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Le pouvoir des gouvernés

Ethnographies de savoir-faire politiques sur quatre continents

de Alain Cottereau (Éditeur de volume) Stéphane Baciocchi (Éditeur de volume) Marie-Paule Hille (Éditeur de volume)
©2018 Collections 488 Pages
Série: Action publique / Public Action, Volume 16

Résumé

Ce recueil d’ethnographies est né d’un partage d’expériences de terrain. Il rapproche les milieux sociaux les plus divers, des confins du Tibet à plusieurs pays d’Amérique latine (Argentine, Mexique, Cuba), de la Chine aux banlieues de Paris, en passant par la Grande-Bretagne et l’Espagne. L’ambition a été de repenser ensemble les manières d’observer, de décrire et de rendre intelligibles les observations en immersion. Durant huit années de séminaire et d’atelier nous avons travaillé en commun les notes de terrain et leur restitution écrite. Le Pouvoir des Gouvernés présente le résultat de cette expérimentation. Les textes répondent à une exigence radicale de compréhension interne aux milieux des enquêtés, suivant leurs perspectives et leurs expressions locales. L’idée même de journal de terrain a été reprise et repensée en conséquence.
Progressivement, la question du pouvoir des gouvernés a émergé. Quels que soient les régimes politiques, démocratiques ou dictatoriaux, se sont dessinées, au fil des descriptions, des manières de faire valoir des exigences de justice à travers le monde. Des barrières de signification séparent les gouvernants des gouvernés. Les manières de les franchir, ici minutieusement décrites, révèlent l’exercice, malgré tout, du pouvoir des gouvernés.
Auteurs-enquêteurs : Nasiha Aboubeker, Stéphane Baciocchi, Kamel Boukir, Alain Cottereau, Xénia de Heering, Marie-Paule Hille, Erwan Le Méner, Ariane Mak, Margalida Mulet Pascual, Irene Ramos Gil, Pia Valeria Rius, Eduard Rodriguez Martin, et un auteur, membre d’un jury d’assises, tenu à l’anonymat.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos des directeurs de la publication
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Sommaire
  • Présentation. Pratiques d’enquête et sens de la réalité sociale (Stéphane Baciocchi / Alain Cottereau / Marie-Paule Hille)
  • Vers une redécouverte des enquêtes ethnographiques du Mass Observation. L’exemple de l’enquête sur la grève des dockers britanniques de 1945 (Ariane Mak)
  • Première partie : Entre générations, faire avec l’héritage de violences politiques
  • Retrouver un passé banni. Évocation de l’année 1958 selon un best-seller tibétain et ses lecteurs (Xénia de Heering)
  • Récits de fratricides, secrets et chuchotements. Soixante ans de mémoires villageoises dans la Sierra Nord d’Oaxaca (Mexique) (Irene Ramos Gil)
  • Faire communauté. Dimensions religieuses et politiques d’un rite alimentaire sur trois générations (Marie-Paule Hille)
  • Deuxième partie : Débrouille de citoyens et modes de vie critique
  • « Le gouvernement joue à nous payer, nous jouons à travailler ». L’élevage de cochons et le double travail à Cuba (Margalida Mulet Pascual)
  • Nouvelles formes d’engagement local au sein des organisations de desocupados en Argentine (Pía Valeria Rius)
  • Les jeux du clientélisme et de la démocratie dans un microcosme politique à Mélilla (Eduard Rodriguez Martin)
  • Troisième partie : Citoyens-enquêteurs sur les terrains de la justice pénale, de l’ordre public et de l’assistance
  • « Y en a qui… ». Évaluation morale et contrôle des usagers au guichet des préfectures (Nasiha Aboubeker)
  • Dans un hôtel social. L’exercice du pouvoir des hôtes, face à celui des gestionnaires (Erwan Le Méner)
  • « Délire de ouf ». La vie interne d’un groupe de « casseurs » durant les manifestations politiques de jeunes à Paris en 2006 (Kamel Boukir)
  • Le secret des délibérations. Ethnographie d’un jury de jugement en cour d’assises (Anonyme)
  • Le collectif des auteurs-enquêteurs : notices
  • Remerciements
  • Table des matières
  • Table des figures
  • Titres de la collection

Stéphane Baciocchi, Alain Cottereau,
Marie-Paule Hille (dir.)

Le pouvoir des gouvernés

Ethnographies de savoir-faire
politiques sur quatre continents

Action publique

Vol. 16

À propos des directeurs de la publication

Stéphane Baciocchi est ingénieur de recherche à l’EHESS (Centre de recherches historiques) et membre affilié au Centre d’étude des mouvements sociaux.

Alain Cottereau est directeur d’études à l’EHESS (Centre d’étude des mouvements sociaux).

Marie Paule Hille est maître de conférences à l’EHESS (Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine).

À propos du livre

Ce recueil d’ethnographies est né d’un partage d’expériences de terrain. Il rapproche les milieux sociaux les plus divers, des confins du Tibet à plusieurs pays d’Amérique latine (Argentine, Mexique, Cuba), de la Chine aux banlieues de Paris, en passant par la Grande-Bretagne et l’Espagne. L’ambition a été de repenser ensemble les manières d’observer, de décrire et de rendre intelligibles les observations en immersion. Durant huit années de séminaire et d’atelier nous avons travaillé en commun les notes de terrain et leur restitution écrite. Le Pouvoir des Gouvernés présente le résultat de cette expérimentation. Les textes répondent à une exigence radicale de compréhension interne aux milieux des enquêtés, suivant leurs perspectives et leurs expressions locales. L’idée même de journal de terrain a été reprise et repensée en conséquence.

Progressivement, la question du pouvoir des gouvernés a émergé. Quels que soient les régimes politiques, démocratiques ou dictatoriaux, se sont dessinées, au fil des descriptions, des manières de faire valoir des exigences de justice à travers le monde. Des barrières de signification séparent les gouvernants des gouvernés. Les manières de les franchir, ici minutieusement décrites, révèlent l’exercice, malgré tout, du pouvoir des gouvernés.

Auteurs-enquêteurs : Nasiha Aboubeker, Stéphane Baciocchi, Kamel Boukir, Alain Cottereau, Xénia de Heering, Marie-Paule Hille, Erwan Le Méner, Ariane Mak, Margalida Mulet Pascual, Irene Ramos Gil, Pia Valeria Rius, Eduard Rodriguez Martin, et un auteur, membre d’un jury d’assises, tenu à l’anonymat.

Pour référencer cet eBook

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Sommaire

Présentation. Pratiques d’enquête et sens de la réalité sociale

Stéphane Baciocchi, Alain Cottereau & Marie-Paule Hille

Vers une redécouverte des enquêtes ethnographiques du Mass Observation. L’exemple de l’enquête sur la grève des dockers britanniques de 1945

Ariane Mak

Première partie

Entre générations, faire avec l’héritage de violences politiques

Retrouver un passé banni. Évocation de l’année 1958 selon un best-seller tibétain et ses lecteurs

Xénia de Heering

Récits de fratricides, secrets et chuchotements. Soixante ans de mémoires villageoises dans la Sierra Nord d’Oaxaca (Mexique)

Irene Ramos Gil

Faire communauté. Dimensions religieuses et politiques d’un rite alimentaire sur trois générations

Marie-Paule Hille

Deuxième partie

Débrouille de citoyens et modes de vie critique

« Le gouvernement joue à nous payer, nous jouons à travailler ». L’élevage de cochons et le double travail à Cuba

Margalida Mulet Pascual←7 | 8→

Nouvelles formes d’engagement local au sein des organisations de desocupados en Argentine

Pía Valeria Rius

Les jeux du clientélisme et de la démocratie dans un microcosme politique à Mélilla

Eduard Rodriguez Martin

Troisième partie

Citoyens-enquêteurs sur les terrains de la justice pénale, de l’ordre public et de l’assistance

« Y en a qui… ». Évaluation morale et contrôle des usagers au guichet des préfectures

Nasiha Aboubeker

Dans un hôtel social. L’exercice du pouvoir des hôtes, face à celui des gestionnaires

Erwan Le Méner

« Délire de ouf ». La vie interne d’un groupe de « casseurs » durant les manifestations politiques de jeunes à Paris en 2006

Kamel Boukir

Le secret des délibérations. Ethnographie d’un jury de jugement en cour d’assises

Anonyme

Le collectif des auteurs-enquêteurs : notices

Remerciements

Table des matières

Table des figures←8 | 9→

Présentation

Pratiques d’enquête et sens de la réalité sociale

Stéphane Baciocchi, Alain Cottereau & Marie-Paule Hille

Ce recueil d’ethnographies est né d’un partage d’expériences d’enquête dans les milieux sociaux les plus divers, des confins du Tibet à plusieurs pays d’Amérique latine, de la Chine aux banlieues de Paris, en passant par la Grande-Bretagne, l’Espagne et Cuba. Les exigences de compréhension sur le terrain ont amené à adopter des postures d’immersion variées : d’une présence à peine tolérée, sous des régimes politiques autoritaires ou clientélistes, jusqu’à la participation citoyenne en plénitude souveraine, dans le cas d’un jury d’assises français. Et entre les deux, une historienne revisitant des archives sous-estimées d’enquêtes ethnographiques, un observateur admis dans une bande de « casseurs » mobilisée ad hoc, une stagiaire au guichet d’une préfecture, un résident de longue durée dans un hôtel d’hébergement d’urgence. Ces milieux sociaux en action, observés sur de longues périodes, ont été saisis dans leur temps de déroulement présent ou historique.

Les textes qui composent notre ouvrage sont le fruit d’un travail réflexif sur l’enquête de terrain. Une expérimentation collective s’est en effet progressivement imposée, en lien avec les investigations de chacun des auteurs : aborder de front les techniques de description à partir de notes de terrain mises en partage. Ces exercices d’écriture, nourris par des allers-retours successifs sur le terrain, ont été initiés au sein du séminaire « Pratiques d’enquête et sens de la réalité sociale » animé principalement par Alain Cottereau et Stéphane Baciocchi, puis poursuivis, à partir de 2007, dans un atelier de doctorants « Enquêtes-écriture ». Au fil de nos discussions, une interrogation commune se dessinait. Comment trouver des voies alternatives pour éviter deux écueils : d’un côté, risquer d’ensevelir les réalités sociales observées sur le vif sous un surplomb interprétatif←9 | 10→ savant, de l’autre, ne pas nous limiter à suggérer les mondes des enquêtés dans un brouillard impressionniste1 ?

Dans les pages qui suivent, nous décrirons en détail notre conception commune des pratiques d’enquête, avant d’en présenter les résultats. Nous verrons ainsi comment, collectivement, en partageant nos notes de terrain, nous avons fait place à un travail de description et de traduction rigoureusement situées de la réalité sociale des milieux observés. Le journal de terrain, élaboré comme instrument privilégié de cette expérimentation ethnographique, permet seul de rendre compte des lignes de partage entre compréhensions interne et externe, en cours et après-coup. Seule, nous semble-t-il, une attention critique portée à cet « autre côté » des relations d’enquête, celui des actions en cours, des significations internes et, finalement, des pertinences locales, permet de décrire un pouvoir des gouvernés autrement peu visible.

De l’observation externe aux pertinences locales

S’exercer à décentrer le regard

Pour y parvenir, une coopération au long cours, peu courante, a pris corps au sein de l’atelier où nous avons mis à plat les différentes phases du←10 | 11→ processus qui mène des observations et situations vécues sur le terrain au compte rendu ethnographique. Un premier pas, décisif, aura été de mettre en commun les premières notations prises par chacun sur le terrain, dans le vif des interactions, et de réfléchir ensemble aux différentes manières d’agencer la description des situations observées2. La dynamique engagée par ce partage des brouillons d’écriture a propulsé plus loin l’expérience. Les premières descriptions mises en discussion, au lieu d’être des fixations synthétiques de notes éparses, ont en effet fonctionné comme autant de moments de relance des questions à résoudre par l’enquêteur sur le terrain. Nos réunions ont ainsi été rythmées par des va-et-vient entre discussions collectives sur les situations rapportées et immersions individuelles à nouveaux frais dans les milieux étudiés. Toutes sont le fruit de navettes entre description et terrain en deux, trois allers-retours et plus, jusqu’à accéder à un niveau de décentrement depuis lequel puissent être saisies les pertinences locales. Ces navettes relèvent d’une exigence que l’on retrouve condensée de façon suggestive dans un aphorisme de Wittgenstein : « … on apprend à mieux voir un visage, si on le dessine »3. En quelques mots s’y trouve résumée la nature de la description comme succession d’esquisses et comme entraînement au discernement, et non comme simple consignation mimétique des observations.

S’agissant d’apprendre à mieux voir en décrivant, des opérations complexes de discernement ont émergé. La plus importante a été de situer le basculement, depuis une première vision de l’observateur extérieur, vers les intelligibilités internes des milieux observés. Un décentrement de ce type est mis en évidence dans le chapitre introductif de notre ouvrage par←11 | 12→ l’analyse des notes de deux enquêtrices du Mass Observation. La description détaillée par Gay Taylor de l’intérieur d’une maison ouvrière – son décor, ses papiers peints – pourrait être comprise comme une différence de goût entre classes sociales : c’est un aménagement intérieur populaire fort peu « distingué », au sens de Pierre Bourdieu, ou fort peu « respectable », au sens de Richard Hoggart4. À cette impression frappante produite par l’intrusion de l’enquêtrice dans le foyer d’une famille de dockers vient se substituer une compréhension différente, documentée par les précédentes enquêtes approfondies du même Mass Observation en milieu ouvrier : les femmes au foyer, depuis deux décennies, déplorent l’inadaptation des logements sociaux, notamment les revêtements muraux. Dans les notes ethnographiques de Gay Taylor, l’attention s’est déplacée, abandonnant le décalage des goûts qui, au premier contact, saute aux yeux. À la place, son regard est guidé par les jugements critiques des habitantes. Deux éléments ont rendu possible le passage d’une compréhension à l’autre : l’entraînement des enquêtrices à accéder aux points de vue locaux, grâce à une familiarisation avec les milieux concernés, et la transmission d’expériences entre enquêteurs du Mass Observation5.

La déprise : réajuster la position d’observateur

En sciences sociales, une confusion des pertinences internes et externes se joue également à un autre niveau : l’exotisation des milieux décrits. Celle-ci est commune aux observations en sociétés méconnues ou familières. Elle s’opère←12 | 13→ à travers une sorte de narcissisme culturel ou social, centré sur les impressions que produit l’étrangeté des rencontres sur l’enquêteur, l’empêchant de se déporter réellement vers l’intérieur des mondes à découvrir. Sa forme la plus typique et la plus durable habite la littérature de voyage. C’est ce que rappelle avec force Claude Lévi-Strauss avec l’ouverture cinglante de ses Tristes tropiques : « Je hais les voyages et les voyageurs6. »

Se déprendre de ces tableaux qui frappent l’observateur extérieur implique donc de se rendre accessible aux interactions locales, véhiculant leur propre intelligibilité, et d’abandonner tout surplomb « savant » qui, sous prétexte d’un positionnement objectif, placerait l’enquêteur hors d’atteinte des relations entre sujets singuliers. Ce que désigne une formulation emblématique plus ancienne, celle de l’enquêteur de plain-pied avec ses interlocuteurs, c’est-à-dire en relation d’échanges réellement réciproques, où l’enquêteur accepte le risque d’être affecté en se livrant tout autant qu’il demande aux autres de se livrer7.

Cette nécessité de l’enquête – se rendre accessible aux interactions locales dans leurs significations internes – rejoint une mise au point exposée par Jeanne Favret-Saada dont les travaux ont abondamment nourri notre réflexion. L’expression « observation participante » est en effet malencontreuse, explique-t-elle, si elle signifie prétendre être à la fois observateur et participant : la position d’observateur détaché met hors-jeu des intelligibilités internes au terrain. C’est seulement en étant « affecté » et touché par des relations imposées à l’enquêteur sur le terrain, que peut commencer la compréhension de ce qui est en jeu8. Parmi les pertinences locales, inaccessibles à l’observateur externe, se trouvent des évidences d’arrière-plan jamais explicitées, les savoir-faire qui ne peuvent être saisis indépendamment de leur pratique, ou encore l’instauration de barrières de←13 | 14→ compréhension entre milieux, invisibles de l’extérieur, largement décrites dans la plupart des textes de notre recueil.

Sur ces dimensions, l’un des exemples discutés en atelier résume l’écart entre un positionnement narcissique et un positionnement expérimental : lorsqu’on est pris par exemple pour un espion, comment réagir et, surtout, quelles notes prendre ? Spontanément, le réflexe serait de commenter, pour soi, sur le mode du journal intime : qu’est-ce que cela me fait d’être pris pour un espion ? L’enquête ethnographique, elle, répond à une autre question : qu’est-ce que cela m’apprend d’être pris pour un espion ? La réponse à cette dernière est un fil conducteur qui traverse toute l’ethnographie politique sur l’enclave de Mélilla. Dans ce microcosme, les places successives assignées à l’enquêteur le mettent directement en prise avec « les jeux du clientélisme et de la démocratie », parmi des réseaux soupçonneux dont les pratiques clientélistes, dans un pays de constitution démocratique, sont fragilisées par les révélations publiques.

L’accès aux pertinences locales est éminemment plus difficile pour les historiens, faute d’interactions directes avec les milieux étudiés, mais le travail en atelier a montré que des substituts pouvaient être trouvés, à partir du moment où la recherche méthodique des traces de compréhensions sur le vif devient prioritaire. Sous cet angle, les archives d’anciennes recherches ethnographiques, si elles conservent les notes de terrain, s’avèrent de précieux documents, irremplaçables. Le texte de ce recueil sur le Mass Observation en offre une illustration, tout comme l’exemple de basculement donné dans un autre ouvrage, revisitant des enquêtes de Robert Hertz, qui identifie le moment où le regard du voyageur se décentre tandis que « le terrain s’impose »9.

L’intelligence des énonciations : la traduction située

La déprise des pertinences de l’observateur pour accéder aux pertinences locales a constitué, nous l’avons vu, une première étape. Cet exercice n’a pas seulement permis d’engager des clarifications sur l’intelligibilité interne←14 | 15→ des situations, il a aussi réglé un problème d’un autre ordre : comment « décrire une situation »10 ?

Au départ, le détail des descriptions est sans limite, et pousser l’exercice – détailler encore et encore – a donné le vertige à plus d’un. Puis, à l’expérience, un critère a été retenu puis systématisé : découvrir et s’en tenir aux détails pertinents pour les milieux et les interactions concernés. Si ce principe est simple à formuler, sa réalisation conduit à de nouvelles opérations méthodiques, qu’il a été fructueux d’expliciter à leur tour.

La notion de situation, en ethnographie de l’action, rejoint en partie la notion de situation en linguistique dite « énonciative », dans la mesure où ce courant, né dans les années 1960, diffusé sous divers noms d’école, ne conçoit pas de séparer les énoncés langagiers de leur situation d’énonciation11. C’est le lien entre énoncé et acte d’énonciation qui fait sens, et tant qu’un énoncé n’a pas été effectué, il n’y a pas de signification déterminée, il n’y a que des potentiels de signification. Dans cette optique, la linguistique énonciative ne travaille les énoncés que sur des corpus situés d’occurrences effectives, avec leurs variations.

Nous n’avons pas étendu ces travaux jusqu’à la linguistique stricto sensu, mais nous en avons partagé ce point crucial : l’intelligibilité des énoncés n’est pas séparable des situations d’énonciation, et, de même, l’intelligibilité des actes n’est pas séparable des actions situées. Il en est sorti des éléments d’écriture communs à tous les textes présentés dans ce recueil. Les énoncés sont saisis et exposés dans la situation d’énonciation première (qui dit quoi en première personne ? à qui ? et comment ?), les interactions verbales et non verbales ont été notées méthodiquement avec leurs contextes, donnant lieu à la description de larges variétés de cours d’action. Techniquement, il importait de distinguer le « je » sujet de l’énonciation et le « je » sujet des énoncés linguistiques. En pratique, il fallait différencier le « je » enquêteur pris dans les interactions sur le terrain et le « je » auteur du compte rendu.←15 | 16→

Cette exigence en a entraîné une autre, relative à la pluralité des formes d’oralité rencontrées, que ce soit dans le cas de langues étrangères, souvent dialectales, d’argot ou de jargon. Les questions de transcription et de traduction prenaient une amplitude féconde et exemplaire de problèmes identiques à résoudre par chacun : éclairer, aux yeux du groupe, non plus simplement la langue, mais les références indigènes aux situations12. On retrouve une trace de ces discussions dans le texte d’Irene Ramos-Gil. Ses premières descriptions ne traduisaient pas le terme pueblo (village) tant il lui était familier. Or il a fallu s’y résoudre en raison d’une possible polysémie (village/peuple) et du niveau d’échelle qu’il engageait. Pareille difficulté s’est retrouvée dans le travail d’écriture de Xénia de Heering qui se heurtait à la notion de rgyal khab en tibétain, d’abord traduite par « pays », puis après un ensemble de discussions, par « état ». Dans le texte de Marie-Paule Hille, c’est l’usage de la notion chinoise « moderne » de da jiating (grande maison) qui est scruté à la lumière des différentes significations qu’elle a pu revêtir d’une génération à l’autre et, travail d’ethnographe tout autant que d’historien, en déterrant les expressions indigènes auxquelles la notion s’est substituée13.

Ces glissements réflexifs concernant la traduction des sources d’enquête, travail que l’on croyait réservé à l’édition et au commentaire des grands textes classiques de sciences sociales, laissent immédiatement entrevoir les enjeux en termes d’analyse politique. En outre, cette attention particulière portée aux problèmes de traduction a poussé certains auteurs à insérer des commentaires explicatifs en note de bas de page ou bien à inscrire dans le corps du texte des termes en langue étrangère relevant d’une opération d’évaluation de la part des enquêtés ou renvoyant à des significations en lien avec le cours d’action observé. Ce travail de distinction sur les formes d’oralité, le souci de traduire, parfois de façon différenciée, un même terme, donnent un relief sinon une orientation ethnolinguistique aux ethnographies rassemblées.

La notion de traduction opère ainsi à deux niveaux : au sens courant de la traduction d’une langue à l’autre, étendue ici aux difficultés de traduire←16 | 17→ les formes orales locales dans une langue étrangère14. Mais aussi à un niveau métaphorique, qu’avait par exemple développé Clifford Geertz dans Islam Observed : l’activité anthropologique tout entière consiste à traduire les savoirs locaux d’une culture à l’autre15.

Le journal denquête redéfini comme compte rendu dexpériences

Entre moi et ce qui m’arrivait, il fallait un tiers, le journal. Il y a aussi des moments où j’éprouve le besoin de comprendre, et je me fais de la théorie. Il faut comprendre comment ça vient, la théorie,

en situation16.

Décrire les pertinences locales à des fins de compréhension appartient à une exigence scientifique plus large commune aux travaux de sciences dites exactes : établir des comptes rendus d’enquête prenant valeur de preuve. Déjà Bronislaw Malinowski, dans son œuvre considérée par la suite comme fondatrice de l’anthropologie britannique, avait indiqué un chemin : déplorant une tradition de coupure entre sciences physiques et sciences morales, il avait mis en relief comment les moyens d’accès aux compréhensions locales constituaient l’homologue des dispositifs expérimentaux en sciences exactes. Au lieu de les cacher, il fallait les exposer. En voici une formulation des plus explicites :

Résumé des informations

Pages
488
Année
2018
ISBN (PDF)
9782807606418
ISBN (ePUB)
9782807606425
ISBN (MOBI)
9782807606432
ISBN (Broché)
9782807606401
DOI
10.3726/b14548
Langue
français
Date de parution
2018 (Décembre)
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, New York, Oxford, Warsawa, Wien, 17 ill. color, 17 ill. b/w, 5 tab. b/w

Notes biographiques

Alain Cottereau (Éditeur de volume) Stéphane Baciocchi (Éditeur de volume) Marie-Paule Hille (Éditeur de volume)

Stéphane Baciocchi est ingénieur de recherche à l’EHESS (Centre de Recherches Historiques) et membre affilié au Centre d’étude des mouvements sociaux. Alain Cottereau est directeur d’études à l’EHESS (Centre d’étude des mouvements sociaux). Marie Paule Hille est maître de conférences à l’EHESS (Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine).

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Titre: Le pouvoir des gouvernés
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