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Histoire sociale de la musique irlandaise

Du Dagda au DADGAD

de Erick Falc'her-Poyroux (Auteur)
Monographies XXII, 580 Pages

Résumé

Peu de pays égalent l’Irlande dans sa réputation musicale. Car la musique irlandaise fascine : passée d’une petite île en marge d’un vieux continent à l’immense diaspora irlandaise, d’une profession aristocratique à une activité populaire, d’une existence essentiellement rurale à un engouement urbain, des petites cuisines aux scènes du monde, de la musique de danse aux compositions orchestrales, des musiciens irlandais expérimentés aux débutants japonais, sa capacité d’adaptation semble infinie.
Cet ouvrage offre un panorama global de l’histoire de la musique irlandaise dans un style clair et accessible, et nous raconte ses ajustements constants et ses révolutions, d’une tradition ancienne jusqu’à son influence internationale aujourd’hui, via sa recréation et sa sauvegarde par des passionnés et des militants.
Avec plus de trente-cinq ans de passion pour l’Irlande et sa musique, et d’un point de vue extérieur, l’auteur tente de combler un manque dans l’univers des études irlandaises en explorant les implications des mutations de la musique, de la danse et du chant irlandais, en replaçant continuellement la musique dans son contexte social, politique et historique.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur/l’éditeur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Liste des illustrations
  • Remerciements
  • Carte
  • Prélude
  • Chapitre I: Au temps de la société gaélique
  • La musique dans la société celtique
  • Musique et mythologie
  • Les musiciens
  • La danse
  • La harpe, instrument souverain
  • Cruit, harpe et cláirseach
  • Les origines des harpes
  • L’instrument et ses représentations
  • La Harpe de Trinity
  • La harpe dans les textes
  • Les harpeurs pourchassés?
  • La cornemuse et la musique de guerre
  • Carnyx, cors et trompettes
  • La cornemuse au Moyen Âge
  • Autres instruments antiques et médiévaux
  • Les instruments à cordes frottées
  • Les premières flûtes
  • Les cloches
  • Aux origines du chant gaélique
  • En gaélique
  • Langues gaéliques et brittoniques
  • En latin
  • Conclusion
  • Chapitre II: Les traditions musicales populaires, 1600–1850
  • La fin du monde musical gaélique
  • Répression et tradition clandestine
  • Le déclin de la tradition de harpe
  • Trois siècles de musique populaire
  • Les traditions instrumentales
  • Le tin whistle
  • La flûte traversière en bois
  • Les danses
  • Musique et vie quotidienne
  • Conclusion
  • Chapitre III: A la recherche d’une musique nationale, 1700–1920
  • Les grandes collectes des XVIIIe et XIXe siècles
  • Les premières publications
  • Edward Bunting (1773–1843)
  • Des enquêtes nombreuses
  • George Petrie (1790–1866) et Patrick W. Joyce (1827–1914)
  • Le patriotisme culturel
  • Le renouveau d’une culture gaélique
  • Le poète Thomas Moore (1779–1852)
  • Le renouveau de la harpe
  • Patries et musiques aux XIXe et XXe siècles en Europe
  • La constitution d’un répertoire de ballades : The Nation (1842–1848)
  • Du union-pipes au uilleann pipes
  • Les premiers revivalistes du XXe siècle
  • La Ligue gaélique
  • Le développement des céilíthe
  • La Commission pour la Danse Irlandaise
  • Les Pipers’ clubs de Cork et Dublin
  • Conclusion
  • Chapitre IV: De la campagne à la ville, 1850–1960
  • Une implantation rurale durable
  • Musique et danse
  • Dinny Delaney (1841–1919)
  • Mrs Crotty (1885–1960)
  • Johnny Doherty (1895–1980)
  • Le Kilfenora Céilí Band
  • Le chant
  • L’essor d’une musique urbaine en irlande
  • Un contexte mondial
  • L’arrivée des accordéons
  • L’influence américaine
  • Francis O’Neill (1848–1936)
  • Musique et politique
  • La législation de 1935 : le Public Dance Halls Act
  • Leo Rowsome (1903–1970)
  • L’adoption du piano
  • Le collectage au début du XXe siècle
  • L’impulsion des années 1950
  • Le Comhaltas Ceoltóirí Éireann et le Fleadh Cheoil
  • Histoire des costumes de danse
  • Banjos et mandolines
  • L’harmonica
  • Divers instruments
  • Padraíg O’Keeffe (1887–1963) et ses élèves
  • Tentatives de définition
  • Conclusion
  • Chapitre V: Richesses musicales et engouement artistique, 1960–2015
  • Enthousiasmes et éruditions individuels
  • Séamus Ennis (1919–1982)
  • Breandán Breathnach (1912–1983)
  • Les compositeurs classiques liés à la tradition
  • Les compositeurs classiques irlandais au milieu du XXe siècle
  • Seán Ó Riada (1931–1971)
  • Le bodhrán
  • La fin du XXe siècle
  • L’avènement des groupes
  • Les années 1960
  • Les années 1970
  • Naissance d’une industrie
  • Les années 1980 et 1990
  • Les marchés internationaux
  • Conclusion
  • Chapitre VI: Un univers de musiciens et danseurs
  • Musique et économie
  • Le tourisme
  • Pubs et sessions
  • Les festivals
  • Willie Clancy (1918–1973) et la Willie Clancy Summer School
  • Un soutien officiel
  • Un renouveau volontaire
  • Des associations et institutions plus solides
  • La Irish Traditional Music Archive
  • Le collectage depuis 1950
  • Le renouveau de la danse
  • Des traditions revigorées
  • Des instruments « récents »
  • Les luthiers contemporains
  • Nouvelles pratiques
  • Les styles au XXe siècle
  • Le répertoire des musiciens
  • Tune names
  • Les concours et compétitions
  • Le public
  • Traditions passées, traditions futures
  • Hors cadres : l’Allemagne et la France
  • Conclusion
  • Conclusion
  • Annexes
  • Annexe I: Glossaire
  • Annexe II: Bibliographie
  • Bibliographie générale
  • Littérature et civilisation irlandaises
  • Musique en Irlande
  • Manuscrits anciens cités
  • Rapports cités
  • Annexe III: Sitographie
  • Principaux sites web
  • Annexe IV: Discographie succincte
  • Compilations générales
  • Accordéons
  • Chants
  • Fiddle
  • Flûtes
  • Harpes
  • Uilleann pipes
  • Duos et trios
  • Groupes
  • Divers instruments
  • Autres
  • Index général
  • Index des chansons, poèmes et tunes

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Illustrations

Couverture 3 fiddlers, Fleadh Cheoil de Ballina, comté de Mayo, août 1998 (Photo : E. Falc’her-Poyroux).

Carte Carte d’Irlande (© E. Falc’her-Poyroux).

Figure 1. Première représentation d’une danse en Irlande, sur la couverture d’un ouvrage de la famille Desmond-Fitzgerald (XVIe siècle).

Figure 2. Lyre de Paule (Photo : Caroline Léna Becker).

Figure 3. Reliquaire de St Mogue (IXe–XIe siècle), avec l’autorisation du Musée national de Dublin.

Figure 4. Joueurs de harpe et d’instrument à vent, Croix de Muiredach (Xe siècle), Monasterboice, comté de Louth (Photo : E. Falc’her-Poyroux).

Figure 5. La harpe de Trinity College et ses décorations, d’après les gravures de John Kirkwood, Dublin.

Figure 6. Billet de IR£50 (1976–1993) d’après le tableau de James Christopher Timbrell “Carolan, The Irish Bard”, peint vers 1843. Avec l’autorisation de la Banque Centrale d’Irlande.

Figure 7. Couverture de la méthode d’apprentissage de P. O’Farrell, A Pocket Companion for the Irish or Union Pipes, vers 1804–1810.

Figure 8. New Year’s night in an Irish cabin, gravure de Topham parue dans The Illustrated London News, 30 décembre 1848.

Figure 9. Douglas Hyde (1860–1949), co-fondateur de la Ligue gaélique et premier président de la République d’Irlande (avec l’autorisation de University College Cork). ← ix | x →

Figure 10. Danse au carrefour, Knockmonlea, près de Youghal, comté de Cork, vers 1912, collection Horgan / Cork Co. Library, avec l’autorisation de Mary McAuliffe.

Figure 11. Danse à Clogherhead, comté de Louth, 1935 (Photo : Maurice Curtin, National Folklore Collection, avec l’autorisation de University College Dublin).

Figure 12. Leo Rowsome et ses élèves (Paddy Moloney est le 2e à gauche). Avec l’autorisation de Independent News and Media et the Irish Independent.

Figure 13. Jane Ritchie enregistre Séamus Ennis, mars 1952 (Photo : George Pickow, avec l’autorisation de la James Hardiman Library / NUI Galway).

Figure 14. Jeunes danseuses en costume, Fleadh Cheoil de Ballina, 1998 (Photo : E. Falc’her-Poyroux).

Figure 15. Jeunes musiciens déguisés en Wrenboys jouant du tambourin/bodhrán et de la flûte, le 26 décembre, Athea, comté de Limerick (Photo : Caoimhín Ó Danachair, 1947, avec l’autorisation de la National Folklore Collection, University College Dublin).

Figure 16. La famille McPeake (James, Francis II, Francis I), festival du Eisteddfod, Pays de Galles, 1964 (Photo de George Pickow, avec l’autorisation de la James Hardiman Library / NUI Galway).

Figure 17. Ceoltóirí Chualann (avec l’autorisation de Gael-Linn).

Figure 18. Dónal Lunny, Rennes, mai 1995 (Photo : E. Falc’her-Poyroux).

Figure 19. Eileen Ivers au Festival de Lorient, 2003, et l’ingénieur du son en coulisses (Photo : E. Falc’her-Poyroux). ← x | xi →

Figure 20. Altan, 2009 (Photo : Colm Hogan, avec l’autorisation de Altan).

Figure 21. Jeunes musiciens lors d’une session dans la rue, Miltown Malbay Summer School, 2017 (Photo : E. Falc’her-Poyroux).

Figure 22. Stage de set dancing, Miltown Malbay Summer School, 2017 (Photo : E. Falc’her-Poyroux).

Figure 23. Compétition de harpe, Fleadh Cheoil de Ballina, 1998 (Photo : E. Falc’her-Poyroux).

Figure 24. The Bonny Men en concert au Festival de Lorient, 2012 (Photo : E. Falc’her-Poyroux).

Figure 25. Session irlandaise au pub “The Old Dubliner”, Hambourg, 2012 (Photo : Hinnerk Rümenapf).

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Remerciements

Comme beaucoup avant moi, je tiens à remercier toute l’équipe de la Irish Traditional Music Archive, et plus particulièrement Nicholas Carolan.

Go raibh míle maith agaibh Tomás O’Sullivan, Áine Moriarty agus Donal Moroney, arís. And to the people of Killorglin and Miltown, Co. Kerry, especially to the Moriarty family, the Hanafin family, and Gabriel and Bernie Gallagher.

A Jean Brihault, avec mon admiration.

Merci à Jean-Pierre Pichard (Festival Interceltique de Lorient) et Bertrand Pinel (Festival d’Été de Nantes).

To John, Paul, George and Ringo, The Without Whom.

And thanks to Justina, for your love and support, hag evit tout an traoù. Doujañs zo e-barzh ar garantez :-)

Pour les relectures, un grand merci à Serge Poyroux, Émmanuelle Müller et Yves Bourdaud.

Tous les oublis et erreurs restent cependant de ma responsabilité, et les critiques constructives sont les bienvenues à l’adresse : efp@univ-nantes.fr.

Clóscríobhadh an méid seo go léir le dhá mhéar, arís. EFP

www.falcher-poyroux.fr

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Carte

illstration

Carte d’Irlande (© E. Falc’her-Poyroux).

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Prélude

Tenter d’évoquer en seulement quelques centaines de pages la musique traditionnelle et sa relation à la société irlandaise pourra sembler une gageure, tant elle est intimement liée à l’histoire complexe du pays. Que ce travail soit, en outre, réalisé par un non-irlandais ne manquera pas d’étonner. Les avantages et inconvénients de cette vision extérieure sont cependant évidents : détaché des a priori inévitables auxquels serait confronté un Irlandais examinant sa propre société, je suis sans doute en proie à d’autres préjugés, différents, proposant une vision singulière de la société irlandaise et son évolution au fil des siècles – súil eile, un autre regard.

Ma volonté de faire connaître l’Irlande et de partager une passion parfois envahissante s’accompagne également d’une interrogation sur l’image de la musique traditionnelle dans le monde, dont la seule évocation fait parfois sourire les plus intolérants. Cette cohabitation entre des musiques séculaires et d’autres que je qualifierai volontiers de « PPH »1 est d’ailleurs représentative des intenses conflits qui déchirent aujourd’hui les sociétés occidentales. Bien qu’ils n’en soient pas responsables, les principaux détracteurs des musiques traditionnelles se confondent souvent avec les foules anonymes, urbaines, déracinées ou récusant leurs racines pour diverses raisons, essentiellement liées au rejet d’une image de pauvreté ou d’inculture. Le reproche est d’ailleurs constant : « c’est toujours la même chose ! ». Exactement ce que disent les amateurs d’opéra sur le hip-hop. Et vice-versa.

Au mieux, les musiques traditionnelles sont considérées avec une certaine condescendance bienveillante par les tenants d’une grande musique classique européenne, parfois appelée Art Music en Grande-Bretagne, et « Grande Musique » en France. Au pire, ces musiques traditionnelles se voient rebaptisées « Musiques Folkloriques » dans des festivals sans âme ← xvii | xviii → où des danseurs et musiciens costumés viennent représenter leur pays et participer à des compétitions : saisira-t-on un jour l’incohérence et l’ignorance que trahit une telle vision du monde ? Car ici, on ne cherche pas à comprendre cette musique, ni le contexte qui l’a produite. Le passé y est sacralisé, le futur éludé.

Une musique traditionnelle est, au contraire, une musique enracinée produite dans un environnement spécifique : rural jusqu’au XIXe siècle dans la plupart des cas, aujourd’hui singulièrement urbain (et électrique). Sa fonction originelle est d’ailleurs simple : créer de véritables échanges sociaux au sein d’une communauté vivant ensemble toute l’année. Son inclusion récente dans le monde du spectacle relève donc d’une logique toute différente, et c’est un véritable tour de force qui a été accompli : ce qui apparaissait parfois il y a quelques décennies comme une survivance anachronique est devenu l’un des nouveaux fers de lance de l’identité et de l’économie irlandaises, au travers de l’industrie musicale. De nombreuses musiques traditionnelles ont disparu durant ces deux derniers siècles, mais tel n’est pas le cas de la musique traditionnelle irlandaise, et il conviendra d’en expliquer les raisons.

S’il est en effet indiscutable que la littérature et le théâtre originaires d’Irlande purent, dès la fin du XIXe siècle, fonder une distinction culturelle entre l’Irlande et la Grande-Bretagne aux yeux du monde, nul ne peut aujourd’hui contester ce rôle à la musique traditionnelle. Un tel phénomène n’est pas le fait du hasard et plonge ses racines dans une histoire musicale aussi passionnante et mouvementée que celle de l’Irlande elle-même. Car la musique, qu’on la nomme traditionnelle, populaire, folklorique, world music, etc., englobe avec elle un ensemble symbolique de faits sociaux complexes, de communications, d’échanges, d’identifications auxquels chacun répondra plus ou moins directement et plus ou moins consciemment.

Il est devenu banal aujourd’hui de dire que la réputation de l’Irlande est en grande partie fondée sur sa musique. Le renouveau depuis les années 1970 de ce qu’il est désormais convenu d’appeler la « musique celtique » l’a poussée sous les projecteurs du monde entier. On peut le regretter ou s’en réjouir, mais le fait est là, et la pratique en amateur ne s’en porte apparemment pas plus mal. La musique irlandaise s’est donc vue associée – parfois réduite – à une image essentiellement touristique, le pub irlandais, souvent ← xviii | xix → accompagnée par une marque de bière brune. Les touristes affluent en Irlande par dizaines de milliers chaque année, cherchant cette soirée inoubliable qui restera gravée dans leurs souvenirs et sur leur page Facebook pendant de nombreuses années. Les musiciens irlandais sillonnent le monde des festivals, de Houston à Lorient, de Tokyo à Buenos Aires, et l’on ne compte plus les artistes que l’Irlande a offerts à la culture pop-rock internationale, de U2 aux Cranberries, en passant par Van Morrison, Rory Gallagher, Thin Lizzy, The Undertones, Bob Geldof, Sinéad O’Connor, Clannad, Enya, Hot House Flowers, The Corrs, Boyzone, Therapy?, Hozier et bien d’autres encore.2

Cet ouvrage a été conçu comme une somme résumée des connaissances actuelles en matière de musique irlandaise, car aucun travail de ce type n’existe actuellement, ni en français ni en anglais. Il ne pourra en aucun cas être considéré comme exhaustif tant le sujet est vaste, mais part d’un constat simple : le fait musical a infiniment plus à offrir aux études universitaires que ce que l’oreille du musicologue peut percevoir, se faisant tour à tour acte esthétique, sociologique, historique, politique, économique, etc. La musique d’un pays reflète donc nécessairement les fortunes et infortunes de la société qui la génère, non seulement parmi l’aristocratie et les plus hautes couches de la société, mais également parmi les classes sociales les moins présentes dans les documents dont nous disposons.3 ← xix | xx →

Je souhaite ainsi offrir une vision claire et chronologique, base de travail globale inédite pour tous les chercheurs et étudiants francophones, mais également pour tous les amateurs et passionnés de musiques traditionnelles. L’ouvrage pourra paraître à certains égards plus descriptif que strictement analytique, mais une accumulation de faits parle souvent d’elle-même face à la mythification dont a tant souffert la musique irlandaise depuis la fin du XIXe siècle, et plus récemment en France.

Les études irlandaises dans les pays francophones sont une source extraordinaire de richesse intellectuelle et de passions pour ce petit pays ; mais la musique traditionnelle, pourtant essentielle à sa compréhension, est quasiment absente de ces échanges et de ces débats – et le retard est considérable4 : on pourra donc considérer en premier lieu que la francophonie souffre d’un manque d’études et d’analyses critiques du fait musical irlandais ; mais, bien davantage encore et au-delà de la passion pour cette musique qui anime beaucoup d’entre nous, nous avons besoin d’un ouvrage de fond qui remonte autant que possible aux sources, vérifie les informations maintes fois entendues et colportées, en présente le contexte et en fournit les détails existants. C’est un premier pas dans ce sens que propose cet ouvrage en français qui, je le répète, ne prétendra en aucune façon couvrir en si peu de pages tous les champs d’études possibles qu’offre ce vaste domaine de recherche : chaque paragraphe pourrait d’ailleurs à lui seul justifier la rédaction d’un ouvrage ou d’une thèse de doctorat. J’espère cependant que, en partie grâce aux nombreuses pistes d’exploration recensées ici, l’étude de la musique irlandaise prendra enfin toute sa place dans ← xx | xxi → le monde universitaire francophone et que les décennies à venir verront de nouveaux chercheurs et passionnés s’intéresser de très près à l’histoire de cet univers fascinant.

Parcourir l’histoire de la musique en Irlande, c’est avant tout passer en revue l’histoire du pays, ainsi que les différents éléments qui la composent et qui l’ont façonnée : les six chapitres de cet ouvrage suivent donc un développement aussi linéaire que possible, avec quelques chevauchements inévitables, tout en restant cadrés par des événements marquants.

On retrouvera tout d’abord les premières strates de la culture irlandaise durant l’Antiquité : les influences pré-celtiques et celtiques, puis romaines dans une moindre mesure (via l’île de Bretagne) et enfin chrétiennes à partir du Ve siècle de notre ère ; viendront ensuite les invasions scandinaves du VIIIe au XIe siècle, l’emprise grandissante des Anglo-Normands à partir de 1169, qui devient plus spécifiquement anglaise à partir du XIVe siècle et qui s’accentue après la conversion au protestantisme du roi Henri VIII en 1534 à Londres.

On considère généralement que la bataille de Kinsale (1601) est l’un des événements les plus importants de l’histoire irlandaise : le mode de vie gaélique, porté par quelques grandes familles aristocratiques irlandaises et survivant encore dans les régions les plus éloignées de Dublin, s’effondre après cette date, entérinant la fin d’une organisation sociale celtique remontant à l’Antiquité. Presque un siècle plus tard, la fin du XVIIe siècle est marquée par les derniers espoirs des catholiques de voir l’un des leurs monter sur le trône d’Angleterre (Bataille de la Boyne en 1690 et Bataille d’Aughrim en 1691), suivi au tout début du XVIIIe siècle par la mise en place de lois pénalisant lourdement les non-anglicans – non seulement les catholiques mais également les protestants presbytériens.

Au XIXe siècle, la perte de près de 2,5 millions d’habitants durant les cinq années de la Grande Famine (1845–1850) par émigration ou par décès eut des conséquences sociales et culturelles encore mesurables aujourd’hui : l’Irlande reste notamment le seul pays d’Europe dont la population a nettement régressé depuis.

Au XXe siècle, et après deux tentatives infructueuses à la fin du XIXe siècle, un troisième projet de loi pour l’indépendance de l’Irlande fut entériné ← xxi | xxii → par Londres entre 1912 et 1914, mais dut attendre la fin de la Première Guerre mondiale pour être appliqué : le nouvel État Libre d’Irlande mit dès lors toute son ardeur à se différencier du Royaume-Uni, notamment par sa neutralité durant la Seconde Guerre mondiale et par une politique fortement orientée vers l’isolationnisme économique et culturel. Celui-ci fut cependant de courte durée et, en 1959 sous l’impulsion de l’économiste T. K. Whitaker (1916–2017), l’Irlande rejoignit le concert des nations.

Les pages qui suivent tenteront donc de montrer les évolutions qu’a connues la société irlandaise depuis ses origines et quelle part la musique y a pris en la resituant dans le contexte de sa création, essentiel à sa compréhension : cette synthèse tend ainsi à témoigner de la façon dont une musique a su constamment s’adapter aux évolutions de la société.

En abordant de façon candide la musique en Irlande, on constatera que le sujet fascine et intrigue depuis le début du Moyen Âge. Et, autant le dire tout de suite, il sera impossible de fournir une définition figée des termes « musique traditionnelle irlandaise ». L’histoire de l’Irlande est trop complexe et les échanges avec le reste du monde trop riches pour envisager qu’on soit en présence d’un bloc culturel uniforme. Loin de moi l’idée, donc, d’étudier ici une hypothétique musique irlandaise « pure », car si les Irlandais reconnaissent – parfois avec difficulté – que la langue anglaise est, tout autant que le gaélique, une langue légitime de l’expression culturelle en Irlande, de même admettent-ils à présent que les influences extérieures font partie de la tradition irlandaise.

Il n’y a donc pas de monolithisme musical irlandais, comme certains militants ou chercheurs zélés ont tenté de le faire croire, mais de multiples écoles de pensée et de nombreuses analyses divergentes sur la réalité de cet univers musical. Différentes époques, différentes classes sociales et différentes régions ont créé un ensemble disparate qu’il est désormais convenu d’appeler la « musique traditionnelle irlandaise », que nous allons parcourir à présent. Et c’est justement cette difficulté de cadrage qui constitue le premier intérêt de cet univers musical, car il en démontre le caractère insaisissable et la vitalité perpétuelle.


1 Les années 1960, tournant dans l’histoire de la consommation occidentale, nous ont offert cet acronyme qui signifie « Passera Pas l’Hiver ».

2 Ce à quoi il faudrait ajouter les innombrables artistes anglais d’origine irlandaise, dont Ed Sheeran est l’un des représentants récents les plus visibles et audibles (voir notamment la chanson très personnelle “Nancy Mulligan” enregistrée avec le groupe Beoga, sur l’album Divide, Deluxe edition, Asylum Records 0190295859008, 2017).

3 On regrettera, de ce fait, l’absence globale de prise en compte de la musique traditionnelle dans les études majeures publiées en Irlande durant les deux dernières décennies : Gibbons, Luke, Transformations in Irish Culture (Cork : Cork University Press, 1996) ; Fallon, Brian, An Age of Innocence: Irish Culture 1930–1960 (Londres : Palgrave-Macmillan, 1998) ; Browne, Terence, Ireland, a Social and Cultural History, 1922–2002 (Londres : HarperCollins, 2011) ; Biagini, Eugenio et Mulhall, Daniel (dir.), The Shaping of Modern Ireland – A Centenary Assessment (Dublin : Irish Academic Press, 2016).

4 A ma connaissance, trois thèses de doctorat seulement ont été soutenues sur la musique traditionnelle irlandaise durant les vingt-cinq dernières années en France : L’identité musicale de l’Irlande, Erick Falc’her-Poyroux (1996) ; Le chant des mots. Ethnographie d’une pratique musicale irlandaise, Charlotte Poulet (2010) ; De Leitrim à Sligo : des sessions de musique traditionnelle instrumentale à danser irlandaise, Damien Verron (2012). A cela s’ajoute une thèse de doctorat sur le rock irlandais : Le groupe U2 et le développement de la culture rock irlandaise, Visnja Buskulic-Cogan (2003). Notons également quelques rares articles ici et là, notamment dans Dubost, Thierry, et Slaby, Alexandra (dir.), Music and the Irish Imagination: Like a Language That We Could All Understand (Caen : Presses universitaires, 2013).

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CHAPITRE I

Au temps de la société gaélique1

Je ne crois pas qu’il y ait de population sans musique ; probablement il n’en a jamais existé.

CLAUDE LÉVI-STRAUSS,
La Quinzaine Littéraire, no. 284, 1er août 1978

Ce premier chapitre de l’histoire sociale de la musique irlandaise couvre une période particulièrement longue, mouvementée et encore mal connue : l’île est sans doute habitée depuis environ 12 000 ans2 par des populations pré-celtiques dont nous ignorons tout, sauf leur prédilection pour les mégalithes : dolmens, menhirs,3 etc. Les Celtes arrivent sans doute 800 ans environ avant notre ère avec leur langue et leur culture,4 puis l’île ← 1 | 2 → est christianisée à partir du Ve siècle de notre ère, notamment par Saint Patrick. Contrairement au reste de L’Europe, l’Irlande ne connaît pas les invasions romaines ni l’organisation centralisée qu’elles engendrent et atteint son âge d’or au début du Moyen Âge, interrompu par l’arrivée des Vikings en l’an 800, qui sèment le trouble avant de créer les premiers ports et les premières villes.

Les Anglo-Normands arrivent au XIIe siècle à la demande de Dermot MacMurrough (ou Diarmait Mac Murchada, 1110–1171), roi d’une partie de l’Irlande, et tentent de coloniser le pays, mais ils ne contrôleront jamais plus que la région de Dublin et la moitié est du pays : ils apportent cependant leur organisation administrative centralisée héritée des Romains, ainsi que leur prédilection pour les voies de communication. La conversion du roi Henri VIII d’Angleterre au protestantisme anglican en 1534 sera suivi de mesures de plus en plus répressives envers l’Irlande restée catholique, ainsi que de l’installation de fermiers protestants presbytériens venus d’Écosse à partir du début du XVIIe siècle, en particulier au nord de l’île : ce sont les plantations.

C’est donc ce paysage constitué de strates successives qui constitue l’arrière plan pour l’examen du rôle de la musique, des instruments et des musiciens durant l’Antiquité et le Moyen Âge, au cœur de la société gaélique (sous-groupe ethnique et linguistique des peuplades celtiques),5 dont la culture et l’organisation peu centralisées prévaudront jusqu’au début du XVIIe siècle en Irlande.

La musique dans la société celtique

La convention qui place le début de l’histoire à l’apparition de l’écriture pose problème en Irlande : la religion druidique, qui y fut importée par les peuplades celtiques, répugnait en effet à consigner son savoir par écrit ← 2 | 3 → et nous disposons donc de très peu d’informations sur cette période. Il est cependant possible d’appréhender ce qu’était cette ancienne culture gaélique en considérant que les structures fondamentales de la société irlandaise de l’Antiquité perdurèrent jusqu’au Moyen Âge, période pour laquelle nous disposons de traces écrites plus nombreuses.

Cette société gaélique, comme un grand nombre des sociétés indo-européennes, était schématiquement divisée en trois compétences ou fonctions fondamentales (sacerdotale, guerrière, artisanale), selon les catégories sociales mises en évidence par l’historien des religions Georges Dumézil.6 En raison du caractère sacré qui lui est attribué dès l’Antiquité celtique, on retrouvera la musique au sein de la classe sacerdotale, qui comprenait trois branches (druide, filí, devin)7 : les fonctions essentielles du filí (pluriel filid) étaient de chanter les louanges de son protecteur et de préserver la mémoire du clan et de sa généalogie, le plus souvent à l’occasion de banquets, mais également lors de funérailles. Certains de ces filid, bardes chanteurs, pouvaient également être breitheamh (juge) et, après de longues années d’études dans les écoles bardiques, pouvaient accéder à la position supérieure de ollam (ou ollamh, pron. [olav]), l’équivalent d’un professeur d’université actuel.

En dessous de cette catégorie des filid, se situaient les bardes harpeurs8 (les cruitire, cf. l’irlandais moderne cruit, « petite harpe »), musiciens de cour accompagnant les poèmes du filí ou, dans certains cas, du reacaire (le récitant). Le recueil de lois du droit Brehon9 indique que seul le cruitire pouvait faire de la musique sa profession et prétendre au statut de noble, lui conférant ainsi un droit de réparation en cas d’offense. Cruit is e aen dan ← 3 | 4 → ciuil indscin, dliges sairi cen imted la hordam ; sairi boareich tuise do (« la harpe est un art musical auquel est due la noblesse sans accompagnement d’un autre rang de noblesse. Il lui est dû la noblesse d’un possesseur de bétail [dont le prix de l’honneur est de quatre vaches] »).10 Son importance dans la société gaélique était certaine, allant dans certains cas jusqu’à prendre le pas sur celle du roi ou du chef de clan qu’il servait. Témoignage de la stabilité de l’ordre gaélique pendant de longs siècles, ces traditions perdurèrent jusqu’au XVIIe siècle dans certaines régions d’Irlande et l’on en trouve ainsi une description dans un texte rédigé vers 1642 sur les terres du Marquis de Clanricarde (1604–1657), dans le comté de Galway :

The last Part to be done, which was the Action and Pronunciation of the Poem in Presence of the Maecenas, or the principal Person it related to, was perform’d with a great deal of Ceremony in a Consort of Vocal and Instrumental Musick. The Poet himself said nothing, but directed and took care that everybody else did his Part right. The Bards having first had the Composition from him, got it well by Heart, and now pronounc’d it orderly, keeping even Pace with a Harp, touch’d upon that Occasion; no other musical Instrument being allowed for the said Purpose than this alone, as being Masculin, much sweeter and fuller than any other.11 ← 4 | 5 →

Musique et mythologie

L’écriture fait son apparition en Irlande, bien timidement, vers le IIIe ou le IVe siècle de notre ère sous la forme de l’écriture ogamique, c’est à dire d’encoches faites le plus souvent sur les arêtes de pierres funéraires. Nous ne possédons aucune autre trace écrite datant de l’Antiquité irlandaise, mais les références musicales dans la mythologie irlandaise, rédigée quelques siècles plus tard sur la base de récits anciens, confirment incontestablement l’importance de la musique : elle est ainsi l’un des attributs du Dagda, l’une des plus hautes divinités de la mythologie irlandaise, détenteur de la harpe magique dans laquelle sont enfermées toutes les mélodies.

Transmise oralement de génération en génération, la mythologie irlandaise fut transcrite par les moines irlandais à partir du VIIIe siècle, mais les manuscrits les plus importants datent du XIIe au XVe siècles. Les historiens soulignent ainsi le fait que la Chrétienté, à l’origine de la disparition de cette « littérature orale » celtique, fut également la source de sa conservation : ce sont en effet les moines qui, quelques siècles plus tard, recopièrent soigneusement les grandes épopées. Pour comprendre cet ensemble, il peut être utile de le diviser par périodes (ou « cycles ») bien que les frontières ne puissent jamais être aussi claires que la théorie le souhaiterait12 :

Le Cycle Mythologique est, sans aucun doute, le plus ancien et présente de manière tout à fait débridée les principaux dieux et demi-dieux du panthéon irlandais : le Dagda, Boann et leurs fils Aengus, Lugh ou Étain. Le Livre des Conquêtes (en gaélique ancien Lebor Gabála Érenn, partiellement contenu dans le Book of Leinster et sans doute rédigé au XIIe siècle), contient en particulier le récit des invasions que l’Irlande eut à subir depuis le Déluge, ← 5 | 6 → notamment celles des Fomoire, des Fir Bolg, des Tuatha Dé Danann et des Milésiens (ou Goidels).

Résumé des informations

Pages
XXII, 580
ISBN (PDF)
9781787075641
ISBN (ePUB)
9781787075658
ISBN (MOBI)
9781787075665
ISBN (Broché)
9781787075634
DOI
10.3726/b11120
Langue
français
Date de parution
2018 (Mars)
Mots clés
Irlande Identité musique irlandaise nationalisme culturel
Published
Oxford, Bern, Berlin, Bruxelles, New York, Wien, 2018. XXII, 580 pp., 25 b/w ill., 1 fig.

Notes biographiques

Erick Falc'her-Poyroux (Auteur)

Erick Falc’her-Poyroux est maître de conférences en anglais et directeur du département des langues de Polytech Nantes, en Bretagne. Il a complété un doctorat sur l’identité musicale irlandaise et a traduit ou rédigé plusieurs ouvrages sur l’Irlande et sur les Beatles. Il est l’auteur d’un documentaire sur la musique irlandaise en France et a collaboré avec les archives nationales de la télévision française (INA) pour un documentaire sur la danse irlandaise. L’Irlande est son pays d’adoption depuis les années 1980.

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Titre: Histoire sociale de la musique irlandaise
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