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Le Bureau international d’éducation, matrice de l’internationalisme éducatif

(Premier 20e siècle) Pour une charte des aspirations mondiales en matière éducative

de Rita Hofstetter (Éditeur de volume) Érhise (Éditeur de volume)
©2022 Collections 706 Pages
Open Access
Série: Exploration, Volume 195

Résumé

Cet ouvrage retrace la sociogenèse de l’internationalisme éducatif durant le premier 20e siècle à partir de l’une de ses matrices, le Bureau international d’éducation (BIE). Créé à Genève par l’Institut Rousseau, en 1925, pour construire la paix par la science et l’éducation, ce Bureau se conçoit d’abord comme caisse de résonance des mouvements réformistes ; dès 1929, sous la direction de Jean Piaget, le BIE devient la première institution intergouvernementale en éducation puis lie ses destinées à celles de l’Unesco en 1952, dont il constitue un organe précurseur.
L’ouvrage s’attache à montrer comment le BIE tente de rallier tous les États de la planète, pour construire une charte des aspirations mondiales de l’instruction publique. Il témoigne des causes promues et négociées, non sans résistances : droit des populations juvéniles – même les plus vulnérables – à une pédagogie adaptée et à une large culture ; justice scolaire, corolaire de la justice sociale ; éducation à la paix et à l’esprit critique ; amélioration des conditions de travail et de formation des enseignants.
Tout en élargissant l’empan de ses partenaires et de son audience, le BIE bute sur de substantielles contradictions. Comment asseoir sa légitimité sans renforcer les rivalités avec les organisations investissant elles aussi l’enfance d’une puissance rédemptrice ? Comment appliquer à l’éducation les méthodes de la coopération internationale, alors que l’école demeure la chasse gardée des nations ? Comment courtiser simultanément des gouvernements qui incarnent la démocratie et des États-nations aux régimes autoritaires, sans déroger aux principes de neutralité et pacifisme ? Quel mode opératoire instituer pour préserver les Conférences du BIE des interférences politiques qui s’exacerbent en ces décennies de tous les excès ?
Grâce aux riches archives dépouillées, cet ouvrage permet, pour la première fois, d’accéder aux coulisses des négociations menées au sein du BIE et met en lumière les défis auxquels se confrontent, aujourd’hui encore, nombre d’organisations internationales.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Avant-propos
  • Sommaire
  • Table des tableaux
  • Table des figures
  • Liste des acronymes
  • Introduction générale. Sociogenèse d’une plateforme éducative internationaliste saisie dans son réseau relationnel (Rita Hofstetter et Joëlle Droux, au nom d’Érhise)
  • Partie 1. Le BIE : un laboratoire pour l’institutionnalisation de l’internationalisme éducatif
  • 1. L’Institut Rousseau – emblème de l’esprit de Genève – fondateur du BIE (début du 20e siècle) (Rita Hofstetter)
  • 2. « Ut per juvenes ascendat mundus ». Le pari périlleux de fédérer les mouvements sociaux (1925–1929) (Rita Hofstetter)
  • 3. Se positionner comme organisation inter-gouvernementale (1929–1939) (Rita Hofstetter et Cécile Boss)
  • 4. Agir quand même : le Service d’aide intellectuelle aux prisonniers de guerre (1939–1945) (Cécile Boss, Émeline Brylinski et Joëlle Droux)
  • 5. Justifier le BIE et son expertise face à l’Unesco (1945–1952) (Émeline Brylinski)
  • 6. Le mode opératoire des Conférences internationales de l’instruction publique (Émeline Brylinski et Rita Hofstetter)
  • Partie 2. Causes à l’agenda : promouvoir l’accès de tous à l’instruction pour construire la paix
  • 7. Prolongation de la scolarité et accès aux filières du secondaire : une cause controversée (Rita Hofstetter et Anne Monnier)
  • 8. Classes spéciales, écoles rurales : différencier pour reconstruire un universel (Joëlle Droux, Cécile Boss et Frédéric Mole)
  • 9. « La garderie est devenue une école » : l’éducation préscolaire comme cause en devenir (Michel Christian)
  • 10. Les CIIPs au prisme des disciplines, programmes et manuels scolaires (Aurélie De Mestral, Viviane Rouiller et Anouk Darme-Xu)
  • 11. Des pratiques éducatives langagières au service de la compréhension internationale ? (Bernard Schneuwly, Anouk Darme-Xu, Blaise Extermann, Irina Leopoldoff et Viviane Rouiller)
  • 12. Améliorer la formation, les qualifications et les conditions de travail des enseignants (Sylviane Tinembart et Valérie Lussi Borer)
  • Partie 3. Acteurs et réseaux : le BIE dans la constellation de l’internationalisme éducatif
  • 13. Le BIE et l’éducation nouvelle : confluences et dissonances (Cécile Boss, Rita Hofstetter et Bernard Schneuwly)
  • 14. Convergences, coopérations et concurrences avec les fédérations internationales d’enseignants (Frédéric Mole)
  • 15. Les associations internationales féminines : de discrètes collaboratrices devenues instigatrices d’une CIIP (Marie-Élise Hunyadi)
  • 16. Appartenances, affiliations et réseaux de sociabilités des acteurs du BIE (Cécile Boss)
  • 17. Les décisionnaires : portrait de groupe de « l’intergouvernementalisme » éducatif (Émeline Brylinski )
  • 18. Le BIE dans le monde : une géographie variable (Michel Christian, Bernard Schneuwly, Émeline Brylinski, Irina Leopoldoff et Clarice Loureiro)
  • Conclusion générale. Un Bureau précurseur, acteur de son temps (Rita Hofstetter et Bernard Schneuwly, pour Érhise)
  • Annexes
  • Sources
  • Bibliographie
  • Acteurs
  • Institutions, réseaux, Associations
  • Pays
  • Tables des matières

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Table des figures

Fig. 6.1. Profils des délégués présents lors des CIIPs (1934–1952).

Fig. 6.2. Comparaison entre les régions des profils envoyés lors des CIIPs (1934–1952).

Fig. 6.3. Nombre d’interventions portant spécifiquement sur le contenu, par États (1934–1952).

Fig. 6.4. Interactions lors de la IIIe CIIP, 1934 par État.

Fig. 6.5. États faisant référence à l’expérience d’autres États (CIIP, 1951).

Fig. 6.6. Focus sur les citations entre Ceylan, Inde, Iran, Israël et Pakistan et leurs délégués (1951).

Fig. 6.7. Mise en scène du Royaume uni et de ses représentants (1951).

Fig. 10.1. Logique sous-tendant le travail des CIIPs sur les programmes et les manuels scolaires (1934–1952).

Fig. 16.1. Période d’activité des groupes au fil des années.

Fig. 16.2. Types d’affiliations ou appartenances associatives de 88 acteurs.

Fig. 17.1. Sélection et classement des acteurs ayant participé à au moins quatre réunions du conseil (période 1930–1952).

Fig. 17.2. Taux de participation des États lors des réunions du conseil du BIE (1930–1952).

Fig. 17.3. Sélection et classement des acteurs participant au moins à six réunions du comité exécutif (1930–1952).

Fig. 17.4. Nombre de représentations lors des réunions du comité exécutif par État (ordonnée), en fonction de leur l’année d’adhésion au BIE (abscisse) (1930–1952).

Fig. 17.5. Schéma simplifié illustrant la multipositionnalité des acteurs de « l’intergouvernemental éducatif ».

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Fig. 18.1. Évolution du nombre de pays membres, de pays représentés aux CIIPs et de pays participant aux enquêtes (moyenne de pays participant par année) entre 1929 et 1952.

Fig. 18.2. Recettes effectives annuelles du BIE ; part en % provenant des pays, des publications, des dons divers et d’autres recettes.

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Liste des acronymes1

A-BIE

Archives du Bureau international d’éducation

AIJJR

Archives Institut Jean-Jacques Rousseau

BIE

Bureau international d’éducation

BIEM

Bureau international de l’éducation morale

BIEN

Bureau international des écoles nouvelles

BIP

Bureau international de la Paix

BIT

Bureau international du Travail

CDIP

Conférence des chefs de départements de l’instruction publique

CCI

Commission de coopération intellectuelle

CICI

Commission internationale de coopération intellectuelle

CIEM

Congrès international d’éducation morale

CIF

Conseil international des femmes

CIIP

Conférence internationale de l’instruction publique

CIIPs

Conférences internationales de l’instruction publique

CIS

Comité de la correspondance interscolaire

CMAE

Conférences des ministres alliés de l’éducation

Érhise

Équipe de recherche en histoire sociale de l’éducation

FIAI

Fédération internationale des associations d’instituteurs←17 | 18→

FIFDU

Fédération internationale des femmes diplômées des universités

FIPESO

Fédération internationale des professeurs de l’enseignement secondaire officiel

FIPLV

Fédération internationale des professeurs de langues vivantes

FSFP

Fédération suisse des femmes protestantes

GFEN

Groupe français d’éducation nouvelle

IICI

Institut international de coopération intellectuelle

ITE

Internationale des travailleurs de l’enseignement

IUSE

Institut universitaire des sciences de l’éducation

LIEN

Ligue internationale pour l’éducation nouvelle

LIFPL

Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté

NEA

National Educational Association

NEF

New Education Fellowship

OCDE

Organisation de coopération et de développement économiques

OCI

Organisation de coopération intellectuelle

OMEP

Organisation mondiale pour l’éducation préscolaire

OMS

Organisation mondiale de la santé

ONU

Organisation des Nations Unies

PEN

Pour l’Ère nouvelle

SAIP

Service d’aide intellectuelle aux prisonniers

SDN

Société des Nations

SPR

Société pédagogique romande

UAI

Union des associations internationales

Unesco

Organisation des Nations Unies pour l’éducation et la culture

UNICEF

Fonds des Nations unies pour l’enfance

WFEA

World Federation of Education Associations

YMCA

Young Men’s Christian Association


1Nous avons pris l’option de recourir partout où c’est possible aux minuscules ; les abréviations employées par les acteurs sont maintenues telles quelles, mais précisées entre crochets si nécessaire. Nous n’avons retenu dans cette liste que les termes qui apparaissent dans plus d’un chapitre.

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Introduction générale. Sociogenèse d’une plateforme éducative internationaliste saisie dans son réseau relationnel

Rita Hofstetter et Joëlle Droux, au nom d’Érhise

Il règne dans le monde entier une sourde inquiétude. Les peuples aspirent à la paix, à la collaboration fraternelle, mais des obstacles formidables se dressent sur la route qui les y conduirait, obstacles d’ordre économique, certes, mais aussi – et peut-être ceux-là sont les plus puissants – d’ordre spirituel.

Comme l’a dit un éminent historien : « nous vivons aujourd’hui dans un monde dont l’échelle s’est subitement agrandie, et l’esprit de l’homme moyen, et même de l’éducateur moyen, n’a pas été capable de s’élargir au même degré ».

Aussi, entendons-nous clamer de toutes parts : « Seule l’éducation peut nous sauver ». Et c’est pourquoi on a demandé partout qu’il soit fondé un Bureau international de l’Éducation. Maintenant il existe, mais il est faible encore, et petit, tandis que nous le voudrions bien outillé et fort.

C’est dans la salle mythique de l’Alabama1, à Genève, que ce 10 juillet 1930 le jeune Jean Piaget (1896–1980) prononce sa première allocution ←19 | 20→comme directeur du BIE et c’est en « diplomate de l’internationalisme éducatif »2 qu’il s’y distingue déjà : fort d’outils rhétoriques qui concilient tactiquement dramaturgie et utopie, il y presse les ministres et diplomates présents – ainsi que les lecteurs de ses lignes qui seront traduites et diffusées dans moult contrées du globe – à prendre conscience de l’abîme à combler entre l’esprit restreint des hommes et l’univers internationalisé dans lequel ils ont à se projeter et que Piaget leur enjoint d’édifier. Son mot d’ordre pour ajuster les esprits à ce monde rêvé : appliquer au terrain éducatif les méthodes de la compréhension et de la collaboration internationales.

Devant l’immensité de la tâche et la ferveur de l’espoir que nos contemporains mettent en l’éducation, nous demeurons saisis. Jamais nous n’eussions osé travailler à l’édification de ce Bureau, ni vous convier à nous y aider, s’il avait dû être seul à s’atteler à ce labeur de géant. […]

Il s’agit donc pour nous d’établir une collaboration intelligente et féconde […afin d’] accomplir le mieux possible notre besogne technique, dont nous savons qu’elle peut contribuer à rendre l’éducation plus efficace et à rapprocher les uns des autres les éducateurs de tous les continents3.

Tel est donc le dessein assigné au BIE, créé sous forme d’association corporative en 1925 afin – prétend-on – d’offrir un bureau à l’enfance, comme la Société des Nations (SDN) en a dédié un aux travailleurs et aux intellectuels. Le Bureau est reconfiguré en une agence intergouvernementale en 1929 et c’est à ce moment que Piaget en prend la direction, qu’il conservera quarante ans durant. Notre ouvrage est dédié à l’histoire de cette institution, en s’efforçant de mettre en lumière la sociogenèse de l’« internationalisme éducatif » dont le BIE est un emblème4.

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L’apparition du BIE et ses évolutions ultérieures sont ainsi saisies comme le fruit d’une construction sociale mettant aux prises des acteurs dans un environnement historiquement situé. Intégrant les apports existants5, ce volume est cependant à ce jour l’unique recherche d’envergure consacrée à cette organisation. Ce qui est pour le moins étonnant, puisqu’il s’agit de la première instance internationale intergouvernementale en éducation, qui sera reliée par une convention à l’Unesco en 1952, dont le BIE constitue un organe précurseur. Mais il est vrai que l’Unesco, directement reliée au système des Nations-Unies, a fait l’objet de plus d’attention que le « petit » BIE resté quant à lui plus distant de la SDN et cantonné sur l’éducation.

À l’évidence, l’histoire de ce Bureau ne peut être dissociée de celle des autres mouvements et d’institutions qui ont progressivement initié déjà au fil du siècle précédent un dense réseau d’échanges, de communications et de coopération entre et par-delà les frontières. Le BIE n’est donc qu’un organe de ce vaste écheveau, dont l’ouvrage qu’on va lire s’efforce aussi d’alimenter l’histoire.

Considérer le BIE dans son espace-temps

Le processus d’internationalisation qu’on s’apprête à considérer ici, à travers l’évolution d’une des agences qui en incarne et promeut les mécanismes dans le champ éducatif, n’est pas chose nouvelle. De nombreuses initiatives et réalisations traversent les frontières des États au cours du 19e siècle, débouchant sur la création d’innombrables organes associatifs sur une diversité de terrains (citons par exemple les réseaux de lutte contre l’esclavage ou la traite, sur le plan humanitaire ; ou encore les mouvements religieux, telle l’Armée du Salut) (Conrad & Sachsenmaier, ←21 | 22→2012)6. Bien des représentants de la société civile vont ainsi se retrouver progressivement intégrés à la table des négociations diplomatiques internationales. Cette évolution en reflète une autre : celle de la scientifisation qui affecte une diversité de sciences sociales au cours de ces décennies, nourrissant le statut d’expert qu’assument désormais leurs spécialistes, tant auprès des gouvernants nationaux que de ces arènes internationales en construction. Un processus qui lui aussi se construit et s’alimente de façon transnationale et transatlantique (Rodogno, Struck & Vogel, 2015)7.

Ces mouvements, processus, réseaux d’acteurs et d’institutions renforcent l’unification du monde durant les dernières décennies du 19e siècle, contribuant à la porosité des frontières et des esprits. La guerre mondiale qui éclate à l’été 1914 allait pour un temps freiner ces mouvements d’interpénétration. Au vrai, en dépit de ces tropismes collaboratifs, la force d’attraction des entités nationales n’avait fait que se renforcer au cours du siècle, alimentée par la course aux colonies8 autant que par les querelles territoriales de voisinage.

Pour autant, le conflit mondial ne sonne pas le glas des échanges ni des élans collaboratifs, même s’il les réoriente pour partie. Au-delà des mobilisations patriotiques en effet, des élans humanitaires transfrontaliers et transnationaux maintiennent vivants les anciens canaux de collaboration, voire en créent de nouveaux (Farré, 2014). Par ailleurs, se redessinent au fil du conflit des tentatives de penser l’après, notamment de la part des élites sociales et culturelles. Une myriade de projets alimente ainsi cette projection dans un nouvel ordre international qui serait susceptible de contribuer à un règlement pacifique des conflits entre États. Les tractations qui suivent l’armistice montreront que le passage à l’acte ne sera pas si aisé. Bien des auteurs ont fait le récit des négociations qui se déroulent alors, et qui déboucheront sur la fondation de la SDN et de ses organisations affiliées (Hidalgo-Weber & Lescaze, ←22 | 23→2020 ; Marbeau, 2017). Le moins que l’on puisse dire est que ces organes collectifs ne partent pas sur les meilleures bases, mis à l’épreuve par les désaccords entre les vainqueurs autant que par les sanctions qui frappent les vaincus (Carr, 2001 ; Pedersen, 2015 ; Schirmann, 2006). C’est pourtant vers ces nouveaux espaces collaboratifs que vont se tourner tous les regards des acteurs individuels ou collectifs intéressés à renouer les fils des relations d’avant-guerre.

Alors que l’économie de leurs échanges se déroulait selon une logique multipolaire, les relations internationales se retrouvent largement concentrées autour d’une nouvelle « capitale internationale » : la ville et le canton de Genève, eux-mêmes partie prenante d’un État fédéral suisse déjà très impliqué dans diverses formes d’internationalisme intergouvernemental avant cette date (Herren, 2000, pp. 215–370 ; Herren & Zala, 2002). Choisie au détriment d’autres candidates peut-être mieux équipées qu’elle (Meyer, 2013), la petite cité du bord du Léman acquiert en effet une importance inédite. C’est en tout cas vers elle que convergent dès 1919 une cohorte d’observateurs, journalistes, diplomates, fonctionnaires nationaux, délégués associatifs, secrétaires d’organisations, périodiquement à l’occasion des grandes messes internationales (Assemblée de la SDN en septembre, Conférences internationales du Travail en avril), ou plus durablement, pour s’y implanter. Vers elle aussi affluent désormais les diverses ressources humaines de la mondialisation en marche : les représentants des États, mais aussi ceux de la société civile, sous forme de réseaux sans cesse densifiés d’organisations non gouvernementales admises désormais à participer aux nouvelles formes d’échanges et de négociations mises en place avec le système de la SDN9.

Les questions abordées par les organisations internationales sises à Genève concernent nombre de terrains et de sujets. La gestion pacifique des relations sociales en constitue un enjeu clé, dont témoigne la création de l’Organisation internationale du Travail (OIT) (Jensen & Lichtenstein, 2016 ; Kott & Droux, 2013), héritière de l’ancienne Association internationale pour la protection légale des travailleurs, qui s’installe elle aussi en ←23 | 24→terre genevoise (Van Daele, Rodgers, Lee & Swepston, 2009). Bientôt s’y ajoutera une diversité de membres et d’organes spécialisés : des agences techniques (telle l’Organisation d’hygiène), ainsi que des commissions consultatives agissant sur des scènes variées (par exemple la Commission des mandats ou celle de la coopération intellectuelle). S’y agrègent au fil des années des instituts qui assument, de façon décentralisée aussi, des fonctions exécutives au nom des commissions permanentes (Ghébali, 1972). C’est le cas par exemple de l’Institut international de coopération intellectuelle (IICI), implanté à Paris, ou un peu plus tardivement de l’Institut du cinématographe éducatif, sis quant à lui à Rome (Grandjean, 2018 ; Renoliet, 1999 ; Taillibert, 1999). Ils sont suivis ou précédés par une ribambelle d’organisations non gouvernementales, dont certaines existaient déjà avant le conflit, qui retricotent progressivement leur tissu relationnel et leurs objectifs ; d’autres en inventent de nouveaux, liés à l’émergence des problématiques issues du conflit (Boli & Thomas, 1999 ; Droux, 2011).

Pour tous ces réseaux d’acteurs, la Genève internationale devient un nœud de communication et de collaboration aux potentialités formidables. Quel que soit le terrain considéré, il y a en effet autour ou au sein de la SDN une commission ou un comité de correspondance qui est actif (Hidalgo-Weber & Lescaze, 2020). Il importe donc de ne pas se laisser déposséder ou supplanter. On conçoit bien dès lors qu’au-delà du tropisme collaboratif, s’esquisse déjà autour de la SDN et de ses organes affiliés tout un labyrinthe relationnel d’où les jalousies ou les concurrences ne sont pas exclues. Créer ou nourrir un domaine de compétence internationalisé reste donc une entreprise hautement sensible : non seulement parce qu’elle implique la prise en compte d’enjeux diplomatiques entre les États et de limites de territoires entre les réseaux associatifs, mais aussi, et surtout parce qu’une telle ambition remet centralement en cause le principe de souveraineté nationale. C’est bien ce qu’on observera lorsque l’opportunité d’une collaboration internationale autour des questions éducatives sera discutée puis mise en œuvre. Cet ouvrage en fait la démonstration à partir de leur institution emblématique : le Bureau international d’éducation (BIE).

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Le BIE comme emblème d’un « internationalisme éducatif » en construction

Notre enquête tire parti de la riche historiographie du transnational turn10, à partir de laquelle nous avons construit notre cadrage notionnel et défini le syntagme qui est nôtre d’« internationalisme éducatif ». Que recouvre ce dernier ?

Une dimension de l’internationalisme culturel

Le terme « internationalisation » englobe le processus de densification des interconnexions et communications transfrontalières que nous venons d’évoquer, qui s’étend à des degrés et des rythmes divers sur l’ensemble des sphères économiques, politiques, sociales. Scandée par la multiplication des forums internationaux et, dès l’aube du nouveau siècle, par leur institutionnalisation sous forme d’accords transnationaux, d’organisations internationales puis même intergouvernementales, cette internationalisation désigne un processus mesurable et objectivable (Sluga, 2013, pp. 12–1811). L’adjectif international qui décrit cet état, additionné de son suffixe -isme, dépeint ce processus comme cause à embrasser, objectif à atteindre, mobilisation à promouvoir ; l’internationalisme constitue en quelque sorte une internationalisation qui s’assume12. Ainsi, l’internationalisme trouve aussi ses fondements dans la conscience qu’ont les individus de leur interdépendance, dans ←25 | 26→la conviction partagée des bienfaits de l’esprit internationaliste et des avantages de la mise en commun des ressources et de la coopération transnationale (Iriye, 2002, pp. 8–10 ; Laqua, 2013, p. 3), qui se traduit pour d’aucuns dans des engagements internationalistes. Ce faisant, le substantif internationalisme désigne non seulement les démarches qu’entreprend une diversité d’acteurs pour dynamiser, matérialiser et institutionnaliser des connexions internationales, mais il renvoie également aux représentations et espérances qui fondent leurs activités, et aux discours qui les justifient. Le terme est d’ailleurs employé par ceux-là mêmes qui œuvrent et plaident en ce début de 20e siècle pour l’édification de nouvelles structures et mentalités internationales (ou y résistent, les contestent) (Geyer & Paulmann, 2001, p. 3 ; Herren, 2009, pp. 33–34)13.

Cette insistance sur les dimensions représentationnelles rejoint la thèse de Iriye (1997) touchant à la centralité des dimensions culturelles dans ces processus d’interconnexions. La culture, prise en son sens large, est bien sûr impactée par le processus d’internationalisation, mais elle les accompagne aussi, les nourrit et les favorise : les systèmes de valeurs, les formes d’expression, les traditions et croyances, en servant à la fabrication d’identités nationales, constituent tout autant des bannières de ralliement de collectifs qui se reconnaissent et se rassemblent à de plus amples échelles, au niveau transnational entre autres. L’« internationalisme culturel » est ainsi au cœur du processus de globalisation du 20e siècle et le champ de l’éducation et de la formation en constitue, à l’évidence, une facette essentielle.

En écho à ce syntagme, nous employons ici celui d’« internationalisme éducatif » pour désigner les convictions, activités et réalisations d’une pluralité d’acteurs transnationaux – pédagogues, psychologues, intellectuels, diplomates, philanthropes, pacifistes, féministes… – qui, en ce premier 20e siècle, investissent la cause éducative pour favoriser ←26 | 27→ces nouvelles conscience et solidarité mondiales14. L’internationalisme leur sert de boussole pour définir à la fois leurs méthodes de travail et leurs idéaux : promouvoir l’éducation internationale comme l’accès de tous à l’instruction, créer des internationales de l’éducation et fédérer leurs œuvres, veiller à porter la résolution des problèmes éducatifs sur la scène intergouvernementale, toutes démarches conçues par eux comme condition de nouvelles compréhension et coopération internationales visant à construire la paix sur terre. L’internationalisme devient pour beaucoup la finalité suprême de toute éducation.

L’éducation et l’enfance, un terrain particulièrement convoité

Pour ces contemporains, le champ éducatif concerne l’ensemble des terrains et supports participant de la socialisation et de l’encadrement des populations juvéniles. Il inclut potentiellement tous les phénomènes et les enjeux pédagogiques, à commencer par les systèmes et programmes scolaires, ainsi que leurs finalités éducatives, culturelles et professionnelles, sans négliger les acteurs (enseignants, formateurs, administrateurs, élèves, étudiants) qui interviennent sur ces terrains. Les nations en font partie. L’éducation n’est-elle pas perçue comme le creuset de la nation et le théâtre où se joue son devenir ? Les systèmes éducatifs ne constituent-ils pas dès la construction des États-nations au 19e siècle des espaces privilégiés de fabrique des identités sociales et nationales ? Dès lors, l’internationalisation de l’éducation pourrait être perçue comme empiétant sur les prérogatives inaliénables des nations, susceptible même de déposséder les nouvelles générations de leurs racines et identités natives. À l’inverse, toutefois : l’internationalisme éducatif pourrait constituer un espace de lutte idéal pour battre en brèche le nationalisme ←27 | 28→étroit – qualifié d’« empoisonnement » moral15 – dont auraient été abreuvées les populations juvéniles ayant péri en patriotes dociles sous les canons de la Grande Guerre.

Telles sont, parmi moult autres, les controverses passionnées et passionnelles – examinées dans cet ouvrage – sur lesquelles s’achoppent ceux qui font de l’éducation et l’enfance leur terrain de prédilection pour façonner le monde selon leurs aspirations. Que ce soit pour sauvegarder les traditions séculaires ou pour dessiner un avenir supposé s’en être affranchi, les contemporains ont conscience des possibles pouvoirs que recèle toute pédagogie, des enjeux culturels qui se jouent dans la définition des systèmes, programmes et finalités scolaires, et des liens consubstantiels reliant nationalisme et internationalisme.

On le constate d’emblée, l’éducation constitue un terrain d’étude particulièrement fécond pour dégager les convictions et les logiques d’action de ceux qui se font les ambassadeurs de cette société globalisée16 ; pour cerner aussi les contradictions qu’ils rencontrent, les controverses qui les divisent, les arrangements qu’ils élaborent, les conversions que certains opèrent dans ce dessein presque messianique de réconcilier l’humanité en captant l’enfance et lui bâtissant à elle aussi un sanctuaire international. En nous projetant résolument dans ce premier 20e siècle, nous faisons le pari de pouvoir mieux saisir les prémices et les conditions de l’institutionnalisation progressive de l’internationalisme dans le champ pédagogique en vue de repérer aussi comment s’y inaugurent des tentatives inédites de gouvernance mondiale de l’éducation des populations juvéniles. Le Bureau international d’éducation constitue un tel édifice et en incarne l’espérance.

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Le BIE, une matrice

Ainsi que notre titre le suggère, nous postulons que le BIE peut être considéré comme une « matrice » de l’internationalisme éducatif, participant de sa genèse durant l’entre-deux-guerres déjà. Nous nous proposons ici d’expliciter les fondements de cette thèse, que notre ouvrage mettra à l’épreuve et sur laquelle nous reviendrons en conclusion.

Le terme « matrice » est ici employé comme un concept heuristique pour s’interroger sur les conditions de genèse de l’internationalisation de l’éducation, les mécanismes qui permettent cette densification et formalisation des échanges, les controverses et contradictions qui accompagnent de tels processus, les causes et idéaux mobilisés, les réseaux et synergies créés.

Au temps des fondations – une matrice pour institutionnaliser l’internationalisme éducatif

Nous appréhendons le BIE comme une matrice de l’internationalisme d’abord du fait qu’il s’agit, objectivement, de la première institution intergouvernementale (1929) offrant une plateforme d’échanges et de concertations pédagogiques entre États. Nous ne saurions pour autant prétendre que le BIE à lui seul constitue cette matrice. Il y contribue, comme d’autres institutions – tels l’Institut international de coopération intellectuelle (IICI) et ses organes, mais aussi la New Education Fellowship (NEF), la World Federation of Education Associations (WFEA), l’Institute of international education (IIE, de New York) – avec lesquelles, nous le verrons, le BIE entretient de denses, mais aussi conflictuelles et concurrentielles relations, même lorsqu’il s’agit de plaider avec ferveur pour la coopération intellectuelle. Le BIE se doit d’ailleurs d’être saisi dans le contexte effervescent de ce premier 20e siècle, où s’impose progressivement la conviction que les affaires, même les plus graves du monde, peuvent et doivent être résolues via des concertations et des négociations où priment les principes du droit, de la raison et de la démocratie.

Dans le contexte aussi de l’après-Seconde Guerre. Ne sont-ce pas ces mêmes principes que les agences onusiennes proclameront à l’heure de concevoir l’Unesco ? L’expérience d’organismes comme le BIE sera-t-elle prise en compte par la future Unesco à l’heure où elle s’imposera comme nouvelle « Autorité mondiale de l’éducation », comme la dénommera la ←29 | 30→première secrétaire générale du BIE, Marie Butts (1870–1953), en exercice de 1926 à 1947. Quelles sont les conditions de signature de la convention de 1952 qui relie finalement le BIE – toujours autonome – à l’Unesco ? 1952 sera pour cette raison même la date butoir de notre étude, inaugurant une autre période de vie du Bureau désormais officiellement rattaché aux agences onusiennes17.

L’analyse processuelle de cette construction – telle que rattaché aux nous la menons plus particulièrement dans la première partie de cet ouvrage – fait partie de l’intérêt d’une telle enquête et d’un choix historiographique : en embrassant tout le premier 20e siècle, il devient possible de restituer la généalogie des efforts entrepris pour dédier à l’enfance ce « temple » d’abord rêvé puis dessiné, et dont les fondations sont progressivement posées et la bâtisse collectivement édifiée, outillée et fortifiée. Ce temps des fondations constitue dès lors une période cruciale pour dégager les dispositifs mis en œuvre au sein du BIE afin d’assurer la viabilité de l’entreprise ; d’abord en surfant sur le raz de marée18 de l’internationalisme wilsonien tel qu’il se déploie dans sa version libérale à Genève dans les années 1920, en veillant à ne pas s’y retrouver englouti ; puis au fil des années 1930 et 1940, pendant lesquelles ces pacifiques – ou plutôt paisibles – internationalistes se confrontent aux tensions liées à la Grande Dépression et à l’exacerbation des nationalismes, ainsi qu’au cortège d’alliances et pressions internationales aux tonalités politiques – internationalistes aussi (Herren & Zala, 2002) – en rupture complète avec les leurs, quand bien même ils s’acharnent à poursuivre leurs concertations intergouvernementales. Quelles stratégies seront alors mises en œuvre pour déjouer ces contradictions et comment dans ce contexte ←30 | 31→réagissent les ministres et diplomates conviés au sein de l’hémicycle du BIE à s’extraire de leur égocentrisme pour s’exercer aux méthodes de la réciprocité et de la solidarité mondiale en éducation ? Et comment survivre à la Seconde Guerre puis aux reconfigurations des rapports entre puissances et entre agences intergouvernementales bâties dans le tout juste après-guerre ?

Plus qu’une institution bien rodée, qui profiterait nonchalamment d’un rythme de croisière et d’un avenir assuré, nous intéresse cette période fébrile des fondations : le temps des fondations dévoile les possibles décalages entre des aspirations mondiales de paix perpétuelle et les conditions objectives d’expériences harassantes, où le travail quotidien au BIE a pour horizon restreint un minuscule bureau où s’empilent des liasses de dossiers délicats à gérer sans même espérer un salaire satisfaisant. Il donne à voir l’inventivité des promoteurs de l’institution, depuis les petites mains secrétariales jusqu’à ses directeurs et les éminents diplomates et ministres avec lesquels ils dialoguent. Il montre l’aptitude de l’organisation à se réformer, sa labilité et flexibilité19, sa difficulté parfois à évoluer et ses possibles accommodements, comme sa fermeté et son intransigeance lorsque l’institution semble compromise, contestée et critiquée dans ses fondements mêmes, dont ses principes affichés d’impartialité et de neutralité, qui conditionneraient son universalité. Ce temps des fondations permet de mettre au jour les divergences d’opinions au sein même de l’institution, et les accords tant bien que mal trouvés, pour s’exprimer d’une voix unanime à l’heure de s’en faire le porte-parole officiel. Précisons-le d’emblée : pour une question de lisibilité aussi, nous recourrons dès lors au singulier, personnifiant en un sens le BIE, comme le font d’ailleurs les contemporains eux-mêmes.

Résumé des informations

Pages
706
Année
2022
ISBN (PDF)
9782807619203
ISBN (ePUB)
9782807619210
ISBN (MOBI)
9782807619227
ISBN (Broché)
9782807619197
DOI
10.3726/b18278
Open Access
CC-BY-NC-ND
Langue
français
Date de parution
2021 (Décembre)
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2022. 706 p., 56 ill. en couleurs, 36 ill. n/b, 15 tabl.

Notes biographiques

Rita Hofstetter (Éditeur de volume) Érhise (Éditeur de volume)

Rita Hofstetter co-dirige l’Équipe de recherche en histoire sociale de l’éducation de l’Université de Genève (Érhise). Leurs travaux privilégient une approche transnationale des phénomènes éducatifs au fil du 20e siècle. Les membres suivants ont co-écrit cet ouvrage: C. Boss, E. Brylinski, A. De Mestral, J. Droux, B. Schneuwly https://www.unige.ch/fapse/erhise/fr/accueil/

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Titre: Le Bureau international d’éducation, matrice de l’internationalisme éducatif
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