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L’énergie au Cameroun au XXe siècle

Entre la puissance publique et les entreprises, une histoire intriquée

de Williams Pokam Kamdem (Auteur)
©2021 Monographies 374 Pages
Open Access

Résumé

Cet ouvrage décrit la constitution et l’évolution du secteur de l’énergie au Cameroun. Il vise à épaissir la connaissance de ce pan de l’histoire économique et à contribuer à la recherche, dense ces dernières décennies, sur l’histoire de l’énergie et l’histoire des entreprises à travers le monde.
Ce travail s’appuie sur une diversité de sources d’archives pour explorer les activités des entreprises de production et de distribution d’hydrocarbures ainsi que d’énergie électrique au Cameroun. Il suit à cet effet la trame des choix ainsi que des remises en cause de politiques économiques et énergétiques dans ce pays.
L’approche diachronique privilégiée éclaire trois séquences de cette histoire. La première correspond à la période sous administration coloniale, marquée par la formation d’une économie mixte. La deuxième fait référence aux trois décennies qui suivent l’accession de ce pays à l’indépendance et qui voient s’affirmer l’étatisme. La troisième séquence couvre les débuts de la déréglementation au cours des années 1990.
En suivant ces évolutions, l’ouvrage permet de souligner les déterminants, les modalités ainsi que les effets des rapports entre la puissance publique et les entreprises privées dans un secteur de l’économie nationale décrit comme névralgique. Il pose ainsi un jalon de l’histoire de l’énergie dans ce pays d’Afrique en croisant l’histoire des entreprises, l’économie de l’énergie et l’action publique.

Table des matières

  • Cover
  • Title
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • REMERCIEMENTS
  • SOMMAIRE
  • INTRODUCTION GÉNÉRALE
  • PREMIÈRE PARTIE CAPITALISME COLONIAL ET FONDATION DU SYSTÈME ÉNERGÉTIQUE AU CAMEROUN (1904–1963)
  • CHAPITRE I DU LIBÉRALISME AFFIRMÉ À L’INTERVENTIONNISME ASSUMÉ : LES MUTATIONS DE L’ÉCONOMIE ET DE L’ENTREPRISE COLONIALES
  • CHAPITRE II LES RAPPORTS PUBLIC-PRIVÉ DANS LE SECTEUR DES HYDROCARBURES
  • CHAPITRE III LES DÉBUTS DE L’ÉLECTRIFICATION AU CAMEROUN : AGENCEMENTS ET STRATÉGIES
  • DEUXIÈME PARTIE ÉNERGIE, DÉVELOPPEMENT ET SOUVERAINETÉ AU CAMEROUN : L’ÈRE DES SOCIÉTÉS NATIONALES (1962–1987)
  • CHAPITRE IV POLITIQUE ÉCONOMIQUE ET QUESTION ÉNERGÉTIQUE AU CAMEROUN
  • CHAPITRE V APPROVISIONNEMENT ET PRODUCTION D’HYDROCARBURES : ENJEUX ET ACTEURS D’UN SECTEUR VOUÉ À L’OLIGOPOLE
  • CHAPITRE VI LES MONOPOLES PUBLICS DANS LE SECTEUR DE L’ÉLECTRICITÉ AU CAMEROUN
  • TROISIÈME PARTIE CRISE ÉCONOMIQUE ET RÉFORMES LIBÉRALES DE L’ÉNERGIE (1987–2011)
  • CHAPITRE VII LE SECTEUR DE L’ÉNERGIE SOUS AJUSTEMENT AU CAMEROUN
  • CHAPITRE VIII LE DÉFI DES ÉNERGIES RENOUVELABLES
  • CONCLUSION GÉNÉRALE
  • ANNEXES
  • SOURCES ET RÉFÉRENCES
  • TABLE DES MATIÈRES
  • Indice
  • Titres de la collection

←10 | 11→

INTRODUCTION GÉNÉRALE

Le rôle de l’État dans l’économie reste une question discutée malgré le triomphe relatif de la vision libérale. Le débat suscité a produit un champ lexical assez dense : on parle ainsi d’État producteur, d’État-providence, d’État-gendarme, d’État régalien, d’État régulateur, d’État actionnaire. Les analyses mettent en exergue, depuis quelques années déjà, la dichotomie entre ce «plus d’État» et un «moins d’État» voire un «mieux d’État»1 en opposant à celui-ci les forces du capital privé. Le rapprochement de leurs pratiques managériales a par ailleurs produit sur le champ politique une catégorie nouvelle : l’État-entreprise2. Une part importante de la littérature économique contemporaine porte cependant sur les rapports entre la puissance publique et l’entreprise privée, nourrissant le paradigme «public-privé» ou valorisant la coopération entre ces acteurs, fondation d’un État-entrepreneur.

L’interventionnisme contre le libéralisme? Un débat persistant

L’économie mondiale est fortement marquée, bien avant le vent libéral des années 1970–1980, par des discussions relatives à l’intervention de l’État et à la prépondérance du marché sur le gouvernement en matière économique. Parmi les lignes d’analyse qui se dessinent, il convient de distinguer au moins trois positions. La première se rapporte à la nécessité de maintenir une présence de la puissance publique dans la formulation et la conduite de l’activité économique,3 mais aussi dans sa ←12 | 13→régulation4. Ce courant est d’inspiration keynésienne. La deuxième position est tenue par les partisans du libéralisme, très souvent jugé outrancier5. Elle défend l’existence d’un ordre économique naturel régissant le marché et qui s’accommode mal des entraves aux initiatives individuelles6. Elle reprend les positions d’Adam Smith et des autres tenants de l’économie classique et néoclassique.

Carte 1: Le Cameroun (évolution des frontières)

Source : Adapté, d’après D. Abwa, Cameroun : histoire d’un nationalisme 1884–1961, Yaoundé, Éditions Clé, 2010, p. 94.

Au lendemain de la crise économique de la fin des années 1980, le libéralisme s’est affirmé une nouvelle fois comme l’option dominante du monde libre et moderne. L’actualité et les connaissances récentes véhiculent pourtant une critique acerbe et une remise en cause des réformes libérales préconisées par les institutions financières internationales7. La critique de Georges Soros est à ce titre intéressante; d’abord parce que ce financier prospère dans le système qu’il dénonce, ensuite parce que cette critique s’étend aux prétentions de la science économique.

On imagine généralement, écrit-il, que l’économie est soumise à d’irréversibles lois naturelles comparables à celles de la physique. C’est faux. Chose plus grave, les décisions et les structures obéissant à cette croyance largement répandue déstabilisent l’économie et se révèlent dangereuses sur le plan politique. L’économie de marché, comme toutes les entreprises humaines, est par essence imparfaite (…) L’économie et les événements sociaux, contrairement aux phénomènes qui préoccupent les physiciens et les chimistes impliquent des acteurs pensants. Ceux-ci peuvent changer les règles des systèmes économiques et sociaux par leurs réflexions8.

Cette attaque est certes portée à l’économie néoclassique. La critique qu’elle véhicule n’aurait néanmoins pas épargné les tenants de l’interventionnisme il y a quelques décennies encore. Ces paradigmes développés au cours du XVIIIe–XXe siècle sont donc aujourd’hui remis ←13 | 14→en cause. La persistance, voire dans certains cas l’aggravation du sous-développement dans les pays du Sud, démontre à l’évidence leur caractère inopérant.

L’opposition entre le libéralisme et l’interventionnisme se traduit par ailleurs dans le débat sur la nécessité de recourir ou non à l’entreprise publique. Plus qu’une entité de production, l’entreprise s’impose comme un acteur essentiel du jeu social et économique. La crise de l’entreprise publique qui éclate dans les pays du Sud au milieu des années 1980 est interprétée comme l’échec des politiques interventionnistes des États. Comme le suggèrent Bernard Contamin et Yves-André Fauré, cette renonciation de l’État à prendre en charge des parties de l’appareil productif a constitué une sous-estimation des fonctions économiques de l’entreprise publique, mais davantage une volonté d’ignorer ses fonctions sociales et politiques9. Cette situation a conduit à l’application des programmes d’ajustement structurel (PAS). Leur remise en cause inspire aujourd’hui les courants du post-ajustement. En favorisant le désengagement de l’État de ses entreprises, dont certaines constituaient des fleurons de l’économie nationale, les réformes d’ajustement structurel ont, en effet, privilégié la rentabilité financière au détriment de la rentabilité sociale.

L’existence de ces deux premières positions, libéralisme versus interventionnisme, génère de nombreuses frictions. Un point de vue intermédiaire existe. Il promeut une «co-opération» entre le secteur public et le secteur privé pour gommer leurs faiblesses réciproques et permettre que s’agrègent leurs qualités10. Cette position médiane a concouru à définir et à vulgariser les partenariats public-privé11. Les rapports divers et complexes entre la puissance publique et le capital privé recouvrent cependant différentes formes, comme les arrangements contractuels, les ←14 | 15→compromis, les désaccords tenaces, les nationalisations et l’étatisation, les privatisations, les duopoles et monopoles. Ils permettent également d’envisager le rôle régulateur de l’État.

La référence aux concentrations, du point de vue théorique, permet d’esquisser les situations d’agencements possibles. La concentration horizontale, ou élimination concurrentielle, renvoie à un regroupement d’entreprises fabriquant le même produit, dont la finalité est de réaliser des économies d’échelle et d’augmenter leur pouvoir de négociation face aux clients et aux fournisseurs. Cette démarche s’effectue à travers la constitution d’oligopole puis de monopole. Il faut par ailleurs noter la tendance des compagnies à étendre leur contrôle économique sur des activités économiques pour supprimer leurs concurrents plutôt que de réduire les coûts pour les battre. La concentration verticale ou intégration, est l’une des modalités d’extension du système productif; l’autre modalité étant la diversification dont l’objet est financier. La concentration verticale est un regroupement d’entreprises situées à différents niveaux du processus de production. Ce regroupement a pour finalité la réduction des coûts et l’assurance de la sécurité des approvisionnements et des débouchés12. La concentration peut donc se faire, en fonction des modalités techniques, juridiques et financières, par fusion d’entreprises, par fusion-scission, par absorption, par prise de participation, par filialisation ou à travers la sous-traitance13.

Le secteur énergétique comme point de vue

L’histoire du secteur de l’énergie montre ainsi que la notion de partenariat est relativement angélique pour caractériser les rapports entre l’État et les entrepreneurs privés. L’une des questions de développement les plus pertinentes à travers le monde aujourd’hui est celle de l’approvisionnement énergétique. L’énergie constitue à juste titre un élément clé de la vie des sociétés humaines. Ayant pour fonction de fournir du travail ou d’engendrer des effets externes, l’énergie s’est imposée à travers le temps comme un produit capital pour la croissance économique et le progrès social. Sa maîtrise a permis à l’humanité de se créer des conditions de vie meilleure et de développer ses industries ainsi ←15 | 16→que ses modes de transport14. La diversité de ses sources, de ses formes et de ses utilisations a par ailleurs contribué à la constitution d’un pan entier de l’économie qui est consacré à sa production, à son transport et à sa distribution. Ce sont ces entreprises exerçant spécifiquement dans ce secteur qui sont concernées par notre étude. Les entreprises de travaux publics ou de services, qui se sont intéressées de manière ponctuelle à l’activité énergétique, ne sont pas intégrées à notre analyse.

Les enjeux géopolitiques et stratégiques que l’énergie suscite, la flambée des prix du baril de pétrole brut, la mutation du secteur de l’électricité et le recours aux énergies alternatives et/ou renouvelables en sont autant de facettes. Sa recherche a été un leitmotiv colonial, en Afrique notamment15. Au Cameroun de manière spécifique, la privatisation du secteur de l’électricité a coïncidé avec des difficultés dans la fourniture d’énergie électrique, aggravée par des dysfonctionnements dans la chaîne de distribution des hydrocarbures. Tout semble indiquer que le Cameroun, malgré son potentiel16, fera face dans les prochaines années à un important défi énergétique, du fait de nombreux projets industriels et de la croissance de la consommation urbaine.

Il devient dès lors impérieux d’explorer la structuration du secteur énergétique du Cameroun et de s’interroger sur la souveraineté nationale dans ce secteur stratégique. Il s’agit aussi d’expérimenter la perspective du temps présent en traitant d’une question éminemment actuelle. Cette tâche est ardue. Lucien Febvre considère néanmoins qu’il faut «considérer “le présent humain” comme “parfaitement susceptible de connaissance scientifique” et ne pas en réserver l’étude à des disciplines “bien distinctes” de l’histoire (…), mais bien ancrer dans l’histoire elle-même»17.

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La dimension économique de l’entreprise a permis d’envisager celle-ci comme une unité «autonome combinant divers facteurs de production, produisant pour la vente des biens et des services…»18 En cela, elle se place au cœur de l’activité économique. Elle est l’instrument clé du système productif. L’entreprise reste aussi l’un des sujets de prédilection de l’économie néoclassique, fortement influencée par le capitalisme libéral. La rentabilité financière ne constitue toutefois pas la seule finalité de l’entreprise. Elle n’oblitère pas la dimension à la fois sociale et politique de cet acteur majeur du jeu économique. L’étude de l’entreprise met ainsi en relation les questions sociales et économiques.

Distinction est faite, du point de vue juridique, entre l’entreprise publique et l’entreprise privée. Cette précision est utile dans la mesure où le secteur de l’énergie, ou de façon plus précise le secteur de l’électricité, est souvent considéré comme un monopole naturel19 de l’État, mais également dans la mesure où les politiques libérales ont permis au capital privé d’y faire son incursion. Ces rapports générés entre l’État et les entreprises sont un volet de l’histoire des entreprises, Business History. Ces rapports s’articulent notamment autour des problématiques de la concession de services publics, des nationalisations et des privatisations20. Le thème «État et entreprises» a d’ailleurs inspiré de nombreuses communications lors du colloque «Entreprises et entrepreneurs en Afrique (XIXe et XXe siècles)», tenu en décembre 1981. On a pu en retenir, comme le souligne René Gallisot, qu’on ne peut dissocier en Afrique les changements subis par l’entreprise et l’évolution des États21.

Au Cameroun en particulier, l’importance de la question des rapports public-privé s’est révélée par le biais des réflexions suscitées lors du colloque sur «les secrets de la performance des entreprises publiques ←17 | 18→camerounaises», tenu les 9 et 10 mars 198722. La tenue de cette rencontre avait été suscitée par le rôle prépondérant des entreprises publiques dans l’économie camerounaise vers la fin des années 1980. L’autre motivation de ce colloque résidait cependant dans la prise en compte du vent de libéralisation économique qui remettait en cause l’interventionnisme de manière profonde. Si le bien-fondé de cette doctrine dans les économies en développement était réaffirmé à la fin des travaux, la redéfinition des rapports entre les entreprises publiques et leur(s) tutelle(s) étatique(s) était prescrite à ces acteurs de l’économie pour garantir leur efficience et leur efficacité. L’acquisition de ces deux traits de caractère tendrait à les rapprocher, du point de vue du management tout au moins, des entreprises privées.

Il n’est pas superflu de préciser que l’entité territoriale étudiée ici est le Cameroun dans ses différentes évolutions (cf. carte 1), à savoir le Kamerun allemand dans ses frontières de 1904 à 1916, le Cameroun sous administrations française et britannique dans les frontières de 1916 à 1961, et les différentes déclinaisons de la République du Cameroun depuis lors.

De manière précise, l’année 1904 marque la création de la Kamerun Bergwerck Aktiengesellschaft23, première entreprise au Cameroun exerçant spécifiquement dans la recherche d’hydrocarbures. Les débuts de la présence allemande y sont certes marqués par des hésitations sur le plan économique. Mais, l’effort entrepris dans l’inventaire des richesses du territoire suscitait déjà l’intérêt des investisseurs privés. La plupart des textes et mesures officiels dans le domaine de l’énergie datent d’après 1907. La création de la Kamerun Bergwerck Aktiengesellschaft en 1904 constitue cependant le début de la construction du système et du secteur énergétiques du Cameroun.

L’année 2011 sert de point de rupture à notre analyse. Elle fait suite à l’un des faits les plus significatifs de l’histoire contemporaine des rapports public-privé au Cameroun : la privatisation de la Société Nationale d’Électricité (SONEL) en 2001. On l’a présenté comme le symbole du ←18 | 19→«désengagement entrepreneurial» de l’État dans le secteur de l’énergie24. Cela ouvrait la voie, considérait-on alors, au triomphe de l’initiative privée fleurissant dans le contexte de la mondialisation. La nouvelle Loi de l’électricité du 14 décembre 2011 intègre cependant d’autres dispositions qui devraient permettre de poursuivre la libéralisation du secteur.

Par ailleurs, la littérature abonde sur les différentes thématiques abordées dans ce travail. Le rôle économique de l’État est par exemple un sujet controversé et assez documenté, sur lequel reviennent de nombreux chercheurs en économie politique. Pour Bruno Bekolo-Ebe, la contestation du rôle économique de l’État, dans la mouvance de la Révolution libérale des années 1990, est paradoxale25. Après leur accession à l’indépendance en effet, de nombreux États ont été encouragés à intervenir de manière forte dans l’économie nationale. Et malgré la contestation libérale, ils continuent d’être interpellés pour réguler, corriger et impulser davantage les marchés. John R. Nellis, dans un document de travail de la Banque mondiale, note à cet effet que des raisons économiques, mais aussi idéologiques, politiques et sociales président à la constitution des entreprises d’État26.

L’extension du secteur parapublic, sur laquelle réfléchissaient les pionniers de l’économie du développement dès la décennie 1950, vise des objectifs à la fois économiques et sociaux. L’ensemble de ces objectifs, notamment à travers la notion de bénéfice public, n’a pas pu s’imposer comme un indicateur pertinent de la performance globale des entreprises publiques. La crise économique des années 1990 et l’entrée de la plupart ←19 | 20→des pays du Tiers-monde dans l’économie de marché condamnent alors les entreprises publiques à transformer leur mode de gestion, ceci en empruntant aux entreprises privées leurs critères d’évaluation des performances. Ceci constitue la principale option pour leur réforme27.

Deux autres options ont été envisagées. La première, le désengagement de l’État, s’appuie sur l’expérience globalement négative des entreprises publiques au Cameroun28. Il convient donc, d’après les tenants de cette position, d’envisager le transfert aux entreprises privées des activités relevant du service public (telle que la distribution d’énergie électrique) tout en gardant la main sur les activités stratégiques (notamment l’approvisionnement en produits pétroliers). La seconde option consiste à dépasser le désengagement pour favoriser, comme l’analyse Auguste Nguelieutou, l’émergence d’un État régulateur29. Cette posture soutient que le rôle de l’État devrait se limiter à l’adoption des règles du jeu économique et à les garantir.

Les discussions sur la réforme des entreprises publiques, sur les politiques d’ajustement, sur le financement et l’organisation du secteur énergétique africain au cours des années 1990 sont nombreuses30. D’autres études offrent une dimension plus profonde, présentant l’avantage de saisir les partenariats public-privé sur d’autres périodes et de s’intéresser à l’action des entreprises. Il faut citer à cet égard le remarquable travail de Flavien Tchapga31. Il analyse le rôle de la puissance coloniale dans l’émergence des industries électriques d’Outre-mer, en s’appuyant sur les exemples du Cameroun et de la Côte d’Ivoire. Plus tard, l’accession de ces États à la souveraineté leur a permis de constituer le secteur de l’électricité en un monopole naturel. Les inefficacités des entreprises publiques destinées à gérer ce secteur imposent cependant aux États ←20 | 21→qu’ils atténuent la propriété publique en envisageant un partenariat avec les entrepreneurs privés.

Nos précédents travaux universitaires32 font écho au travail précieux mené par Joseph-Aimé Njomkam au milieu des années 196033. Dans son analyse des problèmes énergétiques au Cameroun, ce dernier recense les différentes sources d’énergie disponibles (bois, pétrole, hydroélectricité) et pose le problème de leur gestion, aussi bien pendant la colonisation qu’après l’indépendance. Une part importante de ce travail est d’ailleurs consacrée à la restitution chronologique de l’activité de prospection pétrolière et à l’historique de la production et de la distribution d’énergie électrique. L’énergie au Cameroun34 est également le titre de l’ouvrage publié par Modeste Nkutchet. Véritable condensé d’économétrie, ce travail s’inscrit dans le cadre de la réflexion visant, dès la fin des années 1990, à proposer des voies autonomes de sortie de la crise économique et de promotion du développement de ce pays de l’Afrique centrale. Il s’agit d’une présentation et d’une analyse des différentes constituantes du secteur de l’énergie au Cameroun.

Enfin, la situation de la France prise en exemple avec d’intéressantes perspectives de comparaison, l’intervention de l’État dans le secteur de l’énergie est un sujet souvent discuté. C’est la substance du séminaire sur la question État et énergie XIXe–XXe siècle35. Les différents contributeurs y retracent l’évolution du «modèle» français de tutelle de l’État sur le secteur de l’énergie, faisant ressortir les stratégies et les difficultés de développement de ce secteur sensible, sous le contrôle étroit de la puissance publique. La littérature considérée ci-dessus est cependant éclatée. Les motifs profonds, les modalités et les effets des rapports public-privé dans ←21 | 22→le secteur de l’énergie ont été peu abordés en privilégiant une approche longue et une perspective d’histoire des entreprises au Cameroun.

La présente recherche a été initiée autour de la possibilité de dresser un bilan énergétique du Cameroun, sur l’ensemble de la période retenue. Cette perspective s’est cependant avérée fastidieuse au regard des sources disponibles. Le risque était d’ailleurs grand de verser dans une économétrie tatillonne que véhicule, au sein des administrations et des entreprises, l’obsession de la statistique. Par contre, il y a un intérêt manifeste à interroger les déterminants, les modalités et les effets du contrôle exclusif ou partiel des activités énergétiques, soit par la puissance publique soit par le capital privé au Cameroun.

Cette exploration porte alors sur le statut de l’entreprise exerçant dans le secteur de l’énergie, sur les politiques publiques qui l’accompagnent et leur remise en cause, sur la spécificité de ce secteur au Cameroun. Quels ont été les enjeux, les modalités et les effets des rapports public-privé dans le secteur de l’énergie au Cameroun? De manière spécifique, pourquoi l’État se décide-t-il à s’approprier le contrôle des activités énergétiques ou à s’en désengager? Comment s’opèrent les différents transferts de contrôle dans ce secteur, entre opérateurs publics et privés? Comment le capital public et le capital privé garantissent-ils, dans ce secteur, la rentabilité (financière, sociale, politique…), le service public et l’intérêt général?

Les sources d’une histoire à écrire

Les sources sur les entreprises et le secteur de l’énergie en Afrique et singulièrement au Cameroun sont assurément variées et abondantes. Le problème est souvent de savoir où les retrouver et comment y accéder. L’indisponibilité des sources reste aujourd’hui encore, comme le relève Daniel Abwa, «la principale menace contre l’écriture de l’histoire du Cameroun»36. À cela, il convient d’ajouter la contrainte statistique : l’irrégularité, la discontinuité, mais aussi les doutes sur la fiabilité des statistiques recueillies ont constitué d’importantes difficultés à surmonter.

Les sources archivistiques, en particulier, ont largement contribué à la réalisation de ce travail. Celles-ci regorgent en effet d’informations et ←22 | 23→de données importantes sur la période coloniale ainsi que sur les premiers moments de la période post-coloniale. Les problèmes de leur classement ou de leur destruction dans les archives publiques au Cameroun (Archives nationales de Yaoundé et de Buea, archives des divisions administratives) ont cependant constitué une pelote bien difficile à dénouer. Le recours aux archives d’entreprises et des administrations ayant eu à leur charge les questions économiques et énergétiques au Cameroun a été mitigé : si l’accès nous a été accordé à la Société Camerounaise des Dépôts Pétroliers (SDCP) et au ministère de la Planification, de la Programmation du développement et de l’Aménagement du territoire, il nous est encore impossible de commenter les fonds d’archives des autres institutions et entreprises nationales. C’est le cas de ceux du ministère de l’eau et de l’énergie engagés dans une interminable et improbable rénovation et ceux de l’ancienne Société Nationale d’Électricité (SONEL) qui seraient partis en fumée au lendemain de la privatisation de l’entreprise en 2001. La tâche, bien qu’exaltante, s’est avérée difficile. Les Archives de la France d’outre-mer à Aix-en-Provence, les Archives historiques d’Électricité de France (EDF) à Blois et celles du Groupe Total à Paris nous ont aussi été d’un apport décisif. Les sources secondaires les plus importantes numériquement sont écrites, bien que ne relevant pas pour l’essentiel de l’historiographie. Elles sont constituées d’ouvrages généraux et spécialisés, d’articles et de communications, ainsi que de divers rapports d’organismes publics et d’organisations non gouvernementales.

Structure de l’ouvrage

Ce travail est bâti autour de trois parties chronologiquement soudées. La première partie, incrustée dans l’histoire coloniale, sonde le rôle des acteurs métropolitains dans la constitution du secteur et du système énergétiques au Cameroun. Elle porte notamment sur la prise en compte des théories et considérations économiques coloniales ainsi que leur incidence sur les rapports entre le capital privé et la puissance publique. Cette analyse est suivie d’une évaluation de ces rapports dans les secteurs des hydrocarbures et de l’électricité.

La deuxième partie, consacrée à l’âge d’or des sociétés nationales au Cameroun, couvre la période allant de l’après-indépendance à l’avènement de la crise au milieu des années 1980. Elle permet d’étudier tour à tour l’idéologie qui a guidé l’action publique au cours de cette période, ainsi que l’évolution différenciée du secteur des hydrocarbures ←23 | 24→progressivement façonné en oligopole, et du secteur de l’électricité sur lequel le monopole public s’est affirmé.

La période qui va de la fin de la décennie 1980 au début des années 2010 est caractérisée par une phase de déréglementation de l’économie camerounaise. Cette troisième partie porte ainsi sur les changements qui ont affecté le secteur énergétique, du fait de la libéralisation du secteur des hydrocarbures et la privatisation du secteur électrique. Les évolutions confinées à la marge, principalement celles de la filière bois et des énergies renouvelables, sont également abordées.


1A. Nguelieutou, «L’évolution de l’action publique au Cameroun : l’émergence de l’État régulateur», Polis/RCSP, vol. 15, n° 1 & 2, 2008; B. Contamin, Y.-A. Fauré, «Des économies et des États en Afrique francophone : comprendre l’interventionnisme», Cahiers des sciences humaines, vol. 28, n° 2, 1992, pp. 305–326.

2P. Musso, Le temps de l’État-Entreprise. Berlusconi, Trump, Macron, Paris, Fayard, 2019.

3Contamin et Fauré, art. cit., p. 309.

4J. Chevallier, «L’État régulateur», Revue française d’administration publique, vol. 3, n° 111, 2004, pp. 473–482.

5B. Hibou, «Banque mondiale : les méfaits du catéchisme économique. L’exemple de l’Afrique subsaharienne», Esprit, n° 245, août–septembre 1998, pp. 98–140.

Résumé des informations

Pages
374
Année
2021
ISBN (PDF)
9782807618770
ISBN (ePUB)
9782807618787
ISBN (MOBI)
9782807618794
ISBN (Broché)
9782807618763
DOI
10.3726/b18374
Open Access
CC-BY-NC-ND
Langue
français
Date de parution
2021 (Août)
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2021. 374 p., 7 ill. en couleurs, 9 ill. n/b, 22 tabl.

Notes biographiques

Williams Pokam Kamdem (Auteur)

Williams Pokam Kamdem est chercheur à l’Université de Dschang. Ses travaux portent sur l’histoire de l’énergie, l’histoire de l’action publique et l’intégration économique. Il a été boursier de la Fondation Groupe EDF et Fellow de l'IEA de Nantes.

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