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Dramaturgies de la guerre pour le jeune public

Vers une résilience espérée

de Françoise Heulot-Petit (Auteur)
©2020 Monographies 538 Pages

Résumé

Comment dire la guerre au jeune public ? C’est la question à laquelle répondent les auteurs de théâtre étudiés dans cet ouvrage qui ont fait le choix, au sein de leur écriture, d’une épure radicalisant le conflit. Face à la violence du rapport au réel, ils cherchent une juste distance et produisent une dramaturgie de l’intermittence. L’avant et l’après de l’action, le passé et le présent sont des moments de doute du personnage de l’enfant face à l’action de guerre imposée : celle de tuer ou de fuir. Il se tourne alors vers le jeu ou l’imaginaire du rêve. Avec le temps, le personnage de l’enfant-survivant réanime le conflit passé dans un écho constant. Il devient résilient, en parcourant des territoires d’apprentissage, dans lequel il emporte avec lui des objets symboles. Ces plus petits territoires intimes, débris d’un monde perdu, font tenir debout une fois retrouvés. Les souvenirs sont prégnants dans une dramaturgie du témoignage qui mobilise le monologue. Nous y retrouvons une tendance du théâtre contemporain à faire reposer la dimension documentaire sur l’introspection individuelle, où le personnage de l’enfant-témoin a toute sa place. Toutefois, l’écriture se creuse bien souvent d’une faille qui traduit l’impossibilité pour l’enfant de tout comprendre. Il bute sur les mots comme sur le réel et réinvente un langage. Ainsi, cet ouvrage interroge la possibilité d’une présence, inscrite dans le moment de l’adresse et dans la matérialité de la scène, entre surgissement et effacement des signes de la guerre, au sein d’un corpus dont l’étude se révèle d’une grande richesse.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table Des Matières
  • Remerciements
  • Préface
  • Introduction générale
  • Première partie : Dramaturgies de la guerre pour le jeune public : enjeux de representation
  • Chapitre 1. Entre mise à distance salutaire et actualité inévitable
  • 1. La guerre du point de vue de l’enfant aujourd’hui : la posture du survivant
  • 2. Natures diverses des guerres contemporaines et représentations du conflit
  • 3. Place de l’enfant dans la guerre en littérature : un jeu de rôle face à l’action
  • Le personnage de l’enfant-soldat
  • Le personnage de l’enfant-objet
  • Le personnage de l’enfant-victime
  • Le personnage de l’enfant-témoin
  • Le personnage de l’enfant-sauveur
  • Le personnage de l’enfant-joueur
  • Le personnage de la fille-soldat
  • Conclusion
  • Chapitre 2. Pour une approche sensible et ludique de la question de la guerre
  • Introduction
  • 1. Des postures dramaturgiques affirmées
  • 1.1. La propagande : provoquer l’admiration du martyr
  • 1.2. La dénonciation : toucher pour convaincre
  • 2. Des postures dramaturgiques complexes
  • 2.1. Du didactique au sensible
  • 2.2. Ludicité des langages de la scène
  • Conclusion
  • Chapitre 3. La Dramaturgie de l’intermittence
  • Introduction
  • 1. Dire la guerre de mouvement : entre necessité de la fuite et voyage initiatique
  • 1.1. Le mouvement de la vie d’avant
  • 1.2. Le mouvement de l’action de guerre
  • 1.3. La suspension de l’action immédiate par l’histoire racontée
  • 1.4. Du montage alterné au tressage de l’épique et du dramatique
  • 1.5. L’errance comme voyage initiatique et résurgence du conte
  • 2. Dire la guerre de position : une énergie qui déjoue la séparation
  • 2.1. La séparation réelle et symbolique
  • 2.2. Le temps du témoignage : entre devoir de mémoire et remémoration intime
  • 2.3. Monologue et monodrame pour rendre compte d’une pensée agissante
  • 3. Les distorsions dramaturgiques du mode ludique : une zone libre
  • 3.1. Éprouver dans les corps la jubilation du verbe
  • 3.2. L’objet preuve comme ancrage mémoriel : le plus petit territoire intime
  • Conclusion
  • Deuxième partie : Études de cas
  • A. Dans la guerre : l’action imposée et les remous de la pensée
  • Chapitre 1. Entre le mouvement et l’arrêt, une urgence perdure. Le bruit des os qui craquent et Elikia de Suzanne Lebeau
  • Introduction
  • 1. L’épicisation du drame : les paroles des fugitifs
  • 2. Le monologue de la comparution : une parole au service de l’autre
  • 3. L’alternance dialogue et monologue : entre dédoublement et espoir de résilience
  • 4. La réécriture dans un dispositif frontal de connivence
  • Conclusion
  • Chapitre 2. Raconter des histoires jusqu’au bout pour transfigurer le réel : Monsieur Fugue ou le mal de terre de Liliane Atlan
  • Introduction
  • 1. Les enjeux d’une situation dramatique
  • 1.1. Le paratexte liminaire : référence au réel et transfiguration
  • 1.2. Montrer la misérable action de guerre
  • 1.3. Déjouer la guerre : l’action de jouer
  • 2. Le jeux des voix : un allègement de la violence ?
  • 2.1. La voix didascalique comme regard sur l’action
  • 2.2. La voix du conteur pour déjouer le réel
  • 3. La voix de la poupée : entre mise à distance et matérialité de la représentation
  • Conclusion
  • Chapitre 3. L’action de guerre et la parole : quelle place pour la pensée ? Charlie et Némo de Bernard Allombert
  • Introduction
  • 1. La guerre dans la jungle : exemplarité ou décontextualisation ?
  • 2. Le discours de l’avant : préparer ou douter
  • 3. Le discours de l’après : prendre conscience par le récit
  • 4. L’action fugitive et décisive
  • 5. Une respiration en décalage pour traduire une dualité face à l’action
  • Conclusion
  • Chapitre 4. Du monologue au jeu des voix, pour dire le conflit et la séparation : L’Appel du pont de Nathalie Papin
  • Introduction
  • 1. Deux points de vue sur la guerre : deux monologues adressés
  • 1.1. Le monologue de Luan : entre résistance et convocation du passé
  • 1.2. Des voix adjuvantes qui cherchent à dissuader d’agir
  • 2. Le monologue d’idaïs : une volonté solitaire au présent dans un corps souffrant
  • 3. L’espace symbolique : entre frontière, lien et mémoire
  • Conclusion
  • Chapitre 5. La langue écorchée de l’enfant perdu : Le Mioche de Philippe Aufort
  • Introduction
  • 1. La situation d’enrôlement forcé : le personnage de l’enfant manipulé
  • 2. S’engager dans l’action de guerre : l’endoctrinement
  • 3. Le personnage adolescent : être responsable de ses actes
  • 4. L’autorité du point de vue de l’auteur : un chef ridicule
  • 5. Quels repères pour grandir ?
  • Conclusion
  • B. Dire l’après-guerre : remémoration, exil et reparation
  • Chapitre 1. Le point de vue surplombant du monodrame : La Petite Danube de Jean-Pierre Cannet
  • Introduction
  • 1. Un contexte historique brossé par touches
  • 1.1. Un cadre spatio-temporel précis
  • 1.2. Une nature et des rails
  • 1.3. Pour quelle action humaine ?
  • 2. Une réalité qui passe par le regard du personnage de l’enfant : autobiographie, théâtre-récit et monodrame
  • 2.1. Un récit d’où les personnages surgissent pour s’incarner
  • 2.2. Entre narration et action : point de vue du monodrame
  • 3. De l’objet support de jeu à la figuration humaine
  • 3.1. Le fugitif comme chemise : la possibilité d’une marionnette
  • 3.2. Arthur comme homme : l’incarnation de l’adulte fugitif
  • 3.3. Arthur comme membre d’une communauté de fantômes
  • Conclusion
  • Chapitre 2. Hors la guerre ou la guerre en soi : Qui a peur du loup ? de Christophe Pellet
  • Introduction
  • 1. Les enjeux de l’action : où est la guerre ?
  • 2. Transcender le reel par le jeu
  • 3. La malédiction du corps
  • 4. Prégnance enfantine
  • Conclusion
  • Chapitre 3. Des échos d’expérience : Le pont de pierres et la peau d’images de Daniel Danis
  • Introduction
  • 1. Un récit à faire entendre malgré tout
  • 1.1. Nature du récit : entre mise à distance et réinscription corporelle
  • 1.2. Une parole trace qui se joue au présent
  • 2. Une choralité en tension poétique
  • 2.1. Chœur collectif et clandestin
  • 2.2. Se rassembler dans des rituels
  • 3. Initiation et prégnance des langages
  • 3.1. Voyage initiatique et passages des seuils
  • 3.2. Visualiser la mémoire : la peau
  • 3.3. Une image fixe pour traduire le mouvement : le pont
  • 3.4. S’inscrire dans la langue et construire du commun
  • Conclusion
  • Chapitre 4. La chanson des origines pour survivre à la guerre : Yolé tam gué de Nathalie Papin
  • Introduction
  • 1. Modalités d’utilisation du chant : du son au sens
  • 1.1. Où est la guerre ? Un arbre survivant
  • 1.2. Le son d’après bataille
  • 1.3. Le chant comme force pour sortir du lieu refuge
  • 1.4. Du chant cri au chant sens
  • 1.5. Le chant, clé de reconnaissance
  • 1.6. Le chant patriotique ?
  • 1.7. Le chant patrimoine commun
  • 2. Être ensemble : des corps et du rythme
  • 2.1. Aborder la pièce grâce à l’apprentissage du mime
  • 2.2. De la parole au rythme
  • Conclusion
  • C. Déjouer la guerre et convaincre : s’opposer, resister
  • Chapitre 1. Le conte comme zone libre : Le Petit Chaperon Uf et Iq et ox de Jean-Claude Grumberg
  • Introduction
  • 1. La réactualisation d’un modèle initial : de la parole au corps
  • 2. Du voyage a la parole
  • 2.1. Le voyage initiatique
  • 2.2. Un jeu d’opposition et des figures symboliques
  • 3. Du territoire de la parole à une poétique de l’espace
  • 3.1. La marionnette comme effet de focalisation à la scène
  • Conclusion
  • Chapitre 2. Le désenchantement ludique : En attendant le Petit Poucet de Philippe Dorin
  • Introduction
  • 1. Les traces incertaines de la guerre : le néant d’après
  • 2. Appréhender le monde par le détour ludique
  • Conclusion
  • Chapitre 3. L’épure et l’abstraction comme tremplin philosophique : Le pays de Rien de Nathalie Papin
  • Introduction
  • 1. L’autarcie à l’image d’une pensée emprisonnée
  • 2. La figure adolescente : sortir de soi et désir de changement
  • 3. L’art comme porte vers la liberté
  • 4. Une pièce-parabole dans une démarche philosophique
  • Conclusion
  • Chapitre 4. Un bout de glace fondue comme dernier territoire ? Frigomonde de Karin Serres, une invitation à jouer…
  • Introduction
  • 1. Créer des groupes : travailler la différence
  • 2. L’affrontement vocal et l’accumulation corporelle
  • 3. L’unisson et la question des limites : l’infléchissement vers une entraide indispensable
  • Conclusion
  • Conclusion générale
  • Écrire le réel pour quel engagement ?
  • Quel corpus pour quelle méthode ?
  • La boîte à outils de l’analyse : la dramaturgie de l’intermittence
  • Des écritures du traumatisme et une dramaturgie du sensible
  • L’importance du monologue pour témoigner
  • Une matière à dire et à jouer
  • Des écritures pensées pour la scène sur le mode ludique
  • Bibliographie
  • Index
  • Titres de la collection

Remerciements

Comme tout travail de recherche, cet ouvrage est le fruit de nombreuses rencontres professionnelles. Il est une version remaniée de mon inédit d’Habilitation à Diriger des Recherches soutenue en 2018. À ce titre, je remercie vivement Christiane Page qui a été le garant attentif et généreux de ce travail, ainsi que les membres du jury : Marie Bernanoce, Joseph Danan, Pierre Longuenesse, Mireille Losco-Lena et Francis Marcoin pour leurs remarques qui ont nourri la réflexion. Mon attention va aussi aux lecteurs anonymes des éditions Peter Lang, dont les commentaires ont permis d’enrichir cet ouvrage.

Cette étude s’inscrit dans une équipe de chercheurs et à ce titre je remercie vivement Anne-Gaëlle Weber qui dirige avec engagement et sérieux notre centre de recherche « Textes et Cultures », ainsi qu’Anne Besson qui dirige l’axe « Littératures et Cultures de l’enfance ».

Je remercie également Hugues Delaby pour son goût de la transmission et sa passion du théâtre jeune public qu’il a su insuffler à bon nombre d’étudiants. De même, je remercie pour l’aventure des ateliers d’écriture en milieu carcéral et son énergie au travail Dorothée Cooche-Catoen.

Pour les échanges fructueux sur leurs écritures, j’ai une pensée particulière pour Suzanne Lebeau et Nathalie Papin.

Je remercie aussi tous les artistes, les enseignants, les enfants rencontrés et bien sûr mes étudiants.

Et enfin, pour son indéfectible soutien, je remercie mon mari Olivier Petit.

Ainsi que ma famille pour sa présence constante.

Préface

Depuis sa thèse de doctorat en 2003, L’altérité absente ? Éléments pour une dramaturgie de la pièce monologuée contemporaine, Françoise Heulot-Petit n’a cessé d’approfondir son approche du répertoire français contemporain, y incluant le répertoire jeune public dorénavant émancipé de la position strictement éducatrice qui avait présidé à son émergence à la fin du XIXe siècle.

En effet, les auteurs de théâtre abordent désormais des questions que les adultes hésitent généralement à évoquer devant les enfants, bien que les médias comme les réseaux sociaux mettent ces derniers face aux horreurs et malheurs de ce que Freud a nommé « le malaise dans la civilisation ». Mais, comme le souligne Maurice Yendt, on sait maintenant que les enfants se forment à partir de ce qui est destiné aux adultes1. Il ne sert à rien d’occulter ce réel, mais il s’agit de trouver un chemin pour en parler de la bonne façon, recherche que font les auteurs étudiés dans ce livre.

C’est sa rencontre avec le texte de Suzanne Lebeau Le bruit des os qui craquent, comme son article sur Charlotte Delbo pour l’ouvrage Écritures théâtrales du traumatisme2, qui conduisent Françoise Heulot-Petit à explorer ce nouveau champ de recherche : « La guerre dans le théâtre jeune public », exploration à l’origine du présent ouvrage. Les traumatismes dus aux guerres – soit que les enfants les subissent, soit qu’ils s’en trouvent les témoins, voire, y participent avec les enfants soldats – sont abordés par un discours « adapté à la manière dont les enfants appréhendent la réalité à travers aussi leur imaginaire ». L’ouvrage rend ainsi compte de la diversité des recherches esthétiques actuelles refusant d’adhérer à l’idée – qui a fait long feu – de « l’indicible » mais au contraire visant à ←19 | 20→construire des chemins à chaque fois particuliers pour rendre compte de ces réalités difficilement supportables et transmissibles. Il pose clairement les questions liées aux objectifs d’un « théâtre jeunesse » défini comme un « théâtre d’art » comme le soulignait déjà Maurice Yendt en 1989 et peut, outre le jeune public, s’adresser et toucher nombre d’adultes.

Ainsi, au-delà de l’entrée thématique (dramaturgie de la guerre dans le théâtre jeune public) qui a toute son importance, s’appuyant sur les travaux de David Lescot, l’ouvrage examine les conséquences du choix de ce thème difficile sur les transformations structurelles spécifiques à l’œuvre dans le théâtre jeune public à partir d’un corpus francophone composé d’auteurs contemporains reconnus comme Bernard Allombert, Liliane Atlan, Jean-Pierre Cannet, Daniel Danis, Philippe Dorin, Eugène Durif, Philippe Gauthier, Jean-Claude Grumberg, Suzanne Lebeau, Sylvain Levey, Wajdi Mouawad, Jean-Gabriel Nordmann, Nathalie Papin, Christophe Pellet, Estelle Savasta et Karin Serres. Leur point commun est d’interroger le lieu de leur regard sur le monde, d’anticiper les effets de leur écriture sur le public choisi et donc de réfléchir à leur posture dramaturgique.

L’ouvrage présente donc aussi bien des auteurs se revendiquant comme spécialistes du théâtre jeunesse que d’autres qui n’y consacrent qu’une partie de leur production. Plutôt que de déplier des « sous-thématiques » liées à la guerre et illustrées par différentes œuvres, il nous fait découvrir, au fil des chapitres, la diversité des choix esthétiques en même temps que la spécificité de chacun de ces auteurs, tous engagés dans un certain rapport à l’enfance, à l’écriture et au monde contemporain, ce qui permet de mettre en évidence différents enjeux dramatiques. Cela peut surprendre, mais ce parti pris, associé à l’idée originale de provoquer chaque auteur à réagir à son discours fait de son ouvrage une œuvre à part entière.

De plus et ce n’est pas le moindre des mérites de l’ouvrage, au-delà des dramaturges et poètes de la scène contemporaine, sont convoqués les théoriciens du théâtre et du spectacle vivant, des sciences humaines (philosophie, psychologie, sociologie), des articles de presse et des questions rencontrées dans la réalité concrète d’un travail de terrain puisque les textes étudiés sont l’occasion pour les enfants et adolescents de mise en voix et de recherche par le jeu dramatique.

Dans la première partie de l’ouvrage intitulée « Dramaturgies de la guerre pour le jeune public : enjeux de représentation », Françoise Heulot-Petit expose les enjeux théoriques de sa recherche. Puis, elle interroge la ←20 | 21→spécificité de la dramaturgie de la guerre pour le jeune public car il s’agit de faire saisir aux lecteurs la manière dont l’écriture dramatique aborde le réel de la guerre en se référant, au-delà de la notion de personnage, à différentes figures littéraires de l’enfance (celle de l’enfant-soldat, de l’enfant-victime, de l’enfant-objet, de l’enfant-témoin, de l’enfant-sauveur, de l’enfant-joueur et de la fille-soldat) pour y ajouter, en reprenant l’expression de Boris Cyrulnik, celle de l’enfant-survivant. Enfin à partir d’un mouvement binaire qu’elle repère et qui se réfère au vocabulaire militaire, voire stratégique (« la guerre de mouvement » et « la guerre de position »), elle définit les dramaturgies de la guerre pour le jeune public comme étant des « dramaturgies de l’intermittence » renvoyant ainsi à deux temps encadrant l’action : guerre de mouvement/guerre de position mais aussi « présent /passé », « hésitation/engagement », « doute/décision ».

La deuxième partie de l’ouvrage se divise en trois sous-parties : « Dans la guerre : l’action imposée et les remous de la pensée », « Dire l’après-guerre : remémoration, exil et réparation » et « Déjouer la guerre et convaincre : s’opposer, résister ». Elle est consacrée à des études de cas dont le point commun est la focale mise sur l’expérience des enfants à partir des choix esthétiques mais aussi éthiques des différents auteurs. Chaque pièce étudiée pour elle-même invite à une lecture au ralenti selon la méthode Vinaver, façon de dégager son fonctionnement particulier comme sa logique interne. L’analyse fait ainsi ressortir que textes et scène, étroitement mêlés, concourent à faire émerger l’idée d’une résilience possible des personnages enfantins confrontés à un monde d’adultes en général défaillants.

Autant de possibilités que Françoise Heulot-Petit saisit pour alimenter sa réflexion en mouvement. Son discours, jamais péremptoire, ne prétend à aucune vérité définitive. C’est donc un parcours, une démarche, dont l’originalité est à relever et qui signe une position subjective forte et non consensuelle jusque dans la construction même de cet ouvrage qui ne se soumet systématiquement pas aux dogmes académiques. Elle assume ainsi une logique propre constitutive de son objet de recherche.

Pour conclure, l’ouvrage de Françoise Heulot-Petit contribue à donner à ce théâtre ses lettres de noblesse et à approfondir la réflexion aussi bien éthique qu’esthétique sur ce sujet.

Christiane Page

←21 |
 22→←22 | 23→

1 « Cette maturité nouvelle du jeune spectateur est la conséquence du regard de plus en plus acéré que les enfants et les jeunes, à tout âge et dans leur grande majorité portent sur le monde à travers les programmes proposés… aux adultes », écrit-il dans « Tout change, les spectateurs aussi » in « Le théâtre jeune public : dans les livres mais pas que », Maurice Yendt, Les cahiers du CRILJ, n° 6, novembre 2014, p. 31.

2 Christiane Page, sld., Écritures théâtrales du traumatisme, Esthétiques de la résistance, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, collection « Le Spectaculaire », 2012.

Introduction générale

Parce qu’elle vit sans réserve l’intensité de l’instant,

jusqu’à la brûlure la plus lucide,

Anna est de toutes nos enfances1 .

Certains ont eu des lieux de méditation, des rituels, des mythes, comme formes et espaces de recueillement. Nous pouvons peut-être avoir des lieux de théâtre. Des lieux où même si les quêtes aujourd’hui paraissent absurdes, vides, parce qu’on a perdu l’origine des mondes, on entend toujours un appel, sans savoir d’où2.

« La mort des autres ne nous intéresse pas. Tu ferais mieux de ranger tes yeux au fond de ton tablier »3. Ainsi s’adresse le père d’Anna à sa fille, dans la pièce de Jean-Pierre Cannet La Petite Danube. Pourtant, les enfants voient et entendent des choses. Les bruits, les cris transpercent les murs et parviennent jusqu’à eux. Témoins de « violences ordinaires », ils sont acteurs et toujours victimes des conflits qui traversent notre monde. Leur parole doit trouver une place pour se faire entendre et l’espace de la scène en est une. Or le théâtre pour le jeune spectateur d’aujourd’hui, qui s’est fait le lieu d’exploration du monde qui nous entoure, adultes et enfants, a pris les guerres comme sujet. Nous pouvons alors nous demander, pour commencer, s’il s’agit à ce titre d’un théâtre engagé.

Évoquer l’engagement, lorsque l’on parle de théâtre jeune public, est une évidence. D’abord parce que les textes que nous allons aborder relèvent, comme l’avance Maurice Yendt en 1989, d’un théâtre d’art doté d’une force subversive :

←23 | 24→

Ce propos reste d’actualité et un large répertoire d’œuvres publiées à destination des jeunes lecteurs-spectateurs5 s’est ainsi développé depuis les années 1990, soutenu par des maisons d’édition qui lui consacrent des collections spécialisées6. Des études approfondies de ce répertoire ont vu le jour comme celles de Marie Bernanoce7 et Nicolas Faure8. Le ←24 | 25→lecteur peut aussi avoir recours aux ouvrages abondamment illustrés Théâtre Aujourd’hui n° 99 et Le Spectacle jeune public, Histoire et esthétiques de Cyrille Planson10. Ce répertoire est devenu progressivement le lieu d’investigation de chercheurs en études théâtrales et nous pouvons noter à présent un certain nombre de travaux scientifiques publiés, dédiés à ce corpus11. De même, aujourd’hui, des cours sont exclusivement consacrés au théâtre jeune public tant du point de vue de l’analyse dramaturgique que de l’analyse du spectacle au sein de cursus universitaires en Arts du spectacle12. Toutefois, l’analyse approfondie de ce répertoire en s’attachant ←25 | 26→à une thématique spécifique reste encore à faire plus largement et nous allons l’entreprendre ici.

Nous avons commencé à travailler sur la thématique de la guerre, dans le théâtre jeune public, pour l’une de nos anciennes étudiantes : Pauline. Elle est la seule13 qui ait eu un bébé alors qu’elle était encore en troisième année de Licence. Elle est parvenue à suivre nos cours de pratique et à tenir pour valider son diplôme. Elle a rejoint ensuite son mari qui avait décidé d’être militaire. Il est mort en mission au Mali alors qu’elle était enceinte de leur deuxième fille. Comment dire à sa fille que son père a pu mourir jeune alors qu’il était parti pour son travail ? Comment parler d’un père absent à l’enfant qui ne le verra jamais ? Comment maintenir le souvenir et construire l’avenir ? Pour aborder ces questions, nous nous sommes tournée vers le théâtre et celui qui s’adressait de manière privilégiée à l’enfant, non pas pour mieux comprendre la guerre mais saisir de quelle manière on pouvait la dire. Cette démarche relève ainsi d’un engagement en faveur de ce théâtre d’art pour le jeune public consacré à la guerre, malgré les diverses résistances que cette thématique peut soulever auprès des prescripteurs (parents, enseignants, etc.). Elle est portée par l’espoir que ce théâtre puisse participer à une sensibilisation tant du côté des enfants que des adultes lecteurs-spectateurs, grâce à l’art14. Aborder une thématique est la porte d’entrée dans un corpus – nous y reviendrons – qui s’articule à une approche dramaturgique.

Du côté des auteurs, écrire pour la jeunesse est déjà un choix, le revendiquer une marque d’identification, car nombre d’auteurs publiés dans des collections jeunesse refusent d’être considérés comme tels et annoncent « écrire tout court », en se laissant surprendre par le destinataire. D’autres font le choix de s’adresser aux jeunes lecteurs-spectateurs sans avoir le sentiment de se brider ou d’avoir, au contraire, plus de liberté, mais en ayant conscience qu’on ne peut pas dire une chose – la mort par exemple – à un enfant de six ans et à un enfant de ←26 | 27→onze ans de la même manière. Tout simplement parce qu’ils ne sont pas au même niveau de maturité dans leur manière d’appréhender le monde. En s’engageant dans l’écriture, l’auteur porte une responsabilité, comme l’évoque Nathalie Papin :

Certains auteurs croient en un théâtre où les mots écrits sont déjà porteurs d’une dramaturgie précise et ne font pas confiance seulement aux metteurs en scène qui vont s’en emparer. Ils fondent un théâtre où le feuilletage du sens laisse sa place à plusieurs : à l’enfant comme à l’adulte qui souvent l’accompagne. La confiance en la création n’est pas exempte d’un engagement, tel que le revendique l’auteur Karin Serres : « Ces dernières années en France, le monde du théâtre en direction des enfants et des adolescents s’est bien ouvert et il a continué sa voie de recherche artistique au sens large, en relation fine avec le public. Mais je pense qu’il a toujours besoin de notre engagement farouche ». Elle dit encore : « Je continue de m’engager régulièrement pour cette écriture, spécifique par son adresse mais grande ouverte à tous »16. On pourrait retenir l’expression de Jean-Gabriel Carasso qui précise : « La spécificité esthétique est à la fois évidente et relative »17. Il s’agit donc d’auteurs qui écrivent à destination de la jeunesse, conscients de leur posture dramaturgique, ou du moins qui interrogent avec acuité le lieu de leur regard sur le monde18.

←27 | 28→

Suzanne Lebeau fait partie de ces auteurs qui s’engagent. Depuis 1975 et la fondation du Carrousel à Montréal, elle a voué son travail à la recherche et reste une figure majeure du théâtre jeune public au niveau international. Nous avons emprunté une de ses routes en découvrant sa pièce Le bruit des os qui craquent19 (nous allons l’aborder en premier dans la deuxième partie de l’ouvrage). Elle y donnait la parole aux enfants-soldats pour témoigner de la guerre. L’étude de ce texte ouvrait la porte à une réalité dite de manière frontale et directe, mais amenait à questionner cette dramaturgie de la guerre à destination du jeune lecteur-spectateur.

En effet, le théâtre jeune public s’est emparé des thèmes qui font la vie des jeunes d’aujourd’hui, des plus ludiques aux plus douloureux. En explorant celui de la guerre, les auteurs se trouvent confrontés à des difficultés d’ordre dramaturgique liées à l’inscription temporelle et spatiale de la guerre – difficultés rencontrées par les auteurs d’Eschyle à Bond en passant par Shakespeare ou Brecht – mais il s’agit aussi de poser des questions plus spécifiques. Comment traduire des enjeux politiques et sociaux encore abstraits pour des enfants ? Comment exposer des sentiments extrêmes : la peur, la violence, la souffrance, en trouvant l’espace où l’enfant lecteur et spectateur pourra s’identifier aux personnages et pourtant prendre du recul, trouver les moyens d’aller vers le rêve ou le rire ? Comment emprunter un « territoire », qui sera celui de l’enfance ou de l’adolescence, pour s’approcher du jeune avec des mots qui auront du sens, pour lui, aujourd’hui ? Des mots qui ne seront pas là pour l’effrayer face à son avenir d’adulte, mais qui lui donneront un autre regard, une autre manière d’appréhender le monde qui l’entoure, au moment présent. Cette notion de territoire est mobilisée par Nicolas Faure lorsqu’il parle du théâtre jeune public : « Les auteurs écrivent souvent depuis [leur] propre territoire d’enfance, parfois pour aider l’enfant à grandir ou pour s’aider soi-même à comprendre le monde. On écrit pour l’enfance avec une nouvelle liberté, ou simplement par évidence, par nécessité d’écrire »20. Mais aussi sous la plume de Joseph Danan : « Je ne peux pas dire que c’était l’enfant en moi qui écrivait, ce serait absurde, mais que j’écrivais depuis l’enfance, depuis le territoire de ←28 | 29→l’enfance en moi »21. Car le théâtre jeune public, comme la littérature de jeunesse, relève d’un double paradoxe formulé par Isabelle Cani :

La qualité littéraire de l’œuvre pour la jeunesse ne vient donc pas de sa capacité à exprimer, sous le vernis éducateur, le secret intime de l’écrivain, c’est-à-dire sa nostalgie de l’enfance ; elle naît au contact de deux messages contradictoires, devenir adulte et rester enfant, elle est dans sa capacité à exprimer, combiner, harmoniser l’un et l’autre. Un contenu neuf surgit alors, un paradoxe qui enthousiasme22.

Le passage de la double contrainte au « paradoxe créateur », souligné par Isabelle Cani, est à l’œuvre de la même manière dans le répertoire du théâtre jeune public, tant du point de vue de l’auteur que du lecteur-spectateur. La guerre sera donc abordée du point de vue de ce « territoire d’enfance » dont nous allons essayer de mieux saisir les contours et les marges qui impliquent des cartographies littéraires et théâtrales. La formulation même de « théâtre jeune public » devient générique car ces textes s’adressent à des enfants et des adolescents23 mais là encore les frontières sont discutables, nous y reviendrons plus loin.

D’un point de vue dramaturgique, force est de constater que les auteurs du théâtre jeune public ont rarement recours à la mise en scène de l’acte de guerre de manière directe : deux personnes en face-à-face qui se frappent ou se tirent dessus. La forme la plus élémentaire du conflit se traduit par le duel24 qui oppose les forces physiques en présence. Certes, certaines pièces mettent en scène le conflit, le moment de la collision physique, lorsque des personnages d’enfants se trouvent enrôlés dans la guerre des adultes et sont contraints à passer au combat. Mais l’action directe est vite relayée par le récit qui introduit une distance car le personnage de ←29 | 30→l’enfant est moins souvent combattant que victime, et s’interroge face à une action dont il ne saisit pas tous les enjeux. Par ailleurs, traduire la guerre – au-delà du conflit armé direct – impose de se confronter au fait que la guerre repose sur des enjeux qui ne sont pas seulement des enjeux de territoire physique (la maîtrise de terres, de pays et d’enjeux économiques tangibles) mais que la guerre se place sur le territoire des idées, des convictions et des idéologies qui s’affrontent, d’enjeux religieux qui s’incarnent dans des individus et des masses, à travers des duels verbaux. Enfin, la guerre a changé et d’un enjeu territorial elle s’est globalisée, brouillant les contours du conflit. Le combattant a fait place au terroriste, le tank au drone ou à la voiture-bélier. La menace s’incarne en autant d’images fugaces, à la télévision, dans les journaux ou sur internet, qui s’enchaînent et face auxquelles le jeune spectateur se trouve confronté sans la possibilité, toujours, d’un accompagnement, comme le précisent Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon à propos du soldat, dans le théâtre au sens large :

En s’adressant au jeune lecteur-spectateur, il est donc nécessaire de poser de nouvelles questions dramaturgiques. Les auteurs dramatiques ont recours aux procédés que la littérature s’est forgée en les réinvestissant dans des formes théâtrales qui convoquent à la fois la force évocatoire de la parole et la force visuelle des corps en scène. Ils usent de cette force pour faire de ce qu’ils nous proposent un objet esthétique qui transcende le réel et relève de l’art. À la scène, ils prennent la boue des tranchées et en font une œuvre26. Cette matière, la terre comme la matière textuelle, donne à voir et à entendre. Nous allons nous intéresser à ces procédés, relatifs à ←30 | 31→la mise en scène du témoignage, en nous attachant plus spécifiquement aux dimensions visuelles, sonores, corporelles et donc sensibles. Dans cette dramaturgie du sensible, la guerre, du point de vue du personnage de l’enfant, va se faire comprendre d’une manière épidermique. La synesthésie travaille la langue pour rendre compte d’une expérience singulière. Le personnage de l’enfant, dans son apprentissage du monde, n’ayant pas toutes les clés, a recours à son imaginaire pour compléter ce point de vue parcellaire. Ce qu’il ne comprend pas sera compensé en partie par ce qu’il invente. Les souffrances subies seront affrontées avec un détour ludique. Il mobilise ce qui constitue son monde, à échelle d’enfant ou d’adolescent. Il pourrait convoquer la parole de l’adulte, ou s’appuyer sur l’observation de son comportement, mais le conflit armé le conduit souvent, dans les dramaturgies étudiées, à se retrouver éloigné de sa famille et face à des situations où le personnage de l’adulte27 donne uniquement des ordres ou se montre défaillant, terrassé par ses propres doutes. Comme dans le réel, ces dramaturgies montrent que si en temps de paix, l’enfant peut se construire notamment dans son opposition à l’adulte, dans la situation de guerre, il perd cette capacité à s’affranchir d’un modèle.

Dès lors, ce théâtre révèle une confiance en l’individu enfant, non pas dans le sens d’une idéalisation du monde de l’enfance, lieu rêvé d’un idéal perdu où l’enfant serait porteur de capacités extraordinaires que le monde de l’adulte ne peut qu’avoir refoulées, mais bien l’assurance d’une force inhérente à l’enfance : celle d’une résilience toujours possible. « La résilience définit le ressort de ceux qui, ayant reçu le coup, ont pu le dépasser. L’oxymoron décrit le monde intime de ces vainqueurs blessés », avance Boris Cyrulnik28. Sans oublier la faille, ce théâtre porte la certitude que l’enfant parvient à s’arracher aux horreurs traversées pour se reconstruire, si on lui a laissé le temps et la possibilité de ménager cet espace. Cette force agissante est étroitement liée à celle du corps et d’une pensée qui grandissent, malgré tout. La force de l’enfance réside au cœur de ces dramaturgies qui, pourtant, mettent en scène aussi la fragilité de celui qui subit sans comprendre. Par cette force, ce théâtre s’adresse aussi à l’adulte lecteur et spectateur, lorsqu’il se sent en état de faiblesse face aux incertitudes du monde qui l’entoure, en tant que témoin impuissant ←31 | 32→d’actions qui le dépassent. Mais ces dramaturgies révèlent combien chaque micro-action de résistance nourrit un élan commun, en faisant confiance à la force d’une communauté. Le personnage de l’enfant est rarement seul et trouve appui dans l’autre. Ainsi ce théâtre, dans son épure et sa force, s’adresse à tous, en s’attachant à révéler les atouts du « vivre ensemble » aujourd’hui. Bien sûr, les situations extrêmes exacerbent la peur de l’autre, pourtant ces dramaturgies révèlent ce qui nous fait nous rassembler dans la communauté des hommes, raison pour laquelle nous avons sous-titré notre ouvrage « vers une résilience espérée ». Les auteurs sont, pour la plupart, portés par l’espoir que, dans le réel, l’enfant peut se reconstruire et ils mettent en scène, au théâtre, des personnages d’enfants résistants. L’enfant lecteur et spectateur peut alors, lui aussi, espérer cette résilience qui peut faire écho à ses douleurs intimes.

Cependant, il ne faut pas réduire l’étude de cette dramaturgie à une simple entrée thématique car notre souhait est de saisir, dans le prolongement des travaux de David Lescot dans son ouvrage Dramaturgies de la guerre29, qui s’attache au théâtre au sens large, de quelles manières la représentation de la guerre au théâtre engendre des transformations structurelles spécifiques dans le théâtre jeune public. Dans son ouvrage, David Lescot a rappelé, en s’appuyant sur Les Perses d’Eschyle30, les premières caractéristiques d’un théâtre qui s’attache à représenter la guerre. Les spectateurs assistent à un moment de leur histoire et le mettent en question, mais Eschyle use d’une stratégie de contournement en montrant non pas les athéniens victorieux mais le sort de leurs ennemis vaincus, un habile détour. La structure est faite de lamentations et de récits, les modes lyriques et épiques mettent déjà en tension le mode dramatique. La représentation pose problème pour des raisons matérielles, mais elle se trouve concentrée dans une relation intersubjective. David Lescot pose comme postulat : « La guerre, davantage qu’une thématique ou que le sujet d’une action, serait la pulsion dramaturgique organisant de l’intérieur les modifications de la forme dramatique canonique »31. Cette ←32 | 33→« pulsion dramaturgique » s’exerce de diverses manières. Pour mieux saisir cette esthétique de la guerre, il nous faut nous attacher à des textes qui la spécularisent – qui en montrent la violence inhérente – et à des textes qui optent pour une mise à distance pour ménager un espace de réflexion. De quelle manière le fait de s’adresser à un jeune spectateur peut-il alors introduire une modification de ce paradigme ? Comment la pulsion dramaturgique, qui relève d’une sorte d’énergie au même titre que la résilience, peut porter la structure narrative du théâtre de la guerre pour le jeune public ?

Ce théâtre a davantage à voir avec une démarche polémologique, telle que l’a définie David Lescot dans Dramaturgies de la guerre : « L’approche polémologique […], privilégie la dimension et les implications sociales et politiques de la guerre prise dans ses rapports avec d’autres phénomènes dans le tissu des manifestations humaines »32. Pour interroger l’action de guerre au plus près, la parole théâtrale va exposer divers états qui précèdent et suivent l’action. Dans les dramaturgies de la guerre pour le jeune public, elle laisse un espace pour inviter l’enfant lecteur et spectateur à faire du lien mais aussi à questionner, s’il le peut, la part de responsabilité des combattants et celle des décideurs. Comme l’indique Christiane Page au sujet des écritures du traumatisme :

Par leur choix d’écriture, les dramaturges mettent à distance la position des personnages ayant subi le traumatisme et la manière dont chacun peut faire avec ce qui l’a traumatisé, soit pour incarner cette position, soit pour la déplacer ou la transcender33.

C’est une question de « posture dramaturgique »34, de point de vue de l’artiste, pour rendre compte d’une réalité à un enfant lecteur et spectateur. Or nous allons voir que cette posture dramaturgique travaille la structure dramatique en mobilisant des procédés spécifiques. La place du monologue y est essentielle pour révéler l’intériorité du personnage. ←33 | 34→Comme le journal intime d’Anne Frank a pu restituer le vécu de la guerre du point de vue d’une jeune fille35, la plupart des pièces analysées ici mettent en scène un théâtre intime. Nous verrons de quelle manière le monologue théâtral s’inscrit dans un processus ludique qui distend cette relation à l’intime, tant du point de vue de l’auteur, que de celui des personnages, le lecteur-spectateur ayant alors son rôle à jouer.

Notre travail s’appuie sur un corpus de pièces éditées, choisies selon certains critères. Exposons notre méthode. Marie Bernanoce a été l’architecte principal de la valorisation du répertoire jeune public francophone. Elle a mis en valeur un répertoire qui s’est constitué grâce à l’énergie des auteurs, mais aussi à la conviction de certains acteurs du monde de l’édition. Dans la littérature pour la jeunesse, le roman et le conte étaient déjà des genres reconnus, mais le théâtre n’était pas attaché à la même exigence. Il a fallu un long cheminement pour détacher l’écriture d’un modèle inscrit dans des codes réservés à l’enfance : le merveilleux, des thèmes choisis, etc. et proposer des écritures inventives. Aujourd’hui, on peut considérer que le théâtre comme l’album sont les genres où la créativité est forte. Ils sont peut-être les deux genres qui donnent le sentiment de pouvoir être accessibles parce qu’ils se lisent vite, dans notre société où tout s’accélère. Pourtant, si une pièce de Nathalie Papin, par exemple, se lit rapidement parce qu’il y a peu de mots, la profondeur de la pensée qui s’y distille nécessite bien qu’on la relise pour l’approfondir. Comme l’avance Isabelle Nières-Chevrel : « Il y a littérature (quel que soit l’âge du destinataire) lorsqu’un texte ne s’épuise pas dès la première lecture, lorsqu’il résiste et que de nouvelles lectures – qu’elles soient de notre fait ou d’un autre – ouvrent de nouveaux réseaux de sens »36. Le texte théâtral n’est pas qu’une trace de la représentation mais bien une forme autonome. De la même manière, le jeu37 avec les didascalies de certains textes pose de vrais enjeux de représentation car le pacte ludique instauré avec le lecteur peut ne pas subsister à la scène. ←34 | 35→En élaborant ses deux répertoires critiques, Marie Bernanoce a construit un outil fécond pour étudier un corpus de pièces. Nous avons observé quelle part prenaient les textes qui entrent dans notre problématique et qui traitent de la guerre puisqu’elle les a organisés selon diverses entrées et notamment une entrée thématique. Nous nous appuyons donc sur des textes publiés appartenant à ce répertoire jeune public.

Nous mobilisons un plus large corpus dans la première partie de cet ouvrage qui porte sur les enjeux généraux relatifs à ces dramaturgies. Dans la seconde partie, nous avons opéré une sélection, en retenant les pièces qui nous donnaient l’opportunité d’aborder des enjeux dramaturgiques différents à chaque fois. Ces choix se sont dessinés au fur et à mesure du travail car l’étude de ces textes a été menée, à partir de 2009, avec des étudiants, en cours de dramaturgie et de pratique du jeu, en deuxième et troisième année de Licence Arts du spectacle de l’université d’Artois. Ces études ont été approfondies ensuite en séminaire de Master et ont donné lieu à de nombreux travaux d’étudiants ainsi qu’à trois journées d’étude sur le sujet38. Finalement, en traversant plusieurs promotions d’étudiants, certaines pièces ont retenu davantage l’attention de nos étudiants qui en ont fait des analyses et d’autres textes ont été moins plébiscités. Ce corpus a donc été façonné par des échanges, des interrogations, des explorations corporelles, des mises en scène, dans une approche résolument pratique des textes. Cette étude au long cours ne s’est pas faite dans l’urgence et a suscité des rencontres avec certains des auteurs étudiés (Suzanne Lebeau, Nathalie Papin, Jean-Pierre Cannet et Estelle Savasta notamment). D’un point de vue méthodologique, nous avons d’abord fait ces analyses séparées et ensuite nous avons généralisé les enjeux rassemblés, en les intégrant dans la première partie et en élargissant à d’autres exemples. Les analyses de la seconde partie peuvent se lire de manière indépendante mais l’ensemble se répond aussi d’une partie à l’autre. Le choix des pièces ←35 | 36→est donc motivé par la construction d’ensemble qui suit une progression. Le corpus est toujours évolutif et lorsque vous lirez ces lignes d’autres textes auront été écrits et joués car le sujet reste d’actualité.

Il s’agit de poser des questions, tant du point de vue du fonctionnement des textes théâtraux (par quels procédés passent ces écritures ?) que du point de vue des outils d’analyse qui nous permettront de mieux les « saisir » au sens d’interpréter et de faire entendre. Outre Monsieur Fugue de Liliane Atlan (1967)39, le corpus comprend des pièces éditées couvrant la période 1996–2013. Il se fait le reflet des enjeux d’écriture jeune public de cette période à la fois dans la diversité et dans le recours à certains procédés récurrents (mise en intrigue simple recourant au modèle du voyage initiatique, intrication serrée du dramatique et de l’épique par des effets d’épicisation40, monodrame41, jeu des voix, effets de présence, etc.). Le corpus s’inscrit ainsi pleinement dans les innovations formelles du théâtre au sens large de cette période. Notre démarche vise à saisir cette dramaturgie d’un point de vue formel car si certaines pièces font explicitement référence à la Seconde Guerre mondiale, à la guerre en ex-Yougoslavie, ou aux guérillas actuelles, cette traversée historique n’a pas été privilégiée dans l’organisation de notre ouvrage, rejoignant cette réflexion de Christian Biet :

Résumé des informations

Pages
538
Année
2020
ISBN (PDF)
9782807615755
ISBN (ePUB)
9782807615762
ISBN (MOBI)
9782807615779
ISBN (Broché)
9782807615748
DOI
10.3726/b17273
Langue
français
Date de parution
2020 (Septembre)
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2020. 538 p.

Notes biographiques

Françoise Heulot-Petit (Auteur)

Françoise Heulot-Petit est Maître de conférences HDR en Arts du spectacle à l’université d’Artois à Arras (France) et membre permanent de « Textes et Cultures », axe « Littératures et cultures de l’enfance ». Ses travaux portent sur le théâtre contemporain, notamment le monologue, le théâtre jeune public et la marionnette.

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Titre: Dramaturgies de la guerre pour le jeune public
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