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Le roman en Côte d’Ivoire

Une nouvelle griotique

de Claire L. Dehon (Auteur)
©2014 Monographies 400 Pages

Résumé

Bernard Dadié publia le premier roman ivoirien qu’il basa sur le modèle réaliste français de l’époque. Bientôt, ayant repris au griot – au conteur professionnel – son rôle social et artistique, ses confrères et lui infusent dans leurs créations des allusions à la culture traditionnelle de même que de nombreuses tactiques et habitudes de la littérature orale. Ils créent ainsi des récits et des personnages qui décrivent la vie quotidienne. Voulant plaire, ils adaptent leurs créations au goût de leurs lecteurs ivoiriens qui, comme eux, appartiennent à une classe moyenne grandissante. Ils répondent donc au besoin de distractions et à la demande pour une littérature qui reflète et qui enseigne la langue, les qualités morales et les bonnes manières de leur groupe social. Ils se donnent pour but d’amuser et, à la fois, de faire réfléchir. Tant et si bien qu’ils obtiennent une production littéraire originale fort différente du roman français contemporain.
En se basant sur l’analyse des romans écrits par une quinzaine d’écrivains représentatifs des niveaux et courants littéraires, cette étude offre une vue générale utile pour les spécialistes et les étudiants en littérature, mais aussi pour les sociologues et les politologues qui s’intéressent aux idées sur l’argent et le pouvoir, par exemple. Elle révèle les changements survenus entre 1956 et 2010 et elle aide à placer des auteurs de renom international tels qu’Ahmadou Kourouma, Tanella Boni et Véronique Tadjo dans leur cadre culturel.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Liste chronologique des romans analysés
  • Introduction
  • Notes
  • Chapitre 1 Naissance du roman ivoirien
  • Bernard Binlin Dadié
  • Notes
  • Chapitre 2 L’Adoption de la modernité
  • Gérard Aké Loba
  • Denis Oussou-Essui
  • Zégoua Gbéssi Nokan
  • Notes
  • Chapitre 3 Permanence de la tradition
  • Ahmadou Kourouma
  • Jean-Marie Adiaffi
  • Notes
  • Chapitre 4 Diversité dans la modernité
  • Gaston Ouassénan Koné
  • Amadou Koné
  • Maurice Bandaman
  • Isaïe Biton Koulibaly
  • Notes
  • Chapitre 5 La modernité au féminin
  • Régina Yaou
  • Véronique Tadjo
  • Tanella Boni
  • Notes
  • Conclusion
  • Références
  • Liste des entrevues avec l’auteure
  • Liste des lettres et des messages électroniques à l’auteure
  • Liste des sites consultés
  • Bibliographie des œuvres littéraires citées
  • Bibliographie des études citées
  • Index
  • Titres de la collection

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Liste chronologique des romans analysés

1956 Climbié par Bernard Dadié

1960 Kocoumbo, l’étudiant noir par Gérard Aké Loba

1962 Le soleil noir point par Zégoua Nokan

1965 Vers de nouveaux horizons par Denis Oussou-Essui

1966 Violent était le vent par Z. Nokan

1968 Les soleils des indépendances par Ahmadou Kourouma

1970 Les fils de Kouretcha par Aké Loba

1973 Les dépossédés par Aké Loba
La souche calcinée par D. Oussou-Essui ← 11 | 12 →

1975 Les frasques d’Ebinto par Amadou Koné

1976 Jusqu’au seuil de l’irréel par A. Koné
L’homme qui vécut trois vies par Gaston Ouassénan

1977 Aller-retour par G. Ouassénan
Ma joie en lui par Isaïe Biton Koulibaly

1979 Les saisons sèches par D. Oussou-Essui

1980 Commandant Taureault et ses nègres par B. Dadié
La carte d’identité par Jean-Marie Adiaffi
Traites par A. Koné

1982 Courses par A. Koné
Lezou Marie ou les écueils de la vie par Régina Yaou

1983 Les petites rivières par Z. Nokan

1984 Le matin sera rouge par Z. Nokan

1985 Mon chemin débouche sur la grand-route par Z. Nokan La révolte d’Affiba par R. Yaou

1986 A vol d’oiseau par Véronique Tadjo

1988 Aihui Anka par R. Yaou

1989 Le sang, l’amour et la puissance par I. Biton

1990 L’empire du gouffre par G. Ouassénan
Monnè, outrages et défis par A. Kourouma
Le royaume aveugle par V. Tadjo
Le sas des parvenus par Aké Loba
Une vie de crabe par Tanella Boni

1992 Silence, on développe par J.-M. Adiaffi

1993 Le fils de-la-femme-mâle par Maurice Bandaman

1995 La bible et le fusil par M. Bandaman
Les coupeurs de tête par A. Koné
Rendez-vous manqués par D. Oussou-Essui

1996 Les baigneurs du lac Rose par T. Boni

1997 Le prix de la révolte par R. Yaou

1998 Cœurs rebelles par R. Yaou (Joëlle Anskey)
En attendant le vote des bêtes sauvages par A. Kourouma
Symphonie et lumière par R. Yaou (J. Anskey)

1999 Merci, l’artiste par I. Biton
Sur le chemin de la gloire par I. Biton
Champs de bataille et d’amour par V. Tadjo
Les germes de la mort par R. Yaou

2000 Allah n’est pas obligé par A. Kourouma
Amour est toujours ailleurs par M. Bandaman
Les naufragés de l’intelligence par J.-M. Adiaffi
L’ombre d’Imana par V. Tadjo
La fille du lagon par R. Yaou (Ruth Owotchi)

2001 Même au paradis on pleure quelquefois par M. Bandaman
L’indésirable par R. Yaou

2004 Reine Pokou par V. Tadjo

2005 Matins de couvre-feu par T. Boni
Et pourtant, elle pleurait par I. Biton
Le glas de l’infortune par R. Yaou

2007 La bête noire par I. Biton

2008 Christine par I. Biton

2010 Les nègres n’iront jamais au paradis par T. Boni
Pauvre petite orpheline par G. Ouassénan
Loin de mon père par V. Tadjo

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Introduction

Pour justifier leur établissement en Afrique subsaharienne, les Européens soulignèrent l’état retardataire des sociétés locales en comparaison avec les occidentales. Les Africains, par conséquent, dès qu’ils possédèrent les instruments nécessaires pour écrire, voulurent démontrer la fausseté de ce point de vue. Ainsi, Aimé Césaire, Léon Damas et Léopold S. Senghor, alors jeunes intellectuels étudiant à Paris, proposèrent dans les années 30 le concept de la «négritude». Avec lui, ils affirmèrent l’existence de cultures anciennes et ils valorisèrent la vie traditionnelle souvent méprisée par les coloniaux. Leur attitude ne manquait toutefois pas d’ambiguïté.1 D’un côté, ils considéraient--non sans raison--les apports de l’Europe plus sous leurs aspects destructeurs que positifs. De l’autre, ils ne refusaient guère l’adoption de la langue, de la culture et des sciences du colonisateur. Fiers de leurs nouvelles connaissances, ils voulurent en tirer parti. Par suite, L. Senghor, après avoir défini la négritude comme «le patrimoine, les valeurs et l’esprit de la civilisation noire africaine», se demanda avec ses compagnons comment créer une littérature africaine en français qui répondrait aux exigences de la négritude sans devenir une imitation de la littérature métropolitaine et il proposa alors l’expression de «métissage culturel» pour décrire le processus. Un débat s’ensuivit auquel participèrent les Africains éduqués à l’occidentale, y compris l’Ivoirien Bernard Dadié. Informé par son ami Alioune Diop--le fondateur du magazine Présence africaine--sur les discussions parisiennes à ce sujet, il fit sienne l’expression senghorienne pour décrire la situation dans laquelle les colonisés vivaient bien que, selon lui, elle ne correspondît pas tout à fait à la réalité du monde colonial où deux cultures se côtoyaient et où l’africaine commençait à absorber certains éléments de la française.2

Le mot «métissage» date du dixneuvième siècle, mais le phénomène n’est pas neuf. Il existe depuis la première rencontre de deux sociétés car, comme le déclarait Maryse Condé, «aucune culture n’est pure». «Métissage» signifie que les artistes incorporent et assimilent dans leurs œuvres des éléments venant d’une culture autre que la leur. Sans remonter aussi loin que la préhistoire, il suffit de se rappeler les arts copte et galloromain qui mélangèrent les apports de deux sources bien distinctes. Pourtant, le terme ne satisfait pas tout le monde puisque certains y voient une attitude raciste selon laquelle un ouvrage littéraire «métissé» manquerait d’originalité et cela malgré le fait qu’aujourd’hui l’étiquette «métissage culturel» sert à mieux vendre les ouvrages qui la portent. Jacques Audinet se plaint, par ailleurs, que le terme introduise l’idée qu’il existe des cultures pures. D’autres expressions ne paraissent pas meilleures: «créolité» parce qu’elle suppose une culture supérieure; «hybridité» suggère que la rencontre ← 13 | 14 → de deux cultures donne des produits prévisibles comme des manipulations génétiques; «syncrétisme culturel» dit que divers éléments se combinent d’une manière relativement cohérente. Sœuf Elbadawi propose, quant à lui, le terme «culture d’entredeux», mais il ne convient pas non plus. En effet, il insinue que cette nouvelle littérature ne cesse de s’abreuver des deux côtés, celui de l’oralité africaine et celui de l’écriture occidentale. Or, une fois lancé, le roman francophone en Afrique subsaharienne se développe selon sa propre dynamique. On remarque qu’avec le temps, les auteurs semblent non pas se libérer totalement de la littérature orale, mais l’utiliser avec plus de discrétion. Par ailleurs, s’ils se réfèrent à des écrivains français lus pendant leurs jeunesses, ils ne s’intéressent guère à ceux d’aujourd’hui, alors que les créations de leurs concitoyens et celles d’auteurs non francophones choisies par goût interviennent parfois, plus ou moins ouvertement, dans leurs propres ouvrages.

En vérité, la rencontre dans les romans de la littérature occidentale et de l’africaine suit un développement imprévisible qui se rattache aux personnalités des écrivains tout autant qu’aux situations historiques et sociales.3 Tant et si bien qu’au lieu de chercher un mot qui décrive plus ou moins bien la rencontre de deux cultures pour qualifier le roman francophone en Afrique subsaharienne, on en choisira un qui insiste sur un autre aspect de la question tout en reconnaissant l’usage d’emprunts étrangers. «Modernité» paraît un bon choix même si le terme n’est pas original. En littérature, il couvre «l’ensemble des caractères exprimant le goût et les tendances de l’époque moderne qui se manifestent dans l’œuvre d’un écrivain».4 Cette définition est bien générale, par conséquent, elle donne lieu à différentes interprétations ainsi que l’histoire de la littérature française le prouve. Par exemple, et d’une manière simplifiée, au seizième siècle, le concept servit à défendre l’emploi du français en tant que langue littéraire et à emprunter une forme étrangère comme le sonnet italien. Au dix-septième siècle, avec la querelle des Anciens et des Modernes, le mot signifiait utiliser la culture contemporaine sans toujours se référer aux travaux des Grecs et des Romains. Au dixneuvième siècle, «modernité» comprenait l’usage de personnages ordinaires présentés dans leur vie quotidienne.

Apparaissant au vingtième siècle, le roman francophone d’Afrique subsaharienne ne suivit pas ces développements qui s’étalèrent sur plusieurs siècles parce qu’il emprunta tout à la fois l’écriture, la langue française et la forme romanesque de l’époque. Le terme convient bien, néanmoins, parce qu’il souligne la nouveauté de cette littérature. En effet, en évitant les écueils présentés par le mot «métissage» et autres termes, il fait une différence entre cette nouvelle littérature et la littérature traditionnelle sans les rendre étrangères l’une à l’autre. Bref, il ne suggère ni la supériorité ni l’infériorité d’une littérature, mais qu’à ← 14 | 15 → temps, techniques et matériaux nouveaux, nouvelle expression, pour pasticher Victor Hugo.5

«Modernité» a l’avantage de s’appliquer à une façon de vivre tout autant qu’à la culture et à la littérature. Le terme dit que le développement de la ville, commencé modestement à l’époque coloniale, a altéré ces sociétés. En effet, depuis les années 70 surtout, cellesci se sont agrandies considérablement. A cause de leur étendue et de la cohabitation de plusieurs ethnies et cultures locales, elles ne sont pas simplement de grands villages, mais un monde nouveau. Ces milieux géographiques ont entraîné des changements, parfois introduits par le colonialisme, parfois par la nécessité de s’adapter, et qui, au cours des années, ont transformé l’environnement. Par exemple, les échanges se font maintenant avec de l’argent, l’économie ne se base plus uniquement sur l’agriculture, puisque l’industrie s’y développe, puisque la petite entreprise d’antan devient à l’occasion une grosse maison commerciale et puisque l’augmentation des activités modernes entraîne la croissance d’une industrie de services. De plus, de nouveaux groupes sociaux se forment et des alliances interdites ou impossibles dans le passé se créent comme celles entre anciens maîtres et esclaves. Dans ce contexte--et en particulier pour la Côte d’Ivoire-- «modernité» inclut, entre autres, l’alphabétisation, l’emploi du français et la création de langues populaires dérivées comme le français dit de «moussa», le clientélisme--type de relations entre les hommes influents et leurs obligés--, la pratique de religions révélées, l’implantation d’églises «syncrétiques», l’usage de machines et d’instruments de tous genres: bicyclette, voiture, radio, télévision, GSM, tablette électronique.6

La ville et la modernité ont favorisé le développement d’une classe moyenne. Celle-ci a des besoins culturels qui ont entraîné, lentement, mais sûrement, l’établissement d’universités et de centres culturels, la création de maisons d’édition, l’ouverture de librairies et de bibliothèques, la publication de rubriques littéraires dans journaux et magazines, la diffusion de programmes sur les livres et leurs auteurs à la radio ou à la télévision, l’organisation de sociétés d’écrivains, bref, tout un appareil qui encourage la lecture et la création littéraire. En vérité, même s’ils se plaignent de la censure et des faibles moyens financiers pour soutenir l’édition, les auteurs touchent aujourd’hui un nombre de personnes inatteignable autrefois par le griot, le conteur traditionnel, soit à cause de l’oralité ellemême, soit à cause des limites géographiques des langues locales.7 Vu toutes ces conditions, «modernité» représente les faits sociaux, culturels, économiques et techniques qui ont donné naissance à une nouvelle littérature et qui l’alimentent.

Assurément, s’il y a modernité, cela ne signifie pas que la société ivoirienne a abandonné la tradition, c’est-àdire ses cultures, valeurs et coutumes existant avant l’installation des Français. Amadou Koné, par exemple, accusait le colonialisme ← 15 | 16 → d’avoir détruit «la collectivité traditionnelle». Il reconnaissait, néanmoins, la continuité d’anciennes habitudes dans la société contemporaine, même s’il n’avait pas encore eu le temps de bien apprécier leur persistance. Philippe David, par contre, exagère probablement quand il dit que «la grande masse des Ivoiriens [reste] attachée à la vie traditionnelle légèrement saupoudrée de modernisme technique».8 Pourtant, il n’y a aucun doute que la culture traditionnelle exerce toujours une profonde influence. Les danses lors des festivals divers et le recours aux sorciers en sont quelques manifestations observables par tous. Il y en a pourtant d’autres moins visibles, moins concrètes, mais tout aussi agissantes.

Ainsi, en dépit du colonialisme et de la christianisation d’une proportion importante de la population, la société ivoirienne reste conformiste. Le Trésor de la langue française définit le terme comme «une attitude passive de celui ou de celle qui règle ses idées, son comportement, sur ceux des personnes de son milieu». D’après cette définition, tous les membres de toutes les sociétés cherchent à modeler leurs conduites sur celles du groupe à des degrés variés et selon les circonstances. Conformisme implique, par ailleurs, l’idée que les sociétés encouragent leurs membres à s’intégrer, à faire comme tout le monde et qu’elles le font avec plus ou moins d’insistance. Ouaga-Ballé Danaï le dit bien: «Si vous arrivez dans un village et que tout le monde danse sur un pied, il faut faire comme tout le monde» (Mon amour l’autre, 243-44). Ainsi, en Côte d’Ivoire, où la sphère du public l’emporte sur celle du privé, la société pousse plus vigoureusement ses membres à se conformer que les sociétés occidentales. Parce qu’elle ne conçoit l’individu qu’en tant que partie du groupe, elle ne favorise ni l’individualisme ni l’initiative personnelle bien qu’ils se manifestent à l’occasion. Il faut non pas tant imiter les autres, mais plutôt se conduire selon l’opinion publique, selon la volonté d’un «on» sans nom et sans visage ou selon la décision de quelqu’un qui a de l’autorité, car le qu’endiraton pèse lourd sur la conduite de chacun. Tant et si bien que les individus se définissent par la formule de «je suis parce que nous sommes» et lorsqu’ils cherchent à se singulariser, ils ne peuvent le faire qu’en choisissant des voies acceptées par tous.9

Le conformisme entraîne des conséquences dans la littérature écrite et dans le roman en particulier. En effet, celui-ci doit répondre à des attentes et à des critères différents de ceux des sociétés occidentales plus individualistes. Basé sur l’idée courante selon laquelle l’art en Afrique est «explication et connaissance du monde», son devoir est de divertir, certes, mais il a aussi pour but d’enseigner et de rappeler au lecteur comment se conduire.10 Il ne s’agit pas tant de donner à celuici l’occasion de vivre un drame ou une aventure par procuration, mais de l’aider à s’intégrer au groupe, de l’aguerrir, de lui ouvrir les yeux et de le préparer aux vicissitudes de la vie tout en lui donnant l’occasion de méditer ← 16 | 17 → sur divers sujets. Cet aspect s’observe dès les débuts du roman francophone en Afrique subsaharienne. Alors que la critique universitaire avait analysé Les bouts de bois de Dieu d’Ousmane Sembène et Une vie de boy de Ferdinand Oyono, par exemple, d’après le critère occidental du roman engagé, ces deux œuvres répondent aussi aux exigences d’une société conformiste. Ainsi, N’Deye Touti s’est séparée des siens en poursuivant des études et Toundi a pour défaut de vouloir se distinguer des autres Camerounais. Tous deux sont punis pour leurs écarts de conduite de sorte que le lecteur africain reçoit dans ces romans une leçon politique sur les méfaits du colonialisme et une leçon sociale sur les dangers de se singulariser.

En fait, le conformisme exerce une pression déterminante sur les arts, la littérature et le roman en particulier au point où il impose une conception artisanale de celui-ci. Qu’estce que cette expression signifie? Le roman camerounais d’expression française développait déjà cette idée, reprise plus tard par Joseph Pare.11 Tout d’abord, elle n’implique aucun jugement sur la qualité ou sur la valeur d’une œuvre. Plutôt, le roman créé selon cette conception se conforme aux conventions acceptées par la société. Il ne doit pas rechercher la nouveauté et il peut utiliser des formules ou des poncifs. Il ne vise ni à choquer ni à briser les habitudes. Il a pour but de servir la collectivité. Il n’accepte pas le concept de «l’art pour l’art» et plaire ne lui suffit pas. Aussi doitil contenir des leçons, des critiques, des messages plus ou moins cachés selon les goûts de l’écrivain. Celuici s’adresse non pas à une élite, mais au plus grand nombre. Son moi ne transparaît pas dans ses œuvres, mais bien ses expériences personnelles lorsqu’elles s’alignent sur celles des autres. En fait, même si ses lecteurs le respectent, il n’a pas de place privilégiée dans la société, il pourrait tout aussi bien rester anonyme. A cause de ces vues, on ne le considère pas toujours comme propriétaire exclusif de son œuvre et on accepte qu’il prenne chez les autres des matériaux, des motifs, des thèmes sans être accusé de plagiat. J. Pare justifie cette pratique en la qualifiant de «recyclage».12

Dès lors, la notion de créativité se définit autrement. Certes, l’écrivain est apprécié pour sa créativité, mais celle-ci consiste d’abord en sa dextérité à répondre aux exigences de la société. Par conséquent, la critique journalistique apprécie le plus souvent les romans selon la manière dont ils suivent les conventions et selon la manière dont ils s’inscrivent dans le cadre de l’acceptable par le groupe. Il paraît donc curieux qu’elle blâme, à l’occasion, les auteurs et les éditeurs pour avoir publié des ouvrages avec des buts qui lui paraissent trop commerciaux.13 En fait, pareille attitude s’explique aussi par le conformisme, il ne faut pas que les romanciers gagnent tant d’argent ou de gloire qu’ils se distinguent du reste de la société. ← 17 | 18 →

Le conformisme fait partie intégrante des cultures traditionnelles et il a toujours imposé ses besoins sur la littérature orale, en particulier sur l’art du griot. Le mot «griot» désigne dans les cultures sahéliennes le poète, chanteur, musicien, panégyriste professionnel. Dans un sens plus large, pour l’Afrique de l’ouest, on appelle par ce mot toute personne qui raconte des histoires entendues ou qu’elle invente, mais qui s’inscrivent dans le folklore local. Ses histoires doivent divertir tout autant qu’enseigner et elles ont un but moral plus ou moins apparent. A travers son art, il participe à la cohésion sociale en soulignant les valeurs appréciées dans la société et en ridiculisant ceux qui ne se conforment pas aux us locaux. Il trouve dans la modernité une nouvelle matière et dans l’écriture un nouveau moyen de s’exprimer, mais son rôle n’a pas changé. En fait, on peut facilement assimiler l’art de l’écrivain à la «griotique». Le mot a été inventé par l’Ivoirien Niangoranh Porquet pour couvrir les emprunts qu’il faisait à la littérature orale et qu’il utilisait dans ses pièces de théâtre. En effet, on en observera tout au long de cette étude des romans ivoiriens tels que l’usage de l’analogie, de la métaphore et du typique et la nécessité de transcender l’aventure individuelle pour que chacun puisse s’y retrouver. Ecrites selon cette perspective, les pages qui suivent s’éloignent de la critique universitaire quand elle se base sur les théories littéraires occidentales. Elles ont l’avantage de s’harmoniser avec la manière de penser ivoirienne et de mettre en évidence la continuité de l’ancien dans le moderne, point important comme le soulignait A. Koné.14

D’ailleurs, B. Dadié, le premier romancier ivoirien, n’avait nullement l’intention de renoncer à ses racines culturelles. Il savait que les écrivains africains de son époque avaient tous été éduqués à l’école française et qu’ils avaient adopté la langue et les goûts littéraires de la métropole. Il lui paraissait donc impossible de nier l’apport français et l’attirance des Africains pour la civilisation occidentale. Pour lui, «métissage culturel» justifiait une fois pour toutes l’usage du français en tant que langue littéraire. Il produisit donc une œuvre qui démontre ce que ces nouveaux apports techniques et culturels signifiaient pour lui. Ainsi, sans en faire son objectif principal, il contredisait dans ses œuvres Bruno GnaouléOupoh qui estimait que la langue française ne pouvait traduire la «sensibilité d’un écrivain africain» dans «toute sa profondeur». B. Dadié n’acceptait pas non plus l’idée selon laquelle une littérature nationale devait utiliser des langues locales puisque les écrivains belges, canadiens, haïtiens et suisses avaient démontré depuis longtemps qu’une langue n’appartient pas à une seule culture (La littérature ivoirienne, 135). A sa suite, les autres romanciers de par le continent utilisèrent le français et la forme romanesque. Ils adaptèrent ces instruments à leurs besoins, tant et si bien qu’aujourd’hui plus personne ne questionne le droit à l’existence du roman francophone en Afrique subsaharienne. ← 18 | 19 →

Cette étude se donne pour corpus le roman en Côte d’Ivoire. Limiter le champ d’investigation à ce pays permet d’inclure des auteurs déjà oubliés ou dont on parle peu et de ne pas choisir d’une manière arbitraire ceux appréciés plus par Paris que par les Ivoiriens eux-mêmes. En analysant comment un groupe spécifique d’écrivains répond aux exigences de la modernité, elle cherche à participer à l’histoire de la littérature, de la culture et de la société ellemême. En particulier, elle comble une lacune lorsqu’elle place les écrivains ivoiriens de renommée internationale dans leur cadre culturel et lorsqu’elle met en évidence leur originalité tout comme leurs affinités avec leurs confrères. Elle n’analysera toutefois les œuvres ni selon l’ivoirité, terme qui a plus de résonances politiques qu’artistiques, ni selon le concept de littérature nationale parce qu’il faudrait plus de recul temporel pour la définir.15

Enfin, pour expliquer les démarches des auteurs, cette étude évoque parfois des romanciers français non parce qu’elle les considère comme un nec plus ultra, mais parce qu’ils font partie de la culture littéraire des écrivains ivoiriens. Elle se rapporte aussi au modèle dit «balzacien». Avec ce terme, il faut comprendre ici un roman qui, outre narrations et dialogues, contient des descriptions du milieu, des traits caractériels et de l’apparence physique des personnages principaux et que ces descriptions s’harmonisent avec l’intrigue selon la loi de causes à effets. L’usage de ce modèle ne signifie pas qu’il est le seul possible ou que les œuvres qui s’y astreignent en deviennent meilleures. Il représente toutefois le type de romans habituel au dixneuvième siècle qui a encore cours aujourd’hui et qui sert souvent de référence aux écrivains ivoiriens même s’il y en a d’autres lui faisant concurrence.16

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Située entre l’océan Atlantique et le plateau Mossi, la Côte d’Ivoire n’offre pas de paysage dramatique malgré les montagnes autour de Man et des collines émoussées. Au sud, la forêt équatoriale, au nord, la savane boisée qui s’éclaircit peu à peu. Le long du golfe de Guinée, une barre rend difficile l’approche de la terre ferme. Aussi, l’administration française s’intéressa-t-elle relativement tard à la région et seulement après que l’ancien officier de marine Arthur Verdier y ouvrit un comptoir en 1864. Elle déclara le territoire colonie française en 1893 et elle choisit le capitaine Louis-Gustave Binger comme premier gouverneur. En dépit des difficultés dues au climat, à la résistance des populations et à la présence de maladies comme la fièvre jaune, elle comprit au cours du temps le parti qu’elle pouvait tirer des richesses forestières, du caoutchouc et de l’huile de palme et, plus tard, des plantations de café et de cacao.17 Elle favorisa donc le développement agricole. Elle ne traita pas les populations locales avec le même respect que celles du Sénégal, puisque peu d’entre elles étaient islamisées ou ← 19 | 20 → christianisées, elles lui paraissaient non «civilisées». Cependant, sous le prétexte de la loi de 1900 selon laquelle chaque colonie devait se suffire à elle-même, l’administration ne dépensa pas beaucoup pour le système éducatif qui se développa avec lenteur. Ainsi, comparativement aux Sénégalais, peu d’Ivoiriens firent des études avancées avant les années 50.18

La situation a bien changé depuis l’indépendance en 1960. Eduqués sur place et non plus en France ou au Sénégal, les écrivains ivoiriens prouvent de plus en plus clairement la richesse et la variété de leur imagination et cela en dépit des aléas économiques et politiques. Ils ont à leur disposition un plus grand choix de maisons d’édition que dans le passé. Outre les parisiennes telles que L’Harmattan, Seuil, Hatier, Gallimard et Le Serpent à plumes, il existe des ivoiriennes comme CEDA, Edilis, Editions Passerelle et les Nouvelles Editions Africaines (remplacées par les Nouvelles Editions Ivoiriennes) qui impriment sur place des auteurs locaux à un prix abordable.19 Sans doute, la situation du livre reste précaire. Théodore Zahui observait que les Ivoiriens ne lisent pas beaucoup. Il citait les chiffres suivants pour l’année 1975: 76,3% de la population ne sait pas lire, 4,9% a un niveau d’études secondaires et 0,4% a une formation supérieure. Il accusait le gouvernement de ne pas promouvoir le livre. D’abord, il avait lancé cette expérience de l’enseignement télévisé qui n’encouragea pas l’emploi du livre et son échec n’eut pas d’effet positif en ce qui concerne la lecture de loisir. Ensuite, il ne soutient pas des établissements comme la Bibliothèque Nationale. En 1980, elle avait enregistré 36.763 lecteurs, en 1982, 28.295. T. Zahui attribuait cette baisse au fait qu’elle n’ouvre qu’en semaine et le matin, qu’elle n’a pas de climatisation ni de budget pour s’acheter de nouveaux ouvrages. Pourtant, bien que le gouvernement n’aide pas financièrement l’édition, le nombre d’écrivains et de lecteurs augmente.20 De fait, en 2009, le taux d’alphabétisme avait atteint les 51% selon le site du US Department of State sur la Côte d’Ivoire, une nette amélioration même si seulement un petit pourcentage prend la peine de lire un livre entier et même si la situation politique a ralenti son commerce entre 1999 et 2008 environ.

Le roman ivoirien a déjà fait l’objet d’études, par exemple, celle de Gérard Lezou qui date de 1977 et dans laquelle il met en évidence les «interactions entre la réalité sociale et la création romanesque» et celle de Bruno Gnaoulé-Oupoh (2000), plus générale, où il suit son évolution ainsi que celle des autres genres littéraires.21 Couvrant une plus longue période, cette étudeci se distingue des deux autres en s’intéressant aux romans, et occasionnellement aux contes et nouvelles, analysés suivant les deux axes de la modernité et de la tradition, pris un à un dans la plupart des cas afin de révéler leur originalité et le développement des idées proposées et pour établir la place que chacun tient dans l’histoire des lettres ivoiriennes. D’un côté, examiner les œuvres des auteurs l’une à la ← 20 | 21 → suite de l’autre mettra en évidence leur richesse d’invention et leurs contributions personnelles aux lettres ivoiriennes. D’un autre côté, rassembler ces analyses dans un seul ouvrage révélera des affinités, des constantes et des points communs, reliera les créations entre elles et les ancrera dans un ensemble culturel.

Par romanciers ivoiriens, on entend des écrivains nés en Côte d’Ivoire, qui y grandirent, qui y firent une bonne partie de leurs études, qui y vivent la plupart de leur vie d’adulte et qui se réfèrent dans leurs ouvrages à la culture du pays. Sont donc compris dans ce groupe Véronique Tadjo qui habite l’Afrique du sud depuis des années et Amadou Koné bien qu’il enseigne aux Etats-Unis depuis 1990. Par contre, on ne parlera qu’incidemment de l’œuvre de Werewere Liking. En effet, malgré qu’elle habite Abidjan depuis 1975, elle s’inspire toujours de sa culture d’origine, y compris dans son dernier roman La mémoire amputée (2004) où elle évoque sa jeunesse au Cameroun. On ne peut toutefois ignorer le fait qu’elle vit la culture locale, qu’elle lit des auteurs ivoiriens et qu’elle participe à cette culture avec son livre publié aux NEI et avec son village artistique de Ki-Yi Mbock.

Les romanciers ivoiriens forment un groupe hétérogène. En effet, le colonialisme avait provoqué des mouvements de populations et il avait forcé des jeunes de classes sociales et de groupes ethniques divers à vivre ensemble dans les écoles. La modernité a continué ces mouvements en favorisant le développement des villes et d’Abidjan en particulier. Si bien que, même s’ils habitent pour la plupart la capitale économique, beaucoup viennent de régions qui ont leurs propres langues et traditions locales et avec lesquelles certains gardent encore des contacts. Ils vivent diverses situations familiales et financières, ils pratiquent l’islam, le catholicisme, le christianisme ou n’adhèrent à aucune religion et ils ont fait des études différentes. A des origines dissemblables s’ajoutent leurs traits personnels. Ces caractères entraînent par conséquent de la variété dans leurs choix et dans leurs traitements des thèmes et des sujets.

Il n’est pas utile ou possible pour notre propos d’analyser attentivement tous les romans de tous les écrivains ivoiriens soit que leurs créations ne sont guère disponibles, soit que leur contribution littéraire n’ajoute pas de détails originaux ou remarquables. A part quelques courtes remarques sur certains de ces écrivains de second plan, l’étude qui suit se limitera à des œuvres publiées par des auteurs de renommée internationale tels Bernard Dadié, Ahmadou Kourouma, Tanella Boni et Véronique Tadjo, mais aussi par d’autres connus surtout au pays tels Gérard Aké Loba, Denis Oussou-Essui, Zégoua Nokan, Jean-Marie Adiaffi, Gaston Ouassenan, Amadou Koné, Maurice Bandaman, Isaïe Biton Koulibaly et Régina Yaou. Tous ont écrit plusieurs livres de fiction dont les dates de publication s’étalent entre les années 1950 et 2010. Ils ont été choisis à cause de leur ← 21 | 22 → renommée en Côte d’Ivoire et pour leur représentativité de différents courants littéraires et niveaux de complexité. Ils sont placés par affinité et, pour la plupart, par ordre chronologique du premier roman. Une telle organisation a l’avantage de révéler les talents individuels, mais, en ne présentant pas tous les textes selon la date de parution, elle a pour désavantage d’obliger à des retours en arrière. De plus, elle ne tient pas compte que des ouvrages restent parfois dans des tiroirs pendant des années.22 Au moins, elle reconnaît le moment d’entrée de chacun sur la scène littéraire. On devrait ainsi pouvoir apprécier l’évolution du roman ivoirien pendant cette période.

Bien qu’une littérature ne se développe pas d’une manière systématique, chaque chapitre constitue une sorte d’étape. Le premier s’intéresse aux données de départ, le second montre l’adoption du concept de modernité, le troisième souligne la persistance de la tradition littéraire et les deux derniers séparent les créations masculines des féminines. Ils révèlent la naissance d’une nouvelle sensibilité, le désir de desserrer un peu les liens d’un conformisme devenu trop contraignant et les premières réactions romanesques suite à la crise politique commencée en 1999.

Notes

1. Nous utilisons l’adjectif «traditionnel» pour caractériser les cultures africaines avant la création des colonies lors de la Conférence de Berlin en 1885. Il est bien évident que le colonialisme ne transforma pas ces sociétés du jour au lendemain, ni de fond en comble, ni de la même façon dans toutes les régions. Koné, «J’écris», 71.

Résumé des informations

Pages
400
Année
2014
ISBN (PDF)
9781453912133
ISBN (ePUB)
9781454197041
ISBN (MOBI)
9781454197034
ISBN (Broché)
9781433124778
DOI
10.3726/978-1-4539-1213-3
Langue
français
Date de parution
2014 (Avril)
Mots clés
littérature orale classe moyenne qualités morales bonnes manières vie quotidienne
Published
New York, Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, Oxford, Wien, 2014. 400 p.

Notes biographiques

Claire L. Dehon (Auteur)

Claire L. Dehon est professeur à la Kansas State University (Manhattan) où elle enseigne les littératures française et francophone. Née en Belgique, elle vécut au Congo belge avant l’indépendance. Elle reçut son PhD de l’University of Kansas (Lawrence). Editrice associée de French Review, elle a publié en Europe et aux Etats-Unis des articles sur le roman francophone en Afrique subsaharienne, par exemple dans Neohelicon et Présence francophone. Elle a aussi écrit deux livres: Le roman camerounais d’expression française, 1954–1986 (2008, 1989) et Le réalisme africain (2002).

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Titre: Le roman en Côte d’Ivoire
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