‘Curious about France’ : Visions littéraires victoriennes
Visions littéraires victoriennes
Résumé
Le regard porté sur la France par des auteurs aussi variés qu’Oscar Wilde, Charles Dickens, Robert Browning, Walter Pater ou Frances Power Cobbe créé un idéal culturel pour une nation de plus en plus consciente de sa position hégémonique dans le monde. Ce regard se pose sur l’observateur lui-même, qui transpose ses observations sur son propre territoire, et, ce faisant, démontre être « very curious about France », comme l’écrira Thomas Carlyle dans une lettre au francophile John Stuart Mill. Berceau de mouvements littéraires transnationaux et exemple de dynamisme social, la France apparaît au travers des lettres britanniques comme une construction imaginaire, politique et identitaire, une fiction dont les représentations constituent avant tout un symbole de l’inséparable union entre les deux pays.
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- Sur L’éditeur
- À Propos du Livre
- Pour référencer cet eBook
- Table des matières
- Introduction
- Chapitre 0. ‘A Sensible Country’: Ignacio Ramos Gay
- « Français Naturalisé et Citoyen de Paris » : Voyages, Errances, Pérégrinations
- Chapitre 1. La ‘passion pour la France’ de Robert Browning: Yann Tholoniat
- « Well it is French, and here are we in France »
- ‘Nor Rabelais, nor Voltaire, but Sganarelle’ : la littérature
- « The drama of history »
- Politique : « Poor dear France »
- Chapitre 2. Les France de Dinah Craik: Maxime Leroy
- Représentations de l’altérité : politique et religion
- Textes, images, imaginaire
- Chapitre 3. Désir viatique et identité victorienne dans Across France in a Caravan (1889-90): Richard Tholoniat
- « To France I have Always Felt Myself Powerfully Drawn » : Images Et Échanges Littéraires Françaises Dans le Roman Victorien
- Chapitre 4. Romantisme et Révolution française chez Dickens : l’histoire d’un symptôme: Caroline Bertonèche
- Acte de résurgence : Les pathographies du roman
- Letters from France : Sur quelques récits d’archive
- La biologie de la révolution : Poématique et « hétérocosme » (M. H. Abrams)
- Chapitre 5. Un Anglais à Paris : la France d’après Waterloo vue par Le Fanu dans The Room in the Dragon Volant: Marie-Noëlle Zeender
- Chapitre 6. Villette : de la relation entre la France et l’Angleterre au XIXe siècle: Maria Teresa Lajoinie
- « The Centre and Vortex of the Fashionable World » : Les Transferts Esthétiques Franco-Britanniques
- Chapitre 7. Esthétique des correspondances et poétique de l’androgynie : Présence de Théophile Gautier dans l’œuvre de Walter Pater (1839-1884): Anne-Florence Gillard-Estrada
- Chapitre 8. Le passeur du symbolisme français : Arthur Symons: Guy Ducrey
- Francophilie littéraire
- Le ‘je’ impressionniste du critique britannique
- Impressionnisme, décadence, symbolisme : fluctuations
- Du symbolisme par contrepoints
- Le refus du ‘fait’, ou la littérature libérée
- Le poète, le critique : maîtres des liens mystérieux
- « The Fountainhead of the World’s Drama »: Le Théâtre Français À Londres
- Chapitre 9. Le sauvage et le tyran : stéréotypes mélodramatiques dans Louis XI et The Corsican Brothers: Florence Fix
- Choix orientés et stéréotypes littéraires
- Spectaculaire et fantastique
- Lecture politique de la réécriture
- Chapitre 10. “Vive Sarah Bernhardt!” : le rayonnement anglais d’une comédienne française: Julie Vatain-Corfdir
- L’art de la réclame
- Le magnétisme du jeu
- La coincidence esthétique
- Chapitre 11. Oscar Wilde, ‘Français de sympathie’: Ignacio Ramos Gay
- Empire et nation : Wilde et l’Irlande au XIXe siècle
- La ‘conversion’ anglaise de Wilde
- Masque et imitation : Wilde à Paris
- Salomé
- Identité, cosmopolitisme et plagiat
- « A Fund of Genuine French Scepticism » : Frictions Culturelles
- Chapitre 12. Gallophobie et discours anti-vivisection : Frances Power Cobbe: Claudia Alonso Recarte
- Conclusion
- Chapitre 13. Initiés, mages et prophètes d’une littérature entre deux mondes. Bulwer-Lytton, Marie Corelli et George du Maurier: Patrizia D’andrea
- Bulwer-Lytton et la Révolution française
- Le surnaturel et l’ésotérisme
- Le surnaturel et l’art
- Marie Corelli et le vice français
- Vrai et faux spiritualisme
- Vices et vertus dans le monde artistique
- George du Maurier et le Paris bohème
- Fantastique et magie
- L’artiste et l’inspiration
- Chapitre 14. Naturalisme et nationalisme : sur la réception dans la presse anglaise du séjour de Zola à Londres en 1893: Geneviève de Viveiros
- Le Congrès de l’Institut des Journalistes
- Zola et “l’esprit français” : la réception dans la presse victorienne de la visite du romancier à Londres
- L’anonymat dans la presse : une question nationale
- Les Auteurs
INTRODUCTION
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IGNACIO RAMOS GAY (Universitat de València)
Chapitre 0. ‘A Sensible Country’
Dans un article intitulé « A Sensible Town », publié en 1853 dans Household Words1, le révérend Edmund S. Dixon décrit le design urbain de la ville d’Amiens comme exemple de durabilité et d’utilisation des ressources naturelles de la vallée de la Somme. Oscillant entre le journalisme et le récit de fiction, Dixon détaille les bénéfices extraits des nombreuses sources dérivées de la rivière qui traverse la ville, les canaux, les conduits qui fractionnent et répartissent l’eau, la construction de marchés, les abattoirs et les bains publics en harmonie avec l’orographie ascendante et descendante de la vallée de la rivière, et les forêts et les jardins qui délimitent le noyau urbain. Les termes ‘recyclage’, ‘ventilation’ et ‘circulation’ peuvent s’y appliquer, d’une perspective actuelle, à la recréation d’Amiens évoquée par Dixon, et bien qu’à aucun moment l’auteur n’y fasse allusion, sa description devient un miroir évident de la conceptualisation organique de la ville moderne2.
Conçue en tant qu’organisme vivant, la recréation pseudo-biologique d’Amiens convertit la ville en un écosystème naturel hydrologique imitant le fonctionnement cardiovasculaire humain. Les analogies entre les propriétés véhiculées par l’eau et le sang sont évidentes, de la même façon que les canaux qui la distribuent dans la ville ressemblent aux veines et aux artères, activant tous les recoins de ce noyau social anatomisé. La propre prolongation de la rivière reproduit la forme graphique de la colonne vertébrale du corps humain, et sa fonction est également celle de fournir au corps osseux homogénéité et soutien physique. La métaphore hématologique se ferme avec la présence d’une grande pompe hydraulique centrale, protégée au sein d’une robuste enceinte carrée qui ← 11 | 12 → fait fonction de cœur, activant et recyclant les eaux pour différents usages, dans une simulation exacte de la fonction coronaire. Anticipant ce qui, quelques décennies plus tard, recevra le nom de social ecology et natural economy, Dixon voyait dans l’intégration urbaine de la nature, réalisée par les ingénieurs et les architectes de la ville d’Amiens, un symptôme évident de rénovation urbaine dans la lignée de tant d’autres écrits similaires réalisés par Charles Dickens, et publiés également chez Household Words, dans lesquels les auteurs faisaient référence à des villes, des marchés, des abattoirs, des mécanismes de l’administration, des horaires et des habitudes populaires françaises comme des propositions d’avant-garde symptomatiques de rénovations civiles et de la modernité.
L’article de Dixon résulte intéressant pour illustrer les essais suivants définitoires de la présence de la France en tant qu’espace, personnage et thème dans la littérature victorienne. Tout au long du XIXe siècle, la France devint un leitmotiv auquel se projetèrent les idéaux et les aspirations britanniques, métaphorisant le recyclage et la circulation des idées entre les deux pays. Loin de constituer une identité littéraire construite de manière monolithique, la France représente dans l’idéologie du XIXe siècle britannique un caléidoscope d’aspirations, d’observations, de réflexions et de critiques que l’observateur établit par rapport à son propre pays et dans lequel la littérature s’érige en qualité de catalyseur capable d’agglutiner et de filtrer beaucoup d’autres disciplines liées à la science, à la politique, à l’économie, à l’histoire ou au reste des arts. La porosité du texte littéraire permet à l’imaginaire français d’absorber avec plus de flexibilité le questionnement épistémologique dont l’époque victorienne est le témoin, devenant ainsi une projection polymorphique d’une ère définie par son caractère mutant et autoréflexif. Le regard curieux sur la France sert de terrain expérimental, de miroir déformant des coutumes locales, de revers des aspirations propres, et d’idéal matérialisé par la mise en pratique de l’expression littéraire d’une nation de plus en plus consciente de sa position hégémonique dans le monde. Il s’agit donc d’un regard qui se pose sur l’observateur lui-même, qui recycle ses observations et les projette sur son propre pays. La France devient ainsi le pivot employé par les narrateurs britanniques pour porter un jugement sur la Grande-Bretagne, et l’intérêt croissant pour le pays voisin n’est que le reflet d’une obsession de plus en plus grande d’autodéfinition nationale. ← 12 | 13 →
Le regard réciproque des deux côtés du canal remonte à plusieurs siècles. En ce sens, ce volume est apparenté à beaucoup d’autres qui l’ont précédé, focalisés sur l’approfondissement des échanges culturels entre les deux pays, non seulement pendant l’époque victorienne, mais aussi depuis la fin de la Renaissance, période au cours de laquelle les échanges commerciaux et artistiques prolifèrent, donnant lieu à un déplacement et à une contagion des formes artistiques occidentales. Les études sur les relations littéraires entre les deux pays abondent ainsi en raison de tous les moments clés qui ont ponctué la modernité en Europe. Depuis les analyses de l’influence de Molière sur la Restoration Comedy anglaise3, déjà considérées comme classiques, jusqu’aux nombreuses études de l’impact et de la mythification de la Révolution française en Grande-Bretagne4, en passant par les essais sur le transfert de l’imaginaire politique et littéraire des Lumières5 et des échanges préromantiques et romantiques à travers le canal pendant la fin de l’ère géorgienne6, les connexions littéraires ont été symptomatiques d’une allure parallèle empruntée par chacun des deux pays. ← 13 | 14 →
Curieusement, l’ère victorienne (1837-1901), l’époque de la splendeur britannique, de la puissante expansion transocéanique, et de la consolidation militaire, économique et globale de l’empire, est celle qui a été la moins étudiée en ce qui concerne le lien d’union établi avec la France. Les études sur la construction politique et identitaire de l’Empire britannique abondent ; cependant, peu sont celles qui traitent principalement les relations internationales entre les deux pays pendant la seconde moitié du XIXe siècle. De même, au cours des rares occasions où les relations franco-britanniques ont mérité une étude monographique d’ensemble, celles-ci abordent surtout l’histoire des idées, plutôt que les transvasements littéraires ou culturels. Les approches les plus ambitieuses dans ce sens datent de plus d’un demi-siècle, en particulier les études en anglais d’Enid Starkie et Christophe Campos – loin d’être focalisées sur la spécificité victorienne – intitulées respectivement, From Gautier to Eliot. The Influence of France on English Literature (1851-1939), publiée en 1960, et The View of France from Arnold to Bloomsbury, de 1965. Dans le domaine de la critique littéraire française, les analyses sont encore plus rares et limitées à l’étude de Sylvaine Marandon, L’image de la France dans l’Angleterre victorienne (1848-1900), de 1967. Bien que pendant le règne de Victoria la présence d’hommes de lettres britanniques se multiplie à Paris, que la France se dresse comme épicentre culturel européen, et que les expositions universelles de Paris et Londres consolident les deux villes dans leur statut de capitales mondiales du progrès, l’étude de la représentation littéraire de la France et du caractère français n’en est pas moins résiduel surtout en comparaison avec d’autres moments de l’histoire récente de la Grande-Bretagne.
Sans doute, le travail publié en France le plus estimable, en ce qu’il aborde les domaines politique, économique et social en les associant aux arts, est le recueil d’essais dirigé par Sylvie Aprile et Fabrice Bensimon en 2006, intitulé La France et l’Angleterre au 19e siècle. Issu d’un congrès organisé deux ans avant sa publication à l’Université de Paris X-Nanterre, en collaboration avec l’École Normale Supérieure, les articles rassemblés représentent le précis le plus complet de regards polyphoniques provenant des principaux domaines de connaissance du moment. Bien que centré sur les transvasements entre les deux pays à partir d’une méthodologie dérivée de l’histoire économique et politique, les connexions qu’il établit avec le milieu littéraire du moment et les appréciations sociologiques sous-jacentes aux divers formats artistiques émer ← 14 | 15 → gents représentent un point de départ indispensable pour toute analyse postérieure des relations culturelles entre les deux pays7.
Cela ne veut pas pour autant dire que l’influence française chez les écrivains victoriens n’ait pas été étudiée. Sans doute, tous les auteurs qui sont objet des essais ci-après ont mérité des études de recherche de l’empreinte française dans leurs œuvres. La célébration, en 2012, du bicentenaire de Dickens a donné lieu à de nombreuses commémorations dans le monde entier qui, à plusieurs occasions, exploraient le regard francophile de l’auteur8. De même, Walter Pater, Arthur Symons, Oscar Wilde ou Charlotte Brontë, tout comme le parnasse et le décadentisme de fin de siècle, ont été analysés par rapport à leurs précurseurs parisiens, dans la lignée de bien d’autres auteurs et mouvements qui n’ont pas été inclus dans ce livre. Cependant, dans tous les cas, l’étude a toujours mérité un regard individualiste, centré sur l’auteur en question, ou un chapitre de livre spécifique, plutôt qu’une approche plurielle à l’ensemble d’une littérature qui, par ailleurs, a bel et bien reçu une dénomination d’ensemble. Et c’est que, malgré les divergences épistémologiques9, l’ère victorienne continue à être étudiée en masse, non seulement en raison de l’ample cadre temporel qu’elle embrasse, étant donné la longévité du règne – presque un siècle – mais aussi pour l’homogénéité du substrat politique, historique, économique, des coutumes sociales et de ← 15 | 16 → l’expression littéraire qui lui sont sous-jacents. Les différents moments discernés par les historiens tout au long des presque soixante-dix ans de règne de Victoria ne sont pas rapportés sinon par rapport à une même aspiration qu’ils ont en commun, une même idéologie identitaire, susceptible de marquer l’esprit d’un siècle, et même de se projeter dans l’actualité sous le dénominatif singulier récemment baptisé Neo-Victorianism. Si l’ère victorienne distille une doctrine politique, une expression artistique similaire et un mode de vie reconnaissable, même un siècle plus tard, pourquoi pas une analyse d’ensemble de l’influence de l’écriture française pendant cette période historique ? Si, malgré les différents axes qui divisent l’ère victorienne en ce que Maureen Moran nomme early, high, mid-, et late Victorian culture10, pourquoi pas une étude qui aborderait l’intensité variable de l’influence française dans chacun de ses moments? Ce livre vient s’ajouter à ceux qui l’ont précédé, son but étant d’arracher des constantes littéraires chez tous les auteurs influencés, en grande ou moindre partie, par la littérature, les coutumes, les modes d’organisation politique, les arts et les autres objets d’idéalisation ou de stigmatisation, provenant de France.
Une réponse possible à la question pourquoi la France et le caractère français ont rarement été objet d’attention globale de la part de la critique littéraire anglophone est, indubitablement, d’affirmer que sa trace dans la littérature britannique du XIXe siècle se manifeste prioritairement dans le renforcement cohésif de l’identité nationale autochtone. Au cours des deux dernières décennies, les études qui prétendent anatomiser les sèmes culturels de l’Englishness ou de la Britishness ont accaparé les publications destinées aux études culturelles, et les différents travaux prouvent que les références à la France sont révélatrices d’un même dénominateur commun : la France représente l’Autre, l’altérité d’où émane un regard réflexif sur le pays de l’observateur. La récurrence de la France dans les œuvres des poètes, des dramaturges, des narrateurs et d’autres vecteurs culturels victoriens établit un pont de dialogue avec le pays voisin, mais aussi promeut la cohésion sociale locale. Il ne s’agit pas tellement de la reconnaissance d’une identité dans le traitement littéraire de cette image française, mais de la volonté de recourir à une image du pays voisin comme mécanisme de consolidation nationale. ← 16 | 17 →
Ce livre a pour objet de montrer comment le regard sur la France contribue à expliquer le développement littéraire et identitaire britannique. Depuis la fin de la Renaissance, et dans le cadre d’une plus en plus grande interaction européenne, transocéanique et globale avec d’autres nations, l’identité britannique se définit prioritairement par assimilation ou réaction contre les influences externes, dont la française exerce, jusqu’au XIXe siècle, un rôle primordial. En ce sens, dans son analyse détaillée sur l’émergence de l’identité nationale britannique, Linda Colley affirme que la Britishness se forge au moyen de guerres successives contre la France depuis le XVIIe siècle :
It was an invention forged above all by war. Time and time again, war with France brought Britons, whether they hailed from Wales or Scotland or England, into confrontation with an obviously hostile Other, and encouraged them to define themselves collectively against it11.
Le conflit armé entre ce que Paul Kennedy appelle « l’éléphant et la baleine »12 convertit la France en un catalyseur de subjectivités dissemblables rassemblées contre un ennemi commun. Les guerres qui éclaboussèrent les deux pays depuis la fin du XVIIe siècle (1689-1697), et tout au long du XVIIIe siècle (1702-1713 ; 1743-1748 ; 1756-1763 ; 1778-1783 ; 1793 et 1802), et auxquelles suivirent les guerres napoléoniennes (1803-1815), contribuèrent à la consolidation d’un sentiment collectif national, ce qui amène des historiens comme Peter Mandler à définir le XVIIIe siècle – reprenant ironiquement un emprunt français – comme « the patriotic century par excellence »13. La France devient ainsi, au cours du siècle qui sépare l’Act of Union et la Bataille de Waterloo, un agent au service de l’unification de multiples sensibilités face à la me ← 17 | 18 → nace armée de l’étranger, celle-ci étant représentée, prioritairement, par le caractère français.
Associé à l’aspect belliqueux de l’affrontement, l’aspect religieux s’ajoute au dessein de la spécificité britannique. Colley considère que le protestantisme a réconcilié les diversités régionales et culturelles britanniques entre Écossais, Gallois et Anglais, face à la « powerful and persistently threatening France », devenue la « haunting embodiment of that Catholic Order which Britons had been taught to fear since the Reformation in the sixteenth century »14. Contrairement à l’aristocratie, dont nous nous occuperons plus tard, les classes les plus populaires ont trouvé dans le rejet de l’altérité francophone un mécanisme de formation nationale par négation : la Grande-Bretagne devait ne pas être tout ce qu’était la France. Synonyme de superstition religieuse, d’absolutisme monarchique, de décadence, de totalitarisme, de corruption et de protectionnisme commercial, la France représentait l’antithèse de l’idée forgée par les Britanniques de leur propre pays. Selon Colley, « they defined themselves against the French, as who and what they are not. Once confronted with an obviously alien ‘Them’, an otherwise diverse community can become reassuring or merely deperate ‘Us’ »15. Plus que le fruit d’un consensus politique ou culturel interne, l’unification autour de la Grande-Bretagne en tant que monarchie constitutionnelle parlementaire protestante s’est produite comme une négociation de l’altérité outre-Manche.
La nécessité de cet ouvrage est alors justifiée par la réfraction de l’argument antérieur. Les traits négatifs caractéristiques de la France au XVIIIe siècle, entrevus majoritairement par les classes britanniques les moins privilégiées, ouvrent petit à petit la voie, une fois signée la paix au Congrès de Vienne, à une construction mythique idéalisée du pays voisin. Dans un article intitulé « The Victorians’ View of France », Britta Martens affirme que l’ère victorienne « marked a new beginning in British attitudes towards Europe and France in particular – a new beginning made possible by an unprecedently long period of peace »16. La France, une fois de plus, est ce contre quoi se ‘frotte’ la Grande-Bretagne pour se définir en tant que nation ; elle continue à être, au cours du XIXe siècle, ← 18 | 19 → ce que la Grande-Bretagne n’est pas, or elle ne représente plus l’ennemi qu’il faut éviter d’imiter mais, bien au contraire, l’idéal en lequel la nation aspire à se convertir. Selon Georgios Varouxakis, « Victorian thinkers were bound to look to France for intellectual reinforcement for domestic purposes »17. La francophilie se convertit en dénominateur commun d’un pays qui, depuis la défaite napoléonienne, ne voit plus la France comme un ennemi belliqueux potentiel – les « invasion scares »18 de 1851 et de 1859, provoquées par le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, n’arrêtent pas pour autant de représenter une menace qui ne parvient jamais à s’accomplir – mais plutôt comme une projection culturelle qui peut et doit être étudiée, absorbée et imitée, voire même comme un filtre du reste des pays européens. En ce sens, John R. Davis soutient que jusqu’à la fin des années 1830, « one could say the British knew of continental Europe via French literature »19. La francophilie britannique – tant critiquée par Wordsworth bien avant la signature du traité de paix entre les deux pays, dans un de ses sonnets composés sur la côte française intitulé « Calais, August 1802 »20 – est symptomatique d’un apaisement des eaux et d’une domestication de la menace belliqueuse étrangère reconvertie maintenant en une puissance artistique et sociale.
Il est évident que l’attirance pour ce qui est français n’est pas non plus un élément propre au XIXe siècle. Au cours du siècle antérieur, l’aristocratie et les intellectuels britanniques ont fait de la francomanie et du cosmopolitisme un symbole, dans une démonstration de révérence profonde et d’admiration pour la France, reflétant la rapide pénétration et propagation d’icônes, de modes de conduite et de produits culturels extrêmement visuels – et, par conséquent, reconnaissables – entre la haute société britannique, tels que le dandysme entre les intellectuels et les nobles ou le « Macaroni craze » du dernier quart de siècle. Tout comme l’affirme Robin Eagles, ← 19 | 20 →
One cannot ignore the influence, the power, and the prominence of the elite socialites who wallowed in French culture, sported her most outrageous affectations, communed with her nobility and philosophers, lived there and imported (illegally) her goods […] the English Whigs brought the reality of a French Whiggery, the natural partner of the natural rulers of eighteenth century-England : the inheritors of the Revolution Settlement21.
Au fur et à mesure que le siècle avance, et grâce à l’absence de conflit armé, l’ennemi commun se convertit en un idéal commun. Au cours du XIXe siècle, la France post-révolutionnaire s’érige dans l’espérance d’un futur : ce n’est plus l’Autre catholique, absolutiste, décadent, qu’il faut craindre, mais l’Autre artiste, libérateur, promulgateur de lois d’équité sociale, mystérieux et séducteur. Les multiples changements de gouvernement qui font alterner la France entre deux monarchies, deux empires et deux républiques – souvent au moyen d’actions violentes réalisées par ou contre le peuple – montrent bien sa flexibilité organisatrice, son inquiétude politique et le dynamisme de sa société héritière de la Révolution. La France du XIXe est celle des réformes sociales, civiles et administratives, de la liberté artistique, des révoltes populaires et de la consécration de la culture comme moteur de changement et de progrès social ; du positivisme, de la médecine, du développement scientifique, de l’utopie socialiste et, en définitive, de la modernité. Comme le déclarait l’auteur anonyme d’un article intitulé « French Thought », publié dans The Saturday Review en 1863, « It is France that presents for us the modern world under an aspect different from our own, and it is France that contrives to supply us with new matter for the elucidation of this contrast »22.
Il est évident que le sentiment gallophobe persistera en Grande-Bretagne, surtout au moyen de la création d’un stigmate d’immoralité lié à toute une série de thèmes exportés prioritairement par la nouvelle et le théâtre, porteurs d’un message subversif pour les milieux les plus conservateurs britanniques. Par l’absence de législation susceptible de protéger de manière transnationale les intérêts des dramaturges contre le piratage, le théâtre deviendra le principal vecteur d’exportation d’une ← 20 | 21 → image de la France en tant qu’icône de la modernité. Selon Jean-Claude Yon,
Résumé des informations
- Pages
- 262
- Année de publication
- 2015
- ISBN (PDF)
- 9783035106718
- ISBN (MOBI)
- 9783035196689
- ISBN (ePUB)
- 9783035196696
- ISBN (Broché)
- 9783034314916
- DOI
- 10.3726/978-3-0351-0671-8
- Langue
- français
- Date de parution
- 2014 (Octobre)
- Mots clés
- Aspiration britannique Fiction Littérature comparée Littérature victorienne Mouvement littéraire
- Publié
- Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2014. 262 p., 10 ill. n/b
- Sécurité des produits
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