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À la recherche de l’homme nouveau

Alberto Savinio et les avant-gardes à Paris 1911–1937

de Rossella Maria Bondi (Auteur)
©2020 Monographies XIV, 314 Pages

Résumé

Cette étude innovante retrace le parcours de l’écrivain, musicien, dramaturge et peintre italien Alberto Savinio afin d’évaluer sa place dans l’avant-garde parisienne. Elle examine l’apport littéraire et la pratique de l’art moderne du frère de Giorgio de Chirico, cet autre Italien adopté par la capitale française. Cette étude couvre de manière exhaustive l’oeuvre de Savinio durant la période 1911–1937, année de publication de son roman autobiographique Tragedia dell’infanzia. Elle replace ainsi l’artiste italien au coeur de l’avant-garde et du modernisme, le situant dans une lignée qui va d’Apollinaire à Marinetti et Breton, entre autres.
L’auteur démontre que Savinio, artiste pluridisciplinaire, a participé activement à la révolution artistique et à la recherche de « l’homme nouveau » qui ont préoccupé les avant-gardes du début du XXe siècle. Elle éclaire ainsi de façon originale une dimension peu connue de la contribution italienne à l’élaboration des idées et des pratiques d’avant-garde à Paris dans la première moitié du dernier siècle.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Figures
  • Remerciements
  • Introduction
  • Chapitre 1 Élaboration de la pensée savinienne au contact des avant-gardes
  • Chapitre 2 L’apatridisme
  • Chapitre 3 Le mannequin : une vision de l’homme moderne
  • Chapitre 4 À la recherche de formules nouvelles : Savinio pré-surréaliste
  • Chapitre 5 La quête consciente du mystère : un nouveau modernisme
  • Conclusion
  • Bibliographie
  • Index
  • Titres de la collection

Remerciements

Je voudrais remercier Nathalie Aubert de l’Université Oxford Brookes pour son soutien lors du développement de ce livre. Ses nombreux conseils et son enthousiasme ont été déterminants pour l’aboutissement de ce projet.

J’aimerais aussi remercier le journaliste et critique d’art Luigi Cavadini d’avoir permis la reproduction de son image de Savinio, les héritiers de l’artiste de m’avoir accordé les droits d’auteur, Giuliano Gori, Massimo Di Carlo et Mondadori Portfolio pour la reproduction de ses tableaux, Stephen Forcer de l’Université de Glasgow pour ses encouragements constants qui ont mené à la réalisation de cette recherche et le comité éditorial de Peter Lang pour l’intérêt qu’il a porté au projet dès sa phase d’élaboration. Je tiens également à remercier Marie-José Tramuta de l’Université de Caen pour sa générosité de m’avoir envoyé ses articles sur Savinio, Gloria Simpson et Rita Arnold pour leurs conseils avisés et le personnel de la bibliothèque Taylorian, Oxford.

Cette publication a été rendue possible grâce à une subvention de la Scouloudi Foundation en association avec The Institute of Historical Research.

Introduction

Selon le célèbre écrivain Leonardo Sciascia, Alberto Savinio est « le plus grand écrivain italien de l’entre-deux guerres »1 et pourtant, en dehors de la critique spécialisée, peu de gens connaissent son nom. Souvent, certains ont entendu parler de lui par association avec son frère, le célèbre peintre Giorgio de Chirico, mais peu sont ceux qui prennent la peine de chercher à approcher son œuvre propre, et encore moins nombreux sont ceux qui le lisent. Et cependant, s’intéresser à Alberto Savinio, c’est sans aucun doute analyser une figure de l’avant-garde qui, bien que discrète, a joué un rôle non négligeable dans certains des mouvements les plus influents de la modernité en France et en Italie. En effet, dans la première partie du XXe siècle les principaux mouvements d’avant-garde : Futurisme, Cubisme, Dadaïsme et Surréalisme se concentrent à Paris.2 La capitale française semble être le lieu d’une perpétuelle remise en question des valeurs traditionnelles, tout comme des découvertes récentes. Dans un mouvement de productivité créatrice qui semble incessant, la France, et Paris en particulier, incarnent la liberté « d’explorer des voies nouvelles ».3 Ce climat parisien d’exaltation et d’expérimentation aux dépens des modèles traditionnels a non seulement contribué à l’élaboration de la pensée de l’écrivain, peintre, musicien,4 dramaturge ←1 | 2→italien Alberto Savinio,5 mais il est bon de souligner aussi – c’est le but de cette monographie – qu’en retour, Savinio a lui-même soutenu et participé à l’élaboration de la modernité en France.

Né à Athènes en 1891 de parents originaires d’Italie,6 c’est en avril 1914 qu’Andrea de Chirico change son nom en Alberto Savinio7 lors de la parution de son texte théorique « Le Drame et la musique »8 publié dans la revue d’Apollinaire Les Soirées de Paris. Alberto Savinio est le pseudonyme ←2 | 3→italianisé d’Albert Savin,9 un polygraphe apprécié dans la capitale française. Il adopte ce nom pour prendre ses distances vis-à-vis de son frère Giorgio, qui est déjà très connu à ce moment-là dans le milieu de l’avant-garde parisienne. Cependant, comme le souligne Rosanna Buttier,10 l’adoption d’un pseudonyme pour Savinio indique également la grande importance des noms pour lui. L’artiste affirme en effet dans la revue Il Popolo di Roma [Le Peuple de Rome] (10 décembre 1942) :

Le nom est le symbole de notre personnalité […]. Chaque nom a sa propre signification, sa raison, son « esprit », et le nom que nous portons affecte notre caractère, détermine notre destin, informe notre vie.11

De fait, Savinio adopte plusieurs pseudonymes12 au cours de sa vie pour se rebeller contre l’imposition que le nom représente en tant que le résultat de l’autorité paternelle. Le rejet de l’autorité et de l’identité imposées par les antécédents familiaux coïncide donc avec son projet esthétique de renouvellement constant de l’art au nom de la liberté contre les dogmes des vérités prédéterminées.

La première fois que Savinio se rend à Paris (1911), c’est comme musicien et compositeur qu’il tente de percer. Son instrument est le piano avec lequel il compose de la musique qu’il exécute lui-même. Arrivant d’Allemagne, il reste dans la capitale française du 28 janvier 1911 au début de la Grande Guerre en 1915.13 Après son retour en Italie pour s’engager sous les drapeaux pendant la Première Guerre mondiale, il retourne dans la capitale française (en 1926), en qualité de peintre cette fois, à la sollicitation de son frère Giorgio de Chirico et y reste jusqu’en 1933. Son attachement ←3 | 4→pour ce pays ne l’a jamais quitté même lorsqu’il retourne finalement s’établir en Italie jusqu’à sa mort (en 1952). En effet, la relation que Savinio a entretenue avec ses amis français et les avant-gardes est si forte qu’elle s’est inscrite dans bon nombre de ses œuvres.14 C’est une relation fondamentale ←4 | 5→à laquelle se mêle de l’admiration pour la ville de l’exposition universelle de 1900 que beaucoup d’intellectuels appellent la « Ville-Lumière ».15 Il affirme par exemple en 1927 :

Paris est, je crois, la seule ville possible du monde, la seule où l’on puisse produire, la seule où l’on y est encouragé, la seule où règnent en même temps l’intelligence et le sens de l’art.16

Dans son recueil Souvenirs (1945) qui contient une série d’articles basés sur des anecdotes et des souvenirs de ses deux séjours parisiens, Savinio compare Paris à Delphes pour son importance :

Non, les dieux grecs n’ont pas dégénéré […]. C’est ici [à Paris] – centre idéal et point d’attraction de la Balcanie entière –, c’est ici que Delphes, la sacrée a transporté ses mystères, ses opérations sédatives contre le courroux des dieux montagnards, et ce fameux omphalos grâce auquel elle avait mérité à juste titre le nom de nombril du monde.17

Paris, et les mouvements d’avant-garde qui s’y développent dans la première partie du XXe siècle se trouvent donc à l’origine du développement et de l’épanouissement de la pensée de Savinio. Les artistes, les peintres et les poètes, en particulier, se réunissent quotidiennement à Montmartre d’abord, puis après 1912, à Montparnasse. Les nombreux échanges qui ont lieu entre les arts attirent des artistes du monde entier, un témoignage que l’art, et en particulier l’art d’avant-garde sont au cœur de la vie quotidienne de la capitale française. Le succès du Futurisme né en Italie, mais dont le manifeste de Filippo Tommaso Marinetti est publié en 1909 dans ←5 | 6→Le Figaro, encourage d’autres artistes italiens à venir à Paris.18 C’est au moment où le Futurisme bat son plein à Paris qu’Alberto Savinio arrive dans la capitale française, bien déterminé à participer aux activités de l’avant-garde, tout d’abord en tant que musicien, puis comme écrivain et peintre.

Cette monographie se concentrera donc sur la relation de Savinio avec les personnages de l’avant-garde parisienne comme Guillaume Apollinaire, Filippo Marinetti et plus tard André Breton et son frère Giorgio de Chirico qui sont les personnes les plus emblématiques avec lesquelles l’artiste italien a interagi. En effet, Savinio participe activement à la révolution artistique, et c’est là ce que cette monographie cherchera à démontrer. Par l’intermédiaire de Giorgio de Chirico il est présenté à Apollinaire, « homme époque »19comme l’appelle Savinio en raison du rôle crucial que le poète français joue dans la définition de l’« Art Nouveau » à un moment où la France sort à peine des derniers jours du symbolisme. Apollinaire incarne en effet alors la synthèse entre les écrivains et les peintres, trouvant l’inspiration pour sa poésie « partout », ouvrant la voie à Dada et au Surréalisme, qui se développent après la Première Guerre mondiale. Savinio se lie à Apollinaire d’une profonde amitié, ce qui lui donne l’opportunité de publier ses textes dans la revue créée par l’artiste français en 1912, Les Soirées de Paris. Cependant, Apollinaire dans ses articles20 consacrés à l’artiste italien le considère plutôt comme un musicien comme nous le verrons. En effet, pour le poète français, Savinio est le principal représentant de la musique d’avant-garde dans son cercle et son texte théorique, « Le Drame et la musique »,21 qu’il publie dans la revue Les Soirées de Paris en 1914 illustre ←6 | 7→un nouveau style musical, le sincérisme,22 et est reçu comme un manifeste d’une nouvelle esthétique musicale. Apollinaire ignore cependant la portée littéraire de son texte poétique Les Chants de la Mi-Mort (1914), un signe que l’artiste français a une certaine méfiance à l’égard de la capacité littéraire du jeune artiste italien, ou bien encore que, compte tenu de la date de publication, le poète français est trop pris par son engagement militaire et ses nouvelles préoccupations. Il faut souligner toutefois que les articles qu’Apollinaire consacre à Savinio démontrent toujours son intérêt pour la promotion du jeune Italien en tant que musicien car il se conforme à son projet de l’Esprit nouveau, c’est-à-dire une synthèse des arts où, comme l’affirme Anna Boschetti, tout art doit maintenir toujours sa spécificité sans « dégénérer en une confusion ».23 En fait Apollinaire considère toujours les innovations de l’artiste italien d’une façon relativement limitée, même s’il entreprend en 1914 avec Savinio le projet commun d’une pantomime (intitulée À quelle heure un train partira-t-il pour Paris ?).24 Et cependant, la carrière d’écrivain de Savinio, contrairement à son expérience en tant que musicien et peintre coïncide chronologiquement avec l’apogée des avant-gardes à Paris25 et c’est précisément sur cet aspect de son œuvre que je souhaite me concentrer ici.

←7 | 8→

Ainsi, je ne parlerai pas de la carrière de musicien de Savinio car il abandonne en fait la musique pour la littérature dès le début de la Grande Guerre (époque où, par la force des choses, il doit rentrer en Italie et perd de vue Apollinaire, lui-même engagé sous les drapeaux). La relation entre Savinio et la musique est un sujet que je n’aborderai pas dans cette monographie quoique mon analyse de Savinio musicien au premier chapitre s’inscrive dans une appréciation de son importance. En fait, cela nécessiterait une recherche trop approfondie pour la rédaction de ce livre. J’ai donc préféré me concentrer sur ses œuvres littéraires car leur analyse me permettra de démontrer les relations de Savinio avec les autres artistes de l’avant-garde française sur des thèmes fondamentaux tels que l’apatridisme, le mannequin, le mythe moderne et la poétique de la mémoire. De plus, Savinio nourrit un sentiment ambigu d’amour-haine envers la musique. Il explique dans un texte sans date « Nostri rapporti con la pazza » [« Nos rapports avec la folle »] publié dans « Musica estranea cosa » [« Musique chose étrangère »] qu’il a peur d’être subjugué par cet art qu’il appelle « pazza » [« folle »] :

Il exprime encore sa déception envers la musique dans un article violent intitulé « Un vomissement musical » (1917)27 et paru dans la revue de Tristan Tzara Dada I où il appelle la musique un « art décrépit et malfaisant ».28 Face à cette attitude destructive, Apollinaire le qualifie de ←8 | 9→« briseur de pianos » dans la brève note concernant le concert de l’artiste le 24 mai 1914 que j’ai déjà évoquée.29 De fait, Savinio, comme l’a montré Peter Dayan,30 a influencé la conception musicale d’Apollinaire et c’est en partie à cause de lui que ce dernier a pris ses distances vis-à-vis de la musique. Savinio, quant à lui, justifie son abandon de la musique en raison de l’insuffisance de cet art qui, contrairement à la peinture, n’exprime pas la tension entre la réalité et la reproduction de la création pure.

Dans cette recherche je ne parlerai donc pas de créations musicales et picturales de Savinio sauf par allusion.31 Je me propose en revanche de retracer à travers l’étude des œuvres littéraires de Savinio de 1913 à 1937, année de parution de Tragédie de l’enfance,32 l’influence mutuelle entre l’artiste italien et les principaux représentants de l’avant-garde en France afin de cerner le rôle important joué par l’artiste italien dans le développement des idées nouvelles au début du XXe siècle.

L’objectif de cette monographie est donc de replacer l’œuvre de l’artiste italien dans son contexte artistique et historique afin de réévaluer et d’examiner l’importance de sa contribution à la littérature d’avant-garde pendant les années 1911–1937. Je chercherai à comprendre l’évolution de sa pensée et de ses activités pendant cette période et j’analyserai sa contribution aux tendances nouvelles qui se développent dans les différents mouvements d’avant-garde du début du XXe siècle à Paris.

Si Savinio ne réussit pas à être suffisamment reconnu de son vivant dans le milieu de l’avant-garde, c’est qu’il dédaigne en fait les méthodes ←9 | 10→tapageuses de ses contemporains futuristes, dadaïstes et ensuite surréalistes dans l’autopromotion de leurs œuvres. En outre, le déclenchement de la guerre ne l’aide pas à s’imposer dans la capitale française. Après la fermeture des Soirées de Paris avec le dernier numéro de juillet–août 1914, il continue pourtant à écrire des textes en 1916 pour des revues d’avant-garde telles que Dada et Nord-Sud33 en montrant qu’il jouit quand même d’une certaine reconnaissance parmi ses pairs. Cependant, il est longtemps resté dans l’ombre de son frère très connu et admiré par Picasso, Apollinaire et Breton jusqu’en 1924, année où Giorgio de Chirico est rejeté par les surréalistes.34 En effet, jusqu’aux années soixante-dix, il a été considéré comme « le grand métaphysique » par la plupart des critiques d’art35 et la contribution fondamentale de Savinio à la création de cette esthétique n’a pas été entièrement reconnue, ni par son frère, ni par la critique. Cela a pu contribuer à la prise de distance de Savinio par rapport à de Chirico même si, au début de leur formation culturelle et artistique en Grèce, Allemagne et Italie ils avaient vécu en symbiose jusqu’au point d’être considérés comme une seule personne.36 Cependant, cette symbiose ne dure pas jusqu’à l’âge mûr à cause de ←10 | 11→malentendus et d’incompréhensions.37 Savinio dans sa maturité ne parle plus de son frère dans ses livres consacrés à l’enfance. En revanche la petite sœur de Savinio, Adèle,38 morte six mois avant la naissance de l’artiste, revient dans les contes39 tels que « Il signor Münster » (1943) paru dans Casa « La Vita » [Maison « La Vie »], « Eonio » publié dans Tutta la vita [Toute la vie] (1945) et quelques peintures comme La mère bleue (1927) et Una strana famiglia [Une famille étrange] (1947). Il s’agit donc d’un choix délibéré de la part de Savinio, qui montre, outre une prise de distance affective vis-à-vis de de Chirico, un positionnement bien différent de celui de son frère, par rapport à la modernité à laquelle il reste pour sa part fidèle jusqu’au bout.

Dans le contexte de l’avant-garde, Savinio souffre en fait de son refus de s’aligner sous quelque bannière que ce soit : il est en partie inclassable. En effet, théoricien dans l’âme, il élabore au cours de sa vie une série de conceptions artistiques et c’est cette multiplicité d’idées même qui porte préjudice à sa réputation. L’intérêt de Savinio pour la littérature, la musique, la peinture et le théâtre démontrent son état de « dilettante »40 qu’il considère comme la source principale de son inspiration. Ce « dilettantismo » incarne la remise en question des dogmes, le défi des schèmes de classement ←11 | 12→en revendiquant la liberté totale des moyens à disposition. Il défie même les schèmes traditionnels des genres. Son œuvre Hermaphrodito exprime bien dans son titre même l’intérêt de Savinio pour l’hybridité, le mélange : et de fait, l’œuvre est elle-même un mélange de contes, de mises en scène, de poèmes écrits en italien et en français, grec, ou encore dans des langues inventées. Savinio revendique toujours le choix des moyens entre l’invention et la tradition classique et mythologique très importante pour lui. Il déclare encore dans le même article dans le quotidien Corriere della Sera [Courrier du Soir] (1950) :

Pour lui être un dilettante est la condition nécessaire pour atteindre un haut degré de profondeur intellectuelle car l’artiste doit franchir les barrières qui séparent les différents arts. Il est, comme l’affirme Silvana Cirillo, spirituellement proche d’Apollinaire qui, selon Savinio, « n’était pas un spécialiste »,42 « mais un dilettante comme lui ».43 Ainsi compris, le dilettantisme est absence de but, simple désir de tirer du plaisir de leurs activités artistiques et de prôner une synthèse de tous les arts en tenant toujours compte de l’idée d’une unité essentielle de l’art au-delà de la diversité des moyens utilisés.44 Cependant cette condition de « non spécialisation » a contribué à diffuser une image réductrice de Savinio parmi les critiques, comme je le démontrerai ensuite, bien que le dilettantisme lui-même soit en fait une position assez répandue parmi les artistes du début du XXe siècle.45 Le peintre futuriste Umberto Boccioni affirme ←12 | 13→par exemple dans son Manifesto della scultura futurista [Manifeste de la sculpture futuriste] (1912) :

Ayant considéré le dogmatisme comme un obstacle à surmonter, Savinio a toujours refusé de faire partie d’un groupe d’avant-garde même s’il a entretenu des relations d’amitié avec Apollinaire et les surréalistes47 qui le considéraient comme un précurseur.48 Bien connues sont ses déclarations qui expliquent son manque d’adhésion au Futurisme et ensuite au Surréalisme,49 malgré son intérêt pour ces deux mouvements. Et cependant, comme l’affirme Stefano Zampieri, « il n’y a pas de reconnaissance qui permet de sauver le travail de Savinio d’une sous-estimation claire de la critique, même de l’oubli ».50

L’approche choisie dans cette monographie a été celle d’une analyse textuelle et intertextuelle synchronique avec une étude minutieuse des textes primaires, en particulier les textes lyriques et théoriques des œuvres de Savinio.

L’impossibilité d’adopter une approche purement chronologique tient au fait que précisément, tout au long de sa carrière littéraire, en particulier dans les périodes où il a été en contact avec les milieux d’avant-garde à ←13 | 14→Paris, Savinio a échangé et adopté les découvertes formelles les plus novatrices du moment. Ce qu’il n’a pas fait, en revanche, c’est poursuivre une carrière linéaire, ou s’affilier à quelque groupe défini que ce soit et, ainsi, sa créativité, si elle a été à son apogée pendant qu’il côtoyait ces avant-gardes, a continué de se nourrir de ses années parisiennes lorsqu’il est retourné définitivement vivre en Italie.51

La relation de Savinio avec Tzara et Dada ne sera pas discutée en détails ici car les échanges entre l’artiste italien et le mouvement de Tzara ont été en fait relativement superficiels.52 En effet Savinio, bien qu’il semble montrer des dispositions pré-dadaïstes,53 n’a jamais pris en considération Dada à cause des provocations et des excès extrêmes du mouvement qui, selon lui, étaient en dehors de sa sensibilité d’artiste, toujours en quête de l’union des formules nouvelles avec la tradition classique. En revanche, sa relation avec le Futurisme et le Surréalisme a été préférée puisque son influence sur Breton, reconnue par ce dernier, comme nous le verrons, ainsi que son propre cheminement, à partir des positions adoptées par ces deux groupes, sont avérées par les textes.

L’ampleur de l’œuvre de Savinio, y compris son œuvre critique,54 représente pour le chercheur un obstacle à surmonter. Savinio a contribué comme ←14 | 15→journaliste à plus de cent journaux.55 Quant à l’ensemble de ses œuvres, il est difficile de faire tenir ensemble le ton élégiaque des Chants de la Mi-Mort avec le jeux verbal et ironique d’Angélique ou la nuit de mai (1927) ; de l’« Introduction à une vie de Mercure » (1929)56 et d’Achille énamouré mêlé à l’Evergète ;57 le conteur tragi-comique de La Maison hantée (1920) avec l’érudition de ses écrits sur l’art dans la revue italienne Valori Plastici [Valeurs plastiques] (1919–1922) ; le conteur passionné dans Tragédie de l’enfance avec l’auteur dramatique dans les mises en scène de La Mort de Niobé (1913)58 et Capitaine Ulysse (1925).59

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Son ton provocateur et sa mort subite ont livré son œuvre à l’oubli.60 Seul l’éditeur parisien Henri Parisot qui, ayant trouvé Les Chants de la Mi-Mort en feuilletant les vieux numéros de la revue d’Apollinaire et a plus tard écrit à Savinio pour lui demander la permission de publier l’œuvre dans la série « Un Divertissement » en 1938,61 semble avoir compris la portée et l’originalité de l’œuvre de l’Italien dès les années 1930.

Ses déclarations sur son « dilettantisme » ont masqué son importance en tant qu’écrivain, favorisant un plus grand intérêt de la part des historiens de l’art pour sa peinture,62 ce qui a entraîné une constante comparaison avec son frère. Sciascia a été fondamental pour la diffusion des textes d’Alberto Savinio en Italie dans les années soixante-dix. Dans le texte déjà cité La scomparsa di Majorana [La disparition de Majorana], il ←16 | 17→célèbre le début des publications des œuvres saviniennes en français qui a commencé en 1975 avec le recueil des textes Toute la vie par Gallimard et dont la traduction a été réalisée par Nino Frank, un ami de Savinio rencontré en 1926.63 Il a ensuite réuni beaucoup d’articles parus dans le journal La Stampa [La Presse] pendant les années 1934–1940, dans le livre Torre di guardia [Tour de guet] (1977)64 où apparaît dans la préface un essai de Salvatore Battaglia. Cette introduction a été précieuse pour la rédaction des chapitres quatre et cinq afin d’établir les points communs et les différences entre Savinio et les surréalistes.

En effet, Battaglia analyse le Surréalisme particulier de Savinio que l’artiste appelle « civique », basé sur la tentative d’une nouvelle fiction, originale, plus « présente par rapport au changement radical qui se passait dans la vie et dans la société ».65 Cette définition nous aidera à comprendre la tentative de Savinio de renouveler la littérature d’une manière consciente. Dans sa préface, Battaglia explique la relation entre Savinio et ses contemporains en suggérant aussi que son attitude provocatrice66 a entraîné une prise de distance de la part de ses contemporains :

Résumé des informations

Pages
XIV, 314
Année
2020
ISBN (PDF)
9781788743808
ISBN (ePUB)
9781788743815
ISBN (MOBI)
9781788743822
ISBN (Broché)
9781788743792
DOI
10.3726/b13414
Langue
français
Date de parution
2020 (Décembre)
Mots clés
avant-garde modernisme surprise saltimbanque multidisciplinaire art moderne métaphysique mannequin
Published
Oxford, Bern, Berlin, Bruxelles, New York, Wien, 2020. XIV, 314 p., 3 ill. en couleurs.

Notes biographiques

Rossella Maria Bondi (Auteur)

Rossella Maria Bondi est chercheuse indépendante. Son principal intérêt de recherche est la littérature française du début du XXe siècle. Docteure en Littérature Comparée à l’Université Oxford Brookes au Royaume-Uni, elle a donné de nombreuses conférences, notamment pour le Congrès de la Société des Études Françaises (SFS) et le Congrès de la Société des Études Italiennes (SIS) en Grande-Bretagne. Rossella Maria Bondi est aussi musicienne et chante avec le groupe occitan Oxford Trobadors.

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