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Les Européens : ces architectes qui ont bâti l’Europe

de Olga Medvedkova (Éditeur de volume)
©2017 Autres 256 Pages

Résumé

Ce volume réunit douze études de cas : des vies d’architectes européens, écrites par des historiens de l’art et de l’architecture allemands, espagnols, français, italiens, russes, suédois. Il s’agit d’architectes qui, nés et éduqués dans une culture, héritiers d’une ou plusieurs traditions nationales, ont travaillé à l’étranger, au sein d’une autre culture, en y apportant des éléments nouveaux. Ou encore de ceux qui vécurent leurs années de voyage comme une véritable expatriation. Ces architectes transfuges, cosmopolites, créateurs de confusions stylistiques qui posent tant de problèmes aux historiens de l’art et rompent les schémas des écoles nationales, furent en grande partie responsables de la création de l’Europe architecturale, architecturée et architecturante bien au-delà de ses propres limites. L’existence de cette « Europe architecturale » est l’hypothèse générale proposée ici. L’européanité de ces architectes italo-français ou italo-russe, franco-suédois ou hispano-mexicain, fut tantôt délibérée, exigée par le commanditaire ou la communauté d’accueil, tantôt une conséquence de leur vie comme ensemble de circonstances. Telle une réaction au besoin d’adaptation, cette dernière, complète ou partielle, a souvent donné lieu à une création inédite. Comment étudier, comprendre, décrire, classer leurs œuvres ? Pourrions-nous, en nous fondant sur ces cas, ébaucher une nouvelle histoire de l’architecture européenne ?

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Remerciements
  • Les Vitae des architectes migrants et la notion de l’Europe architecturale (Olga Medvedkova)
  • Ridolfo Aristotele Fioravanti (1415-1486) en Russie (Vladimir Sedov)
  • Sebastiano Serlio et Francesco Primaticcio. Deux architectes bolonais à la Cour de France (Sabine Frommel)
  • De princes en monarques : Salomon de Caus (1576-1626) et l’art des grottes, fontaines et jardins (Hélène Vérin)
  • Un regard oblique. La genèse européenne de la théorie architecturale de Juan Caramuel Lobkowitz (1606-1682) (Jorge Fernández-Santos Ortiz-Iribas)
  • De maître maçon à architecte : Simon (1600 ?-1642) et Jean (1624 ?-1696) de La Vallée (Linnéa Rollenhagen Tilly)
  • Un Milanais, architecte du duc de Lorraine : Giovan Betto (1642-1722) (Raphaël Tassin)
  • Les vies parallèles de François Blondel (1618-1686) et d’Amédée François Frézier (1682-1773). Essai de biographie comparée entre deux architectes français de la période moderne (Émilie d’Orgeix)
  • L’ingénieur militaire Luis Díez Navarro (1691-1780). De la vieille Europe à la Nouvelle Guatemala (Alberto Garin)
  • Un artiste florentin dans l’Europe des Lumières : Jean Nicolas Servandoni (Jérôme de La Gorce)
  • Manuel Tolsá y Sarrión, premier architecte néo-espagnol du Mexique (Philippe Malgouyres)
  • Antiquités romaines sans frontières : Vincenzo Brenna (1741-1820) (Dimitri Ozerkov)
  • Le Corbusier, un gothique devenu latin. Le Voyage d’Orient (Orfina Fatigato)
  • Les auteurs
  • Crédits photographiques
  • Titres de la collection

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Remerciements

Je voudrais exprimer ma plus profonde reconnaissance à tous ceux qui ont inspiré, encouragé et rendu possible cette entreprise : tout d’abord aux responsables et à toute l’équipe du LabEx « Écrire une Histoire nouvelle de l’Europe » (EHNE), à Dany Sandron, responsable de l’axe « L’Art européen » de ce LabEx au sein du Centre André Chastel (CNRS-université de Paris-Sorbonne), ainsi qu’à Elinor Myara Kelif, chargée de recherche et de coordination au sein de cette même institution. Je voudrais remercier tous ceux qui ont soutenu l’organisation du colloque « Les Européens : ces architectes qui ont bâti l’Europe », qui a eu lieu les 23-25 avril 2015, et en premier lieu Pierre Caye (directeur du Centre Jean Pépin, CNRS-ENS) et Alexandre Gady (directeur du Centre André Chastel). Merci encore à tous les participants de ce colloque qui ont accepté de « jouer le jeu » et de repenser le genre des vitae, ainsi que les auteurs de cet ouvrage dont le lecteur saura apprécier les apports. Ma vive reconnaissance va à Philippe Malgouyres (musée du Louvre) pour la relecture des textes de ce volume, particulièrement concernant les aires hispanophones. Enfin, last but not least, j’exprime ma profonde gratitude à Catherine Gros, responsable des éditions au Centre Chastel, pour la qualité, la promptitude et la rigueur hors pair de son travail. ← 9 | 10 →

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Les Vitae des architectes migrants et la notion de l’Europe architecturale

Olga MEDVEDKOVA

« Comprendre l’histoire signifie être connaisseur du coeur humain
dans le sens le plus élevé de ce mot. »
Spengler, Le Déclin de l’Occident

Il y a cent ans, en 1918, à Munich paraissait le premier volume de l’ouvrage intitulé Der Untergang des Abendlandes [Le Déclin de l’Occident], dans lequel son auteur Oswald Spengler (1880-1936) – se réclamant de Goethe, mais aussi héritier de Schopenhauer – soumettait la culture européenne à une sévère critique. L’ouvrage était quasi contemporain de toute une série d’autres, ceux de Jacob Burckhardt (Weltgeschichtliche Betrachtungen, 1905), de Walther Rathenau (Zur Kritik der Zeit, 1912), de Rudolf Pannwitz (Die Krisis der europäischen Kultur, 1917), qui, contre l’optimisme évolutif hégélien, revenaient à la conception cyclique du temps et à la vision tragique de l’histoire et des cultures mortelles, ouvrant ainsi le chemin à un siècle de critique de la culture et de l’art occidentaux. La question de la finitude de la culture européenne n’est pas la nôtre ; ce qui nous intéressera ici, c’est la façon dont la critique de cette culture avait permis à ses auteurs de générer de nouvelles formes de la narration historique, de nouvelles « histoires de l’Europe ». Et tout particulièrement la « morphologie historique » proposée par Spengler comme une forme d’empathie qui, en rompant avec l’exigence de continuité, tirerait sa puissance de sa fragmentation même, permettrait d’accéder à une nouvelle logique, supérieure et circulaire, dramatique et tout aussi évidente que mystique. Laissons pour le moment Spengler de côté : nous y reviendrons plus tard, car le potentiel heuristique de sa « morphologie historique » – qui alimente, tout au long du XXe siècle, aussi bien les écrivains, tels Hermann Hesse (Das Glasperlenspiel) ou Ossip Mandelstam (Entretien sur Dante), que les historiens et historiens de l’art, spécialistes de la Kulturgeschichte, ceux de l’école de Vienne (Max Dvorak ou Hans Sedlmayr) – ce potentiel, donc, nous paraît loin d’être épuisé quand il s’agit d’écrire de nouvelles histoires des entités construites sur d’anciens fondements.

Tel a été en effet le défi que nous proposent les concepteurs du LabEx créé en 2013 sous la direction d’Éric Bussière, professeur titulaire de la chaire Jean Monnet d’histoire de la construction européenne à l’université de Paris-Sorbonne, et intitulé « Écrire une histoire nouvelle de l’Europe ». Le Centre André Chastel, qui se définit comme le laboratoire de recherche sur le patrimoine français et l’histoire de l’art occidental, a pris la responsabilité du 7e axe dudit LabEx, portant sur les « Traditions nationales, circulations et identités dans l’art européen ». C’est pour répondre à ce défi, dans le domaine de l’histoire de l’architecture qui est le nôtre, tout en prenant au sérieux l’exigence de la « nouveauté » et le poids de l’« écrire », qu’il nous est devenu aussi indispensable qu’urgent de former un point de vue, de développer un regard qui pourrait générer, ne serait-ce que provisoirement, cette nouveauté d’écriture. ← 11 | 12 → Mais une nouveauté par rapport à quoi ? À quel préalable état des choses ? À quelle « vieille histoire » ?

Certes, même au premier coup d’oeil superficiel, nous héritons dans ce domaine d’une historiographie lourde de tous les nationalismes, qui, depuis quelques années, ont été bien mis en lumière. De l’expression d’Anton Springer : « Le recours à l’étranger s’explique par l’insuffisance des éléments indigènes »1, jusqu’à « L’architecture gothique comme l’expression de l’âme nordique » de Wilhelm Worringer2, l’histoire de l’art et de l’architecture de la fin du XIXe et du XXe siècle a su, à quelques exceptions près, dresser des murs et accrocher des rideaux de fer entre les « écoles nationales », à l’intérieur, et affirmer la domination d’une seule école, à l’extérieur de l’Europe. Si ce n’est pas par une association quasi mécanique, et soi-disant chronologique (or, cette synchronisation ne marche que dans peu de cas), des histoires de l’architecture des différents pays (nations, régions), sans recherche aucune d’un sens ou d’un centre commun, ce fut – et c’est encore – à partir d’un point jugé, de manière générale ou occasionnelle (à telle date ou pour telle région), plus européen que les autres et communiquant son « européanité » à tout ce qu’il touche, que l’on a construit la plupart de ces histoires. Cette deuxième façon de faire – apparue au début du XXe siècle – prit son grand essor dans les années 1930, avec, en France, l’oeuvre de Louis Réau pour l’expansion de l’architecture française (l’européanisation à la française)3 et Ettore Lo Gatto (1890-1983) pour l’expansion de l’architecture italienne4.

Les tentatives d’écrire une histoire de l’architecture européenne qui ne serait ni, d’une part, l’addition des histoires de l’architecture locales et au fond toujours antagonistes les unes des autres, possédant chacune son « filtre » de résistance face à l’emprunt, ni, d’autre part, l’exaltation de la domination fondée sur le modèle expansionniste du type colonial, se comptent sur les doigts d’une main et sont d’autant plus précieuses et riches d’enseignements. L’une des plus évidentes, nous éclairant sur les limites de l’entreprise, est celle réalisée en 1943, à la même période que les synthèses de Réau et de Lo Gatto, par Sir Nikolaus Pevsner (1902-1983)5. Publié sous le titre significatif The Outline of European Architecture par Penguin Books, ce fut l’ouvrage d’un Juif allemand, ex-professeur à Göttingen, émigré en Angleterre depuis 1934. Par l’ironie de l’histoire, l’ouvrage fut écrit lors de la détention de Pevsner au camp d’internement de Huyton à Liverpool, en qualité de ← 12 | 13 → « enemy alien ». Il fut traduit en français en 1960, sous un titre non moins significatif : Le Génie de l’architecture européenne, non pas, bien entendu, sans rapport avec le Génie du christianisme. Dans l’introduction de 1942 (reprise en 1960) à cet ouvrage, Pevsner proposait de dresser un aperçu (outline) de l’architecture occidentale en tant qu’expression de la civilisation occidentale, qu’il définissait ainsi :

La civilisation est une unité, un groupe biologique (a biological unit), serait-on tenté de dire. Certainement pas pour les raisons raciales – affirmer cela serait d’un matérialisme plat – mais pour les raisons culturelles. Quelle nation fait partie de la civilisation occidentale à chaque moment donné, à quel moment la nation y rentre, à quel moment la nation cesse d’en faire partie – c’est à chaque historien d’en décider. Et il ne peut pas espérer que sa décision soit acceptée universellement. La raison de cette incertitude au regard des catégories historiques est assez évidente. Bien qu’une civilisation puisse apparaître parfaitement claire dans ses caractéristiques essentielles quand nous pensons à ses plus hauts achèvements, elle apparaît trouble et vague quand nous tentons de préciser ses exactes délimitations (outlines) dans le temps et dans l’espace6.

Quelque dix ans plus tard, dans son livre On the Englishness of English Art (1955), Pevsner reprend ce thème, en donnant comme argument décisif à son droit de délimiter une culture (cette fois-ci nationale, mais qui lui est étrangère), sa capacité d’éloignement, due à son expérience d’émigré qui, d’une part, profite des autres contextes nationaux, et, de ce fait, garde toujours un « regard frais » (fresh eyes) et donc extérieur et, d’autre part, fait un effort important de pénétrer dans un contexte artistique particulier. La définition du « national » revient selon Pevsner à un observateur extérieur, à la fois innocent et expérimenté, jeune et vieux7. Dans le Ier chapitre de ce livre, intitulé « La Géographie de l’art »8, Pevsner revient à ce regard d’émigré, seul efficace détecteur du « caractère national », capable de percevoir, par exemple, le lien étroit entre l’art et la langue, à travers notamment la notion de rythme. Or, il n’y a qu’un émigré (Pevsner cite le comte Peccio, un Italien ayant vécu à Londres au XVIIIe siècle) qui soit capable d’entendre – par contraste qui grossit les traits – le « bizarre » de telle ou telle langue. De manière significative, ce fut un autre émigré allemand en Angleterre, Rudolf Wittkower, qui publia, en 1974, un livre caractérisant l’anglicité de l’architecture anglaise qui s’était construite grâce à son ouverture vers une autre culture – Palladio and English Palladianism9. ← 13 | 14 →

Doit-on retenir de cette brève démonstration qu’il faudrait un certain type humain – « européen », détaché, voyant (toute) cette « civilisation » à distance – pour écrire une histoire nouvelle de l’Europe et, en ce qui nous concerne directement, de l’architecture européenne ? Serait-ce ce cosmopolite idéal, prôné encore par Rousseau, seul « matériau » humain qui échappe à l’empreinte nationale, ou encore cet « homme européen », présenté, en 1935, par Husserl comme l’homme mis à part pour préserver sa tendance à l’éloignement, sa vocation d’épochè, sa capacité de tenir le monde à distance?

En revenant à Outline of European Architecture de Pevsner, que nous traduirions plutôt par : L’Aperçu de l’architecture européenne (cet « aperçu » ayant à voir avec le plan, la délimitation, les lineamenta)10, nous pouvons mieux saisir maintenant le sens du titre : bien que le mot outline contienne tout ce qu’il y a de bref, d’éloigné, de subjectif et de provisoire, à l’opposé du génie couronnant de la traduction française, du « génie », il y en a, ou, plus exactement de l’esprit. Car l’européanité de l’architecture européenne, chez Pevsner, n’est autre chose qu’une manière spécifiquement européenne de découper l’espace, l’idée qui lui vient sans doute, d’une part, de sa profonde connaissance et de son approche européenne de l’architecture baroque, influencées par Edmund Hildebrandt (1872-1939) et par Albert Erich Brinckmann (1881-1958) et, d’autre part, de son expérience du modernisme. Certes, pour voir l’histoire de l’architecture européenne ainsi, selon le plan, la découpe, il faut arborer un point de vue d’en haut, une position sinon d’« esprit », du moins de « génie ». Il va sans dire que cette approche de l’européanité fait fi de l’ornement, trait significatif du courant moderniste dont Pevsner est l’un des porte-parole11.

Tout au long des années 1950-1970, le livre de Pevsner resta le best-seller de l’architecture « européenne » : en 1973, il connut sa 7e édition et sa 16e réimpression. Mais les nouvelles tendances architecturales advenues dans les années 1980 obligèrent l’historien de l’architecture aux ambitions généralisantes – toujours essentiellement, sinon britannique, du moins anglophone – à descendre de ses échasses. En 1986, David Watkin, dans son ouvrage intitulé The History of Western Architecture (qui connut en 2005 sa 4e édition), se présentait comme le premier vrai historien de l’architecture occidentale à écrire à partir des positions antimodernistes et anticommunistes. Cette histoire n’est, selon Watkin, autre chose qu’une série de renaissances du classicisme (rebirths of classicism), l’architecture post-moderne des années 1980-1990 représentant une renaissance de plus, reproduisant le rapport constant entre l’architecture et l’archéologie qui définit l’Occident12. Ainsi, l’architecture européenne, opposée dans son occidentalisme à l’Europe de l’Est, communiste, devient, d’une série de plans, et quelques années avant la chute du mur de Berlin, une série de colonnades. C’est pourtant quelque cinq ans seulement après la parution de l’ouvrage de Watkin que ceux qui ne le savaient pas encore ont pu ← 14 | 15 → découvrir que The History of Eastern Architecture était, encore plus que The History of Western Architecture, celle des colonnes et des colonnades.

Enfin, en s’opposant aussi bien à la fétichisation formelle de l’espace structuré par le plan de l’architecte (d’allure moderniste et démocratique) qu’à celle des formes ornementales issues de la tradition classique (d’allure esthétisante, conservatrice et élitiste), un troisième grand trend paraissait dans l’écriture de l’histoire architecturale à ambition européenne : il s’agissait cette fois-ci de la migration dans le domaine de l’architecture non pas tant des tendances qui animent l’architecture elle-même que de celles que véhiculent les sciences humaines, et notamment de l’importance accordée par ces dernières, à partir des années 1990, à l’étude de la rhétorique et de ses relations avec l’architecture. Si dans les années 1950-1970 tout était « point et ligne sur plan », et dans les années 1980-1990, tout était « colonne et ornement », à partir de 2000 et jusqu’à présent, toute architecture est devenue « langage ». C’est ainsi qu’en 2000, aux Cambridge University Press, Georgia Clarke et Paul Crossley intitulaient leur ouvrage collectif Architecture and Language : Constructing Identity in European Architecture (c. 1000-c. 1650). De la lecture de cet ouvrage nous sortons enfin rassurés : même s’il existe, dans l’espace européen, de nombreux langages architecturaux, ce qui les réunit tous, c’est justement le fait que ce sont des langages. Mais suffit-il de dire que toute architecture européenne tend vers un langage articulé, fonctionnant sur le modèle rhétorique, pour se persuader de son unité et de sa continuité ?

Du XVIe au XVIIe siècle, le procédé est, certes, codifié par les acteurs du processus architectural, mais au-delà ? Et que faire alors de l’époque contemporaine, quand ce modèle subit une crise profonde ? Que proposer à la place de ces dénominateurs communs pour construire une histoire de l’architecture européenne ou occidentale pour les années à venir ? Comment allons-nous répondre au défi des collègues historiens, nous invitant non seulement à écrire une histoire de l’architecture européenne, ce qui serait déjà une tâche tout à fait nouvelle, notamment dans le contexte linguistique et intellectuel français13, mais qui plus est, à en écrire une nouvelle, tâche qui nous soumet à une double épreuve. Doit-on, par conséquent, prendre un raccourci et nous joindre aux modes historiographiques actuelles, telles que la global history, la connected history ou encore la théorie des métissages ? Il me semble qu’une histoire nouvelle de l’architecture européenne – dans la langue française, qui a pris ses habitudes pour traiter des globalités – aurait tout à y perdre.

Ce n’est pas ici le lieu de remettre ces méthodes en cause ; soulignons seulement notre attitude délibérée face à l’application en histoire de l’art des théories de seconde main venant des territoires proches des sciences sociales : cela donne des résultats parfois spectaculaires, souvent déroutants14. Nous avons donc d’emblée renoncé à toute théorie englobante et globalisante, ainsi qu’à toute explication dominante et uniformisante et avons fondé notre démarche sur deux présupposés non pas tant théoriques que pour ainsi dire psychosomatiques, qui sont les suivants.

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Le premier consiste à penser l’existence non pas de l’architecture européenne, fût-elle plan, colonne ou langage, mais de l’Europe architecturale, ce qui est loin d’être un jeu de mots. Passer d’une nouvelle histoire de l’architecture européenne à la première histoire de l’Europe architecturale signifie rompre avec le principe compensatoire bien connu par les psychologues, celui de « toujours plus de la même chose », et proposer un nouvel objet d’écriture historique. Nous introduisons cet objet en tant qu’hypothèse, née de l’expérience subjective, visuelle et tactile, de ceux qui se promènent (s’étaient promenés) entre Rome et Londres, Amsterdam et Moscou, Saint-Pétersbourg et Paris, Madrid et Varsovie, Lisbonne et New York, etc. Cette hypothèse se fonde donc sur un ensemble d’expériences des promeneurs européens du passé (dont témoignent des mémoires, correspondances et tout un genre de « promenades ») et s’adresse à tout voyageur actuel du même type ayant contracté ce même genre d’expérience : celui de la promenade architecturale. Nous pourrions la définir préalablement par une tautologie : l’Europe architecturale est un milieu artificiel, créé spécialement comme un engin modelant un comportement européen. La question à laquelle cette hypothèse tente de répondre est la suivante : qu’est-ce qui fait que, en évoluant dans cet espace – qui, strictement parlant, n’est pas limité à l’« Europe », ni même à l’« Occident » – nous nous sentons « en Europe » ? Pas forcément mieux ou plus à l’aise qu’ailleurs, mais « en Europe » ? Pouvons-nous décrire ce sentiment ? Le fonder ? En comprendre les recettes ou les raisons d’être ? Écrire son histoire ? De quelle manière la science historique, la psychologie, l’anthropologie, la philosophie, la théorie des arts et de l’architecture peuvent-elles s’en mêler ? Se rendre utiles ? Comment peuvent-elles traiter de cette question ?

Un obstacle évident surgit sur le chemin de notre « promeneur européen » : la langue de l’écriture. Qui oserait parler de l’Europe architecturale, la représenter et dans quelle langue ? Si l’Europe architecturale existe bel et bien, pourrions-nous comprendre son essence et en déchiffrer le sens, en écrire une histoire, en restant, chacun de nous, ce que nous sommes, limités que nous sommes à, sinon un pays comme point de départ et/ou d’observation, du moins à une langue d’écriture ? La promenade assidue à travers l’Europe architecturale pourrait-elle communiquer à la langue de celui qui la décrira une résonance tout aussi européenne ? Ou devrions-nous envisager des réponses collectives et polyglottes ?

Ces questionnements demandent un temps de réflexion. Avant de devenir texte et prétendre à une histoire, l’Europe architecturale doit d’abord devenir objet d’éloignement, d’épuisement physique ; l’histoire de l’Europe architecturale en tant que texte doit se soumettre au rythme de déambulations, d’observations circulaires, de parcours ascensionnels. Il faudrait d’abord, tout en marchant, vérifier les idées énoncées déjà à propos de l’architecture européenne. Avons-nous affaire à une certaine façon de découper l’espace ? Est-ce un régime, un dictat, non pas une Kunstwollen individuelle, pour se servir du terme de Riegl, mais comme une discipline, une forme d’obéissance, de Kunstgehorsam : celui des ordres ? Fonctionnent-ils comme une langue, seule et évidente, que parle, sans le savoir, tout Européen ? Pour répondre à ces questions, puis à d’autres encore, notre promeneur européen doit enregistrer ses propres sentiments et réactions : sa sensation du grand et du petit, du limité et de l’illimité, du fermé et de l’ouvert, de la promiscuité, du confortable, du propre, du glorieux, de l’ancien et du nouveau, de l’intérieur et de l’extérieur, du convenable, du contrôlé, du protégé… Certes, cette histoire, nécessairement nouvelle car nouveau est son objet, prendra quelque temps pour se construire. ← 16 | 17 →

****

En laissant donc de côté notre promeneur, c’est le deuxième présupposé – plus évident et immédiat – que nous posons en titre de cet ouvrage. Notre Europe architecturale a nécessairement dû être conçue et bâtie par des Européens, des architectes européens. Mais qui sont ces architectes ? La réponse la plus évidente, la plus objectivement possible, est que ces architectes sont des migrants. Ceux qui, étant nés et éduqués dans une culture, héritiers d’une ou de plusieurs traditions nationales, travaillèrent au sein d’une (ou des) autre(s) en y apportant des éléments nouveaux. Ces architectes expatriés, transfuges, cosmopolites, créateurs de confusions stylistiques qui posent tant de problèmes aux historiens de l’art, transgressent les limites et les frontières et rompent – par le fait on ne peut plus objectif car « biologique », de leurs « vies (bioi) » même – les schémas de toutes les « écoles nationales ». Ils furent en grande partie, supposons-le dès maintenant, responsables de la création de l’Europe architecturale : là où ces Européens bâtirent, l’Europe architecturale se créa. Ainsi la géographie de leurs vies devient celle de l’Europe architecturale. Qu’ils s’appellent Léonard de Vinci, Sebastiano Serlio, Bernardo Morando, Salomon de Caus, Simon et Jean de La Vallée, Juan Caramuel Lobkowitz, Giovan Betto, Giovanni Niccolo Servandoni, Bartolomeo et Francesco Rastrelli, Vincenzo Brenna, Amédée Frézier, François Blondel, Luis Diez Navarro, Manuel Tolsá, Louis-Michel Thibault, Le Corbusier, Léon Claro, Fred Forbat, Anatole Kopp…, l’« européanité » de ces architectes « italo-polonais », « franco-suédois », « italo-germano-britanniques », « franco-russes », « hispano-mexicains », « germano-américains », etc. fut tantôt délibérée, exigée par le commanditaire ou la communauté d’accueil, et tantôt quasi involontaire, découlant de leurs « vies », comme un ensemble de « circonstances », de manière pour ainsi dire organique. Telle une réaction au besoin d’adaptation, cette dernière, complète ou partielle, donnait lieu à des créations inédites, portant l’empreinte, même en sourdine, de leurs origines diverses.

En proposant d’envisager leurs « vies » aux participants de ce projet, historiens d’architecture et d’art, pour la plupart eux-mêmes cosmopolites, nous réduisons donc notre démarche à la plus élémentaire objectivité cellulaire afin de revenir aux origines, initiales et pour ainsi dire initiatiques, de l’écriture historique, mais aussi de l’écriture de l’histoire de l’art et de l’architecture : aux Vies.

Durant la dernière décennie, le potentiel heuristique et expérimental de ce genre d’écriture historique revient à travers les voix les plus diverses. Pour n’en citer que quelques-unes dans le contexte français, évoquons seulement les écrits et enseignements de François Hartog15, de Jacques Revel, de Sabina Loriga16, de Marc Fumaroli17. Il s’agit, certes, de revenir à la noblesse du genre né dans l’univers gréco-romain puis adopté par les humanistes, de s’opposer au « vice de tout envisager sous le signe de la similarité et de l’équivalence »18. Il s’agit aussi, notamment pour Jacques ← 17 | 18 → Revel, d’une forme de libération des « schémas de cohérence et de continuité »19 qui permet d’accéder à la relation plus intime et inconditionnelle avec les sources. Mais comment l’historien moderne peut-il y redevenir sensible sans tomber dans un genre populaire, voire vulgaire, ou dans une modélisation hagiographique, et tout en restant dans une conception du temps linéaire que la discipline lui impose ?

Résumé des informations

Pages
256
Année
2017
ISBN (PDF)
9782807602847
ISBN (ePUB)
9782807602854
ISBN (MOBI)
9782807602861
ISBN (Broché)
9782807602793
DOI
10.3726/b10866
Langue
français
Date de parution
2017 (Mars)
Mots clés
architectes théorie architecturale architecture européenne
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2017. 256 p., 92 ill. n/b

Notes biographiques

Olga Medvedkova (Éditeur de volume)

Olga Medvedkova est directrice de recherches au CNRS (centre Jean Pépin, CNRS-ENS). Docteur en histoire et civilisation de l’EHESS, ancienne pensionnaire de l’INHA, habilitée à diriger les recherches par l’université de Sorbonne-Paris IV, elle est spécialiste dans les domaines de l’histoire de l’architecture moderne, de la théorie et de l’édition architecturales, ainsi que du transfert culturel dans l’Europe moderne.

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Titre: Les Européens : ces architectes qui ont bâti l’Europe
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