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Hécube d'Euripide, traduction en vers

de Bruno Garnier (Auteur)
Monographies 168 Pages

Résumé

Le présent ouvrage offre une traduction inédite de la tragédie d’Euripide Hécube, en plaçant le texte grec en regard du texte français. Cette traduction se veut une défense et une illustration de la traduction poétique de la tragédie grecque ; elle prend donc une place déterminée dans une longue série de traductions de cette œuvre et vise à relancer le processus de sa réception littéraire.
Dans la langue grecque du Ve siècle avant Jésus-Christ, comme dans la littérature dramatique française, de la Renaissance au siècle de Victor Hugo, la versification remplit une fonction consubstantielle à la tragédie et au drame romantique. La forme poétique produit des effets immédiats sur le lecteur ou le spectateur, par ces contraintes familières et par de soudaines variations de rythme et de sonorités au sein d’une versification immédiatement reconnue comme un marqueur du genre. La prose académique ne prétend pas rendre la dimension musicale du vers grec. Or le vers français est devenu, depuis les romantiques et grâce aux innovations des surréalistes, un instrument d’une incomparable souplesse pour traduire la poésie ancienne.
Par ailleurs, Hécube entretient des correspondances étonnantes avec notre époque. Les anciennes valeurs sont interrogées, certains aspects de la démocratie sont critiqués, la conduite de la guerre, cruelle aux vaincus mais dont les suites sont redoutables pour les vainqueurs, la question des femmes dans un monde d’hommes sont déjà posées. Hécube, qui figurait en tête de tous les recueils légués par l’Antiquité, a fait l’objet d’une réception dans la littérature française d’une richesse exceptionnelle, ainsi que d’une profusion de traductions qui en fait presque un musée de la traduction de la tragédie grecque en français. Pourtant, aucune ne s’était encore proposé de conjuguer forme poétique et précision philologique. Puisse le défi constitué par la présente traduction ouvrir de nouvelles voies tant pour la lecture de la tragédie grecque que pour l’exercice de sa traduction.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Introduction
  • Interprétations de la pièce
  • Traduire Hécube, entre belles infidèles et laides fidèles
  • L’impasse herméneutique
  • De la langue au texte
  • Lire pour traduire
  • Pourquoi traduire en vers ?
  • Pour conclure : vers une traduction poétique des tragiques
  • Ouvrages cités
  • Hécube d’Euripide, traduction en vers français
  • Prologue
  • Parodos
  • Premier Épisode
  • Premier Stasimon
  • Second Épisode
  • Second stasimon
  • Troisième Épisode
  • Troisième stasimon
  • Exodos

← 8 | 9 →

Introduction

Hécube fut admirée des anciens, bien qu’elle ne reçût pas de prix lors de sa première représentation en 424 avant Jésus-Christ1. C’est à l’époque alexandrine qu’elle fut considérée comme le drame tragique par excellence, ce qui lui valut de figurer en tête du Choix byzantin. Dans la production du dramaturge, qu’on s’accorde à évaluer à une cinquantaine d’années, de 455 (Les Péliades) à 406 (Les Bacchantes), Hécube est située à la charnière d’une période marquée par des œuvres patriotiques sur fond de guerre du Péloponnèse (Les Héraclides, ~430, Thésée, 455-428), et d’une période qui exprime la désillusion du poète à l’égard de l’absurdité de la guerre, avec Hécube (424) Érechthée (~422) et Les Troyennes (415)2.

La situation militaire d’Athènes est singulièrement troublée durant toutes ces années riches en victoires contestées, en défaites et catastrophes en tous genres. L’année 431 fut celle de l’invasion de l’Attique par les Spartiates et leurs alliés ; les années suivantes, 430-429, sont celles de la peste. Les exactions se multiplient et les torts sont partagés dans les deux camps, athénien et spartiate, durant toute la guerre du Péloponnèse. La guerre ne cesse pas pendant la période où Euripide écrit Hécube. Après une trêve en 423 entre Athéniens et Spartiates, les hostilités reprennent dès l’année suivante. On ne s’étonne pas que la guerre soit la toile de fond de la plupart des tragédies qui précèdent et qui suivent immédiatement Hécube3, et ses désordres conduisent Euripide à dénoncer le sort fait aux vaincus par les vainqueurs, mais aussi le mercantilisme, la cupidité et la démagogie des chefs de guerre. Cependant, le patriotisme coexiste dans son œuvre avec la répulsion du poète pour les excès de la guerre. Dans Érechthée, tragédie composée en 422 ou 423, le chœur des vieillards ← 9 | 10 → chante la lassitude des conflits et élève un vibrant plaidoyer pour la paix4. Mais dans cette même pièce, on entend Praxithéa, femme du roi d’Athènes, justifier en termes patriotiques le choix d’obéir à l’oracle de Delphes qui exigeait le sacrifice de leur fille Chtonia en échange de la victoire5. Dans Hécube, le patriotisme des vainqueurs est souvent teinté d’arrogance :

Gardez-vous d’admirer une mort exemplaire,
Barbares ! Notre Grèce, ainsi, sera prospère,
Et vous aurez un sort conforme à vos avis ! (v. 328-3316).

Cependant la démesure d’Ulysse n’apparaît pas au premier abord, lorsqu’il est prié par Hécube de se souvenir du jour où c’était lui, l’esclave suppliant prosterné à ses genoux. Venu espionner Troie en haillons, il avait été démasqué par Hélène en pleine guerre et livré à la reine. Ulysse reconnaît sa dette et ne se dérobe pas tout d’abord :

Hécube, écoutez-moi. Que votre exaltation
N’entende pas la haine où parle la raison.
Vous m’avez fait du bien, et certes, je m’engage
À préserver vos jours, ce n’est pas vain langage (v. 299-302).

Mais cette modération n’aura qu’un temps, au point de sembler toute rhétorique. Car dans Hécube, le patriotisme est un miroir à deux faces qu’Euripide tend aux spectateurs athéniens : tantôt une valeur à célébrer, tantôt, une pente dangereuse vers l’hybris, la démesure. Ainsi, c’est bientôt une fin de non-recevoir arrogante qu’Ulysse oppose à Hécube et pour la justifier, il invoque le soi-disant droit du vainqueur (v. 304-305), qui est un argument d’autorité habillé en termes patriotiques7. Mais l’outrance le gagne à un degré de plus lorsqu’il n’hésite pas à mentionner la compétition des malheurs subis par les deux peuples belligérants (v. 321-323). Ulysse est un personnage désuni. Il est d’abord lié à Hécube par la dette morale que nous venons de rappeler. Puis, venu arracher Polyxène ← 10 | 11 → aux genoux de sa mère pour la faire égorger sur le tombeau d’Achille, il redoute le courroux de Zeux suppliant, si Polyxène venait à lui toucher la main droite ou le menton en l’invoquant (v. 342-345). Mais Ulysse est en vérité soumis aux usages de la guerre et du pouvoir, à l’image de tous les chefs démagogues : en eux, ce sont des forces supérieures à la parole donnée et au sentiment de la justice bafouée.

Plus loin, lorsqu’Agamemnon, lui aussi, sera prié par Hécube de l’assister, cette fois dans le châtiment de Polymestor, le roi des Argiens ne cherchera pas non plus, tout d’abord, à nier les sentiments de compassion que lui inspire Hécube (v. 850-853).

Le cas d’Agamemnon est plus éloquent encore que celui d’Ulysse. Lorsque la servante, ramenant le corps de Polydore, le dévoile à Hécube, celle-ci découvre l’ampleur du désastre, elle reconnaît son fils et désigne le coupable (v. 681-683). La péripétie (περιπέτεια8) initiée par la reconnaissance (ἀναγνώρισις9) de Polydore déclenche en Hécube le mécanisme de l’action nécessaire et met un terme à la passivité de la plainte. Ce n’est toutefois que dans le dialogue avec Agamemnon que le spectateur en prend toute la mesure10. Ce n’est plus une lamentation sur le sort de son fils ou sur le sien, qu’elle énonce, mais la révélation de l’ignominie du criminel Polymestor, qui a tué un enfant confié à ses soins par son père :

[…] Innommable fureur,
Indicible, au-delà même de la stupeur,
Impie, insupportable ! Où est la loi sacrée
De l’hospitalité ? (v. 714-715).

L’assassinat de Polydore confronte Hécube non seulement à une blessure personnelle, mais aussi à la transgression de la loi sacrée qui régit à la fois les rapports des hommes entre eux (ὅσιος, v. 715, 788, 790, 792, 853 et 1235) et les rapports entre les dieux et les hommes (v. 799-800). Ce faisant, Euripide fait passer le spectateur du registre de la pitié à celui de la terreur, selon le précepte aristotélicien11. Hécube s’adresse ← 11 | 12 → à Agamemnon en tant que chef garant des règles fondamentales de la justice des hommes, pour tenter de partager avec lui la reconnaissance de la terrible transgression de la loi sacrée :

Cette loi, qui requiert votre main protectrice,
Si on la foule aux pieds, qu’échappe au châtiment
Celui qui tue un hôte ou qui ose, impudent,
Des sanctuaires des dieux voler le bien auguste,
Chez les hommes plus rien ne peut s’appeler juste (v. 802-805).

La loi sacrée à laquelle Hécube fait référence transcende l’inégalité des conditions : esclaves et maîtres, vainqueurs et vaincus, puissants et assujettis, y sont soumis. En face d’elle, Agamemnon offre le spectacle d’une puissance politique impuissante à faire respecter le droit. La conservation du pouvoir et le droit du vainqueur sur le vaincu paralysent Agamemnon et annihilent son libre-arbitre (v. 857-863).

Du point de vue de la construction dramatique, le châtiment de Polymestor éclaire la fable de Polyxène qui l’a précédé en marquant une progression dans le pathétique, dont n’apparaît qu’au second plan la valeur politique. À la tradition archaïque selon laquelle Polyxène était demandée par le fantôme d’Achille comme épouse12, Euripide, sans y renoncer totalement13, a préféré enrichir cette requête par la condition impérative de l’heureux retour de la flotte grecque en ses foyers14. En cela, le sacrifice de Polyxène, au moment du retour, devient le symétrique de celui d’Iphigénie, au départ de la flotte vers Troie15 : autant que l’hommage à rendre au héros défunt, le sacrifice de Polyxène devient l’enjeu du salut collectif des Grecs. Dès lors, la réponse d’Ulysse, qui ne peut ← 12 | 13 → accorder à Hécube la grâce de Polyxène, est le fruit d’un dilemme entre l’acquittement d’une dette personnelle et la raison d’État. Cependant, c’est Polyxène qui résout le conflit in extremis en transformant l’offrande à Achille en sacrifice volontaire :

[…] En livrant à l’Hadès ma personne,
Je veux que mon regard d’un libre éclat rayonne.
Conduisez-moi, Ulysse, allez causer ma mort !
Penser ou espérer jouir d’un heureux sort,
Je ne vois, près de nous, rien qui m’y encourage (v. 367-371).

Polyxène se définit en opposition au caractère révolté de sa mère, toutes deux pourtant unies dans le regret de la liberté perdue et la haine de la servitude promise16. Mais Polyxène n’est pas la virago qu’en feront Ovide et Sénèque17. Euripide place dans sa bouche, en termes très simples, le regret des plaisirs terrestres d’une jeune princesse, dont la guerre l’a privée, et celui de l’amour qu’elle n’a pas connu ici-bas (v. 349-353). Le courage et la résignation éclairée de Polyxène ont un double effet rédempteur : sur les Grecs, c’est l’admiration devant son héroïsme, c’est son courage et c’est cette leçon de liberté qui rallient toute l’armée à sa cause et font pleurer les soldats rassemblés pour le sacrifice. Tous, les bourreaux et la victime, semblent unis dans une forme de fatalité causée par la guerre, pourtant achevée, mais qui continue d’imposer une contrainte cruelle. Pour Hécube, l’héroïsme de Polyxène a la valeur d’une consolation (v. 589-592).

C’est précisément ce début de résilience chez Hécube auquel la découverte du corps de Polydore met un terme brutal. Ce nouvel épisode surgit au moment où semblait se dissoudre l’horreur de la guerre dans la communion autour de la noblesse de la jeune fille. La reconnaissance du corps de son fils est infiniment douloureuse pour Hécube, mais c’est un mal nécessaire au mouvement ascendant de la tragédie qui, d’une situation singulière, va tourner vers la descente du genre humain aux ← 13 | 14 → abîmes de l’ignominie. La reconnaissance du corps de Polydore dévoile la nature profonde du crime de Polymestor : c’est un crime contre l’humanité, commis par « un hôte impie, être sans religion, / Infidèle au devoir, coupable d’injustice » (v. 1235). La situation exceptionnelle qui a conduit Priam à confier son fils à Polymestor remplit la fonction de révélateur de la profonde inhumanité du roi thrace dans des proportions qui sont à l’échelle des circonstances de la guerre. Ce n’est pas la guerre qui rend Polymestor cupide, mais elle démultiplie l’ampleur de sa cupidité à l’échelle de l’humanité. Justice sera finalement rendue, quand les Troyennes auront tué les deux fils du roi thrace (victimes pourtant innocentes) et crevé les yeux de Polymestor, mais sans autre assistance de la part d’Agamemnon qu’une non-intervention et qu’un jugement favorable in fine à celle qui en fut le bras armé, prononcé du bout des lèvres (v. 1240-1242).

Interprétations de la pièce

Si le théâtre d’Euripide a été considéré comme un modèle à imiter par les dramaturges français, c’est parce que son œuvre a donné l’impression trompeuse d’être moins religieuse, moins hiératique et plus psychologique que celles d’Eschyle et de Sophocle. La critique, depuis la fin du XIXe, mais surtout depuis le dernier quart du XXe siècle, a été marquée par un recul vis-à-vis de cette approche psychologisante, partiellement sous l’influence de la critique anglo-saxonne, ouvrant la voie à de nouveaux registres interprétatifs dont nous examinerons quelques réalisations à propos d’Hécube.

Du côté francophone, l’approche académique de la tragédie grecque fut longtemps marquée par la référence à la Poétique d’Aristote. Or, comme le fait observer Claude Calame, Aristote fait de la tragédie un art essentiellement narratif, centré sur le μῦθος compris comme intrigue, et sur les caractères, c’est-à-dire sur les protagonistes de l’action définis par leurs traits psychologiques. La Poétique semble écarter deux autres caractéristiques de la tragédie grecque attique : l’ὄψις, vision, terme qui renvoie à la mise en scène et au spectacle, et μελοποῗα, musique mais aussi théorie musicale, c’est-à-dire poétique du chant. Or dans l’un et l’autre de ces aspects réside une part importante du rituel et du religieux à travers lesquels s’inscrit la tragédie. L’attention des commentateurs s’est longtemps focalisée « sur l’action tragique et sur son protagoniste principal, le héros tragique (qui est souvent une femme…) ; et ceci ← 14 | 15 → indépendamment de la dimension musicale et rituelle de la tragédie, indépendamment du rôle central joué par le groupe choral et par ses interventions chantées en diction et rythme méliques18 ». C’est, selon Claude Calame, après le mouvement social de Mai-68 qu’on observe un tournant épistémologique dans l’interprétation de la tragédie grecque, par le développement des sciences humaines, notamment la sociologie, la sociohistoire et l’anthropologie structurale19. Mettant en cause la filiation directe entre les Grecs et nous, les sciences humaines ont conduit à étudier les éléments structurants d’une époque et d’une culture spécifiques à un temps et à un espace donnés20. Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet ont vu, dans la tragédie grecque, un phénomène social, esthétique et psychologique : une réalité sociale par l’institution des concours de tragédies lors des grandes Dionysies qui étaient des fêtes religieuses, une création artistique par l’avènement d’un genre musical et littéraire et une mutation psychologique par l’avènement d’une conscience tragique21. Ne voir dans la tragédie grecque que la mise en forme narrative et littéraire d’un scénario mythique en ne tenant compte ni de sa dimension musicale et chorégraphique, ni de sa dimension scénique, c’est passer à côté de précieux indices pour tenter d’approcher la réalité de ce qu’elle fut.

Avant de revenir sur ces aspects fondamentaux, il nous semble utile de souligner qu’il serait tout aussi erroné de nier le soin avec lequel Euripide a façonné psychologiquement ses personnages22, tout comme les dimensions philosophiques et politiques de leurs propos. Ce n’est certes pas à la psychologie des personnages pour elle-même qu’Euripide s’intéresse. Pas davantage, on ne peut dire que son théâtre soit un théâtre d’idées. Ce qui l’intéresse surtout dans l’étude de l’homme, ce sont les mécanismes de l’esprit. Pour Euripide, le sentiment du tragique est ← 15 | 16 → d’ordre intellectuel et la lucidité des personnages s’exprime à travers une prise de conscience tragique23. Dans Hécube, c’est la reine éponyme qui accède peu à peu à cette lucidité :

Mon rêve est clair, hélas ! mes yeux l’ont discerné,
Le spectre à l’aile noire, et n’ont pas oublié !
Dans ce songe, ô mon fils, je te voyais paraître.
Sous la clarté de Zeus tu avais cessé d’être. (v. 702-706)

La connaissance à laquelle accède Hécube dès lors qu’elle est capable de comprendre son rêve nocturne est consubstantielle au sentiment du tragique24, et l’intellectualité du poète doit être perçue à travers le statut qu’il donne à ses héros, à travers le traitement qu’il fait subir à l’action et à travers l’évolution des formes théâtrales. Il est donc possible de lire Hécube, ainsi que d’autres tragédies d’Euripide, comme une pièce initiatique pour le personnage central25, et c’est en quoi l’évolution psychologique du personnage, qui est une évolution mentale et cognitive, rejoint la dimension religieuse de la tragédie.

Car le parcours initiatique d’Hécube est semé d’embûches, non seulement par les souffrances qui succèdent aux souffrances, mais aussi et peut-être surtout par la perte de sens des mots qui fait obstacle à la clairvoyance du personnage à propos de son destin. Les mots des mortels sont-ils de quelque utilité ? Dans Hécube, les messages reçus sont impénétrables, comme les messages émis ne sont pas compris. On peut dire en ce sens que la tragédie d’Hécube est une tragédie du langage. Les valeurs sont renversées, inversées : les puissants sont impuissants, les hôtes sont des assassins.

La persuasion « seule est reine des gens » (v. 816), mais pour les tromper et consolider le pouvoir de ceux qui savent en user pour berner le peuple (cf. v. 254-257). Et si Euripide paraît recommander l’enseignement des Sophistes (v. 814-819), c’est une déploration ironique ou un recours désespéré devant l’incapacité manifeste de convaincre ses interlocuteurs par l’exposé sincère de la seule vérité. Car la vérité en elle-même ne convainc pas. Hécube déplore que les beaux discours ne s’accordent pas ← 16 | 17 → avec les actes vertueux, et que la vertu, par sa seule force, ne soit pas éloquente26 :

Plût au ciel qu’aux humains, Agamemnon, jamais
La langue ne donnât raison contre les faits.
Si l’on s’est occupé de quelque utile affaire,
Utilement parler est chose nécessaire.
Mais si, l’instant d’après, c’est un acte honteux,
Les discours prononcés devraient rendre un son creux.
L’injustice devrait ignorer l’éloquence (v. 1187-1194).

La vérité ne convainc pas mais, ce qui est plus grave encore, elle se dérobe à tout effort d’interprétation. Les spectateurs constatent les effets dévastateurs produits sur les facultés d’entendement des personnages soumis à l’épreuve de faits prodigieux (θαῦμα, v. 680, θαυμάτων, v. 714) et des mots introuvables pour leur donner sens. C’est en vain qu’Hécube évoque les dons divinatoires d’Hélénos et de Cassandre, ses enfants, pour comprendre un rêve inquiétant (v. 87-88). L’épreuve la plus redoutable est envoyée par les dieux, qui se jouent des mortels et jettent le trouble dans leur esprit, comme l’expliquera fort bien Polymestor (v. 958-960), avant d’en être victime lui-même ! À maintes reprises est invoquée la persécution infligée à Hécube par une mystérieuse puissance divine, un « démon » (δαίμων, v. 197, v. 201, v. 723, v. 1087), qui lui veut du mal, sans qu’elle parvienne jamais à en trouver un autre qui lui soit favorable (v. 164). Mais c’est surtout Dionysos qui plonge les mortels dans l’incompréhension de leur destin et rend inopérantes les tentatives d’interprétation de ce qui leur arrive comme de ce qui les attend27. La dimension dionysiaque du tragique est très présente dans Hécube. L’auteur des Bacchantes met le délire bacchique dans l’esprit de la reine lorsqu’elle découvre le cadavre de son fils (v. 684-687), et plus loin Polymestor, les yeux crevés par les aiguilles des Troyennes, est la proie d’hallunications qui les lui font paraître sous les traits d’infernales bacchantes (v. 1077), avant qu’il semble soudain doté du pouvoir de divination inspiré par ← 17 | 18 → Dionysos lui-même (v. 1267). Quand Dionysos intervient de la sorte, non seulement la raison des personnages défaille, mais la métrique est déréglée : au rythme ïambique des trimètres dans les dialogues parlés succèdent alors des mélopées en vers mêlés, qu’accompagnaient la flûte sur la scène du théâtre attique : la forme est ici signifiante au même titre que le sens des mots.

Cependant, la sagesse est accessible aux mortels, au terme d’un long parcours d’initiation, à condition qu’ils fassent œuvre de piété en acceptant la nécessité d’origine supra-humaine, qui ne se peut pas fléchir (voir le vers 1295, qui est le dernier d’Hécube). Ne leur restent alors pour se gouverner qu’une lucidité résignée à l’égard du destin et l’idée de justice à l’égard des hommes.

L’enjeu de la représentation est bien de nature théâtrale : Hécube, avec sa fonction intellectuelle, constitue un élément de la mise en scène. Parallèlement, Euripide multiplie les effets spectaculaires qui ont aussi une portée symbolique, tels que l’eccyclème, machinerie tournante permettant de montrer tantôt l’intérieur tantôt l’extérieur d’un lieu, à la fin de la parodos d’Hécube et plus tard quand Polymestor sort de la tente des Troyennes.

Contrairement à ce qu’on a pu dire, [Euripide] ne se désintéressait pas de la mise en scène bien au contraire. Nous en voyons une preuve dans le recours constant que l’on peut observer dans ses drames à l’un des procédés le plus sophistiqué : la méchanè. C’est peut-être Euripide qui a conçu le premier le décor à paraskénies28.

À la valeur initiatique du parcours tragique d’Hécube, Euripide n’hésite pas à sacrifier certaines catégories pourtant constitutives de l’identité politique de la Grèce. Si l’on prend l’exemple de l’opposition entre Grecs et barbares29, l’examen de l’identité d’Hécube montre qu’elle ne s’inscrit pas dans un rapport antithétique avec les Grecs. La frontière entre la reine troyenne et ses nouveaux maîtres est floue : les liens personnels d’amitié ou les devoirs d’hospitalité sont malmenés. Les concepts de liberté et d’esclavage ne recoupent pas les statuts de maîtres et d’esclaves30. ← 18 | 19 → Polyxène, une captive, choisit de mourir volontairement pour affirmer sa liberté de manière paradoxale : c’est elle qui raffermit la résolution d’Ulysse, en lui enjoignant de prendre courage (ϴάρσει, v. 34531). Le comportement de Polyxène lors de son sacrifice montre qu’elle poursuit sa résolution de mourir libre (v. 521-582). Inversement, Hécube déplore le fait qu’Agamemnon soit prisonnier de l’opinion du groupe auquel il appartient et elle inverse les rôles entre esclave et personne libre, comme elle l’avait fait devant Ulysse, en lui rappelant qu’il fut, un jour, esclave suppliant à ses genoux (v. 249).

Selon Paul Schubert, les relations entre Hécube, les héros Grecs et Polymestor « reflètent une interrogation sur certaines valeurs fondamentales de l’identité des Athéniens au moment où la pièce fut mise en scène32 ». Face aux Grecs, il n’y a pas simplement un peuple barbare, mais deux peuples, les Troyens et les Thraces, représentés par Hécube et par Polymestor. C’est donc une relation triangulaire qu’Euripide a choisi de mettre en place, qui contredit le modèle antithétique installé par ses prédécesseurs entre Grecs et barbares, un modèle bien admis, qui contribue généralement à définir l’identité des spectateurs de la tragédie athénienne. La « barbarisation » des Grecs, qui est à l’œuvre dans Hécube, peut être interprétée comme un avertissement adressé par le poète aux Athéniens à propos de leurs dirigeants démagogues33.

À titre d’exemple de décisions « barbares » prises par les chefs de guerre athéniens durant la guerre du Péloponnèse, on peut citer la punition que le démagogue Cléon voulut infliger aux habitants de la cité de Mytilène, qui avait rompu son alliance contre Sparte en 427 (trois ans avant la représentation d’Hécube) : les Athéniens assiégèrent la ville, puis Cléon – à qui Euripide aurait donné les traits d’Ulysse34 – décida d’exécuter tous les hommes et de réduire en esclavage femmes et enfants. Thucydide ← 19 | 20 → rapporte que l’ordre de tuer les Mytiléniens, contesté au sein de la cité athénienne en raison de sa cruauté et de son imprudence, fut annulé de justesse35.

À l’opposé des relations qui se tissent dans la confusion entre Hécube, les Grecs et Polymestor, dans de nombreuses scènes d’ἀγών36, les relations entre Hécube et le chœur des Troyennes sont des relations de sympathie, au sens propre du mot. Le chœur est constitué de protagonistes féminins de la guerre de Troie, comme la reine, et elles sont destinées à partager son destin de femme réduite en esclavage au service des Grecs. Ce chœur-là n’est en aucune façon la représentation scénique du spectateur athénien37. On verra d’ailleurs le chœur agir en véritable acteur, quand les Troyennes proposeront de prêter main-forte à Hécube contre la fureur de Polymestor (v. 1041-1042).

Dans Hécube, comme dans Les Troyennes, le chœur joue un rôle crucial pour inviter le spectateur à dépasser les ethnotypes et entrer dans une forme d’empathie avec les vaincus : ce sont des femmes barbares qui seules peuvent témoigner de la guerre de Troie depuis le camp troyen, quand les hommes ont péri. Or l’image que ces femmes dessinent de Troie et de la guerre est marquée par des préoccupations et des sentiments proprement féminins. C’est ce que font clairement apparaître les évocations lyriques de la prise de la ville que chantent, dans l’œuvre d’Euripide, deux chœurs de femmes, les captives troyennes d’Hécube et celles des Troyennes, qui ont vécu la dernière nuit de Troie libre. L’Ilioupersis est le thème du troisième stasimon d’Hécube (v. 905-952)38 : la prise de Troie n’y est vue que par les yeux des femmes et l’on n’y trouve presque aucun des éléments qui font traditionnellement partie de la chute de Troie, aussi bien dans les monuments figurés que dans les textes littéraires : l’entrée du cheval dans la cité, le meurtre de Priam et celui du petit Astyanax, les combats, les morts jonchant le sol. Dans ce stasimon, on évoque brièvement les fêtes qui viennent de célébrer le départ des Grecs. La cantatrice et son époux sont réunis dans la chambre nuptiale (θαλάμοι, v. 919, espace féminin s’il en est) où ils s’apprêtaient à vivre une nuit de bonheur et de sensualité, ← 20 | 21 → quand tout-à-coup les Grecs déjà vainqueurs entraînent la jeune femme vers les navires. On aperçoit seulement, dans l’invocation initiale à la patrie, la couronne de tours, maintenant rasée, qui devait assurer la sécurité du peuple troyen39.

La signification du rôle du chœur est autant verbale, sémantique, que musicale et chorégraphique. Dans la perspective anthropologique ouverte au début du XXe siècle par l’école de Cambridge40, la tragédie grecque est considérée comme une performance musicale, cultuellement organisée selon une temporalité, une spatialité et une gestualité spécifiquement définies. L’espace dédié au chœur est doté d’une signification symbolique à portée sociale, politique, mais aussi religieuse. Pour illustrer ces considérations générales, nous prendrons l’exemple de la parodos d’Hécube41. La parodos de la tragédie, ou entrée du chœur, comporte habituellement trois parties : l’entrée en scène du chœur proprement dite, écrite en vers anapestiques ; une partie lyrique chantée par le chœur, généralement polystrophique ; et le commos, chant alterné entre le chœur et des personnages. Mais ce schéma connaît de nombreuses variantes. Dans Hécube, la partie lyrique fait défaut : la parodos se réduit donc au défilé d’entrée du chœur et au commos.

Le défilé d’entrée du chœur (v. 98-153) est écrit en dimètres anapestiques. En voici deux extraits. ← 21 | 22 →

Vers 98-101 :

Résumé des informations

Pages
168
ISBN (PDF)
9782807608894
ISBN (ePUB)
9782807608900
ISBN (MOBI)
9782807608917
ISBN (Broché)
9782807608887
DOI
10.3726/b14476
Langue
français
Date de parution
2018 (Août)
Mots clés
traduction poésie vers tragédie grecque Antiquité Euripide
Published
Bern, Berlin, Bruxelles, New York, Oxford, Wien, 2018. 167 p.

Notes biographiques

Bruno Garnier (Auteur)

Diplômé de l’Institut d’études grecques et Docteur de l’Université de Paris Sorbonne en 1996, Bruno Garnier est l’auteur d’une série de publications sur la traduction littéraire des œuvres de l’Antiquité grecque, avant de s’orienter vers l’étude des rhétoriques politiques en éducation. Il est aujourd’hui professeur de sciences de l’éducation à l’Université de Corse.

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Titre: Hécube d'Euripide, traduction en vers
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