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L’éthique de la libération d’Enrique Dussel

Penser l’altérité et l’utopie à partir du contexte latino-américain

de Berthony Saint-Georges (Auteur)
©2016 Monographies 326 Pages

Résumé

L’ouvrage présente d’abord l’éthique de la libération du philosophe argentin, Enrique Dussel, et la situe dans le courant de la philosophie latino-américaine. Il en retrace ensuite les étapes de construction à travers son dialogue avec la tradition occidentale, en particulier Marx, Levinas, Rorty, Habermas, Ricœur et Apel, mais également Kant et Heidegger. C’est le dialogue avorté avec Apel comme figure d’une éthique universaliste fondée sur la délibération qui constitue le tournant de la démarche. Dussel ressort de cet échange convaincu de la pertinence de son principe matériel nécessaire à la fondation d’une éthique qui résiste à l’exclusion des sans voix produite par le principe de raison universelle. L’éthique doit accepter son incomplétude matérielle de principe et renvoyer constamment à l’impossible communauté avec les victimes dont elle procède toujours. De cette manière, elle ouvre la voie à une politique de la justice, seule capable d’entreprendre le chemin commun auquel aspire l’éthique de la libération.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Préface
  • Introduction
  • Chapitre 1: Une éthique de la libération en contexte latino-américain
  • 1. Bref historique de la philosophie latino-américaine
  • 1.1. La philosophie en Amérique latine
  • 1.2. Dussel et la philosophie de la libération latino-américaine
  • 1.2.1. Esquisse schématique de la géopolitique mondiale
  • 1.2.2. L’occultation de la différence coloniale
  • 2. Une déconstruction de l’histoire de l’éthique occidentale
  • 2.1. Tragédie et vertus dans l’ethos grec
  • 2.2. L’ethos chrétien comme liberté et histoire
  • 2.3. La morale subjective d’Emmanuel Kant
  • 3. L’ontologie fondamentale ou le retour du Même (Heidegger)
  • 4. Conclusion
  • Chapitre 2: Une éthique de la « périphérie »
  • 1. Une éthique de la « périphérie » ?
  • 2. Les grandes lignes de la pensée de Dussel
  • 2.1. L’évolution de la pensée de Dussel et la synthèse de 1998
  • 2.2. La thèse 16 et la justification d’une éthique critique
  • 2.3. Une typologie de la rationalité pratique
  • 3. Dussel et Apel : fondation et universalité
  • 3.1. Un modus demonstrandi
  • 3.2. Dussel et Apel : le problème de la fondation de l’éthique
  • 3.3. Les critères d’une éthique universelle
  • 4. L’éthique de la libération comme « utopie négative »
  • 5. Une relecture « anthropologique » de Totalité et infini
  • 6. Conclusion
  • Chapitre 3: Dussel et Apel : les enjeux d’un dialogue avorté
  • 1. Les convergences entre Dussel et Apel
  • 1.1. Le contexte historico-politique d’Apel
  • 1.2. Le contexte historico-politique de Dussel
  • 1.3. Dussel et Apel : préoccupation sociale et éthique universelle
  • 2. Les divergences entre l’éthique du discours et l’éthique de la libération
  • 2.1. L’éthique de la libération et le recours à Marx
  • 2.2. Existe-t-il une complémentarité entre les éthiques du discours et de la libération ?
  • 3. Conclusion
  • Chapitre 4: L’éthique matérielle de la vie
  • 1. Dussel et la question de la vie
  • 1.1. Vers une conception intégrée de la vie humaine
  • 1.2. La neurobiologie et l’interaction corps-cerveau
  • 2. L’Architectonique de l’éthique de la libération
  • 2.1. La Construction de l’Éthicité – Le « Bien »
  • 2.1.1. Le principe matériel
  • 2.1.1.1. L’utilitarisme et le communautarisme
  • 2.1.1.2. Marx et le critère matériel universel
  • 2.1.1.3. La vie comme critère de vérité
  • 2.1.1.4. Le principe matériel universel
  • 2.1.2. Le principe de validité formelle
  • 2.1.2.1. Le critère de la validité ou critère formel de la morale
  • 2.1.2.2. Le principe moral de validité universelle
  • 2.1.3. Le principe de faisabilité
  • 2.2. Le « Développement » de l’Éthicité – La critique libératrice
  • 2.2.1. Le principe matériel critique
  • 2.2.2. Le principe formel critique
  • 2.2.3. Le Principe-Libération ou le principe critique de faisabilité
  • 3. Conclusion
  • Chapitre 5: Le projet utopique de la communauté des victimes
  • 1. Qu’est-ce que l’utopie ?
  • 1.1. L’utopie dans l’Antiquité grecque
  • 1.2. Mannheim et Bloch
  • 1.3. L’utopie marxienne
  • 1.4. La postmodernité ou la fin de l’utopie ?
  • 1.5. Vers un concept opératoire de l’utopie
  • 2. L’utopie de l’éthique du discours
  • 3. L’utopie de l’éthique de la libération
  • 3.1. Une critique de la « postmodernité »
  • 3.2. L’émergence d’une nouvelle communauté
  • 3.3. L’ordre nouveau, la communauté des victimes et ses porte-voix
  • 4. Du « potentiel utopique » à l’« utopie concrète »
  • 5. Conclusion
  • Conclusion
  • Postface

PRÉFACE

Enrique Dussel ou comment déranger la pensée franco-française

par André TOSEL

Professeur émérite de philosophie à
l’Université de Nice-Sophia Antipolis

Il est heureux que la pensée du philosophe argentin Enrique Dussel (1934) commence enfin à faire l’objet d’études de qualité en langue française. Les spécialistes français pur jus ignorent toujours cette œuvre majeure qui pour se situer sur le terrain apparemment limité de l’éthique de la libération est en fait une ontologie pratique historique pour le temps de la mondialisation capitaliste. Ce sont essentiellement des chercheurs francophones, belges, canadiens ou haïtiens, qui viennent combler nos ignorances après s’être formés, comme Berthony Saint-Georges, au Canada français et au Mexique et s’être diplômé à l’UQAM. Praxis de la libération et altérité chez Enrique Dussel. De l’éthique de la libération à l’action politique est à la fois un ouvrage de synthèse présentant la complexe éthique dusselienne de la libération en ses enjeux et en sa portée et une analyse fine de ses nœuds conceptuels. A ma connaissance, il n’a pas d’équivalent en France.

Ne sont traduits de l’œuvre monumentale de Dussel (une quarantaine de volumes) que quelques textes, notamment une version abrégée par l’auteur lui-même de L’éthique de la libération à l’ère de la mondialisation et de l’exclusion (Paris, L’Harmattan, 2002, 265 pages). La version espagnole originelle de 1998 comprend 661 pages ; elle est le texte de référence de la recherche, et cette version succède elle-même à une éthique en cinq tomes Hacia una Ética de la Liberación latinoamericana dont la publication s’échelonne de 1973 à 1980. Cette version française avait été précédée par la publication en 1981 dans l’Encyclopédie Philosophique Universelle, volume L’Univers philosophique (PUF), d’un long article « Éthique de la libération ». On note aussi la traduction du second volume d’une trilogie consacrée à Karl Marx, dont Dussel est un spécialiste savant et percutant, La production théorique de Marx. Un commentaire des Grundrisse (Paris, ← 13 | 14 → L’Harmattan, 2009). Auparavant avaient été traduits Éthique communautaire (Paris, Le Cerf, 1991) et 1492 ou l’Occultation de l’Autre (Paris, Éditions ouvrières, 1992).

Berthony Saint-Georges noue son étude autour de cinq moments profondément entrelacés et organisés.

1. Une déconstruction de la phénoménologie de l’autre en tant qu’elle se limiterait à être pensée d’un universel d’exclusion de l’autre latino-américain. Cela signifie une revendication d’autonomie pour tout un continent qui refuse d’être considéré comme le parent pauvre de la pensée, comme l’éternel colonisé qui n’a qu’à s’approprier la pensée des maîtres penseurs, incapable quant à lui de produire une pensée propre pour penser son temps. Cette revendication n’est pas celle d’un particularisme fermé sur lui-même, mais d’un universel plus universel que celui des conquistadores. Si Dussel défend les Indiens indigènes devenus étrangers et esclaves en leur pays, s’il respecte leurs croyances et leur art de vivre, il n’est pas un anthropologue ni un mythologue, il est un philosophe qui cherche dans la philosophie qui l’a nourri – et elle est d’abord européenne – des éléments pour critiquer l’universalisme européen dans sa prétention à être le seul à tout à donner aux autres et à ne rien recevoir d’eux. Lui-même chrétien et « révolutionnaire » et proche des théologiens de la libération, Dussel actualise la position qui fut celle de Bartolomeo de Las Casas dans sa polémique avec Juan de Sepùlveda. L’ouvrage restitue les débats qui ont animé depuis presque un siècle la recherche d’une philosophie latino-américaine autonome, capable de penser son propre monde historique au sein de l’histoire moderne.

2. Une reconstruction d’une éthique de la périphérie comme ontologie dont le paradoxal point de départ est l’universalisme universel qui a pour propriété d’avoir pour interlocuteur le meilleur de la pensée européenne contemporaine avec Levinas et Apel, Habermas, Rawls et Ricœur entre autres. C’est Levinas qui a la fonction séminale dans la mesure où l’autre de la phénoménologie husserlienne et l’être de l’ontologie existentiale de Heidegger devient Autrui dont le Visage interpelle notre humanité. Toute ontologie théorique est congédiée, car l’être en tant qu’être pour nous est l’être en tant qu’autrui qui nous interpelle, en interrogeant chacun de nous sur ce qu’il fait de chaque autre et en appelant chacun à répondre de l’autre. L’ontologie se fait éthique et défie toute prise objective sur l’autre.

3. Cette reconstruction ne se suffit pas et on ne peut davantage demeurer dans le registre plus théologique que philosophique de l’interpellation. Chacun comme autre des autres doit donner consistance aux rapports qui font une communauté de « nous ». La place est faite à une éthique universelle. La question est de savoir si cette éthique a pour tâche d’affronter les problèmes de la vie juste en commun. Dans un premier moment ← 14 | 15 → Dussel suit cette voie frayée par Habermas et Appel. L’éthique doit se faire procédurale et communicationnelle ; chacun doit s’entendre avec chacun pour définir les principes formels de la communauté juste. Dussel intègre la problématique complexe de l’éthique transcendantale formelle de la communication élaborée par Karl Otto Apel. Apel n’en reste pas, en effet, à l’absolu de l’interpellation par le Visage d’Autrui : il aborde la dimension de la communauté. Dussel accepte comme principe formel l’éthique de la communauté, de la discussion raisonnable visant l’accord autour du meilleur argument selon le principe d’universabilité. Ce fondement a priori se veut un transcendantal ultime. Le cœur de l’ouvrage est de montrer que c’est dans la longue discussion avec Apel que s’opère le tournant décisif de la pensée de Dussel, celui qui fait transiter de l’éthique formelle du discours à l’éthique matérielle de la libération. L’universel formel de la communication sans domination d’Apel exclut de fait sans le vouloir une masse immense d’humains que leurs conditions empiriques de vie rendent incapables de se penser comme exemplaires du sujet transcendantal entrant dans le cercle du dialogue discursif. Apel ne pense pas au sens fort l’historicité, la matérialité, la terrestreité non déductibles de ces sujets, les victimes de l’histoire et de la mondialisation. L’a priori formel de la communication ne peut être fondé sur lui-même. Il faut en finir avec la recherche du fondement a priori et formel.

Dussel se tourne en effet, vers ce prius qu’est la vie, la réalité matérielle des sujets. Il réintroduit ce Faktum qui ne peut être fondé a priori, vers ce toujours déjà là qu’est la vie corporelle des humains vivant, travaillant et parlant en sociétés. Ce sont ces sociétés qui peuvent prendre par leur organisation la forme de systèmes de domination, d’exploitation, d’assujettissement et rendre impossible toute communication, toute communauté effective de discours, en écrasant leurs sujets par la misère, les inégalités, la violence, le racisme. La communication sur les principes formels de justice risque d’être un luxe impossible qui dispense de prendre en compte l’interpellation des victimes de la mondialisation. Saint-Georges reconstitue les phases de cette longue discussion de plusieurs années et montre qu’en définitive les fronts se sont modifiés, mais sans accord final entre Dussel et Apel.

4. L’éthique de la libération se joue donc sur l’intégration d’une éthique matérielle dont la problématique vient de Marx, du Marx des Manuscrits de 1844. Avant toute possibilité de communication discursive, il faut thématiser la pluralité des individus vivant et travaillant tous corporellement définis, la pression des besoins vitaux, la situation d’inégalité vitale dans laquelle ils se trouvent, la totalité sociale déterminée dans laquelle ils sont toujours déjà jetés. Ce sont eux les sujets de l’éthique et toute discussion sur la vie juste se prédétermine comme réflexion pratique sur les possibilités de la simple vie comme survie. L’éthique universelle ne peut pas ← 15 | 16 → laisser de côté l’universel historique de tous ceux – pauvres, immigrés, sans travail femmes, vieillards et enfants en situation de faiblesse, colonisés ou fils de la colonialité – qui doivent participer comme sujets à l’activité discursive sur la vie juste et en sont exclus comme objets. Leur existence de fait les constitue en une communauté matérielle – humaine qui devient la référence et succède à l’intersubjectivité transcendantale de départ. Il faut former l’idée d’une communauté de victimes qui devient le sujet de l’interpellation en chacun de ses membres et l’objectif de son action. L’interpellation n’a pas pour but unique la communication et la reconnaissance par tous et chacun des principes formels d’une société juste. Elle a pour but la libération des victimes, la reconnaissance d’abord de leur situation, puis la connaissance des processus et formes de rapports sociaux qui produisent ces communautés de victimes, enfin l’action libératrice en première personne. Berthony Saint-Georges énonce en sa forme nucléaire le principe de l’éthique de la libération qui est à la fois formel et matériel : il unifie la raison formelle discursive et la raison matérielle pratique. Face aux victimes, membres d’un système social historique, je me juge responsable de leur condition et je dois (leur) répondre en critiquant le système producteur de ces victimes, soit sous l’un de ses aspects, soit en sa totalité. Je dois agir de telle manière que soit supprimée la possibilité de l’existence de victimes soit en tel cas particulier soit pour la généralité du système.

L’ouvrage montre bien que le ressort de cette éthique de la libération est la critique de l’interdiction formulée par Hume de passer d’un jugement de fait à un jugement normatif impliquant prescription. Il est licite de passer du Jugement 1 au Jugement 4 par la médiation des Jugements 3 et 4 :

5. L’éthique de la libération s’ouvre alors sur deux voies, la voie stratégique de sa réalisation effective et la voie utopique de son affirmation d’espérance. Ces deux voies ne sont pas contradictoires, mais elles constituent les deux pôles d’une tension féconde. Il lui faut affronter la question « réaliste » de la faisabilité qui est la question d’une éthique devenue politique de la libération. Alors il faut pénétrer à l’intérieur du tout social donné et envisager ou bien une pluralité de réformes déterminées en fonction de telle situation victimaire, ou bien, si nécessaire éventuellement, projeter la construction d’un autre tout social à produire. La révolution est la limite supérieure de faisabilité de l’éthique de la libération. Berthony Saint-Georges préfère donner plus d’ampleur à l’examen de la voie utopique qui en quelque sorte et par définition constitue une perspective finale. Dussel intègre à la fois Karl Mannheim – et sa thèse des idéologies qui font époque – et Ernst Bloch qui identifie cette idéologie dans le courant chaud du marxisme en faisant apparaître que la disparition tendancielle de toute communauté de victimes par l’action des victimes elles-mêmes est le seul but immanent qu’il est légitime d’assigner à l’histoire non comme garantie dogmatique, mais comme sens à actualiser. C’est le novum en gésine et l’ultimum en vue du possible réel, du « non encore être », ces catégories du Principe Espérance blochien. Dussel n’est pas impressionné par la critique postmoderne (Lyotard, Vattimo, Rorty) des grands récits qui récusent la téléologie de l’histoire. Il en reconnaît l’effet bénéfique réel qui a été négatif : nous apprendre à ne pas nous raconter d’histoires sur l’Histoire. Berthony Saint-Georges montre avec perspicacité et courage intellectuel qu’il demeure pour Dussel un grand récit, et il est double et un à la fois : c’est celui de la production des victimes à l’époque de la mondialisation du capitalisme financier, c’est celui de leur effort pour devenir communauté en libération. Ce récit ne peut se dispenser d’indiquer que le non lieu – l’ou-topos-actuel de cette libération est réellement le topos éthique et ontologique réaliste.

C’est cette forclusion philosophique du grand récit qui contribue à rendre invisibles les communautés des victimes et qui s’ajoute aux mécanismes économiques, sociaux, politiques et culturels produisant leur invisibilisation sociale. Saint-Georges recourt in fine aux travaux suggestifs de Guillaume le Blanc en la matière. Il aurait pu se référer aussi aux intuitions de Gramsci sur les subalternes ou à la fonction des vaincus chez Benjamin. Dussel est bien le philosophe qui depuis son Amérique latine montre à cette Europe dont il hérite la meilleure pensée que l’universalisme européen n’est universel que s’il se critique du point de vue de l’autre, de ses victimes et en particulier de ses victimes de cet autre monde qu’est l’Amérique latine des conquistadores, celle qui ne fut pas notre Nouveau Monde comme le furent les États-Unis. C’est en ce sens qu’il dérange une certaine manière franco-française de philosopher, celle qui réunit a) une ← 17 | 18 → phénoménologie savante qui invoque autrui et l’être au monde pour mieux ignorer les autres réels dans leur monde historique ; b) une religion politique exsangue des droits de l’homme, de la démocratie et de la République qui fait l’impasse sur ce que deviennent ces droits, la démocratie et la République quand ils sont écrasés par le capitalisme financier ; c) une philosophie analytique qui se veut (par exemple) science anhistorique du discours de l’action et qui en fait tait les lourds processus en cours de dé-démocratisation, de dés-émancipation. En rendant visibles les victimes en lutte et en pensant la possibilité d’une communauté plurielle de ces victimes dans le monde en lutte, l’éthique de la libération met à distance l’universalisme européen des « universels universels ». Il montre que notre temps est celui d’un interrègne dont les universels peuvent être un terme possible, et en tout cas une obligation éthico-politique à la fois formelle et matérielle. C’est le mérite du beau livre de Berthony Saint-Georges de nous aider à comprendre en quoi Dussel porte notre temps au concept. ← 18 | 19 →

Introduction

Dans un monde de plus en plus marqué au niveau mondial par l’intégration des processus de production, par l’interconnexion des marchés financiers à côté des biens et des services et par l’interdépendance entre les nations, il n’est nul besoin d’attirer l’attention sur l’importance de la rencontre des cultures. C’est pourquoi, à l’instar du terme « globalisation », les notions de « multiculturalisme » ou d’ « interculturalité » habitent aujourd’hui un certain imaginaire collectif. Elles ne sont cependant point absentes de la réflexion de la communauté internationale1 et des politiques publiques2. Un certain consensus se dégage chez certains spécialistes de la culture pour définir le multiculturalisme comme l’ « interaction, l’échange et la communication entre les cultures où une personne reconnaît et accepte la réciprocité d’autrui »3. Le concept d’interculturalité, tout en conservant le sens donné au terme précédent, met en avant l’idée qu’il ne suffit pas de reconnaître et protéger chaque culture isolément, car cela ne garantit pas la création et le développement d’une véritable cohésion sociale. C’est pourquoi, la Réunion interministérielle du Réseau International sur la Politique Culturelle (RIPC) qui a eu lieu en Afrique du Sud en 2003 recommandera aux pays membres de promouvoir des « espaces » où les cultures pourront non seulement coexister, mais aussi interagir et apprendre à se connaître au sein d’une même société. Par là, la même réunion du RIPC entendait faire valoir le point de vue selon lequel la diversité culturelle ne menace pas le tissu social d’une société mais l’enrichit4. Les définitions données ← 19 | 20 → plus haut montrent clairement que l’enjeu en est l’affirmation des identités dans la reconnaissance des différences.

Néanmoins, ce qui constitue une exigence incontournable de toute communauté nationale où les différences demeurent relatives, s’avère-t-il possible sur un plan plus universel où les différences culturelles (valeurs, manières d’être, préférences, histoires, formes de vie, croyances, mémoires et imaginaires) apparaissent souvent comme des mondes in-communicables ? L’ « européo-centrisme »5, par-delà la grandeur historique qu’il incarne, ne serait-il pas finalement le primum movens de toute culture ? Comment une culture, à l’instar de tout « soi » individuel, pourrait-elle se dé-centrer du « lieu » où elle se construit sans renoncer à elle-même ?

C’est sur fond de ces interrogations que s’esquisse la problématique de notre travail de recherche et l’horizon dans lequel nous nous sommes efforcés d’apporter quelques réponses, en empruntant les pas du philosophe argentin Enrique Dussel6, dont toute l’œuvre procède d’un débat ← 20 | 21 → exigeant avec la tradition philosophique européo-occidentale, en vue d’affirmer et de faire reconnaître l’identité et l’originalité d’une philosophie spécifiquement latino-américaine. Cela étant, notre travail ne porte pas expressément sur les questions relatives au multiculturalisme ou à l’interculturalité ; nous avons choisi une autre stratégie, plus indirecte, qui consiste à réfléchir sur le débat Nord-Sud7 entendu comme un débat entre pensée dominante et pensée décentrée, raison occidentale et raison élaborée en marge de l’ethnocentrisme européen. Toute l’œuvre de Dussel peut en effet se comprendre comme un immense effort de rencontre et de confrontation entre deux types de situation de la pensée, non seulement deux types de traditions, mais des positions d’acteurs vivant de ces traditions, depuis Emmanuel Levinas et Heidegger, jusqu’à Ricœur, Habermas, Apel et Rorty, notamment. ← 21 | 22 →

Parmi les multiples dialogues qu’il a initiés durant sa carrière8, celui qui eût lieu effectivement entre Dussel et le philosophe allemand Karl-Otto Apel est incontestablement le dialogue qui est à la fois le plus nourri et le plus représentatif parce qu’il s’y est développé pendant environ dix années une réception critique que nous analyserons au moment opportun. Le plus nourri parce que les deux philosophes partageaient au départ des positions politiques et des intérêts proches, notamment dans leur volonté de se démarquer de l’universalisme libéral de type rawlsien, sans pour autant s’embarquer dans la vision idéaliste de la communauté de communication à la manière de Habermas. Afin d’appréhender tant les promesses que les difficultés et les limites de cet effort de dialogue9, nou voudrions ← 22 | 23 → montrer pourquoi et comment l’éthique de la libération, même si elle s’est construite au travers d’un dialogue constant avec la philosophie européo-occidentale, s’inscrit dans une autre problématique que celle représentée par l’éthique du discours d’Apel. De fait, nous verrons que la problématique dusselienne a comme point de départ une praxis10 fondée sur la revendication de l’Autre refoulé dans l’extériorité par la pensée européenne. Dès sa naissance en Amérique latine, cette philosophie s’est vue affrontée à la nécessité de construire de nouvelles catégories, d’élaborer de nouvelles méthodes d’analyse et de proposer de nouveaux objets de réflexion. C’est sur fond de cet arrière-plan conceptuel et méthodologique que se profile la recherche présentée dans le présent travail, dans lequel nous entendons mettre en évidence l’originalité de la philosophie de Dussel et établir la pertinence de son projet éthique dans le contexte contemporain.

Notre projet vise à la fois à apporter, par notre interprétation de Dussel, une contribution aux réflexions actuelles sur les conditions théoriques de la mise en œuvre cohérente de principes éthiques qui prennent en compte la condition culturelle, sociale et politique des peuples du Sud, et à mettre en évidence la spécificité des recherches menées à ce sujet par le philosophe argentin, dont la manière de répondre à cet enjeu consistait à faire valoir, par le recours constant au dialogue, la contribution indispensable d’une éthique de la périphérie11 aux éthiques pensées à partir du centre de ← 23 | 24 → production de l’ordre socio-économique et intellectuel actuel. Notre travail consistera ainsi à montrer qu’en revendiquant la place des exclus au sein de la communauté réelle de communication, l’éthique de la libération revendique également sa place comme pensée à part entière, jusqu’ici refoulée aux marges de la philosophie occidentale, sans pour autant perdre de vue les critiques dont elle a fait l’objet, en Amérique latine notamment12.

Résumé des informations

Pages
326
Année
2016
ISBN (ePUB)
9782807600225
ISBN (PDF)
9783035266436
ISBN (MOBI)
9782807600232
ISBN (Broché)
9782875743725
DOI
10.3726/978-3-0352-6643-6
Langue
français
Date de parution
2016 (Août)
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2016. 324 p., 1 fig.

Notes biographiques

Berthony Saint-Georges (Auteur)

Berthony Saint-Georges est philosophe et théologien. Il a étudié en Haïti, au Mexique et au Canada, à Montréal. Il est actuellement professeur de philosophie à l’Université PUCMM (Pontificia Universidad Católica Madre y Maestra) et à l’Institut supérieur de philosophie Pedro Francisco Bonó, en République Dominicaine. Il a déjà publié plusieurs articles sur l’éthique et sur la philosophie latino-américaine. Parmi ses publications, on peut citer Dussel et Apel : les enjeux d’un dialogue avorté et Praxis de libération et reconnaissance de l’altérité.

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Titre: L’éthique de la libération d’Enrique Dussel
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