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La société des eaux cachées du Saïss

Ethnographie d’un basculement hydro-technique

de Rhoda Fofack-Garcia (Auteur)
©2021 Monographies 252 Pages
Série: EcoPolis, Volume 35

Résumé

Invisibles dans leur grande part, les eaux souterraines font l’objet d’une exploitation parfois intensive de nos sociétés devenues dépendantes de leur existence. Si la compréhension de la structure de certains aquifères remonte à plusieurs siècles, les savoirs et connaissances associés visent essentiellement à améliorer les conditions techniques et matérielles d’accès aux ressources. Pourtant, les objets techniques pour l’extraction des eaux souterraines (puits, forages, moteurs, pompes) répondent à deux enjeux de société : le premier, celui de la mise en visibilité de l’aquifère, de ses « eaux cachées » et de ses acteurs et le second mettant l’accent sur le type d’« assemblages du social » généré - tout en y contribuant - par la dynamique d’exploitation des ressources en eaux souterraines.
Cet ouvrage prend le contrepied d’une représentation des eaux souterraines comme relevant d'un bien commun à l'échelle des acteurs (publics et privés) enrôlés dans leur exploitation et montre que l’expérience des réseaux sociotechniques est sans doute l’une des manifestations les plus abouties de cette quête du « commun ». Au-delà des réseaux, il décrypte le socle sociopolitique qui oriente le fonctionnement des interactions entre des acteurs privés (puisatiers, foreurs, sourciers, artisans, etc.), parfois invisibles de la gouvernance publique, et entre acteurs privés et l’Etat. A partir du contexte particulier de l’aquifère du Saïss au Maroc, ce livre est conçu comme une réponse sociologique à la problématique des eaux souterraines. Il s’adresse ainsi à une communauté - de l’eau au sens large - au sein de laquelle la question du sens social construit dans des interactions eaux-sociétés, est encore peu explorée.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Remerciements
  • Préface
  • Table des matières
  • Introduction générale
  • 1. Le problème qui invite à une problématique et ses hypothèses
  • 2. Les terrains de l’étude : des territoires ruraux aux acteurs publics
  • Trois territoires ruraux et une diversité de profils sociographiques
  • 3. Les centres urbains et municipalités du Saïss : pôles d’échanges entre espaces ruraux et lieux privilégiés d’ouverture vers l’extérieur
  • 4. Vers les acteurs publics impliqués dans la gouvernance des eaux souterraines : rôles, discours et rhétoriques
  • 4.1 L’Agence de bassin ou comment ralentir le rythme d’exploitation de l’aquifère
  • 4.2 Le ministère de l’Agriculture et la rhétorique de l’efficience de l’irrigation
  • 4.3 Le ministère de l’Intérieur – une société des eaux cachées sous surveillance?
  • 4.4 L’Office national de l’électricité : une montée en puissance progressive
  • 5. Déroulé du plan de l’ouvrage
  • Chapitre 1 Aux origines de la société des eaux cachées
  • Introduction du chapitre
  • 1. Comprendre l’émergence de la société des eaux cachées : premiers éléments de contexte et évolution de l’irrigation dans le Saïss
  • 1.1. De l’agro-pastoralisme extensif dans le Saïss jusqu’au XIXe siècle
  • 1.2. La colonisation du Saïss par les grandes fermes sous le Protectorat français
  • 1.2.1. Une agriculture coloniale d’abord pluviale développée sur les anciennes terres de pâturage
  • 1.2.2. La conquête et la maîtrise des eaux de surface
  • 1.2.3. Le passage des sources aux eaux souterraines (puits et forages)
  • 1.3. Une continuité de la politique coloniale de valorisation des eaux souterraines sous le Maroc indépendant
  • 2. Le basculement en question : des objets, une expertise locale distribuée et des contextes en transition
  • 2.1. Le puits : une technique de creusement manuel pour l’accès aux eaux souterraines superficielles
  • 2.1.1. La structure et les caractéristiques du puits
  • 2.1.2. Les outils de creusement des puits
  • 2.1.3. Qui peut/sait trouver l’eau des puits?
  • 2.2. Le forage : Vers la mécanisation des modes/techniques de creusement pour l’accès aux eaux souterraines profondes
  • 2.2.1. Méthodes et outils de réalisation des forages
  • 2.2.2. Les acteurs du forage : une diversité de profils et rôles
  • 2.3. Le passage du puits au forage, une rupture dans les pratiques d’accès aux eaux souterraines
  • 3. Représentations des acteurs et rapports sociaux aux eaux souterraines au prisme des pratiques de pompage
  • 3.1. Deux «mondes» ou registres de l’exploitation des eaux souterraines dans le Saïss
  • 3.1.1. Le «monde de la pénurie» : l’autorité des puits et des savoirs incrémentaux
  • 3.1.2. Le «monde de l’abondance» : le règne des forages et de la science normative
  • 3.2. Deux «mondes» concurrents dans l’exploitation des eaux souterraines, mais non cloisonnés
  • 3.2.1. Une cohabitation conflictuelle entre champs d’expertise dans l’exploitation des eaux souterraines
  • 3.2.2. Des «mondes» en mouvements : de la possibilité d’appartenances multiples aux impacts de la redistribution des agriculteurs dans l’un ou l’autre monde
  • Conclusion du chapitre
  • Chapitre 2 La mise en visibilité des eaux souterraines : Émergence d’une société minière
  • Introduction du chapitre
  • 1. Ethnographie des objets techniques de pompage des eaux souterraines
  • 1.1. Objets et techniques de pompages motorisés
  • 1.2. Description et typologie des pompes
  • 1.3. Évolution historique de l’utilisation des équipements de pompage
  • 2. La «salle des machines» ou l’analyse des formes d’interactions entre objets techniques et acteurs
  • 2.1. Trois réseaux sociotechniques aux commandes de la «salle des machines»
  • 2.1.1. Un Réseau sociotechnique mécanique qui porte l’innovation incrémentale
  • 2.1.2. Le réseau sociotechnique électrique qui mêle avec succès processus administratifs et techniques
  • 2.1.3. Un réseau sociotechnique solaire récemment structuré et qui séduit (encore) peu
  • 2.2. De la distribution sociale et spatiale des différents RST
  • 2.3. Croisements, cohabitations inter-réseaux : des RST non cloisonnés et relativement ouverts
  • 3. Le rôle ambigu des politiques publiques : entre soutien informel et mise à distance de la société des eaux cachées
  • 3.1. Un État tantôt en retrait tantôt offensif
  • 3.1.1. Les années 1980 : Un État qui se met en retrait, car le secteur privé «peut faire»
  • 3.1.2. La fin des années 2000 : Le «retour» de l’État et l’opposition techniques modernes Vs techniques artisanales
  • 3.2. Des instruments d’action publique aux objectifs ambigus : lever les freins au monde des forages tout en limitant ses formes d’expansion
  • 3.2.1. L’ouverture du foncier aux investissements agricoles
  • 3.2.2. Le déblocage de l’accès aux eaux souterraines
  • 3.2.3. L’éviction d’une catégorie d’acteurs et RST du développement hydro-agricole : de l’interdiction des importations de ferrailles et menace d’arrêt des subventions sur le prix de l’énergie butane
  • 3.2.4. L’institutionnalisation du soutien aux acteurs et à l’activité de forage
  • 4. Considérer l’existence des RST comme la manifestation d’un projet de société dans le Saïss?
  • 4.1. La naissance d’une société minière informelle dans le Saïss
  • 4.1.1. «Pomper les eaux souterraines… tant qu’il en reste» : Raison d’être, motivations et valeurs de la société minière du Saïss
  • 4.1.2. L’environnement : un instrument de légitimation d’une politique anti-environnementale
  • 4.1.3. Une société minière flexible et adaptative
  • 4.1.4. Une société minière informelle attachée aux techniques artisanales d’extraction
  • Conclusion du chapitre
  • Chapitre 3 Les artisans de la transformation-vente des moteurs pour le pompage des eaux souterraines : pratiques, interactions et organisation sociale
  • Introduction du chapitre
  • 1. Structuration générale des opérations de transformation du moteur Renault pour le pompage des eaux souterraines
  • 1.1. Une pluralité d’objets alimentant les flux du marché
  • 1.2. Le marché de l’occasion et les chaînes d’approvisionnement du moteur R25
  • 1.3. Qui peut transformer un moteur Renault? Le garage : une concentration d’expertises plurielles
  • 2. Des trajectoires socio-professionnelles inscrites dans le territoire de l’aquifère du Saïss
  • 2.1. Les trois temps de la construction du métier d’artisan : reconversion, apprentissage, installation
  • 2.1.1. L’hétérogénéité des trajectoires dans la reconversion : mobiles, formes et effets
  • 2.1.2. L’apprentissage ou le temps de construction du sentiment d’appartenance à un collectif technique et social
  • 2.1.3. L’étape de l’installation : affirmer son individualité dans le collectif sociotechnique
  • 2.2. Se maintenir quand les nappes baissent : représentations et stratégies des artisans sur l’aquifère
  • 2.2.1. Représentations sociales de l’état des ressources en eaux souterraines
  • 2.2.2. Baisse du niveau des nappes : les stratégies des artisans face à une diversification de la demande
  • 3. Entre «tradition» et «modernité» : Le «bazar» comme système d’échanges et de communication dans le secteur de la transformation-vente des moteurs de pompage
  • 3.1. La théorie de l’économie de bazar dans le champ de la socio-anthropologie
  • 3.2. Le marché de la transformation-vente des moteurs et les logiques du bazar
  • 3.3. Une nouvelle forme de bazar adaptée à la dynamique d’extraction des eaux profondes pour l’irrigation
  • Conclusion du chapitre
  • Conclusion générale
  • 1. In fine, une définition de la société des eaux cachées
  • 1.1. Un basculement du monde des puits à celui des forages
  • 1.2. Une société minière œuvrant dans le sens de l’épuisement de la ressource
  • 1.3. Des artisans au cœur des transitions sociotechniques et l’émergence de nouvelles formes d’interdépendance
  • 1.4. Un système d’échanges entre «tradition» et «modernité» : le «bazar»
  • 1.5. Le soutien ambigu des politiques publiques
  • 2. Comment le capitalisme s’immisce-t-il dans la société des eaux cachées?
  • 2.1. L’utilisation des circuits du bazar pour porter la société des eaux cachées vers de nouveaux modes d’exploitation
  • 2.2. Le nouvel esprit du capitalisme : incorporer de nouveaux éléments pour se développer
  • Bibliographie générale
  • Tables des illustrations
  • Liste des photos
  • Liste des graphiques
  • Liste des tableaux
  • Liste des figures
  • Titres de la collection

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Introduction générale

En 1017, Mohammad Al Karagi publiait un traité intitulé «La civilisation des eaux cachées. Traité sur l’exploitation des eaux souterraines». Il s’agissait déjà d’une étude novatrice et pionnière sur la compréhension des pratiques et usages des eaux souterraines chez les populations vivant dans des zones sèches, arides et semi-arides, et dont l’existence est intimement liée à l’accès à ces eaux souterraines (Al Karagi, 1017 [1973])1. Cet écrit illustre le fait que la question des «eaux cachées» est une très vieille problématique. Cependant, elle fait référence à une ligne temporelle remarquable : inscrite dans l’histoire, cette question s’insère avec acuité dans les grands débats actuels. Partant d’un questionnement complètement réactivé par le contexte actuel de changement climatique, les enjeux liés aux eaux souterraines et à leur gestion prennent une envergure certes déjà présente, mais qui va devenir de plus en plus forte. Tandis que la demande en eau (tous usages confondus : domestiques, industriels et agricoles) augmente d’environ 1 % par an2, la prise de conscience sociale et politique de l’épuisement des ressources se construit progressivement. Au fil des décennies, sous le prisme de l’urgence climatique, le statut écologique des nappes dans diverses régions du globe a émergé dans un agenda commun international, remettant ainsi la question des eaux cachées au centre des réflexions relatives à leur gestion, et aux solutions dont cette gestion pourrait s’enrichir. C’est dans ce contexte historique et international que s’inscrit cet ouvrage sur les eaux cachées.

En matière de gouvernance, plusieurs solutions visant à éviter, réduire ou compenser les pressions sur les eaux souterraines ont été proposées. Certaines solutions se concentrent sur les acteurs, leurs institutions (formelles ou informelles) en questionnant notamment les pratiques liées à l’eau et les interactions sociales qui en découlent. D’autres solutions privilégient l’analyse des cadres normatifs dans lesquels les acteurs évoluent ←19 | 20→et qui influencent leurs manières d’agir et de se représenter ces ressources. Enfin, on rencontre de plus en plus de solutions qui mettent plutôt l’accent sur la ressource proprement dite. Celles-ci visent à instrumenter les processus écologiques (bio-géo-chimiques) pour optimiser l’utilisation de l’eau tout en en réduisant les externalités. C’est dans ce cadre que s’inscrit l’approche par les services écosystémiques, qui constitue un des principaux axes de la gouvernance mondiale actuelle de l’eau qui tend à valoriser les «solutions fondées sur la nature» (Unesco, 2018).

Les diverses solutions préconisées sont riches d’enseignements pour la gestion durable des eaux souterraines. Cependant, en insistant sur les inventaires des mécanismes d’action ou sur leurs mises en œuvre, elles se concentrent sur des aspects visibles (la ressource en elle-même, les acteurs) et n’abordent qu’en surface la question des eaux cachées. Le travail conduit dans cet ouvrage vise une dimension moins visible, mais pourtant déterminante de la manière d’utiliser ou gérer les eaux cachées : il s’agit du socle social qui guide, oriente, explique et éclaire les mécanismes et processus sociaux qui se déploient autour de l’exploitation des eaux souterraines.

Cet ouvrage est conçu comme une réponse sociologique à la problématique des eaux cachées. Il s’adresse à une communauté scientifique – de l’eau au sens large – au sein de laquelle la question du sens social construit dans des interactions eaux-sociétés, est encore peu explorée. Précisément, l’objectif de l’ouvrage est de comprendre la nature du social qui se construit à partir de – en même temps qu’elle façonne – l’exploitation des eaux souterraines. Au cœur des eaux cachées, l’ouvrage interroge le type d’assemblages du social généré – tout en y contribuant – par la dynamique d’exploitation des ressources en eaux souterraines. Sur un cas de figure particulier, celui de l’aquifère du Saïss au Maroc, il tente de cerner ce que peut être ou ce qui se joue dans une société qui se construit à partir des eaux souterraines : quel type de société cette activité d’extraction minière fait-elle émerger? L’enjeu sous-jacent à un tel questionnement est double : un enjeu de mise en visibilité des ressources en eaux, cachées dans l’aquifère; et une mise en visibilité d’un «commun» social sur des ressources pourtant fortement privatisées.

Entre nature et sociétés, les techniques jouent un rôle de premier plan dans cette entreprise de mise en visibilité, bien que souvent occultées, tant l’attention est portée sur leur finalité qui est de trouver l’eau. Ici cependant, les objets techniques sont à la fois le point d’entrée et le fil conducteur de la recherche. Objets intermédiaires incontournables pour ←20 | 21→l’extraction des eaux souterraines, les puits, forages, moteurs et pompes contribuent pourtant à circonscrire aussi bien le type de ressources exploitables (nappe phréatique ou nappe profonde) que les collectifs qui se font, se défont, se mêlent et se reconstituent autour de ces objets sociotechniques.

Loin d’être anecdotique, le cas d’étude du Saïss au Maroc permet de se rendre compte à quel point la problématique des eaux cachées fait désormais écho dans plusieurs régions du monde, quel que soit le degré de développement technologique de la société concernée. Les résultats présentés dans cet ouvrage forment une proposition de cadrage des éléments fondamentaux caractéristiques d’une société des eaux cachées, par définition celle dont le développement est basé sur l’exploitation des ressources en eaux souterraines. Pour résumer, cinq points fondamentaux permettent aujourd’hui de qualifier une société des eaux cachées.

  • Premièrement, c’est l’existence d’un basculement de mondes socio-écologiques (marqué par le passage d’une exploitation des eaux phréatiques à celles des eaux profondes) et sociotechniques (marqué par le changement de techniques opératoires).
  • On y observe, deuxièmement, l’émergence d’une véritable société minière dont l’ensemble des activités contribue à accélérer l’état d’épuisement des ressources en eau.
  • Troisièmement, une telle société repose essentiellement sur les concepteurs des techniques, leurs capacités d’innovation technique et d’adaptation à des contraintes structurelles d’accès aux ressources. Par leur dynamisme, ils façonnent de nouvelles formes d’interdépendances socio-politiques.
  • Quatrièmement, la structure et le fonctionnement de ces interdépendances étant fortement liés au contexte socio-culturel, on assiste au Maghreb à la naissance d’un système d’échanges réactivant les principes du bazar traditionnel pour s’insérer dans le capitalisme actuel.
  • Enfin, c’est le soutien ambigu des politiques publiques tantôt incitatives tantôt plus mesurées vis-à-vis des innovations techniques et des mondes qu’elles font émerger.

L’ouvrage aborde une question de portée générale, qui vaut pour toutes les situations où des ressources en eau (souterraines et de surface) sont mises à l’épreuve d’un «basculement» a priori d’origine économique, lequel passe par des innovations techniques et la nécessaire recomposition ←21 | 22→des représentations et des rapports sociaux à ces ressources. Le parti a été pris de documenter les trajectoires et bifurcations de trois unités d’analyse : l’aquifère, les acteurs et les objets techniques, considérant avec la même attention les produits de leurs interactions croisées.

En somme, les principaux cadres théoriques qui jalonnent les chapitres de l’ouvrage sont convoqués pour renforcer et orienter les enquêtes, en incitant à prêter attention et à mettre en lumière sous un angle différent, le traitement d’un problème d’environnement par divers acteurs privés et publics : la baisse des niveaux des eaux souterraines. L’ouvrage articule ces cadres théoriques et méthodologiques pour mener deux réflexions complémentaires. D’une part, comprendre comment la recherche de solutions à ce problème environnemental contribue à tisser de nouveaux liens sur l’aquifère, entendu comme un espace investi par des réseaux d’acteurs, et marqué par des usages et des pratiques nouveaux. D’autre part, comprendre dans quelle mesure cette quête de solutions révèle dans le même temps «de nouveaux champs de relation et d’organisation qui débordent des cadres traditionnels de l’action (Billaud, 2012 : 110).

En dépit de singularités très marquées dans les processus d’appropriation des eaux souterraines, l’aquifère constituerait un territoire au sein duquel les acteurs (agriculteurs, vendeurs et artisans de moteurs et pompes) partagent un même objectif (l’accès aux nappes phréatique et/ou profonde), et constituent collectivement des ressources matérielles et immatérielles afin de réaliser cet objectif. Un objectif d’abord, qui est sans cesse réévalué en fonction des perceptions des niveaux des nappes afin d’assurer la continuité des pompages dans un contexte de déclin structurel des niveaux piézométriques. La problématique environnementale ici présente implique pour les acteurs de rechercher continuellement de nouvelles solutions techniques adaptées à l’évolution des besoins. Ensuite, il existe une diversité de profils d’usagers, de fonctions et d’échelles, une diversité de situations agronomiques, qui appellent à des solutions adaptées à chaque cas. Enfin, les objets techniques deviennent des objets-frontières qui, de par leur structure et leur mode de fonctionnement, rendent inévitables le croisement des individualités et la constitution de chaînes d’action entre acteurs hétéroclites. Toutefois, les objets techniques, les acteurs et leurs objectifs, et même l’aquifère, tous ont évolué et se sont transformés à mesure que le niveau de la nappe phréatique diminuait et qu’il fallait désormais avoir accès aux eaux souterraines profondes.←22 | 23→

Le passage aux eaux souterraines profondes marque le début de l’âge d’or de ces pompages dans la plaine du Saïss. Les techniques se perfectionnent, les savoirs et connaissances qui les sous-tendent changent avec l’arrivée de nouvelles formes d’expertise, et surtout, la dynamique des acteurs et des réseaux s’élargit sur les plans socio-territorial, économique et politique. On assiste alors à un basculement décisif dans les usages des nappes, produit des conditions environnementales, sociales et techniques, et dont les contours restent à clarifier. Néanmoins, un trait spécifique de ce basculement est son mode opératoire. En effet, il se caractérise par une transition technique dans les modes de pompage : des puits qui captent les eaux superficielles de la nappe phréatique aux forages qui atteignent les eaux profondes de la nappe captive.

À l’analyse donc, ce sont moins les modes d’exploitation de l’aquifère qui sont déterminants pour traiter de l’existence d’un territoire de l’aquifère comme lieu d’ancrage d’une activité et de ses composantes matérielles et immatérielles. Serait plutôt décisive la dynamique d’interactions qui a conduit à la mutation de ces modes. Cette dynamique met en exergue les mécanismes de co-construction et de co-évolution de l’aquifère, en tant qu’objet naturel, des techniques et des acteurs qui l’exploitent. Au terme de ces prolégomènes, détaillons avec précision le problème qui se pose à travers la recherche d’un territoire de l’aquifère.

1. Le problème qui invite à une problématique et ses hypothèses

De l’étude pionnière de Al Karagi (Al Karagi, 1017 [1973]), on peut tirer trois grands enseignements :

Le Saïss contemporain partage plusieurs points communs avec la «civilisation» décrite par Al Karagi. Néanmoins, la pratique de l’irrigation à partir des eaux souterraines y est plus récente (début du XXe siècle). Depuis les années 1980, toute l’économie régionale est progressivement devenue dépendante de la disponibilité de ces ressources. Ce qui explique les rencontres faites, dans le cadre de cette étude, d’un nombre important d’acteurs, d’objets, techniques et expertises dans le champ de l’exploitation des eaux souterraines. Tous se déploient dans des systèmes d’interactions qui se font, se défont et se reconstituent autour de ces objets qui pompent dans les nappes. Les objets configurent ainsi des collectifs humains et font apparaître des formes d’«assemblages du social» (Latour, 2006) qui co-évoluent en même temps qu’eux. Alors, quel type d’assemblages du social est généré – tout en y contribuant – par la dynamique d’exploitation des ressources en eau souterraine? En d’autres termes et en référence à la «civilisation» de Al Karagi, quel type de «société» l’exploitation des eaux souterraines fait-elle émerger dans le Saïss? Comment la caractériser et qualifier les enjeux (nouveaux et anciens) qu’elle porte? Si évolution dans le niveau des aquifères et des techniques il y aurait eu, toute fin appelle à s’interroger sur l’existant, sur ce qui se construit dans la réalité sociale, étant donné que les interactions continuent de se développer.

À partir de cette problématique, plusieurs hypothèses ont orienté la façon d’élaborer l’analyse qui va suivre.

Résumé des informations

Pages
252
Année
2021
ISBN (PDF)
9782807614017
ISBN (ePUB)
9782807614024
ISBN (MOBI)
9782807614031
ISBN (Broché)
9782807614000
DOI
10.3726/b18150
Langue
français
Date de parution
2021 (Août)
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2021. 252 p., 46 ill. en couleurs, 16 ill. n/b, 6 tabl.

Notes biographiques

Rhoda Fofack-Garcia (Auteur)

Rhoda Fofack-Garcia est docteure en sociologie de l’Université Paris Nanterre. Spécialiste des Sciences and Technologies Studies (STS), ses recherches portent sur la gouvernance des ressources en eau (continentales et marines), l’analyse des réseaux et de l’action collective dans la mise en œuvre des politiques publiques.

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