5 Des parcours de vie précaires
  • 1. Des parcours de vie construits sur la précarité
  • 2. Des parcours professionnels décousus et fatigants
  • 3. De l’intérim par dépit
  • 4. Des temporalités qui enferment
  • 5. En conclusion
  • Chapitre 6 Des parcours rompus : des ruptures professionnelles
  • 1. Des parcours de vie marqués par une rupture professionnelle
  • 2. Des carrières professionnelles construites sur la stabilité
  • 3. De l’intérim par défaut
  • 4. Des temporalités suspendues
  • 5. En conclusion
  • Chapitre 7 Des parcours rompus : ruptures biographiques
  • 1. Des parcours de vie marqués par une rupture biographique
  • 2. Des parcours professionnels qui s’adaptent aux aléas de la vie
  • 3. Le vécu de l’intérim
  • 4. Des temporalités qui consacrent la rupture biographique
  • 5. En conclusion
  • Chapitre 8 Des parcours de vie opportunistes
  • 1. Des parcours de vie polycentrés
  • 2. Des parcours professionnels traversés par des valeurs expressives
  • 3. Un intérim opportuniste
  • 4. Un rapport au temps où le présent se vit
  • 5. En conclusion
  • Chapitre 9 Des parcours de vie nomades
  • 1. Des parcours de vie construits sur l’engagement professionnel
  • 2. Des parcours professionnels nomades
  • 3. De l’intérim par projet
  • 4. Des temporalités construites autour de l’anticipation
  • 5. En conclusion
  • Chapitre 10 De l’intérim senior
  • 1. Du coût au coup chez les précaires
  • 2. Désillusion et résignation dans les parcours rompus
  • 3. Le recentrage des opportunistes
  • 4. La rationalisation des nomades
  • 5. Conclusion
  • Chapitre 11 De l’intérim senior à l’aune des transformations culturelles
  • 1. Une génération scrutée
  • 2. Des changements actés dans des travaux contemporains
  • 3. De la mono-centration du travail à la pluri-centration identitaire
  • 4. Des modèles culturels dans l’intérim senior
  • Chapitre 12 Conclusions
  • Bibliographie

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Chapitre 1   Introduction

Mais il me semble que le travail à contrat indéterminé ne sert plus de modèle unique chez les Français. Son principal inconvénient, paradoxalement, tient à sa vulnérabilité : l’employeur peut, si son entreprise est rachetée, plonger ses employés subitement, même sans le vouloir, dans une situation dramatique de précarité. C’est un véritable challenge pour notre ancien modèle, qui pensait que la loi et la convention collective pouvaient réguler de façon impérative, à travers des règles homogènes et unifiées, la relation de travail. Et si la généralisation du CDI n’était qu’une exception, voire une anomalie de l’histoire économique et sociale ? (Pennel, p. 82)

Cette citation de Denis Pennel1 ouvre notre ouvrage sur une provocation. En effet, si on peut s’accorder sur la première partie de la citation, la seconde interpelle davantage. La protection liée à l’acquisition d’un contrat à durée indéterminée n’est certes pas totale, et en Belgique moins encore qu’en France, elle ne garantit en effet pas au salarié un emploi à vie chez un seul et même employeur. Par ailleurs, l’effritement des Etats-providence depuis le milieu des années 1980 génère une montée progressive de l’insécurité dans l’emploi salarié, avec le développement de contrats bien souvent moins stables, moins protecteurs, moins rémunérateurs. Pour preuve ces dernières statistiques du ministère fédéral des affaires économiques : depuis 2012, 90% des embauches en Belgique ne se font déjà plus sous forme de CDI. Les temps partiels concernent 27% de la population active (46% aux Pays-Bas et seulement 19% en France !) dont 44% de femmes, et l’on dénombre près de 35 contrats de travail différents en Belgique. La multiplication des types de contrat rend de facto le marché du travail plus complexe à appréhender mais aussi à analyser. Les vécus au travail se différencient tant par leur contenu que par leur statut. La flexibilité atteint à la fois les temporalités au ←11 | 12→travail, le déroulement des carrières et augmente l’interchangeabilité des salariés. C’est sans compter sur le développement des emplois de « faux indépendants » qui doivent prester des activités salariées sous un statut d’autoentrepreneur. Cette déstabilisation du marché du travail engendre de nouvelles formes de précarisation qui touchent des populations de plus en plus grandes et placent certaines catégories de la population dans des situations dignes du 19ème siècle. De nombreux ouvrages publiés ces dernières années montrent avec acuité une forme de déstabilisation de la norme salariale, c’est-à-dire de la perte d’importance quantitative du CDI dans l’univers professionnel.

Mais derrière cette réalité, indiscutable et documentée, les propos de Pennel vont bien plus loin puisqu’ils s’attaquent également à la dimension subjective de la norme salariale dans ce qu’elle a de plus symbolique. Pour le dire autrement, non seulement statistiquement, on peut appréhender cette modification substantielle de l’emploi, mais celle-ci ne constitue plus une référence dans les représentations sociales des travailleurs. C’est donc bien plus qu’un changement de perceptions de la norme que de la norme elle-même dont il s’agit. Ainsi, si le CDI a structuré nos représentations de ce qu’était un « bon emploi », il n’en serait plus, selon Pennel, qu’une forme historique, une parenthèse dans l’histoire, une survivance d’un temps passé et révolu. Mais cette déstructuration de la norme salariale concourrait, selon cet auteur, à davantage de liberté, de souplesse, voire d’émancipation : le travailleur pouvant enfin définir seul ses engagements et ses désirs en matière d’intégration professionnelle. Ainsi,

face à une population active de plus en plus hétérogène, face à des salariés aux attentes de plus en plus divergentes, la solution passera par un élargissement de l’offre disponible en matière de conditions d’embauche et de travail. Définir son package de rémunération, choisir ses horaires de travail, déterminer son espace de travail : comme l’individu choisit de consommer, il veut désormais choisir sa façon de travailler2.

Cette transformation normative est donc bien avant tout une mutation culturelle importante qui permettrait à l’individu de s’épanouir dans des univers professionnels de plus en plus négociés et adaptés à ces exigences. Au moment où nous écrivons ces lignes, les travailleurs belges d’une célèbre entreprise de livraison à domicile de repas sont en grève au finish : ils manifestent contre la volonté de Deliveroo de transformer ←12 | 13→leur contrat de salarié en autoentrepreneur. Chez Ryanair, les pilotes réclament la création d’un syndicat pour les représenter. Le modèle culturel tant vanté dans l’extrait précédent a un peu de mal à s’imposer ! Faut-il donc en oublier les rapports de domination pour proposer un modèle où le travailleur est libre de choisir à ce point ses investissements professionnels ?

Pourtant, cet auteur n’est pas le seul à proposer une révolution culturelle de la sorte. Ainsi, en matière de fin de carrière, certains auteurs analysent ce changement culturel non seulement comme inéluctable, mais aussi comme profitable. Dans un récent article, Anne-Marie Guillemard écrit :

il n’est plus pertinent de vouloir fixer un âge légal de la retraite, tel qu’il a été adopté dans la réforme française des retraites en 2010. Les réformes des retraites en Suède ou en Finlande en 2005, pays qui ont su adapter leur système de retraite à une société de la connaissance, de la longévité, tout en préservant sa viabilité et la sécurité des individus, ont supprimé toute référence à un âge légal de la retraite. Ils ont construit un système de retraite à la carte. Il n’existe plus dans ces pays qu’un âge plancher à partir duquel il est possible de liquider sa retraite (61 ans en Suède et 62 ans en Finlande). Au-delà, la décision de retraite appartient à l’individu. Ce dernier est incité, par une bonification des années travaillées à partir d’un certain seuil (55 ans en Finlande), à prolonger son activité. Mais il est libre d’arbitrer entre ses différents intérêts (santé, revenu ou situation familiale) pour choisir le moment opportun pour prendre sa retraite. Toute référence à un âge couperet pour la retraite est donc supprimée. La transition activité/retraite s’en trouve fluidifiée et choisie3.

Dans cet extrait, les travailleurs âgés sont mus avant tout par une volonté individuelle et de réelles capacités à imposer leur choix dans un univers professionnel marqué par une ouverture des possibles. Mais qu’en est-il réellement de ce choix lorsque l’Etat ne protège plus ? Lorsqu’il laisse à d’autres le soin de décider ? Martin Kholi, et son collègue Harald Künemund, dès 2002, nous mettaient en garde contre ce soi-disant anachronisme de l’âge légal de la retraite en montrant combien sa suppression correspondrait à une forme de démission de l’Etat qui ←13 | 14→offrirait, in fine, aux règles du marché la décision de maintien ou non du travailleur âgé et surtout les conditions de ce maintien4.

Il est intéressant de remarquer combien cette proposition d’abolition d’un âge légal de la retraite pose de facto la question d’une forme d’individualisation des droits sociaux versus une catégorisation des aides publiques. Pour le dire autrement, le droit au repos en fin de carrière ne dépendrait plus d’une réglementation qui s’appliquerait à toute une catégorie de travailleurs, mais bien à des individus traités séparément. Certes l’augmentation de la diversité des situations professionnelles et des parcours de vie appelle à ce traitement davantage individualisé, mais c’est cependant aussi livrer le travailleur à des lois du marché qui ne le placent pas d’emblée dans un rapport de force qui lui est favorable.

Ainsi, lorsque l’on connait les processus de discrimination liés à l’âge d’une part et l’évolution des conditions de travail d’autre part, il nous faut relativiser cette vision positive, presque idyllique. Quid en effet des nouvelles formes de travail, de l’intensification du travail, de la multiplication des troubles musculo-squelettiques et autres burn-out en fin de carrière ? Depuis quelques années déjà, de nombreux travaux en ergonomie5 montrent avec acuité combien les carrières ont tendance à être écourtées pour raisons de santé. La réduction du temps de travail en fin de carrière ainsi que l’éviction prématurée et définitive du marché de l’emploi sont toutes deux extrêmement corrélées au développement de maladies professionnelles. Peut-on dès lors véritablement parler de choix dans ces cas précis ?

Mais est-ce pour cela que rien ne change ? Non, bien évidemment, même au cœur de nos représentations du monde et des univers professionnels. Les nouvelles technologies de la communication ont profondément changé nos habitudes de vie, nos perceptions du temps et de l’espace, nos formes de sociabilité et nos métiers. Les carrières d’aujourd’hui se déroulent sur des temporalités différentes et les investissements symboliques se déclinent à l’intérieur des espaces productifs mais dans d’autres sphères également. Les questions de conciliation des temps sociaux et du manque de temps dont l’individu dispose apparaissent de ←14 | 15→plus en plus comme de réelles revendications, à côté des plus classiques augmentations de salaire. Les travailleurs veulent davantage de souplesse, d’opportunités de changements et d’enrichissement personnel.

De ces deux tendances nait un monde plus complexe, plus difficile à décrypter, dans l’entrecroisement de dimensions résolument plus individualistes et pourtant encore tellement solidaires. Mais si de nombreuses formes d’inégalités persistent, classiquement analysées en sociologie, de nouvelles apparaissent, dans cette capacité à affronter les défis de l’individualisation, voire de l’individuation. Les rôles sociaux étant plus fluides et moins définis, l’incertitude qui en découle doit être gérée grâce à l’acquisition de nouvelles compétences qui sont autant de nouvelles sources d’inégalités. La confiance en soi et en l’avenir, la capacité à affronter de nouvelles épreuves deviennent de véritables capitaux que l’individu doit pouvoir mobiliser dans un monde de plus en plus incertain. Si l’individualisme positif6 est synonyme d’émancipation et de liberté, la faiblesse des institutions peut contribuer à renforcer un individualisme négatif qui enchaine dès lors l’individu plus qu’il n’en permet l’affranchissement. Cette transformation des inégalités pèse sur les destins individuels et fait pencher la balance soit du côté du choix, soit du côté de la contrainte. Malheureusement, si tous doivent affronter l’épreuve, peu en sortent toujours gagnants…

C’est dans ce contexte particulier que nous est venue l’idée d’investiguer sur une population particulière, fruit de l’ensemble de ces transformations sociales et qui, à elle seule, constitue un microcosme tellement riche et tellement représentatif d’un monde en devenir : l’intérim des seniors est en effet un excellent terrain d’investigations pour appréhender ces nouvelles réalités. Même si ce livre est basé sur une enquête réalisée en Belgique francophone auprès de cette population intérimaire, les analyses présentées sont probablement transposables à d’autres contextes régionaux ou nationaux, notamment avec la situation française pour laquelle le secteur de l’intérim est relativement semblable, d’un point de vue statistique, au contexte belge.

Ainsi, en France en 2014, le secteur intérimaire pèse près de 500.000 équivalents temps plein (ETP). Le secteur a souffert de la crise financière de 2007–2008 et le volume d’activité n’avait pas totalement ←15 | 16→repris son volume antérieur à la crise : il atteignait les 630.000 ETP en 2007 pour s’effondrer à 437.000 ETP en 2010. Le nombre de contrats signés suit la même courbe, avec près de 16.600.000 contrats signés en 2014. Plus de 70% sont des hommes. Plus de 75% sont des ouvriers qualifiés ou non qualifiés, 20% des employés ou professions intermédiaires et seuls 2% sont des cadres. 44% travaillent dans l’industrie, 36% dans le secteur des services, 19% dans la construction et 1% dans l’agriculture.

Sur le marché du travail belge, le secteur de l’intérim est également en constante progression depuis plus de vingt ans (hormis la même baisse significative qu’en France lors de la crise financière de 2008 et un ralentissement en 2012) et occupe une part croissante dans l’économie belge : selon les rapports annuels de Federgon (Fédération des prestataires de service RH), en Belgique, un actif occupé sur huit presterait au moins un jour de travail intérimaire par année. En termes de chiffre d’affaires, le volume d’activité du secteur a plus que doublé entre 1998 et 20127. En 2014, plus de 91.000 intérimaires ont été envoyés en mission dans des secteurs variés pour un total de 181,7 millions d’heures prestées (Service public Fédéral 2017). 60% des employés dans le secteur sont des hommes, 40% des femmes (Conseil National du travail 2015).

Résumé des informations

Pages
182
Année
2020
ISBN (PDF)
9782807611818
ISBN (ePUB)
9782807611825
ISBN (MOBI)
9782807611832
ISBN (Broché)
9782807611801
DOI
10.3726/b16443
Langue
français
Date de parution
2020 (Février)
Published
Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2020. 182 p., 4 ill. n/b, 7 tabl.

Notes biographiques

Nathalie Burnay (Auteur)

Nathalie Burnay est docteure en sociologie, professeure à l’Université de Namur et à l’Université catholique de Louvain (Belgique). Ses travaux portent sur l’analyse des fins de carrière et du vieillissement au travail à partir d’une analyse des politiques sociales, de l’évolution des conditions de travail et des transformations normatives du monde contemporain.

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