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Le discours choral

Essai sur l’œuvre romanesque d'Édouard Glissant

de Christian Uwe (Auteur)
©2017 Monographies 398 Pages

Résumé

L’œuvre romanesque d’Édouard Glissant, élaborée sur près d’un demi-siècle, se caractérise par une grande cohérence notamment du fait d'un personnel romanesque récurrent qui conduit collectivement la narration. Résolument ancrée dans une vision de la parole partagée, la fiction de Glissant révèle et illustre les enjeux poétique, anthropologique et politique de la narration. La polyphonie particulière qui s’y déploie est qualifiée ici de discours choral ; le dispositif énonciatif mis en place par le roman glissantien contribue en effet à éclairer les problèmes fondamentaux que pose cette œuvre : l’histoire raturée dont les personnages éprouvent somatiquement le manque, la violence d’un discours ou d’un silence imposés, les implications des choix poétiques tels que la caractérisation des narrateurs, la forme (unie ou fragmentaire) du récit ou encore la répétition, sous plusieurs angles, des « mêmes » épisodes narratifs. À travers ces différents aspects, l’œuvre de Glissant apparaît comme une exigeante affirmation de la Vie contre les hégémonies et leurs expressions littéraires.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Liste des abréviations
  • Un mot sur les citations et mentions
  • Prélude
  • I. Approche énonciative du roman glissantien
  • Argument
  • 1. Les instances d’énonciation
  • Premier palier : l’énonciation déléguée
  • Deuxième palier : l’énonciation délégante
  • Troisième palier : l’énonciation globale
  • 2. Le discours choral et la diversité énonciative
  • Diversité énonciative : quelques observations
  • Mahagony ou Le Livre de Mathieu
  • Le discours choral ou le plein style du tout-monde
  • 3. Écriture fragmentaire et énonciation chez Glissant
  • Glissant et l’écriture du relais
  • Un corps collectif sous le même fardeau
  • Malemort et les romans qui l’ont précédé
  • Le fragment par addition
  • Le parti pris de l’inachevé
  • 4. La parole de la parole
  • Ormerod ou les « aberrations » du cercle
  • Dire ce qu’on ne saurait dire : Sartorius
  • Conjurer la tragédie
  • Synthèse
  • II. Énonciation et relation chez Glissant
  • Argument
  • 5. Unicité et Histoire
  • Traces et Histoire
  • Le discours et ses sujets
  • La créolisation étendue
  • 6. Les Lieux de la Relation
  • Lieu et Poétique
  • Poétique et politique
  • La Relation et l’Éthique
  • Synthèse
  • Envoi
  • Bibliographie
  • Titres de la collection

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Liste des abréviations

LÉZ : Glissant Édouard, 1995 [1958], La Lézarde, Paris, Seuil, coll. “Points”.

LQS : Glissant Édouard, 1964, Le Quatrième Siècle, Paris, Seuil.

MAL : Glissant Édouard, 1975, Malemort, Paris, Seuil.

LCC : Glissant Édouard, 1997 [1981], La Case du commandeur, Paris, Gallimard.

MAH : Glissant Édouard, 1987, Mahagony, Paris, Seuil.

TM : Glissant Édouard, 1995 [1993], Tout-monde, Paris, Gallimard, coll. “Folio”.

SAR : Glissant Édouard, 1999, Sartorius : Le roman des Batoutos, Paris, Gallimard.

ORM : Glissant Édouard, 2003, Ormerod, Paris, Gallimard.

Un mot sur les citations et mentions

Les citations de romans de Glissant prendront la forme (Sigle : page), par exemple (LQS : 100).

Pour les autres ouvrages, les citations sont données au format (Auteur Année : Page), par exemple (Affergans 1983 : 20). L’absence d’une indication de page correspond à une mention d’un texte dans sa globalité. Si une citation est suivie d’une indication de la source sans numéro de page, il s’agira de référence à une source électronique. Dans ces deux derniers cas, la référence prendra la forme : (Affergans 1983). ← 11 | 12 →

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Prélude

L’œuvre littéraire d’Édouard Glissant est multiple à plusieurs égards. Elle fut inaugurée par un recueil de poèmes intitulé Un champ d’îles (1952). C’est le premier d’un important ensemble de recueils dont le dernier, Les grands chaos, fut publié en 1993. L’écriture poétique accompagne ainsi l’œuvre qu’elle inaugure. Son influence est visible dans le reste de l’œuvre, aussi bien dans les essais que dans les romans. Il n’est que de lire La Lézarde, premier des huit romans de Glissant, pour apprécier la facture exigeante aussi bien que poétique reconnue par plus d’un critique ; ou encore l’un quelconque de ses essais dans lesquels la rigueur de l’analyse et le souci du détail s’allient la grâce d’une poésie diffuse. On suit par exemple, dans Soleil de la conscience, le regard du jeune étudiant martiniquais nouvellement arrivé en France, un regard appliqué à déchiffrer un paysage – sorte de lecture dont l’écrivain ne se lassera jamais – et l’on s’arrête nous-même, médusé par l’affleurement de la poésie du monde sous la poésie du style :

La mer était le contraire de l’hiver, comme la montagne en était l’homonyme. […] La quittant, je remonte vers le nord aux champs étales. Blés mouvant, que jamais n’ébouriffe la montée saoule d’un peigne, tel le balisier nourricier de serpents. Cet infini de terres carrelées m’emprisonne. Loin de la vitre du train, je pense à la parole électrique des flamboyants, que les pilotes de loin croient encore des nappes de sang – demeurées sur les touches du crime…1 (Glissant 1960 [1955] : 17).

C’est ainsi que la poésie construit et le regard et l’objet, conjoignant le paysage du nord de la France à un paysage lointain, suscité par et dans la pensée, et qui paraît pourtant si réel dans l’éclat de ces nappes rouges demeurées sur les touches du crime. C’est ainsi aussi que la poésie donne ← 13 | 14 → forme à un rapport que l’œuvre de Glissant ne cessera d’explorer : le rapport entre l’Europe et les mondes « découverts », un rapport symbolisé par l’espace atlantique, gouffre qui s’étale entre l’or du blé et le sang du flamboyant. C’est ainsi enfin qu’apparaît, entre l’or et le sang, une interrogation difficile, à l’endroit du texte où l’on aurait pu voir un simple bonheur poétique. Et il ne s’agit pas, pour l’écrivain, d’embellir quelques fleurs – malgracieuses – du mal ; il s’agit d’affirmer un mode propre de connaissance, c’est-à-dire un mode de pensée, de relation et de création.

L’Œuvre et l’irréductible du Divers

Car si l’on signale ici l’omniprésence de la poésie dans l’œuvre entière de Glissant, c’est pour rappeler, simultanément, la présence du récit dans le poème, ou encore l’éclatement par où se rejoignent sans pourtant se confondre l’œuvre romanesque et l’œuvre théorique. En effet, pour l’écrivain martiniquais, les catégories génériques portent en elles-mêmes une pensée qu’il faut revisiter. C’est la pensée du système, une pensée qui assigne à chaque terme, à chaque discours, à chaque être une place unique au sein d’un tout achevé, unifié et indiscutable. Car le système n’est tel que clos et complet, il n’admet d’autre relations que celles qu’il détermine, et il suppose une adhésion sans laquelle il s’écroule. Selon le versant générique de cette pensée, un roman n’est pas un poème pas plus qu’il n’est un essai ; la perfection est dans l’unité tandis que le fragment – pluriel et inachevé – est frappé de carence2. Cette pensée se fixe un idéal qui a pour nom l’Un et par là se fait suspicieuse du Divers. Les romantiques d’Iéna avaient eu déjà l’intuition de cette rigueur de l’Un, qui inspira du reste d’admirables systèmes philosophiques, mais ils lui avaient préféré la fragilité du fragment, qui n’existe qu’au pluriel et qui, pourtant, ouvre toujours sur l’horizon d’une cohérence.

C’est dans une perspective analogue (mais non identique) que se situera l’œuvre de Glissant, soucieuse d’interroger les dérives de cette pensée qui ← 14 | 15 → inventa un universel difficile à vivre et parfois tragique. Mais à l’heure des pensées en « post » (postmoderne, postcolonial, …) Glissant n’invente pas un post-système. Comme le remarque François Noudelmann, Glissant « ne se contente pas de fonder conceptuellement le changement ni de désigner une ère du “post-x”, mais il assume dans la langue et ses modes de discours la créolisation des savoirs et des imaginaires » (Noudelmann 2009 : 38). Ainsi, Glissant n’aura cessé d’illustrer une pensée archipélique, c’est-à-dire une pensée pour laquelle la Relation constitue à la fois le mode incontournable d’exercice et d’expression. De la même manière qu’un archipel n’existe qu’au pluriel et par la relation qui unit et distingue chacune des îles, de la même manière la pensée de Glissant formulera une poétique, une politique et une éthique fondées sur la Relation en tant que mode nécessaire de leur existence.

L’archipel fournit une image éloquente pour rendre compte de l’éclatement générique caractéristique de l’œuvre de Glissant. En effet, c’est une sorte de paradoxe, ou du moins de tension, qu’il nous est donné de penser, dans la mesure où l’éclatement des genres suppose leur existence en même temps qu’il en récuse la fixité. Comment parler de poésie ou de roman si l’on n’admet pas l’existence de ces genres, comment pourtant mêler les deux sans les confondre ? Et aussi, pour le lecteur que nous sommes, comment justifier le travail sur « l’œuvre romanesque » d’un écrivain qui récuse le cloisonnement générique ? C’est précisément le mot de cloisonnement qui nous mettra sur la piste. Ce que réfute Glissant, c’est une pensée qui postule, sciemment ou non, quelque sorte de pureté générique au nom de laquelle le mélange des genres est répréhensible. Car un tel postulat produit un cloisonnement que rien, dans l’objet de la pensée, ne justifie. Pour autant, Glissant ne prône jamais l’abolition de toute méthode. Le poète qu’il est sait comme l’adoption d’une perspective peut enrichir le regard et révéler peut-être quelque aspect insoupçonné de l’objet. Mais, poète toujours, il considère que la connaissance n’est pas une simple question de perspective sur l’objet, mais qu’elle naît, là encore, du rapport vivant que nous entretenons avec lui3. C’est le rapport, par exemple, qui instaure, dans le passage cité ci-dessus, le flamboyant dans le prolongement d’un paysage européen, non comme la superposition d’un souvenir et d’une vision, mais comme les termes mêmes d’un problème qui apparaît sous les formes simultanées du souvenir, de l’interrogation et de l’intensité impressive. Alors, l’éclatement des cloisons génériques offre ← 15 | 16 → non pas seulement une meilleure intelligence du phénomène mais aussi un meilleur relais, puisque dans la pensée, l’expression rend possible aussi bien l’intelligence du phénomène que le partage de la connaissance. En pratiquant la transgression des genres, Glissant entend donc se situer au plus près de l’expérience du monde, au plus propice de sa pensée mais aussi au plus ouvert de la relation qui, en matière de pensée, nourrit les imaginaires.

De façon concrète, l’œuvre de Glissant sera ainsi marquée par ce que l’on appelle communément le mélange des genres. Il ne sera pas rare, par exemple, de trouver au plein milieu d’un roman une page digne de figurer dans le plus rigoureux des essais, ou un dialogue théâtral avec didascalies ; il ne sera pas rare de trouver dans un essai un texte narratif que n’éclaire aucun cadrage théorique, et il suffira de voir la facture des Indes pour constater la nature aussi bien narrative que poétique du recueil. À l’intérieur du même genre – le roman par exemple – on trouvera en outre, déclinés et déjoués, divers sous-genres tels que le roman philosophique, le roman d’aventures, les carnets de voyages…

Au-delà de ces reconfigurations génériques, l’œuvre invente aussi sa forme et son langage. Tout en élaborant un style aisément reconnaissable, elle introduit en son propre sein une variété de registres, de tons et de rythmes ; elle créolise le français sans céder à la tentation facile d’un exotisme faux ; elle distribue discrètement des néologismes en tous genres : archipélique, pour dire la forme et la pensée dont elle participe, irrué, pour dire la connivence soudaine de l’irruption, de l’éruption et de la ruée (le mot décrit souvent des paysages), ou encore, plus plaisants, champagnité, fruitaison, enstatufier, enarômer et autres toutafaitement. Elle invente une syntaxe errante et déroutante, celle, par exemple, qui ouvre La Case du commandeur qui saisit le lecteur dans un lacis d’opacité analogue à celle des personnages. Elle crée enfin un mode de discours grâce auquel l’énonciation se renforce en se renouvelant en même temps qu’elle prouve, pour ainsi dire, l’énoncé qu’elle porte.

Un édifice énonciatif complexe

Ce dernier point mérite d’être détaillé, d’autant qu’il introduit à ce qui sera l’axe principal de notre lecture. Si l’on s’en tient à ce qui sera notre terrain d’étude, à savoir le pan romanesque de l’œuvre, le premier constat à faire est qu’il s’agit d’une œuvre à la fois fragmentaire et cohérente et qui constitue comme un cycle spiralé. Depuis le titre ← 16 | 17 → inaugural, La Lézarde, jusqu’à Ormerod qui clôt le cycle, on retrouve un ensemble de personnages centraux : Mathieu Béluse, Marie Celat, dite Mycéa, papa Longoué et Raphaël Targin, dit Thaël. Autour de ces personnages, auxquels s’ajoutent quelques autres partiellement récurrents, se tissent des épisodes fréquemment repris d’un roman à l’autre, de sorte que l’œuvre romanesque paraît habitée par un certain nombre de lieux fondamentaux qu’elle interroge sans répit. Ce sera par exemple la traversée de l’Atlantique par les futurs esclaves, la difficulté de ces derniers à faire leur une terre d’esclavage, les formes inédites de cultures qui naissent du creuset de découvertes et d’inhumanités que furent les Amériques, le problème de l’histoire dans ces mêmes sociétés. Mais avec ces personnages récurrents, l’œuvre se construit aussi autour de personnages plus passagers et d’épisodes moins lancinants. En tous les cas cependant, la répétition s’impose comme mode généralisé du dire et, avec elle, la diversité des instances énonciatives. Les personnages portent une part importante du récit, leurs voix se recoupent, se superposent et parfois se contredisent sans qu’elles soient cependant régies par quelque forme de hiérarchie. Au gré de la parution, les romans viennent élargir l’horizon des récits précédents, avec lesquels ils constituent manifestement un seul et même discours dont le mode d’existence est la pluralité. Il apparaît alors que les principales interrogations portées par les personnages sont enchâssées dans le dispositif énonciatif du récit et qu’elles se renouvellent au même rythme que ce dispositif qui ne cesse de se complexifier à mesure que l’œuvre s’élargit. Dès lors, il paraît important de se demander si, et comment, le dispositif énonciatif mis en place par le roman de Glissant est en mesure d’éclairer les problèmes fondamentaux que cette même œuvre se pose.

L’hypothèse centrale de notre travail répond par l’affirmative à la question qui précède. Elle procède d’ailleurs, cette hypothèse, d’indices fournis par l’œuvre même de Glissant qui, dès le tout premier roman, interroge les conditions de sa propre possibilité. L’interrogation apparaît, par exemple, dans tel dialogue entre Mathieu Béluse et Raphaël Targin, lorsque ce dernier questionne son ami sur le travail qu’il effectue à la mairie. La réponse de Mathieu revient à dire qu’il est en quête d’un discours :

Confronté alors à ces choses d’hier qui nous ont fait[s] si sûrement, je suis saisi de vertige. L’éclat de l’aube m’enivre, mais nous avons perdu l’éclat !… Il faut remonter si loin, si loin, avant d’entrevoir les premières lumières. L’histoire de notre peuple est à faire […] et ainsi nous connaîtrons. (LÉZ : 86). ← 17 | 18 →

Vers la fin du même roman, mission est confiée à l’un des jeunes héros d’écrire le roman-poème de leur histoire et, dès cet épisode, on voit la contradiction des poétiques proposées. Plus tard, dans Mahagony par exemple, c’est un esclave qui se mettra à écrire alors même que l’acte d’écriture est un délit sévèrement puni. Le motif de l’oubli, déjà présent sous forme d’obscurité dans la réponse de Mathieu à Raphaël, accompagnera tout au long de l’œuvre ces interrogations sur les modes et l’acte du raconter, tandis que les corps chargés de non-dits séculaires dévoileront par bouffées des vérités insues des personnages. Le problème de l’énonciation sera ainsi posé en même temps que les formes qu’il emprunte, ce qui autorise à voir dans l’analyse de ces formes une piste susceptible d’éclairer, ne serait-ce que partiellement, l’œuvre de Glissant.

La délimitation du corpus

Les remarques qui précèdent fournissent donc un début de réponse à un problème indirectement soulevé plus haut : le choix du corpus. Nous y avons fait allusion en évoquant l’éclatement des genres, mais il convient d’y revenir plus directement si nous devons élucider les conditions de notre propre discours. Dans une œuvre comme celle de Glissant, qui transgresse allègrement les frontières génériques – et pour des raisons poétiques explicitées et assumées –, il faut en effet justifier le choix d’une lecture qui paraîtrait rétablir ces mêmes frontières. Sans doute la raison la plus évidente de travailler uniquement sur l’œuvre romanesque tient à un fait on ne peut plus banal : il faut bien une limite à un corpus. Assurément cela ne répond pas de tout ni même de l’essentiel, puisqu’il faut encore dire le pourquoi de cette limite précise. Si, comme l’affirme Rastier, des motifs pratiques entrent en considération dans la délimitation d’un corpus, c’est bien « en vue d’une gamme d’applications », laquelle d’ailleurs rejoint une justification théorique du corpus (Rastier 2011 : 34). Il nous faut donc revenir à ce que nous avons indiqué plus haut lorsque nous observions que Glissant transgresse les frontières génériques, mais sans les abolir. En effet, son objectif n’est pas de faire table rase de ce qui constitue le fondement des genres, il cherche plutôt à les ouvrir au dialogue. Cela sous-entend que non seulement l’idée de genre a encore quelque validité mais que cette validité est même nécessaire pour le dialogue envisagé. Toutefois, si ce dialogue donne lieu à un « roman » qui, génériquement, est plus qu’un roman, alors il faut demander au corpus lui-même (et non à la théorie du corpus) les raisons ultimes de sa constitution. L’affirmation ← 18 | 19 → ne va pas du tout de soi, car elle semble sous-entendre que le corpus préexisterait à sa constitution, ce qui est une position difficile à soutenir. C’est donc une sorte de tension épistémologique qu’il nous faut ici proposer et défendre.

Formulée lapidairement, l’idée envisagée ici est que le texte à lire se laisse appréhender à travers un certains nombre de phénomènes qui résistent à la lecture et dont la configuration permet de circonscrire ce qui, dans ce texte – si ce n’est le texte entier – constituera le corpus. Cela revient à soutenir, avec Rastier, que « Tout corpus suppose en effet une préconception des applications en vue desquelles il est rassemblé » (Ibid.). Dans le cas de Glissant par exemple, s’il est vrai que la transgression des genres s’observe dans l’ensemble de son œuvre, il n’est pas moins vrai que la part romanesque de cette œuvre se distingue par des caractéristiques propres, qui sont de nature à légitimer son isolation méthodologique vis-à-vis du reste de l’œuvre. L’on peut citer, parmi ces caractéristiques, trois phénomènes importants. Le premier, qui a déjà été mentionné, est la reprise de certains épisodes au sein d’un même roman ou, le plus souvent, d’un roman à l’autre. Certes, la reprise en tant que telle est pratiquée aussi dans le reste de l’œuvre, mais elle constitue une sorte de principe général dont l’expression est particulière à chacun des grands ensembles de l’œuvre. On remarque ainsi que les épisodes repris dans l’ensemble romanesque tissent un réseau d’échos propre à cet ensemble et le distinguent, par là même, du reste de l’œuvre. Ce réseau repose en outre sur un dispositif énonciatif extrêmement divers comprenant des instances très nombreuses et de niveaux différents, si bien que le traitement énonciatif constitue, au sein de l’ensemble romanesque, un deuxième facteur de distinction vis-à-vis de l’œuvre entière. Troisièmement, du fait de la reprise de certains épisodes, du fait également de la diversité et pluralité des instances énonciatives installées au cœur de l’ensemble romanesque, ce dernier apparaît à la fois comme un ensemble fragmentaire dont la cohérence se donne intuitivement à travers les répétitions bien qu’elle n’abolisse pas, pour autant, le besoin d’une analyse. Ces trois phénomènes, qui donc s’appréhendent déjà au niveau d’une saisie intuitive tout en manifestant une complexité qui invite à une analyse plus poussée, permettent de retenir l’œuvre romanesque seule comme corpus d’étude.

Ces mêmes phénomènes répondent à une question corollaire : pourquoi retenir toute l’œuvre romanesque ? La question est importante car le corpus ne doit pas seulement être cohérent il doit aussi être de taille raisonnable, c’est-à-dire suffisamment grande pour espérer de vérifier le caractère ← 19 | 20 → heuristique des observations que l’on y fait, mais suffisamment restreinte pour éviter que ces mêmes observations ne se noient dans une masse dont elles ne sauraient rendre compte. D’un côté, le choix de retenir toute l’œuvre romanesque de Glissant répond à la volonté de préserver la cohérence énonciative suggérée par les phénomènes de répétitions, de diversité énonciatives et de fragmentation4. Le volume que constitue l’ensemble de l’œuvre romanesque pourrait cependant susciter des réticences quant à la taille du corpus retenu. L’angle d’approche retenue par la présente étude permet de lever ces réticences. Il s’agit en effet d’étudier les problèmes d’énonciation dans une œuvre qui, comme nous l’avons indiqué, construit son unité autour de questions énonciatives. Si donc le sujet de l’étude ne garantit pas une analyse exhaustive de l’œuvre (défi qu’aucune approche ne saurait du reste relever), il permet néanmoins de contribuer à la critique de l’œuvre sur des questions qui sont centrales à l’œuvre même. Par ailleurs, si l’œuvre instaure une cohérence fortement marquée par le phénomène des reprises qui la traversent, il est possible de rendre compte de cette cohérence grâce à l’étude non pas de toutes les occurrences de ces reprises mais du modèle énonciatif qu’elles dessinent. La présente étude devra donc considérer la complexité du corpus à la fois comme un phénomène interprétable tout en voyant en elle une condition de possibilité de cette interprétation, selon la synthèse de la sémiosis proposée par Rastier :

La complexité textuelle dérive du principe sémiotique lui-même, car il n’y a pas de correspondance terme à terme entre contenu et expression, bref ces deux plans ne sont pas isomorphes : à une expression compacte peut correspondre un contenu diffus, à un contenu compact peut correspondre une expression diffuse. Il faut donc problématiser la sémiosis : tous les parcours qui l’établissent sont complexes, parce qu’ils font intervenir les deux pôles de la dualité contenu / expression. En outre, pour chaque grandeur résultant de l’analyse, le contexte est constituant et non simplement déterminant : il ne modifie pas des signes déjà donnés, il permet de les instituer comme signes. (Ibid. : 242).

La non-isomorphie des plans du contenu et de l’expression autorise ainsi un travail d’analyse qui, malgré l’approche partielle d’un des plans, peut conduire à des inférences valables pour l’autre. Il y aura donc comme un corpus au sein du corpus – le corpus de travail proprement dit, dont l’étude pourra ouvrir la voie à des hypothèses générales portant sur l’œuvre romanesque considérée, cette fois, comme un corpus virtuel5. ← 20 | 21 →

Les principales étapes du travail

Résumé des informations

Pages
398
Année
2017
ISBN (PDF)
9782807604032
ISBN (ePUB)
9782807604049
ISBN (MOBI)
9782807604056
ISBN (Broché)
9782807604025
DOI
10.3726/b11703
Langue
français
Date de parution
2017 (Septembre)
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2017. 398 p.

Notes biographiques

Christian Uwe (Auteur)

Christian Uwe est sémioticien et maître de conférences à l’université catholique de Lyon. Ses recherches portent essentiellement sur les littératures francophones d’Afrique et des Caraïbes ainsi que sur les théories sémiotiques de l’énonciation.

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Titre: Le discours choral
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