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La sacralisation à l’œuvre dans l’expérience littéraire

de Raymond Michel (Éditeur de volume) Marta Inés Waldegaray (Éditeur de volume)
©2017 Collections VI, 286 Pages

Résumé

Cet ouvrage interroge la notion de sacralisation comme modèle d’action ou comme force performative de la pensée. La précipitation propre aux temps modernes défie toute possibilité de prévisibilité, esquive le passé, bouleverse l’avenir, car la modernité vénère moins le sens du passé vécu et l’expérience des générations antérieures qu’elle ne célèbre l’affirmation du temps utile et la progression par le changement et la nouveauté. Portant sur un corpus des XIXe et XXe siècles, francophone ou non, les études rassemblées ici traitent de la sacralisation du littéraire opérée par le sujet lecteur. En quoi cette sacralisation diffère-t-elle de la sacralisation religieuse ? Quels sont les gestes qui la constituent ? D’où émane l’impression de sacralité inhérente aux expériences esthétiques, à la lecture littéraire en l’occurrence ? L’articulation entre sacralité et rythme temporel dans l’expérience littéraire oriente non seulement l’examen du rôle du sacré comme usage toujours distancié et vénéré de l’objet à examiner, mais aussi comme expérience auratique pouvant mener à une certaine forme de résistance ou de contre-conduite. Aborder la sacralité du littéraire en relation avec le bouleversement de l’expérience du temps inhérente à la modernité et les fractures de notre univers postmoderne suppose une relecture à travers un prisme interdisciplinaire. Il s’agit donc pour l’ensemble des auteurs de ce volume de voir, à partir de corpus et points de vue divers, comment la (dé)sacralisation est à l’œuvre et fait œuvre dans la littérature.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteurs
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Introduction (Raymond Michel / Marta Inés Waldegaray)
  • Avant-propos
  • Quand la (dé)sacralisation est à l’œuvre et fait œuvre dans l’expérience littéraire (Raymond Michel / Marta Inés Waldegaray)
  • Perspectives théoriques
  • Part de sacralité dans l’expérience de la rencontre esthétique chez Deleuze et Guattari (Catherine Dosso)
  • La force du sacré et la candeur du mal (Raúl Antelo)
  • Entre utopie de la générosité et piège de la sacralisation. Idéaux et pièges de l’écriture et de la lecture chez Sartre à partir de Qu’est-ce que la littérature ? et de Saint Genet, comédien et martyr (Laurent Husson)
  • Tentation et contagion du sacré dans l’avant-garde des années trente (Pierre-Henri Kleiber)
  • Les processus de sacralisation dans l’élection puis la relation au livre de chevet (Clara Lévy)
  • La mémorisation et la récitation des textes littéraires : de sacrées expériences (Fabrice Nowak)
  • La sacralisation de l’expérience littéraire : spéculation, croyances et modes d’existence (Raymond Michel)
  • Études de cas
  • L’écrivain et la place des morts : la sacralisation par le tombeau littéraire (Myriam Watthee-Delmotte)
  • L’expérience du sacré dans la poésie de Blanca Varela : quête existentielle et expression générique (Ina Salazar)
  • La sacralité dans les Andes : la survivance du Juif errant dans La última erranza (1947) de l’Équatorien Joaquín Gallegos Lara (1909-1947) (Emmanuelle Sinardet)
  • Quête de soi, quête de Dieu à travers l’expérience de César Dávila Andrade (Caroline Berge)
  • Estrella distante (Roberto Bolaño, 1996) : une sacralisation de l’apôtre improbable (Santiago Guevara)
  • La Littérature comme quête et souci de soi chez Ernesto Guevara (Marta Inés Waldegaray)
  • Index des noms propres
  • Titres de la collection

Introduction
La sacralisation à l’œuvre dans l’expérience littéraire

Raymond MICHEL

Université de Lorraine

Marta Inés WALDEGARAY

Université de Reims Champagne-Ardenne

Il est notoire qu’il existe – ou « a existé », diront les déclinistes de tout poil – dans nos sociétés un vrai culte pour la Littérature. En réaction contre ce culte, très souvent, se développe de la haine ou, pire encore, de l’indifférence, sinon du mépris pour une littérature qui perd alors, non seulement sa majuscule, mais aussi sa visibilité et donc, à terme, son droit à l’existence. Il nous a donc paru utile, en restreignant notre investigation à la littérature, d’interroger cette (dé)sacralisation à l’œuvre dans l’expérience littéraire au cours d’un colloque qui a eu lieu les 5 et 6 juin 20151 à l’Université de Lorraine. Ce colloque s’inscrit dans un programme de recherche interdisciplinaire consacré à l’articulation entre la littérature, les processus mémoriels et la sacralisation. Il fait suite, notamment, à un colloque intitulé « Littérature et sacré : la tradition en question » (Université de Lorraine – Metz, novembre 2014) qui portait sur les modalités de construction d’une tradition littéraire du sacré, à savoir sur la possibilité ou l’impossibilité de sa transmission.

Le rapport qu’entretient la littérature avec la sacralité est envisageable à partir de trois points de vue, certes enchevêtrés dans les pratiques, mais qu’il est opportun de distinguer d’un point de vue analytique. Tout d’abord, d’un point de vue institutionnel, on peut examiner la mise en place de dispositifs d’élection et de construction d’espaces striés, au sens deleuzien ← 1 | 2 → du terme, dont le caractère sacré est garanti aussi bien par des institutions, des lois et des discours savants (dogmes endogènes et exogènes) que par une doxa qui fonctionne sur le mode de l’évidence ordinaire et de la révélation. On peut aussi privilégier un point de vue cultuel en décrivant d’une part les rituels, publics et privés, qui encadrent l’approche et le contact avec le sacré que constitue l’Absolu littéraire2, et d’autre part les rôles des « prêtres » et des « médiateurs » qui en garantissent le respect et la diffusion-infusion dans toute la société. Enfin, une approche qui se voudrait plus empirique se préoccupera de décrire en quoi et comment la réception que fait un sujet lecteur – toujours membre d’une « communauté interprétative » – d’un texte littéraire a à voir avec des processus de sacralisation, puisque l’espace littéraire (M. Blanchot) s’institue comme une hétérotopie (M. Foucault) où s’agencent des dispositifs de sacralisation et de profanation qui expérimentent nos modes d’identification et de subjectivation les plus archaïques. Car, s’il existe une religion de la littérature, c’est précisément, comme nous le suggère l’étymologie3 du mot, parce qu’elle relie (religare) les hommes entre eux – fait communauté – et qu’elle exige un souci scrupuleux (religere) à l’égard du culte et des rites qui la fondent.

C’est ce troisième axe que nous avons voulu privilégier dans ce colloque. En effet, il s’agit de déterminer dans quelle mesure l’expérience littéraire, comme exercice spirituel de piété subjective, tant en production qu’en réception, relève du sacré, celui-ci étant conçu, entre autres, comme un apprentissage de soi et un souci de soi (M. Foucault). Après le règne du « démon de la théorie » (A. Compagnon) dans les études littéraires, il nous semble opportun de nous interroger aujourd’hui sur le rôle que joue la littérature dans nos procès de subjectivation, grâce à une (dé)sacralisation qui nous enjoint à ne pas nous contenter d’être un « histrion des identifications » ou un « froid docteur des distances4 ». Le propre de la littérature est peut-être, en effet, de nous permettre d’agencer, c’est-à-dire « [d’]être ← 2 | 3 → au milieu, sur la ligne de rencontre d’un monde intérieur et d’un monde extérieur5 ». Ainsi cette seconde rencontre cherche à penser la sacralité comme modèle d’action ou force performative de la pensée. Le choix d’une telle perspective naît d’un constat : la précipitation propre aux temps modernes défie toute prévisibilité, esquive le passé, bouleverse l’avenir. La modernité vénère moins, en effet, le sens du passé vécu et l’expérience des générations antérieures qu’elle ne célèbre l’affirmation du temps utile, une interprétation de la temporalité qui privilégie la progression par le changement et la nouveauté coupés du passé. Le sens de l’h/Histoire ayant perdu son fil (J. Rancière), il paraît opportun, en restreignant notre champ d’investigation à un corpus emprunté à la littérature contemporaine (du XIXe au XXIe siècle) francophone ou de langue étrangère, de nous interroger sur cette sacralisation du littéraire qu’opère le sujet lecteur. En effet, à ce propos se posent de multiples questions. Quels sont les airs de famille que cette sacralisation partage, ou non, avec sa consœur religieuse ? Quels sont les gestes qui l’instituent ? D’où émane l’impression de sacralité qui semble accompagner, nolens volens, nos expériences esthétiques, et en particulier la lecture littéraire ? Nos modes de consommation postmodernes, où l’immersion dans des agencements machiniques qui exigent l’oubli de soi a tendance à se substituer à une démarche herméneutique et critique distanciée, ne rendent-ils pas caduque cette recherche du sacré ? Mutatis mutandis, la prise en compte d’une dimension sacrée qui serait immanente à toute expérience esthétique n’offre-t-elle pas une occasion de résister aux entreprises de forclusion de toute transcendance et de désacralisation, dont les symptômes se font ressentir douloureusement dans nos sociétés ? Appréhender cette sacralité sous toutes ses facettes et dans sa complexité exige qu’on la mette en relation avec les bouleversements de l’expérience du temps qu’ont connus nos formes de vie moderne et les fractures de notre univers postmoderne. C’est pourquoi il nous faut envisager la sacralité du littéraire à travers un prisme interdisciplinaire. En effet, l’articulation irréfragable entre sacralité et rythme temporel dans l’expérience littéraire demande à ce que l’on conçoive la sacralisation non seulement comme la constitution d’un rapport symbiotique avec une transcendance, mais également comme une expérience auratique qui peut mener vers une certaine forme de résistance ou de contre-conduite. Se ← 3 | 4 → jouent ici, dès lors, l’existence et le rôle d’une négativité qui, bridée vers le temps révolu ou vers « l’unique apparition d’un lointain, quelle que soit sa proximité » (W. Benjamin), freine la précipitation du temps, anachronise l’Histoire, en déroulant une temporalité dédaléenne où le lien entre le nouveau et l’ancien (la mémoire) advient, survient, revient sans cesse.

Il s’agit donc pour l’ensemble des auteurs de ce volume, à partir de corpus et de points de vue théoriques divers, de voir comment la (dé)sacralisation est à l’œuvre et fait œuvre dans la littérature. Toutes les communications présentées, lors de ce colloque, se fondent, bien évidemment, sur des postulats théoriques, implicites ou explicites. Il n’en reste pas moins que, cum grano salis, on peut distinguer parmi elles deux grands ensembles en fonction de leur dominante : les unes ont privilégié une approche analytique (philosophique, sociologique ou historique), les autres ont mis l’accent sur l’étude de cas singuliers. Parmi les articles qui relèvent davantage d’une réflexion théorique se trouvent ceux de Catherine Dosso, Raúl Antelo, Laurent Husson, Pierre-Henri Kleiber, Clara Lévy, Fabrice Novak et Raymond Michel, ainsi que l’avant-propos au volume. Les articles de Myriam Watthee-Delmotte, Ina Salazar, Emmanuelle Sinardet, Caroline Berge, Santiago Guevara et Marta Inés Waldegaray, en revanche, proposent des lectures plus circonstanciées.

Raymond Michel et Marta Waldegaray, dans un propos liminaire – « Quand la (dé)sacralisation est à l’œuvre et fait œuvre dans l’expérience littéraire » – interrogent la pertinence d’une problématique qui aurait pour objet « la sacralisation à l’œuvre dans l’expérience littéraire ». En effet, celle-ci n’est pas sans soulever immédiatement de multiples questions. Qu’entend-on par sacralisation et donc par sacré ? Existe-t-il des liens, autres que de synonymie relativement floue, entre le sacré, le divin et le religieux ? Y a-t-il une différence de nature, ou seulement d’intensité, entre le sacré et le profane ? Est-il justifié de sacraliser aujourd’hui dans nos cultures occidentales, essentiellement, profanes, nos usages de l’art, et en particulier de la littérature, que ce soit dans ses modes de production, de réception et d’institutionnalisation ? Notre société n’estelle pas, au contraire, caractérisée par un phénomène de désacralisation sans espoir de retour ? Ou bien ne constitue-t-elle pas – ce qui revient, en fin de compte, peut-être, au même – un espace où, sous la domination sans partage du règne de la communication et de la marchandise, se généralise une sacralisation qui institue ses temples, ses prêtres, ses rites, ses idoles dont le caractère sacré ne tient qu’à leur « don de fascination », passablement affadi ← 4 | 5 → au demeurant, dont on les affuble en les affabulant ? Leur article tente de répondre à ces questions, en sollicitant aussi bien des faits que l’histoire littéraire a mis en évidence que des analyses sociologiques et esthétiques. Raymond Michel et Marta Waldegaray montrent ainsi que la sacralisation et la désacralisation de l’art, et donc de la littérature, sont, en fait, les deux faces d’une même pièce, aux multiples sens que peut revêtir ce mot.

Catherine Dosso, dans « Part de sacralité dans l’expérience de la rencontre esthétique chez Deleuze et Guattari », procède à une lecture attentive de Mille Plateaux et de Qu’est-ce que la philosophie ? Elle entreprend ainsi de montrer dans quelle mesure on peut trouver chez ces deux auteurs une conception de l’expérience esthétique, définie comme une rupture événementielle, qui comporterait une certaine forme de sacralisation. Pour ce faire, tout d’abord, elle rappelle la place centrale qu’occupe le concept de devenir, à concevoir comme un processus d’émergence des pures intensités dans le sensible, dans l’art, un lieu, par excellence, propice à sa manifestation. En effet, pour ces deux auteurs, qui ont une conception vitaliste des forces mises en jeu dans l’acte de création et de réception de l’œuvre d’art, l’écrivain est un être aux aguets qui est soucieux de capturer les forces invisibles et de faire émerger le possible. Ce faisant, il est amené à désacraliser les doxas esthétique et éthique qui règnent dans les espaces striés de l’actuel. Ensuite, prenant en considération cet horizon théorique et expérientiel, Catherine Dosso, en confrontant deux modèles qui ont tenté de décrire le sacré (Le Breton, Dufour et Boutaud) aux propositions des deux philosophes, souligne les points de rencontre, les divergences et surtout l’originalité de la pensée de Deleuze et de Guattari. En effet, pour ceux-ci, face à une œuvre d’art, et donc à la littérature, « nous nous trouvons ailleurs, ni dans l’institué du sacré religieux à cause de l’absence de transcendance, ni dans le processus de la sacralisation profane à cause de la puissance possédée par l’objet d’art ». Ainsi Catherine Dosso estelle amenée à conclure que, s’il existe un sacré dans l’œuvre d’art pour Deleuze et Guattari, c’est sans conteste un sacré immanent transcendant.

Raúl Antelo, dans « La force du sacré et la candeur du mal », reprend la notion de sacré qui se trouve au cœur des réflexions théoriques de Georges Bataille et Roger Caillois, les fondateurs du Collège de Sociologie. Il est rappelé que pour ces deux auteurs l’Amérique latine représente l’hétérogène et le mouvement. Ils définissent donc le sacré comme un processus de dissémination de l’hétérogénéité. Antelo montre, dès lors, que pour Bataille l’expérience du sacré s’inscrit dans une économie générale, ← 5 | 6 → foncièrement différente de l’économie politique classique, par l’excédent d’énergie qu’elle développe. Car il existe chez Bataille un chemin très subtil qui mène du sacré à l’érotisme, chemin qu’on ne peut emprunter qu’à la condition de dissocier le sacré de toute substance transcendante. L’art touche donc au sacré à la condition de n’exprimer rien qui lui vienne du dehors. Caillois, quant à lui, n’envisage l’étude du sacré qu’en dehors de ses manifestations religieuses institutionnelles, tels les jeux de hasard dans les sociétés de l’Amérique latine ou le vertige de la guerre en Europe. En effet, il lui semble que la guerre remplisse, dans la modernité, la même fonction que la fête dans les sociétés dites primitives. Antelo est ainsi amené à montrer comment pour Caillois, tout comme pour Bataille, le vertige ressenti devant la guerre, ou la mort d’Evita, ouvre la perception d’un sacré « non-représentatif ». Le sacré est donc inséparable de la question politique. On est ainsi conduit à nous interroger sur ce qu’il en est du lien, aujourd’hui, entre la politique et l’art, l’une esthétisée à l’excès, l’autre sécularisé et dévalorisé radicalement. Un retour aux textes de Bataille et de Caillois nous permet, peut-être, d’entrevoir un dépassement de cette situation foncièrement aporétique.

Laurent Husson, dans « Entre utopie de la générosité et piège de la sacralisation. Idéaux et pièges de l’écriture et de la lecture chez Sartre à partir de Qu’est-ce que la littérature ? et de Saint Genet, comédien et martyr », revient sur l’ambivalence de l’exceptionnalité de l’acte de lecture et de l’espace créé entre le lecteur et l’auteur à partir des analyses sartriennes, et notamment à partir de deux textes de Sartre à la fois proches et diamétralement opposés : Qu’est-ce que la littérature ? (1948) et Saint Genet, comédien et martyr (1951). L’auteur de l’article analyse comment l’œuvre de Sartre, écrivain déclaré et classé comme athée, fait un sort particulier à l’expérience littéraire, qu’elle soit celle de l’écrivain ou celle du lecteur. Bien que ces expériences soient abordées au travers de catégories religieuses et fassent appel au sacré, l’œuvre de Sartre exhibe également une contestation ironique du fait littéraire. Dans ses analyses, certaines expériences d’écriture semblent subvertir, pour le philosophe, la dimension positive de l’expérience littéraire, comme le montre notamment la figure de Genet, figure dans laquelle sacralisation et désacralisation jouent un rôle essentiel. L’article de Laurent Husson confronte ces deux orientations qui soutiennent des lectures opposées d’une expérience littéraire perçue entre le ciel et l’enfer. ← 6 | 7 →

Pierre-Henri Kleiber, dans « Tentation et contagion du sacré dans l’avant-garde des années trente », étudie l’attrait du sacré dans le surréalisme autour des années trente. Sous l’influence de l’école sociologique française et des travaux de Durkheim, de Mauss ou de Dumézil, le surréalisme porte une attention tout à fait particulière non seulement sur le fonctionnement de la pensée primitive, de la « pensée sauvage », mais aussi sur ses rites et son horizon initiatique. L’article explicite comment cet intérêt culmine dans la volonté, non seulement de pénétrer le sens des anciens mythes, mais également d’en faire advenir de nouveaux qui soient de nature à exhausser la vie au-dessus de son étiage commun. Le réenchantement de la vie suppose un sacré extra-religieux, celui du merveilleux. La connaissance se double d’une expérience de la pensée primitive qui va jusqu’à la tentation de la constitution d’une communauté sacrée. Kleiber souligne que ces deux tentations parallèles montrent le glissement d’un ethos savant à un ethos religieux, comme si le sacré abolissait toute distance épistémologique au profit d’un activisme mimétique qui absorbe son objet en le désignant à la fois comme corpus et comme expérience.

Clara Lévy, dans « Les processus de sacralisation dans l’élection puis la relation au livre de chevet », prend appui sur une enquête de terrain sociologique portant sur le recueil de cent quinze entretiens approfondis menés auprès de lecteurs déclarant avoir un livre de chevet, c’est-à-dire un ouvrage préféré, un ouvrage de prédilection, avec lequel ils entretiennent une relation spécifique, particulièrement forte et très dense émotionnellement. L’article explore la sacralité caractérisant la relation des lecteurs à leurs livres de chevet, cette sacralité se déployant dans plusieurs directions. À partir de l’analyse de ces entretiens, Clara Lévy s’intéresse d’abord à la sacralisation du moment (ou de la période) de la rencontre avec le texte qui va devenir livre de chevet ; ensuite, elle étudie les différentes modalités de sacralisation mises en œuvre dans la relation avec l’objet-livre ; enfin, la dernière partie de cet article étudie l’intensité des émotions ressenties dans cette rencontre heureuse entre lecteur et livre de chevet, une rencontre qui aboutit fréquemment à la sacralisation de ce dernier.

Fabrice Nowak, dans « La mémorisation et la récitation des textes littéraires : de sacrées expériences », explore comment la littérature, à travers la mémorisation et la récitation, peut devenir une pratique qui réoriente la littérature vers le sacré. Bien que banal pour la conscience ordinaire, l’acte de mémoriser pose, tout comme la littérature elle-même, de nombreux paradoxes selon Fabrice Nowak. En rejetant l’usage « utilitaire » du texte ← 7 | 8 → littéraire et en analysant l’acte de mémorisation à la lumière des concepts de magie et d’amitié, considérés comme modes de relation qui permettent d’appréhender le lien à la littérature sous un angle différent, l’auteur de cet article interroge en quoi le par cœur peut revitaliser les études littéraires.

Raymond Michel, dans « La sacralisation de l’expérience littéraire : spéculation, croyances et modes d’existence », examine tout d’abord comment la « théorie spéculative de l’Art » élaborée par les tenants de la révolution romantique a tenté de répondre au désenchantement du monde, en élaborant une conception de l’Art qui aurait pour mission de révéler le Divin et les vérités les plus fondamentales de l’Être. Ce que ne pouvaient plus faire les discours scientifique, philosophique et religieux après les bouleversements épistémiques opérés par les Lumières et le criticisme kantien. Mais une telle conception se révèle profondément aporétique, esthétiquement et historiquement parlant. On est donc conduit à envisager la sacralisation de la littérature précisément dans ce que la théorie spéculative forclôt, à savoir l’expérience littéraire. En effet, de nombreuses études anthropologiques nous ont montré que notre rapport au monde, et donc à l’art, nécessite de notre part une gymnastique ontologique (Y. Citton) dans laquelle le sacré et ses rituels ont toute leur place, puisque la performativité de ceux-ci institue l’existence même de cette expérience. Il faut donc admettre que cette sacralisation light est à cultiver et à revendiquer, car elle nous permet de résister au flux continu et incontinent des informations et aux assujettissements des multiples pouvoirs qui tentent de conduire nos conduites.

Résumé des informations

Pages
VI, 286
Année
2017
ISBN (PDF)
9782807602465
ISBN (ePUB)
9782807602472
ISBN (MOBI)
9782807602489
ISBN (Broché)
9782807602458
DOI
10.3726/b12067
Langue
français
Date de parution
2017 (Septembre)
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2017. VI, 286 p.

Notes biographiques

Raymond Michel (Éditeur de volume) Marta Inés Waldegaray (Éditeur de volume)

Raymond Michel est maître de conférences en langue et littérature françaises à l’Université de Lorraine. Sa recherche porte sur la littérature contemporaine et la théorie littéraire. Il a organisé en 2015 et 2017 deux colloques sur Bernard-Marie Koltès et le théâtre contemporain. Marta Inés Waldegaray est professeur à l’Université de Reims Champagne-Ardenne. Membre de l’équipe de recherche CIRLEP (URCA) et du Réseau interuniversitaire d’étude des littératures contemporaines du Rio de la Plata, elle est spécialiste de littérature latino-américaine, étudiée sous un angle transdisciplinaire.

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