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Temporalités khmères

de près, de loin, entre îles et péninsules

de Nasir Abdoul-Carime (Éditeur de volume) Éric Bourdonneau (Éditeur de volume) Grégory Mikaelian (Éditeur de volume) Joseph Thach (Éditeur de volume)
©2021 Collections 430 Pages

Résumé

Dans un précédent volume dont ce livre est en partie la continuation, une série d’enquêtes linguistiques, ethnographiques et historiques illustrait certains aspects des représentations du passé chez les Khmers, tandis que des spécialistes d’autres aires culturelles que l’Asie du Sud-Est apportaient un contre-point comparatif pour chacune des disciplines concernées. Ce premier jalon amenait à questionner plus avant la notion de temporalité. Le prisme comparatif retenu à nouveau dans cet ouvrage fait fond sur une double perspective insulaire et péninsulaire, celle de terres encerclées ou bordées par la mer. Aux propos concernant le royaume khmer, lui-même lové au cœur de la péninsule indochinoise, il appose ceux de spécialistes de la péninsule indienne, des îles insulindiennes, japonaises, papoues et malgache. Cette juxtaposition, qui étonnera peut-être, s’inscrit toutefois dans une tradition historiographique, celle des conceptualisations de l’aire culturelle sud-est asiatique, dans laquelle, de Paul Mus à Denys Lombard, l’au-delà des mers tient un rôle décisif dans l’appréhension des civilisations qui s’y nouent, entre océan Indien et mer de Chine.

Table des matières

  • Cover
  • Title
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • In Memoriam Joseph Deth Thach (1975–2020)
  • Introduction
  • Notion de temps, activité de langage et linguistique
  • Entre lexique et grammaire : intervalles de temps et temporalisation en bunong, l’unité maŋ « nuit »
  • Temps implicite, temps explicite. Peut-il y avoir une compréhension spécifique du temps et de la temporalité en des lieux particuliers ?
  • Le big man et le temps
  • Clock and watch … horloge et veille. Rythme de la vie à Tanebar-Evav (Iles Kei, Moluques, Insulinde)
  • Le temps de chanter. Pratiques musicales et perception du temps en Indonésie orientale (Lamaholot, île de Florès)
  • Le terrain ethnographique à l’appui. Le premier mois dans l’ancien Cambodge et la fête des prémices du riz
  • Le temps des dieux et le temps des hommes dans les premiers textes japonais
  • Les calendriers indiens et leurs fondements astronomiques
  • Même les montagnes ont une histoire. Des images, un tas de sable et un labyrinthe : introduction au Prasat Pābhuon (Baphuon, XIe siècle)
  • Revenons, revenants : mémoires d’Angkor
  • Le serpent des origines à l’âge du chaos. Cosmogonies et concaténations temporelles dans le royaume khmer du XVIIe siècle

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In Memoriam Joseph Deth Thach (1975–2020)

GRÉGORY MIKAELIAN

« Ô mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais
épuise le champ du possible
»1

L’idée d’un livre qui aborderait les temporalités du monde khmer dans ses spécificités est née il y a plusieurs années.

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C’était au cours d’une conversation avec notre collègue et ami Joseph Deth Thach, que nous appelions simplement Deth. Une de ces conversations menées à bâtons rompus que nous tenions régulièrement depuis qu’il enseignait le khmer et la linguistique aux Langues’O. Pour être à chaque fois nouvelles, elles n’en respectaient pas moins une dialectique immuable : interrogeant l’étymologie d’un mot khmer, nos hypothèses s’affrontaient le temps de rompre une lance ; bientôt confrontés au mur de notre commune ignorance et des conditions de celle-ci, s’imposait à nous le constat du dépérissement des études khmères illustré par l’actualité du moment, toujours prodigue en la matière ; cet inventaire de mauvais augure portait Deth à formuler une idée par laquelle nous – lui, l’auteur de ces lignes, d’autres amis et collègues – pourrions contribuer à y remédier. Tout au moins savait-il nous en persuader, le temps qu’il grille une cigarette ou, plus rarement, une pipe. Une fois les brumes de la fumée dissipées, certaines de ces idées mues par l’impulsion qu’il savait leur donner convergeaient dans une direction commune, bientôt suivie d’entreprises dont il garantissait toujours les conditions matérielles : programmes d’enseignement, journées d’étude, séminaires, colloques et, finalement, livres collectifs. L’apparente facilité, à certains égards déconcertante, avec laquelle il orchestrait des énergies disparates habituées aux solitudes plus qu’aux grands ensembles nous faisait parfois oublier qu’il y dépensait lui-même une énergie considérable, moindre, toutefois, que la volonté qui la commandait. Se défiant de l’individualisme consubstantiel à nos métiers comme de l’injonction des tutelles à nous fondre dans des équipes toujours plus vastes, Deth savait parler collectivement de ce qui faisait obstacle à notre quête du sens pour mieux l’enjamber.

Ironie d’un sort funeste, l’idée d’une réflexion sur les temporalités khmères achève aujourd’hui de prendre corps peu après son décès intervenu le 28 février dernier. Sa brusque disparition nous met en demeure de remettre sur le métier l’immarcescible question de la destinée humaine, confrontée à l’imprévu.

*

Deth fut conçu dans les affres de la guerre, quelques mois avant la chute de Phnom Penh intervenue le 17 avril 1975.

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Provinciaux dont les racines familiales plongent dans le terroir de la province de Kratié, ses parents sont engagés aux côtés d’une des factions républicaines installées aux affaires depuis la destitution du prince Sihanouk, le 18 mars 1970. L’espace social cambodgien est alors constitué de clientèles faites d’allégeances personnelles étayées d’alliances matrimoniales et de solidarités territoriales, rivant des familles et parfois même des villages entiers au destin de potentats dont la surface et la renommée sont promesses de largesses autant que de protection, dans un monde où les dangers sont réels et constants. En temps de guerre, or celle-ci s’était installée depuis le début des bombardements états-uniens sur le Cambodge à la fin des années 1960, entrer dans une clientèle devient une nécessité. Chou Hieng, le père de Deth, était né à Kandal Stoeng, dans la province de Kandal, à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il y passa sa petite enfance avant de venir vivre à Phnom Penh lorsque ses parents s’y installèrent au milieu des années 1950. Mais la petite patrie de ses ascendants le rattachait au sruk de Prey Prasap, à Kratié, d’où était pareillement issue son épouse, Vin Kimroeun. Comme il est fréquent dans la société cambodgienne, les jeunes gens qui se fréquentaient à l’occasion des visites de Hieng partageaient des liens de cousinage. Hieng l’épouse peu avant la destitution du Prince, après laquelle il est aussitôt mobilisé pour la guerre. Au cours de l’opération Chenla II qui débute en août 1971, le hasard des affectations le met au service du colonel Dien Del, qui commandait alors la 2e Brigade. Leurs chemins se séparent à l’issue de la campagne et Hieng trouve à s’employer au Secrétariat du Bureau des Opérations militaires. De son côté, Dien Del monte en grade et devient Brigadier-général à la tête de la 2e Division. Quand ce dernier devient gouverneur de Kandal en même temps que Commandant des forces territoriales de cette province, il demande à Hieng de devenir son secrétaire particulier. En cette fin d’année 1974, le jeune homme et son épouse sont loin de pouvoir anticiper la suite prochaine des événements. Deux filles, Boramy et Moliroath, étaient déjà nées de leur union. Un troisième enfant s’annonçait, quand la chute advint.

Au lendemain du 17 avril, Hieng, Kimroeun et leurs filles sont déportés à Stung Trang, dans la province de Kampong Cham. Chacun s’efforce de dissimuler le passé militaire de Hieng, sous peine d’exécution sommaire. Lorsque son épouse parvient à terme au mois d’octobre, Hieng s’avise de l’envoyer à Prey Prasap, dans le village de Russey Keo où se trouve sa belle-mère. Kimroeun peut ainsi accoucher dans la maison de sa mère avant de repartir un mois plus tard avec cette dernière et son nouveau-né pour Stung Trang, où les attend le reste de la famille. Hieng et Kimroeun choisissent de l’appeler Serey Deth – « le feu de la liberté » –, nom qui ne dit pas toute une destinée mais qui trace une ligne d’horizon en ces temps d’asservissement. C’est en vain que les soupçons des cadres locaux qui pèsent sur eux durant ces mois et ces années d’oppression s’exerceront sur la famille, qui doit ruser plus souvent qu’à son tour.

Lorsque l’offensive de l’armée vietnamienne chasse les Khmers rouges et les pousse à se retrancher sur la frontière khméro-thaïlandaise en janvier 1979, les parents de Deth ne reviennent pas immédiatement s’installer à Phnom Penh. Des rumeurs circulent en effet, qui prédisent que les Sereika, un groupe de résistants, pourraient prendre d’assaut la capitale. En août, quand la situation paraît stabilisée, les membres de la famille s’entassent sur un radeau de fortune pour descendre le Mékong jusqu’à Phnom Penh, où ils vivotent, comme d’autres, pendant deux ans. Dans un Cambodge exsangue, la débrouillardise tient lieu de boussole sous la férule débonnaire de la soldatesque vietnamienne, qui quadrille la capitale. Ces jeunes années sont pour Deth celles de l’apprentissage du bilinguisme, déjà, ainsi qu’il le raconte dans un court essai autobiographique : « Partout dans la ville on parlait khmer et vietnamien. […]. Quelques mois plus tard je fus inscris dans une école maternelle où l’on nous enseignait des chansons en vietnamien et en cambodgien pour célébrer la victoire, l’amitié du peuple khmer et du peuple vietnamien, et le nouveau parti communiste khmer. Tous les jeudis et les samedis après-midi, avec les autres classes de la maternelle, nous allions chanter ces chansons à la radio nationale, pour participer aux concours nationaux des enfants-chanteurs. À la maison je ne pouvais chanter ni parler en vietnamien, à cause de l’exécration que mes parents éprouvaient à l’égard de ce peuple, disant qu’il était notre ‘ennemi héréditaire’. Tous les soirs ils m’apprenaient à lire et à écrire le khmer, ainsi que le calcul. Cependant, je ne pouvais m’empêcher de braver cette interdiction, lorsque je jouais avec mes voisins vietnamiens.

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Cette langue fut pour moi […] langue de distraction et de joie »2. À côté de la norme écrite et du parler transgressif, il découvre aussi le langage de l’imaginaire, quand, au moment de s’endormir, sa grand-mère lui lit des contes khmers dont les phrases résonnent de formes désuètes. Elle trouve aussi les mots pour apaiser la douleur de la perte qui s’installe après le décès accidentel de la petite Moliroath, au début de l’année 1980. En octobre, la petite Leakhena vient au monde, qui lui fait découvrir la relation d’aînesse sous un nouveau jour : cadet pour son aînée Boramy, il devient à son tour un aîné pour sa petite soeur Leakhena.

Pendant que la vie reprend progressivement ses droits, à Phnom Penh et dans les provinces, la résistance à la présence vietnamienne s’organise sur la frontière khméro-thaïlandaise. Si elle est mue par le profond sentiment d’indépendance des Cambodgiens comme par le souvenir lointain d’une précédente occupation vietnamienne, au XIXe siècle, elle est surtout permise et même encouragée par les rivalités géopolitiques entre grandes puissances. Dans le cadre de la guerre froide qu’ils mènent contre l’Union Soviétique, elle-même soutien du Vietnam, la République Populaire de Chine et les États-Unis secondés par la Thaïlande font le choix de soutenir les Khmers rouges, en leur prodiguant appui diplomatique, armes, subsides, ravitaillement et positions de repli sur la frontière khméro-thaïlandaise. Le besoin de justifier le fait de stipendier des criminels de guerre pour servir leurs intérêts les poussent à camoufler cette guerre par procuration derrière le paravent d’une « résistance nationale », bientôt dirigée par le prince Sihanouk. Les différentes factions qui la composent, Khmers rouges, Sihanoukistes et diverses obédiences républicaines réunies autour d’un ancien ministre des Finances, Son Sann jouent par ailleurs une partition connue en terrain cambodgien : face à l’envahisseur, un prince fédère les énergies pour bouter les forces d’occupations étrangères hors du pays. Ce faisant chacune de ces factions suit son propre dessein : les Khmers rouges oeuvrent à reconquérir le pouvoir, le prince Sihanouk à recouvrer sa couronne, Son Sann et ses affidés à retrouver une place de choix au sein de la bourgeoisie phnompenhoise. Quant aux pièces secondaires ainsi qu’aux pions de cet échiquier géant, maquisards et familles réfugiées dans les camps, elles agissent ou réagissent autant par conviction que par réflexe social : le clientélisme qui drape le monde khmer et lui donne cette couleur surannée faite d’honneur et de trahison se tisse d’une trame de fidélités qui protègent autant qu’elles obligent.

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Alimenté par les grandes puissances, le brasier de la guerre s’enflamme à nouveau, prolongeant les souffrances du Cambodge et des Cambodgiens pour une décennie. La famille de Deth vivra intensément ces déchirures, dans un mélange de peur et de courage propre aux militants qui oeuvrent alors de part et d’autre des lignes de front, s’exposant à défendre ce qu’ils croient chacun à leur manière être une juste cause.

Un temps réfugié aux États-Unis après la chute de Phnom Penh puis passé par la France en 1977, Dien Del participe à la formation du Front National de Libération du Peuple Khmer (FNLPK), créé en octobre 1979 par Son Sann et le général Sak Sutsakhân, dernier Président de la République avant qu’elle ne s’écroule sous les obus des maquisards khmers rouges. Nommé commandant de l’Armée Nationale de Libération du Peuple Khmer (ANLPK), Dien Del fait prévenir Hieng que la résistance s’organise. Une fois que l’information lui est parvenue avec quelque assurance de véracité, la famille de Deth quitte Phnom Penh en 1981 : « Un dimanche matin, pendant que toute la ville était encore plongée dans le calme avant l’heure du réveil […] », Deth et les siens se dirigent vers la gare de Phnom Penh. « Après deux journées de train et une de marche »3, la famille parvient sur la zone frontalière, dans un des camps contrôlés par le FNLPK, d’abord à Nong Chan, puis à Banteay Ampil, où se trouve installé le quartier général du Front.

Là, Deth intègre une école de fortune, où il suit durant quelque temps une scolarité primaire en khmer. Tant bien que mal, car les trimestres se comptent alors en saisons militaires : durant la saison des pluies, les maquisards parviennent à pénétrer dans l’intérieur du pays à travers les lignes ennemies. Mais quand vient la saison sèche et que les blindés de l’armée d’occupation peuvent de nouveau circuler, les camps reçoivent en retour une pluie d’acier. La petite Vichheka naît à la fin de la saison des pluies de 1982, au mois de novembre, entre deux accalmies.

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La grande offensive de saison sèche menée par l’armée vietnamienne à la fin de l’année 1984 aura raison de cette alternance. Tous les camps du FNLPK sont détruits et les maquisards suivis des populations qu’ils contrôlent doivent trouver refuge du côté thaïlandais. Nong Chan tombe le 18 novembre, Baksei le 9 décembre, Sok San le 12 décembre, Rithyssen le 25 décembre, puis, le 5 janvier 1985, c’est au tour du quartier général d’Ampil de ployer sous les bombardements. En France, la bataille fait la une des journaux télévisés. Évacuée avant l’attaque, la famille en réchappe et trouve à se réfugier de l’autre côté de la frontière, dans la province thaïlandaise de Sa Keo, à Site 2, camp qui se grossit vite du déplacement des camps du FNLPK consécutif à la débâcle. Situé à 80 kilomètres d’Aranyaprathet, étendu sur 8 km2, il se divise en plusieurs quartiers qui sont autant de petits camps séparés, dont un, Ban That, accueille des Vietnamiens et des Khmers krom qui fuient le régime socialiste vietnamien.

Deth et sa famille sont installés dans le nord de Site 2, dans le camp d’Ampil où résideront plus de 20.000 personnes. La mère de Deth travaille à la rédaction de la radio de Site 2, installée quant à elle au sud, dans le camp de Rithyssen. Les activités de son père au sein du Front l’amènent à se rendre régulièrement dans la ville d’Aranyaprathet, à proximité de laquelle s’est déplacé le quartier général de l’ANLPK. La plupart du temps, Deth est sous la garde de sa cousine, Bang Ny. Au camp, les distractions sont rares. Il affectionne les représentations de théâtre qui s’y donnent de temps à autre, un théâtre traditionnel de marionnettes de cuir dont il fera un cheval de bataille culturel par la suite. Mais il supporte mal l’enfermement : un soldat thaïlandais qui le surprend à traverser clandestinement la frontière le rattrape et lui fait découvrir la valeur d’une liberté qui s’use à mesure que l’on s’en sert. Il est forcé de la trouver ailleurs. Ce sera dans les langues, et d’abord le thaï que les adultes pratiquent au quotidien. Deth écoute, saisit les mots à la volée, et l’apprend si bien que ses parents finissent par lui enseigner à déchiffrer cette langue, en plus de lui enseigner à lire l’anglais4. À partir de septembre 1988, il suit même un enseignement d’anglais prodigué par une jeune volontaire américaine qui prendra soin de lui à son arrivée en France le temps que s’établisse le contact avec une famille d’accueil. C’est sa mère qui l’introduit dans cette classe réservée aux employés de la radio du camp, et dans laquelle il va rapidement se distinguer comme le plus doué des élèves.

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Après le nouvel an khmer d’avril 1989, Hieng et Kimroeun cherchent à exfiltrer les plus âgés de leurs enfants vers un pays tiers pour leur assurer un avenir. Mais n’ayant que le statut de « personnes déplacées », ils ne peuvent y prétendre. Une solution se profile toutefois grâce aux pères jésuites qui, circulant d’un secteur à l’autre de Site 2, ont accès au secteur des Vietnamiens de Ban That qui sont éligibles au statut de « réfugié politique ». Après avoir été pourvus de papiers d’identité portant une date de naissance fictive, une ville natale vietnamienne et un patronyme factice, Thach – nom typique de la minorité khmère du Sud-Vietnam – Deth et Boramy sont confiés aux pères qui facilitent les démarches de parrainage auprès d’une famille française. Il leur faut attendre plusieurs mois à Ban That durant lesquels les jésuites demeurent le seul lien entre les enfants et leurs parents, avant qu’ils ne soient convoyés dans le camp de transit de Phanat Nikhom, où il leur faut encore attendre de longs mois, dans la solitude. Le SIPAR, une ONG française, leur dispense des cours d’alphabétisation qui leur permettent d’apprendre les rudiments de la langue avant de partir pour Paris.

Ils y parviennent au mois de décembre 1990 où ils sont recueillis par une famille marseillaise de vieille souche provençale, qui les élèvera dans la tradition catholique et la chaleur d’une famille nombreuse. Deth entre alors dans sa quinzième année. Il est vite inscrit en classe de 5e au collège Saint Joseph les Maristes, dans le 6e arrondissement de Marseille. Plus tard ses collègues le connaîtront plus volontiers sous le prénom de Joseph qu’il choisira à l’occasion de son baptême chrétien.

Depuis qu’il vit à Marseille, Deth découvre et s’approprie de nouvelles langues, tandis qu’il se déprend du khmer et du thaï, sans en oublier ni les structures ni la phonologie. C’est d’abord le français châtié de sa famille d’adoption, qui tient à se démarquer de l’accent marseillais, mais aussi le parler phocéen des enseignants et de ses camarades de classe. La tâche est rude pour rattraper un retard scolaire aggravé par la barrière d’une langue qu’il connaît à peine. Mais il travaille d’arrache-pied. Sa famille d’adoption le guide et le soutient si bien qu’il parvient, palier par palier, à gravir la pente. L’anglais qu’il connaît déjà bien lui est plus facile, l’espagnol ne lui pose pas de difficultés. Il se passionne en outre pour le latin, dont il ressent peut-être intuitivement l’importance pour comprendre les fondements culturels de sa famille d’adoption. On retrouve ici cette soif de savoir orientée à la connaissance et l’appropriation de ce qui fait l’autre pour mieux s’en approcher par-delà ce qui sépare. La foi catholique qu’il endosse durant ces années procède de ce rapprochement mimétique en même temps qu’elle témoigne de la sincérité de son engagement et de son réel attachement. Il y trouve en outre une conduite de vie, en ces années décisives, même si le chemin du dogme vient parfois contraindre le feu qui l’habite. Lycéen, la lecture de Sénèque viendra compléter celle des Écritures et le nourrira longtemps dans sa quête d’un art de vivre qui tienne compte de son aspiration pour le monde autant que de sa volonté de vivre.

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En attendant, les vacances des années collèges lui apprennent ce qui enracine les Français à leur terre, et lui donnent l’opportunité de s’y attacher : ce sont la variété des paysages, des calanques méditerranéennes aux montagnes alpines, mais aussi la monumentalité du pouvoir incarnée par les châteaux des rois, à Blois, ou encore la beauté des édifices religieux, devant l’abbaye romane de Paray-le-Monial. C’est là que se tiennent les camps de jeunesse de la Communauté de l’Emmanuel, un groupe charismatique qui vient d’être reconnu par le Saint Siège. Deux étés de suite, il s’y rend en compagnie de jeunes venus de toute l’Europe. Il y rencontre un continent chrétien, mais aussi une pensée de l’universel abstrait et de la paix perpétuelle qui interroge le monde violent et concret qu’il a connu. Il en visite la source : après les criques phocéennes aux contours homériques, il se rend à Rome, où le Saint-Siège s’adosse aux splendeurs de l’ancien imperium dont il s’émerveille après les avoir lues sous la plume des Anciens.

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Quand il entre au lycée, la ville de Marseille, son soleil et les poissons du Vieux Port lui sont désormais familiers. Un peu comme le Marius de Pagnol qu’incarnait Pierre Fresnay dont Raimu refusa qu’il tienne le rôle avant que l’acteur parisien ne démontre qu’à force de travail il pouvait passer pour marseillais. Mais, plus âgé que ses camarades de classe, il sort déjà de l’adolescence quand s’impose à lui, comme aux jeunes gens de son âge, l’injonction sociale à dire son être au monde pour y trouver place. Émerge du même coup l’épineuse question de ses racines et de son histoire individuelle. ‘Asiatique’, ‘réfugié’, ‘d’origine cambodgienne’… aisément mobilisables, les mots du collectif recouvrent trop vite un parcours personnel dont la mémoire, en vrac, ne permet pas encore de retracer la cohérence. Dilemme vécu par nombre d’enfants cambodgiens placés dans des familles d’accueil, qu’il aborde avec le volontarisme qu’on lui connaît. Deth va ainsi chercher à renouer avec une atmosphère cambodgienne en même temps qu’il s’imposera, de plus en plus consciemment, un nouveau défi : se réapproprier sa langue et sa culture natales qu’il venait justement de mettre à distance pour mieux se pénétrer d’une autre. En même temps qu’il commence à se documenter sur son pays, il cherche à revoir ses parents et fait en sorte de se rendre au Cambodge au cours de l’été 1994. Après la fermeture des camps commandée par le processus de paix qui finit par aboutir suite à de longues négociations entre factions, la chose devient justement possible. Le processus électoral au terme duquel des élections générales devaient se tenir en mai 1993 prévoyait que les réfugiés cantonnés dans les camps soient rapatriés au Cambodge pour qu’ils puissent y participer. Leur retour s’effectue par vagues, entre mars 1992 et mars 1993, date à laquelle Site 2 ferme définitivement ses portes. Les parents de Deth se rendent d’abord à Phnom Penh, puis retournent dans le village de leurs aïeux pour retrouver les leurs. L’espoir que suscite le processus de réconciliation nationale les pousse à tenter l’aventure électorale au sein du Parti Démocrate Libéral (PDL), fondé par Sak Sutsakhân. Hieng se présente même à la députation dans la circonscription de Kratié. L’échec qu’il rencontre est celui, général, du PDL, qui n’obtiendra aucun siège. Dans son écrasante majorité le peuple choisira celui des partis dont le candidat ressemble à Sihanouk – le FUNCINPEC est alors dirigé par son fils Ranariddh, le portrait de son père au même âge – parce que ce dernier personnifie le retour de la concorde.

L’année suivante, et après s’être réinstallé à Phnom Penh, Hieng retrouve son fils. En plus de la joie indicible de le revoir, il lui découvre un style flamboyant qui le porte à tenir tête à la doxa du lieu. En cet été 1994, elle a pour nom Dien Del. Le général les reçoit chez lui avec chaleur, mais peine à justifier ses sentiments anti-sihanoukiens face aux arguments historiques du tout jeune homme. D’autant qu’il joue sur plusieurs registres langagiers : s’il utilise la langue analytique de Descartes, encore pratiquée par l’ancien diplômé des écoles militaires françaises, il ne répugne pas à recourir aux formes expressives du khmer, convenant à des répliques plus tranchées. Car Deth redécouvre qu’il parle khmer, en même temps qu’il renoue avec l’ambiance militarisée de son enfance. La menace khmère rouge subsiste de même que les tensions factieuses qui imposent encore des déplacements sous protection armée. Lorsque son père lui fait découvrir la côte cambodgienne et ses plages de sable blanc où ne s’aventurent guère les touristes, ils doivent être accompagnés de gardes du corps. Deth retrouve aussi ses anciens amis de fortune qu’il avait connus dans les camps. Inscrits en Faculté de Droit, ils sont censés suivre un enseignement en français qu’ils ne comprennent pourtant pas. Deth leur fait classe quotidiennement en même temps qu’il apprend d’eux un peu de ce Cambodge qu’il ne connaît pas encore. Circonspect, il observe un monde nouveau dont il n’a pas les codes et où se jouent des jeux dont il ne sait pas encore les règles.

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Quand en juin 1996 Deth passe son baccalauréat scientifique, il ajoute le khmer à ses options. Diplôme en poche, il hésitera plusieurs mois avant de trouver la voie qui se révélera la sienne. La Légion qui l’avait tentée le refuse, à cause de sa myopie. N’importe, il profite des heures creuses en caserne pour dévorer la valise de livres qui lui tient lieu de barda. En septembre, il trouve à s’employer comme animateur au sein de la congrégation de l’oeuvre Timon-David, fondée au milieu du XIXe siècle dans le sillage du catholicisme social pour aider à l’éducation des jeunes issus des milieux populaires de Marseille. Arrive la rentrée universitaire et les premiers pas dans le supérieur. Mais son passage par Aix-en-Provence n’est pas concluant. Inscrit en Faculté d’histoire, une matière dont il est pourtant féru, il ne trouve guère à se captiver. Le cours d’histoire de l’Asie qui s’y donne est indigent, et il ne rencontre pas d’enseignant qui pourrait l’exalter, lui pour qui l’incarnation du savoir est nécessaire. En même temps qu’il continue de s’occuper à la congrégation tout au cours de l’année, il médite la suite. En mai 1997 il monte à Paris et rencontre le directeur de la section khmère des Langues’O. Alain Daniel lui assure de pouvoir l’inscrire à la rentrée universitaire prochaine. Durant l’été, le Cambodge fait à nouveau la une des journaux quand advient le « coup de force » des 6–7 juillet par lequel le second Premier ministre Hun Sen évince manu militari le premier Premier ministre d’obédience FUNCINPEC, ainsi que d’autres partis d’opposition. Ses parents échappent de justesse à une opération d’assassinats ciblés au sein de leur quartier résidentiel où demeurent nombre de chefs militaires de l’opposition, et parviennent à se mettre hors de danger. En août, Deth, rassuré, se rend de Marseille à Mont de Marsan à vélo, et se régale du paysage occitan.

En septembre il est installé dans une nouvelle résidence universitaire, dans le sud de Paris, à Anthony. Étudiant en LEA à Paris III, il est également inscrit aux Langues’O, en siamois et en khmer. Ici, le ton n’est plus le même : venu d’une France girondine et conservatrice, il découvre un Paris jacobin et progressiste. Dans les locaux décatis de l’OTAN où sont logées l’Université de Paris-Dauphine et les Langues’O se croisent des mondes bigarrés. D’un côté les futurs cadres subalternes de la finance et de la gestion, ceux qui viennent d’être recalés aux grandes écoles. De l’autre côté, le phalanstère des Langues’O, jamais en retard d’une excentricité. On y côtoie pêle-mêle un chanteur de rock alternatif professant, entre deux complaintes électriques sur les déboires d’une Brigitte Bardot cambodgienne, des dialectes taïs enseignés nulle part ailleurs, un héritier de la principauté de Battambang en costume trois pièces prodiguant des leçons de khmer en même temps que de maintien, un ancien juriste reconverti dans l’enseignement du siamois à l’humour aussi dévastateur que son taux d’alcoolémie, et toute une faune étudiante qui se passionne pour des langues dont la plupart des gens ne soupçonnent pas même qu’on puisse les apprendre : des jeunes missionnaires javanisant fumeurs de kretek, des grand-mères nées en Indochine qui veulent apprendre le khmer ou le viêt qu’elles n’ont jamais pu parler, des diplomates japonais qui se forment aux langues avant de prendre un poste à Phnom Penh, des maris français qui cherchent à comprendre leurs épouses cambodgiennes, des dames khmères qui se retrouvent en cours de littérature comme au salon de thé pour se gausser de leurs maris français, de jeunes Khmers nés en France qui se cherchent, ou de jeunes Français qui se perdent dans l’humanitaire, ou dans le journalisme.

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Parmi cette faune, Deth redécouvre les langues de son enfance par le truchement de la norme écrite et des grammaires qui sont censées enseigner cette norme. Intuitivement, il mesure l’écart qui sépare l’oralité de l’écriture et l’inadéquation des grammaires qui laissent en suspens nombre de mots structurants pour la langue, faute de pouvoir en rendre compte de manière adéquate dans les termes biaisés des catégories grammaticales indo-européennes.

Une fois son diplôme de langue khmère obtenu, en 2000, il se rend durant une année à l’université de Silapakorn, à quelques kilomètres de Bangkok, pour y terminer son cycle de siamois tout en y enseignant le français. Dans le même temps, il poursuit son cursus de cambodgien en s’inscrivant en maîtrise de linguistique sous la direction de Michel Aufray, un spécialiste des langues océaniennes qui assure également des cours de théorie linguistique. Ce remarquable pédagogue lui révèle sa vocation de linguiste. L’été suivant, Deth rentre en France, célèbre ses fiançailles sur les terres de sa famille d’adoption puis remonte à Paris pour soutenir son mémoire de maîtrise sur les déterminants nominaux. On y trouve déjà les fondements de ce qui fut sa ligne de mire scientifique tout au long de son enseignement : écrire une grammaire du khmer qui s’affranchisse enfin des catégories syntaxiques européennes pour prendre en compte la singularité de sa langue natale, dans ses dimensions aussi bien orale qu’écrite. Après une revue critique de la manière dont a été défini l’adjectif dans les grammaires françaises à partir d’un vocabulaire latin lui-même hérité du grec ancien, et de la manière dont les grammaires du khmer ont fait usage de cette terminologie pour la langue khmère, il analyse une série d’énoncés faisant usage de ces mots khmers appartenant à la classe des adjectifs ainsi définie pour montrer que leur fonctionnement ne correspond justement pas à celui que leur attribue la définition adjectivale.

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Il poursuit l’année suivante en inscrivant un DEA sur les déictiques spatiaux tandis qu’il vit de divers petits emplois, dont une mission d’interprétation pour la Commission de recours des réfugiés. C’est à cette époque qu’il est introduit dans le cénacle de Madame Pou, la doyenne des études khmères. Retraitée depuis plusieurs années, elle continue d’assurer la formation de rares khmérisants zélés qui s’efforcent de passer par les fourches caudines d’une discipline spartiate. Son respect vétilleux ouvrant la porte d’un savoir qui n’existe nulle part ailleurs, Deth trouve comme à son habitude une clef pour actionner la serrure. Au fil de l’apprentissage de la lecture et de la compréhension des eulogies royales inscrites sur les stèles lapidaires en vieux khmer, ou des codes de conduite gravés sur ôles de latanier en khmer moyen, des mondes insoupçonnés se révèlent alors à lui : celui de la diachronie des mots et de l’actualisation du passé dont ils se chargent à travers les modifications phonologiques et sémantiques qui s’observent au cours de l’évolution de la langue écrite ; mais aussi le monde de la cour qui se veut l’héritière de ce passé. Issue de l’aristocratie palatiale, Madame Pou lui fait entrevoir les habitus d’un milieu qui tranche avec celui des gens d’armes dont il est issu, ou celui des notables provinciaux qu’il a adopté. Elle parraine sa cooptation à la Société Asiatique de Paris, et demande à Jean-Pierre Drège, alors directeur de l’École française d’Extrême-Orient, d’être son second parrain.

Résumé des informations

Pages
430
Année de publication
2021
ISBN (PDF)
9783034338066
ISBN (ePUB)
9783034340939
ISBN (MOBI)
9783034340946
ISBN (Relié)
9783034338042
DOI
10.3726/b17684
Langue
français
Date de parution
2021 (Mai)
Published
Bern, Berlin, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2021. 430 p., 15 ill. en couleurs, 10 ill. n/b, 1 tabl.

Notes biographiques

Nasir Abdoul-Carime (Éditeur de volume) Éric Bourdonneau (Éditeur de volume) Grégory Mikaelian (Éditeur de volume) Joseph Thach (Éditeur de volume)

Nasir Abdoul-Carime est historien, spécialiste du Cambodge contemporain. Éric Bourdonneau est historien et archéologue, spécialiste du Cambodge ancien. Grégory Mikaelian est historien, spécialiste du Cambodge de l’époque moderne. Joseph Thach est linguiste, spécialiste de la langue khmère.

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Titre: Temporalités khmères