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Confrontations au national-socialisme dans l'Europe francophone et germanophone (1919-1949) / Auseinandersetzungen mit dem Nationalsozialismus im deutsch- und französischsprachigen Europa (1919-1949

Volume 2: Les libéraux, modérés et européistes/Band 2: die Liberalen, Modérés und Proeuropäer

de Michel Grunewald (Éditeur de volume) Olivier Dard (Éditeur de volume) Uwe Puschner (Éditeur de volume)
©2018 Collections 266 Pages
Série: Convergences, Volume 93

Résumé

Quelle fut la perception et l’interprétation du national-socialisme comme idéologie et comme pratique du pouvoir dans l’Europe francophone et germanophone entre le début des années 1920 et la fin des années 1940? Telle est la question au centre de la série de six volumes inaugurée en 2017 et qui propose une typologie des regards et des savoirs relatifs au national- socialisme et des interprétations suscitées par celui-ci à travers l’analyse systématique de monographies, de journaux et de revues représentatifs de l’opinion et des milieux intellectuels des pays intéressés. Le présent volume, second de la série, est centré sur le milieu politique formé par les libéraux, les modérés et les européistes. Il propose des études relatives à des interprétations du national-socialisme ainsi que d’autres centrées sur la vision de ce mouvement politique diffusée par une série de périodiques représentatifs.
Wie werden Ideologie, Etablierung und Herrschaft des Nationalsozia- lismus in den deutsch- und französischsprachigen Räumen Europas vom Beginn der 1920er bis zum Ende der 1940er Jahre wahrgenommen, bewer- tet und erklärt? In sechs systematisch angelegten Bänden, der erste erschien 2017, werden diese Fragen anhand einer exemplarischen Auswahl von Büchern, Zeitungen und Zeitschriften ebenso untersucht wie die unterschiedlichen Deutungen des Nationalsozialismus in seiner Epoche und den unmittelbaren Jahren nach seinem Ende. Im Zentrum des zweiten Band stehen Liberale, modérés und Proeuropäer. Die Beiträge sind den verschiedenen Interpretationen des Nationalsozialismus in diesem poli- tischen Spektrum gewidmet, insbesondere auch aus der Perspektive repräsentativer Zeitschriften dieses Milieus/dieser Milieus.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Plan de l’ouvrage
  • Introduction / Einleitung
  • Les libéraux, modérés et européistes face au national-socialisme (Michel Grunewald / Olivier Dard / Uwe Puschner)
  • Liberale, modérés und Proeuropäer über den Nationalsozialismus (Michel Grunewald / Olivier Dard / Uwe Puschner)
  • Interprétations emblématiques / Wegweisende Interpretationen
  • Theodor Heuss und sein Buch Hitlers Weg. Eine historisch-politische Studie über den Nationalsozialismus (Werner Treß)
  • Vom Tage-Buch zum Neuen Tage-Buch. Leopold Schwarzschilds Analyse und Kritik des Nationalsozialismus (Axel Schildt)
  • Die deutsche Tragödie: Der Selbstmord einer Republik. Eine frühe Analyse des Nationalsozialismus von Georg Bernhard (Susanne Wein)
  • Junkertum und Nationalsozialismus. Rudolf Olden über Hindenburg, Hitler und die deutsche Geschichte (Jens Flemming)
  • Les libéraux français et le national-socialisme (1933-1945) (Olivier Dard)
  • Louis Martin-Chauffier: un moraliste en politique, entre ferme condamnation du nazisme et hostilité aux «nationaux» français (1929-1938) (Jean-René Maillot)
  • Une religion de substitution: l’analyse du national-socialisme par Denis de Rougemont (Nicolas Stenger)
  • La vision des revues / Perspektiven in Zeitschriften
  • La Revue des Vivants (1927-1935). Une vision réaliste de la génération de la guerre et des débuts du national-socialisme (Christine Manigand)
  • Affinitäten und Abkehr. Ansichten vom Nationalsozialismus im Umkreis von Esprit (Hans Manfred Bock)
  • La Nouvelle Revue française face à la question allemande durant les années 1930 (Martyn Cornick)
  • La Revue des Deux Mondes face au national-socialisme et au régime hitlérien (1923-1939) au prisme de la chronique de René Pinon (Michel Grunewald)
  • La revue libérale belge Le Flambeau et le national-socialisme (1930-1940) (Christoph Brüll)
  • Les intellectuels germanophones pragois et l’analyse de l’avènement du national-socialisme L’exemple de la revue paneuropéenne Die Wahrheit 1921-1938 (Christian Jacques)
  • Le mensuel Die Frau, Berlin 1930-1944, entre adaptation et immunité (Christina Stange-Fayos)
  • Die Auseinandersetzung mit dem Nationalsozialismus im Nachrichtenmagazin Der Spiegel (1947-1949) (Letizia Haas)
  • Index
  • Liste des publications de la collection Convergences

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INTRODUCTION / EINLEITUNG

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Les libéraux, modérés et européistes face au national-socialisme

Michel GRUNEWALD, Olivier DARD, Uwe PUSCHNER

Le présent volume est le second de la série «Confrontations au national-socialisme dans l’Europe francophone et germanophone (1919-1949)», inaugurée en 2017 et conçue sous la forme de six volumes1 destinés à éclairer les perceptions du national-socialisme et du Troisième Reich dans les deux aires concernées, de l’émergence du NSDAP jusqu’aux années de l’immédiat après seconde Guerre mondiale. A la suite du premier ouvrage déjà disponible, qui est centré sur les savoirs relatifs au nazisme et au traitement du phénomène hitlérien dans la presse, celui-ci s’intéresse plus particulièrement à la manière dont les milieux modérés, libéraux et européistes ont perçu le national-socialisme et réagi face à lui. Les prises de positions de ces milieux reflètent la diversité idéologique qui fut la leur et proposent au sujet du nazisme des éclairages de nature politique, sociologique, économique, philosophique, culturelle, historique et morale. Certaines comportent des approximations, mais dans plus d’un cas, elles reposent sur des analyses précises et quelques-unes apparaissent a posteriori prophétiques.

D’un point de vue historiographique, les milieux libéraux, modérés et européistes ont été travaillés très inégalement aux niveaux français et allemand. Du côté français, l’européisme est sans doute la composante qui a fait l’objet de plus d’études, depuis le collectif pionnier Entre Locarno et Vichy2 jusqu’aux travaux les plus récents centré sur des biographies, des portraits de groupe ou des fresques ayant davantage en toile de fond l’histoire des idées.3 En regard, le libéralisme et ← 11 | 12 → le modérantisme ont été jusqu’à une période récente beaucoup moins analysés quoique des travaux universitaires approfondis, où la question de la confrontation au nazisme est abordée, aient été récemment consacrés en particulier à Raymond Aron (1905-1983) ou Pierre-Etienne Flandin (1889-1958).4 Ajoutons leur un collectif qui a permis de faire le point sur le libéralisme5 en Europe pour en souligner la diversité tandis qu’un Dictionnaire du conservatisme récemment paru a mis en lumière des porosités comme les oppositions entre libéraux et modérés.6 La confrontation des libéraux au nazisme est essentielle. On pourrait la balayer d’un revers de main en considérant que le libéralisme et le nazisme sont en tous points différents. Cela ne résoudrait en rien l’intelligence d’une période marquée par la crise du libéralisme dont certains des défenseurs, comme le patron-ingénieur Auguste Detœuf (1883-1947) en France, envisagent ouvertement la «mort». Cette crainte n’est cependant pas sans produire une réaction symbolisée par le colloque Lippmann7 tenu à Paris à l’été 1938 qui accouche du néolibéralisme en même temps que la réflexion des libéraux sur le nazisme en nourrit une autre sur le totalitarisme8 et les «religions politiques».9

Les remarques qui valent pour le libéralisme et l’européisme francophone s’appliquent pour une part à l’univers germanophone10 – en particulier allemand – pour lequel il existe une historiographie fournie relative au libéralisme et à certaines de ses figures phares11. Pendant la période immédiatement antérieure à la ← 12 | 13 → venue d’Hitler au pouvoir, les européistes et libéraux allemands ont figuré parmi les soutiens de la République de Weimar, mais ont connu, en termes électoraux, à partir de la fin des années 1920 un déclin qui atteignit des dimensions catastrophiques à partir de 1930. Organisés selon le même clivage qu’à l’époque wilhelmienne, les libéraux allemands se présentèrent aux élections de 1919 sous la forme de deux partis: le Parti démocratique allemand (Deutsche Demokratische Partei, DDP), libéral de gauche, incarné par Friedrich Naumann (1860-1919) et Walther Rathenau (1867-1922) et le Parti populaire allemand (Deutsche Volkspartei, DVP), héritier du parti national-libéral, et dont la figure de proue fut Gustav Stresemann (1878-1929). A la fin de la République de Weimar, en novembre 1932, le DDP qui avait obtenu en 1919 18,5 % des voix lors des élections générales, était tombé à 0,9 % des suffrages, alors que le DVP, crédité d’un score de 13,9 % lors du renouvellement du Reichstag en 1920, était descendu à 1,7. Les représentants des deux partis qui furent membres du Reichstag élu le 5 mars 1933 (2 pour le DVP et 5 pour le DDP (devenu Deutsche Staatspartei, Parti allemand pour l’Etat) votèrent le 23 mai 1933 les pleins pouvoirs à Hitler qui compta jusqu’en 1938 parmi ses plus proches collaborateurs Hjalmar Schacht (1877-1970), membre fondateur en 1919 du DDP. Les deux partis libéraux disparurent du paysage politique d’outre-Rhin au printemps 1933.

La quinzaine de contributions réunies ici combine une approche relevant d’échelles et de temporalités différentes puisque, sur une période de plus de vingt ans, la confrontation au national-socialisme est abordée aussi bien sous l’angle d’acteurs individuels que collectifs. Les acteurs individuels privilégiés dans la première partie du volume sont envisagés à la fois dans leur singularité et sous l’angle d’un portrait de groupe d’individualités ou de milieux marqués par un engagement européiste ou libéral. A côté de ces acteurs, les périodiques font l’objet d’une approche privilégiée et occupent la seconde partie du recueil.

Les acteurs présentés ici sont français, allemands et suisse. Certains d’entre eux ont proposé des interprétations du national-socialisme qui sont devenues emblématiques. C’est le cas du premier d’entre eux, Theodor Heuss (1884-1963), futur président de la République fédérale d’Allemagne, dont les options symbolisent bien ce qui séparait les libéraux d’outre-Rhin du nazisme, mais également les limites en termes d’efficacité politique de leurs positions face à Hitler. Personnalité en vue du DDP, universitaire et député au Reichstag à partir de 1930, Heuss est l’auteur de l’une des premières analyses circonstanciées du nazisme, L’itinéraire d’Hitler (Hitlers Weg). Le livre fut très remarqué en Allemagne lors de sa parution en 1932 et brûlé sur ordre des nazis lors des autodafés du 10 mai 1933. L’ouvrage, conçu de manière à la fois scientifique et engagée, analysait de façon très critique quatre aspects du programme d’Hitler, auquel son auteur appliquait la méthode qu’il aurait utilisée pour présenter la doctrine d’un parti classique: sa vision du droit, ← 13 | 14 → son antisémitisme, ses options en matière économique et en politique étrangère. Malgré un réel succès éditorial et de bons échos dans la presse, le livre n’eut pas d’effet concret dans le débat politique.

Le cas du journaliste Leopold Schwarzschild (1871-1950), éditeur successivement à Berlin de l’hebdomadaire Le Journal (Das Tage-Buch, 1923-1933) puis à Paris du Nouveau Journal (Das Neue Tage-Buch, 1933-1940) est différent. Homme de centre gauche, comme beaucoup de représentants de sa sensibilité, avant 1933, il ne prit pas la pleine mesure du danger représenté par le parti nazi, dont il réduisait le chef de file à un simple démagogue incapable de gouverner l’Allemagne si on lui confiait le pouvoir. En 1933, il ne lui fallut que trois semaines pour prendre conscience de ce qu’était le régime qui s’installait en Allemagne. Contraint à l’exil après l’incendie du Reichstag, il fut à partir de juillet 1933 l’un des porte-parole les plus écoutés de l’émigration allemande, y compris parmi les élites politiques françaises et britanniques. Dans ses chroniques, il choisit comme angle d’attaque prioritaire le danger que le système hitlérien représentait pour la civilisation et la paix et milita pour la formation contre Hitler d’une coalition qui regrouperait à la fois les démocraties libérales, l’Italie fasciste et l’Union soviétique. Les procès de Moscou le conduisirent à opter pour un anticommunisme résolu ; en août 1939, après la conclusion du pacte germano-soviétique, il appela à combattre les deux «despotismes» qui mettaient en danger la démocratie.

Georg Bernhard (1875-1944), lui aussi, avait été l’une des grandes plumes de la presse berlinoise avant 1933. Directeur de la Gazette de Voss (Vossische Zeitung), il avait représenté le DDP au Reichstag de 1928 à 1930. Exilé à Paris dès 1933 et directeur du Quotidien parisien (Pariser Tageblatt / Pariser Tageszeitung), on lui doit l’une des premières tentatives d’explication de l’arrivée d’Hitler au pouvoir, Le suicide de la République allemande (Der Selbstmord einer Republik), ouvrage paru en 1933, dans lequel, comme beaucoup d’autres auteurs de sa sensibilité, il insistait surtout sur l’opportunisme d’Hitler qui aurait su recycler habilement des idées qui circulaient dans l’espace public d’outre-Rhin et adapter son discours à la psychologie spécifique des Allemands. Il dénonçait aussi la terreur qui régnait depuis février 1933 en Allemagne et s’inscrivait en faux contre les illusions de tous ceux qui s’attendaient à un effondrement rapide du régime national-socialiste.

De sensibilité de centre gauche également, Rudolf Olden (1885-1940), avocat et journaliste, avait été rédacteur de l’autre grand journal libéral berlinois, le Quotidien de Berlin (Berliner Tageblatt). Fondateur du PEN-Club allemand en exil, on lui doit deux biographies parues en 1935 et consacrées respectivement à Hitler et Hindenburg. Pour lui, entre Hindenburg et Hitler il existait une véritable continuité: alors qu’il considérait que l’un avait été le représentant des élites prussiennes traditionnelles, en référence à une thèse très répandue à l’époque, y compris dans les milieux de gauche, il assimilait Hitler à un «agent» au service de ces élites. Parmi les responsabilités du monde politique allemand dans les événements de janvier 1933, il pointait surtout celles de la social-démocratie qui, à son avis, n’avait pas su se montrer à la hauteur des défis devant lesquels l’Allemagne avait été placée après 1918. ← 14 | 15 →

En France, les libéraux osant encore se proclamer comme tels durant les années 1930 sont peu nombreux tant le libéralisme y est discrédité. De fait, si la crise du libéralisme est à l’origine du colloque Lippmann tenu à Paris en août 1938 et considéré comme le moment fondateur du néolibéralisme, force est de constater qu’aucune de ses sessions n’a été consacrée au national-socialisme. Celui-ci n’en est pas moins présent dans les contributions et les discussions, augurant les futures théories et controverses sur le totalitarisme. La relation des libéraux français au national-socialisme est aussi tributaire du contexte. Elle prend un tour particulier au tournant des années 1930 -1940 et provoque des fractures sérieuses aussi bien au sein d’une force politique comme l’Alliance démocratique – on se bornera ici à rappeler l’opposition entre Pierre-Etienne Flandin et Paul Reynaud 1878-1966 – qui incarnait le libéralisme sous la Troisième République que chez les intellectuels libéraux en vue dont les options sont bien différentes, de Jacques Rueff (1896-1978) à Louis Rougier (1889-1982), sans oublier Raymond Aron.

A côté des libéraux, parmi les élites modérées, des représentants d’une sensibilité chrétienne se sont confrontés au nazisme qu’ils ont interprété partiellement ou essentiellement au prisme de leurs principes. Ce fut le cas de Louis Martin-Chauffier (1894-1980) qui était catholique et partisan du rapprochement franco-allemand. Dénonçant dès le début de 1933 la dictature qui s’installait en Allemagne, il faisait porter ses attaques sur trois plans: les persécutions religieuses orchestrées par les nazis, la mise à mal des principes du droit endémique depuis les premiers jours de février 1933 et la manipulation quotidienne de la population allemande par la propagande du nouveau régime. Ayant espéré longtemps que les catholiques allemands seraient en mesure de s’opposer avec succès à Hitler, à partir de 1938, il abandonna tout espoir de voir le système nazi d’effondrer de l’intérieur. Dès lors, malgré son pacifisme, il affirma son soutien actif au combat contre Hitler, auquel il participa lui-même jusqu’à sa déportation en 1944.

Future personnalité-phare du fédéralisme européen, protestant engagé et ami des chefs de file du mouvement européiste, Denis de Rougemont (1906-1985) fut lecteur à l’Université de Francfort entre 1935 et 1936. Il rendit compte de cette expérience dans son Journal d’Allemagne en axant sa présentation autour d’une idée qui était à l’ordre du jour à l’époque également chez les politologues libéraux, appliquée aux dictatures de gauche et de droite: celle de «religion politique». Très sensible à la crise du protestantisme en Allemagne, il estimait qu’en raison de celle-ci, Hitler avait eu la partie facile pour remplir le vide qui s’était fait jour au sein d’une population allemande dont le système de valeurs était en train de s’écrouler.

Les huit contributions formant la seconde partie du volume mettent en lumière l’apport de périodiques publiés en France, en Belgique, en Tchécoslovaquie et en Allemagne à la confrontation avec le national-socialisme avant et après son installation au pouvoir. Ces revues offrent l’image d’une grande diversité, mais les éclairages qu’elles proposaient renvoyaient tous aux références propres aux tenants de la démocratie libérale ainsi qu’au refus du nationalisme. ← 15 | 16 →

Ce fut le cas de la Revue des Vivants (1927-1935), revue «réaliste» fondée par Henry de Jouvenel (1876-1935), et dont le projet éditorial était d’informer les Français sur les problèmes de leur époque aussi complètement que possible de manière à empêcher la survenue d’une nouvelle guerre. Dans cette optique, Jouvenel et son équipe ouvrirent leurs colonnes aussi bien à des adversaires qu’à certains sympathisants du national-socialisme. Méfiante face à l’idée d’un rapprochement franco-allemand, la Revue n’était en revanche pas hostile à l’Italie mussolinienne. Concernant le national-socialisme, avant 1933, elle soulignait le caractère révisionniste du programme d’Hitler en politique étrangère et mettait ses succès au compte de la crise économique qui frappait l’Allemagne de façon particulièrement violente. Après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, elle diffusa une vision du Troisième Reich qui insistait sur l’antisémitisme à l’œuvre outre-Rhin, l’hostilité du régime envers les chrétiens et les périls pour la paix inhérents à la politique d’Hitler.

Parmi les revues françaises des années 1930, Esprit, l’organe personnaliste et non-conformiste fondé en 1932 par Emmanuel Mounier (1905-1950), a suscité la controverse en particulier en raison de sa position face au fascisme. Certains ont estimé qu’il existait entre Esprit et les groupes d’orientation fasciste une nette opposition, alors que d’autres ont pointé au contraires des porosités entre non-conformistes et fascistes qui ne faisaient pas de doute à leurs yeux. Il n’en reste pas moins qu’à partir de 1935, la revue se montra hostile au national-socialisme et opta pour un engagement antitotalitaire. Sous le coup de la défaite de 1940, Mounier s’intéressa tout d’abord à la Révolution nationale, mais s’exprima ensuite de façon de plus en plus critique envers celle-ci jusqu’à l’interdiction d’Esprit par les autorités de Vichy en 1941.

Revue littéraire de référence, la Nouvelle Revue française (NRF) devait, selon la volonté exprimée par ses responsables, au cours des années 1930 occuper le «juste milieu» du paysage intellectuel français. Elle comptait parmi ses collaborateurs de premier plan aussi bien des hommes marqués à gauche, comme André Gide (1869-1951) que d’autres de sensibilité de droite prononcée comme Pierre Drieu La Rochelle (1893-1945) qui en devint le rédacteur en chef sous l’Occupation. Dès 1933, la NRF essaya de faire face à la vague d’inquiétude soulevée par l’arrivée d’Hitler au pouvoir à travers des prises de position qui rejoignaient en partie celles de la gauche. A partir de 1937, la revue mit l’accent sur la radicale altérité de l’Allemagne nouvelle par rapport à la France et souligna qu’il ne pouvait y avoir face à Hitler de la part d’un Français de «juste milieu» mais uniquement rejet ou acceptation du système incarné par celui-ci.

L’autre grande revue parisienne de l’époque, la Revue des Deux Mondes, était la tribune des élites libérales et conservatrices modérées. Pendant toute la durée des années 1920, la Revue, proche de Raymond Poincaré (1860-1934), n’avait pas caché sa méfiance envers la politique d’Aristide Briand (1862-1932) jugée par elle dénuée de fermeté envers l’Allemagne. Elle n’hésitait pas à considérer que la montée du national-socialisme était en partie le résultat des erreurs politiques commises en particulier au nom de l’«esprit de Locarno». Cette analyse n’empêchait pas son chroniqueur politique, René Pinon (1870-1958), professeur à Sciences-Po, de situer le mouvement hitlérien dans la continuité de l’histoire allemande. Le régime ← 16 | 17 → hitlérien était, du point de vue de la Revue, un produit typique de la démocratie de masse, une «démocratie totalitaire» dotée d’un «dynamisme» qui, si on n’arrêtait pas le chef nazi à temps, entraînerait une nouvelle guerre susceptible de se solder par le succès du communisme. La Revue se montrait par ailleurs critique envers la ligne adoptée par Londres et Paris à l’égard du Troisième Reich. Au moment de la guerre, elle appela à l’unité nationale contre le péril allemand.

La revue libérale belge Le Flambeau était francophile et proche de la communauté juive bruxelloise. Très attentive à tout ce qui se passait outre-Rhin, elle se montra prudente face à la situation intérieure allemande jusqu’en 1932, où elle commença à évoquer de manière appuyée les conséquences d’une explosion nationaliste en Allemagne. Dès l’arrivée au pouvoir d’Hitler, la revue Le Flambeau mit en garde contre le révisionnisme du chef nazi en politique étrangère. Dans son analyse du système mis en place en Allemagne en 1933, elle dénonça de façon récurrente l’antisémitisme et l’antichristianisme des nazis, ainsi que leur logomachie égalitaire, placée selon ses collaborateurs au service d’une politique anti-ouvrière. Malgré la présence des libéraux belges au pouvoir de 1930 à 1940, les mises en garde de la revue ne furent pas suivies d’effet au niveau de la politique belge.

La Tchécoslovaquie des années 1920-1930 connut une histoire marquée en grande partie par les difficultés de la jeune république à se consolider et à intégrer ses citoyens de langue allemande. Parmi ceux-ci, il y avait, à côté des nationalistes, des européistes qui disposaient d’un périodique, La vérité (Die Wahrheit), qui militait pour la cause européenne et pour un rapprochement germano-tchèque ainsi que pour le combat contre les extrémistes, les antisémites et les adversaires de la démocratie. A partir de 1933, la revue se mit au service de la cause antinazie, ouvrant ses colonnes à des opposants notoires au régime d’Hitler qui étaient exil, comme Heinrich Mann (1871-1950) ou Otto Strasser (1897-1974). Dans ses chroniques sur l’Allemagne, elle mettait l’accent prioritairement sur la persécution des juifs, la répression systématique contre les opposants, sans oublier de mettre en garde contre le bellicisme. Après les accords de Munich, Die Wahrheit fut contrainte au silence.

Les deux périodiques publiés en Allemagne qui font partie de notre échantillon ont paru, l’un jusqu’en 1944, Die Frau, et l’autre à partir de 1946, Der Spiegel. L’une des rédactrices de Die Frau, la revue emblématique des féministes allemandes modérées, Gertrud Bäumer (1873-1954), qui la dirigea jusqu’en 1944, avait été une collaboratrice très proche du fondateur du DDP, Friedrich Naumann. Jusqu’en 1930, Die Frau avait été critique face au national-socialisme, pointant en particulier ses tendances antiféministes. Après 1933, elle adopta la même attitude que beaucoup des libéraux qui étaient restés en Allemagne et n’eut que le choix de l’opportunisme pour assurer la poursuite de sa publication. Dès lors, la revue renonça à toute critique du national-socialisme, accepta de faire l’éloge de l’idée de «communauté populaire» («Volksgemeinschaft») dont se réclamaient les nazis, allant jusqu’à mettre en valeur des points communs censés exister entre le programme d’Hitler et l’idéal «national-social» qui avait été celui de Naumann. Soutien en outre de la politique étrangère d’Hitler, Die Frau n’a en revanche publié aucun texte cautionnant l’antisémitisme du régime. ← 17 | 18 →

Der Spiegel, sans être affilié à un parti se situait à ses débuts dans une ligne qu’on peut rapprocher de l’ancien national-libéralisme. Centrer l’intérêt sur les premières années d’existence du magazine, permet de prendre au moins partiellement la mesure des difficultés que les Allemands de la sensibilité incarnée par Der Spiegel eurent après la défaite de 1945 pour se positionner face à la période nationale-socialiste. Les textes publiés par l’hebdomadaire – qui comptait parmi ses rédacteurs un ancien nazi – étaient essentiellement descriptifs et n’incitaient pas à la réflexion critique sur les douze années que venait de traverser l’Allemagne. Une grande partie d’entre eux étaient des comptes rendus de procès d’anciens nazis ou émanaient d’Allemands qui faisaient le récit de leurs expériences entre 1933 et 1945. Parfois le magazine publiait des séries relatives à cette période ; l’une de celles-ci, formée d’extraits des souvenirs de l’ancien chef de la Gestapo vit sa publication interrompue.

Résumé des informations

Pages
266
Année
2018
ISBN (PDF)
9782807605770
ISBN (ePUB)
9782807605787
ISBN (MOBI)
9782807605794
ISBN (Relié)
9782807605763
DOI
10.3726/b14285
Langue
français
Date de parution
2018 (Juillet)
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, New York, Oxford, Wien, 2018. 258 p.

Notes biographiques

Michel Grunewald (Éditeur de volume) Olivier Dard (Éditeur de volume) Uwe Puschner (Éditeur de volume)

Michel Grunewald, Professeur émérite de civilisation allemande à l’Uni- versité de Lorraine (site de Metz), membre du Centre d’études germaniques interculturelles de Lorraine (CEGIL). Olivier Dard, Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Paris- Sorbonne, responsable de l’axe 2 du LABEX EHNE («Ecrire une histoire nouvelle de l’Europe»), «L’Europe dans une épistémologie du politique». Uwe Puschner, Professor am Friedrich-Meinecke-Institut der Freien Uni- versität Berlin und Mitglied des Centre d’études germaniques intercultu- relles de Lorraine (CEGIL) der Université de Lorraine (site de Metz).

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Titre: Confrontations au national-socialisme dans l'Europe francophone et germanophone (1919-1949) / Auseinandersetzungen mit dem Nationalsozialismus im deutsch- und französischsprachigen Europa (1919-1949
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