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Reconnaissance et éducation identitaire

Compétences identitaires et gouvernance scolaire

de Nicolas Cuneen (Auteur)
©2021 Thèses 432 Pages

Résumé

À partir d'une étude critique des théories contemporaines de la reconnaissance, cet ouvrage pose la question suivante : que peut faire l'école pour aider les élèves à devenir responsables du rapport qu’ils entretiennent avec eux-mêmes ?
La réponse vient en deux temps. Si l’élaboration du concept de compétences identitaires offre un abord inédit de la dimension pédagogique liée au développement d’un rapport positif durable à soi, le registre des compétences ne permet pas de décrire adéquatement la composante attentionnelle du travail identitaire. Ainsi, dans un deuxième mouvement, l’enquête se redirige vers l’étude des conditions institutionnelles à même de soutenir une forme d’attention collective propice au développement continu de tous.
La thèse défendue est qu’un « tournant identitaire » de l’éducation doit commencer par se soucier du bien-être des enseignants en réinvestissant dans leur statut professionnel, rétablissant tant leur autonomie attentionnelle que leur autorité légitime, afin de protéger leur propre désir d’apprendre.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Introduction
  • Partie I : Le problème de la reconnaissance
  • Chapitre 1 Le développement de l’autonomie
  • Mead et le développement de l’enfant
  • Relation pratique à soi, droits et obligations
  • Attentes normatives et particularités individuelles
  • Identité morale et autonomie
  • Chapitre 2 Choc, traumatisme & perte d’autonomie
  • L’expérience morale chez Honneth
  • Relation pratique et rapport positif à soi
  • Unité narrative de l’identité et traumatisme
  • Vulnérabilité identitaire
  • Chapitre 3 Les politiques institutionnelles de la reconnaissance
  • La lutte contre les institutions productrices de l’injustice
  • Les conditions institutionnelles d’apprentissage à la liberté
  • Vocabulaire moral et justice scolaire
  • Partie 2 : Les compétences identitaires
  • Chapitre 4 Les présupposés des compétences identitaires dans les théories de la reconnaissance
  • Travail identitaire dans la dynamique revendicatrice
  • L’adoption de perspectives & la légitimité des normes
  • Les sphères institutionnelles d’apprentissage à la liberté
  • La résilience mentale
  • Chapitre 5 Réflexivité et compétences identitaires
  • La rigidité identitaire
  • L’opération réflexive
  • Les compétences identitaires
  • Ce qui reste hors champ
  • Chapitre 6 Compétences identitaires à l’école
  • Les compétences à l’école
  • La notion d’une éducation identitaire
  • Un cours spécial ?
  • Attention et posture de l’enseignant
  • Partie 3 : Attention et gouvernance scolaire
  • Chapitre 7 Le rapport de croyance en un soi prédonné
  • Self-theory theory
  • Rapport de croyance et expérience de soi-même
  • Rapport de croyance et expérience de l’autre
  • Nourrir un rapport sain de croyance à l’école
  • Chapitre 8 La formation des enseignants
  • La psychologie éducative
  • Former des enseignants réflexifs
  • Chapitre 9 La gouvernance de l’école
  • Politiques éducatives
  • Gouvernance et apprentissage collectif
  • Le rapport subjectif au régime normatif
  • La culture au-delà de la gouvernance
  • Chapitre 10 Interpellation motivante, désirs d’apprendre et autonomie attentionnelle
  • Le concept d’interpellation
  • L’amplification mutuelle des désirs d’apprendre dans la relation pédagogique
  • L’autonomie attentionnelle
  • Gouverner à partir du désir d’apprendre
  • Partie 4 : L’école, la société et sa transformation
  • Chapitre 11 Héritages philosophiques
  • Le souci de soi chez Foucault
  • La politique éducative de Fichte
  • Chapitre 12 Individualisme, mondialisation et mutations technologiques
  • Individualisme, mondialisation et désaffiliation
  • Mutations technologiques : internet et automatisation
  • L’école, la démocratie contemporaine et la visée utopique
  • Chapitre 13 Rapport à soi et justice climatique
  • L’autolimitation écologique
  • Mouvements environnementaux et compétences identitaires
  • Conclusion
  • Bibliographie
  • Titres de la collection

Introduction

Tant que l’individualisme contemporain poursuit sa trajectoire actuelle, l’identité restera un défi que l’on ne peut pas se permettre d’ignorer. Nous avons plus de pouvoir que jamais dans l’histoire sur la manière dont nous nous voyons, par les choix que nous posons dans un monde où tout est possible et par l’accessibilité inédite des bulles informationnelles de tout genre. Cette liberté identitaire demeure un cadeau empoisonné sans une éducation qui se charge de développer les outils qui permettront à tout enfant de devenir responsable du rapport qu’il entretient avec lui-même.

Le problème de l’identité qui nous intéresse dans cette recherche est celui de la manière dont le rapport à soi affecte l’autonomie d’une personne. Ce rapport à soi, truffé d’affects, de valeurs, d’images, de récits et de traces relationnelles, est à la base de notre capacité à agir de manière autonome. La thèse centrale des théories contemporaines de la reconnaissance pose que, si un rapport suffisamment positif et solide à soi-même est déstabilisé, notamment par l’expérience systématique de l’injustice, c’est la liberté intérieure de la personne qui se trouve compromise, car l’on perd un élément de motivation intrinsèque à suivre les règles que l’on se donne.

Le lien entre le rapport à soi et l’autonomie peut se comprendre en termes de motivation morale, mais aussi en termes de la perception des actions qui nous apparaissent comme possibles. Dans un court texte1, Jens Brockemeier s’appuie sur une série de penseurs néovygotskiens pour souligner le rôle que joue la signification dans l’agence humaine. L’auteur souligne trois caractéristiques des significations humaines : elles sont relationnelles, en ceci qu’elles constituent l’aspect psychologique de notre rapport au monde ; elles sont sociétales et historiques, n’existant pas en dehors de la culture et de ses systèmes symboliques ; et elles signalent ←13 | 14→une gamme de possibilités d’actions. Contrairement aux animaux, les significations ne déterminent pas l’activité humaine en enclenchant une réponse automatique dès la perception d’un objet auquel est attribuée une signification importante ; pour nous, elles ne font qu’ouvrir un champ de possibles face auquel nous pouvons poser un choix d’action. Or, les significations humaines sont également indissociables d’un autre aspect propre à la subjectivité, à savoir la dimension narrative du rapport à soi. Un récit, c’est ce qui permet de comprendre la signification d’un événement ou d’un objet pour les acteurs concernés, et nous sommes des êtres qui nous racontons à nous-mêmes. Ainsi, le récit de soi, qui tisse ensemble nos identifications variées et confère un sentiment de continuité personnelle à travers les transformations identitaires d’une vie, n’est pas neutre à l’égard de ces significations qui nous indiquent les actions qui nous sont possibles dans un contexte donné. La manière dont nous nous rapportons à nous-mêmes, ainsi que l’histoire que l’on mobilise pour donner sens à notre être-au-monde, nous indiquent ainsi par le biais des significations spontanément attribuées quelles actions sont envisageables pour nous, en-deçà de notre motivation à les accomplir.

L’intérêt premier des théories contemporaines de la reconnaissance réside dans leur force descriptive. Les écrits qui s’inscrivent dans ce paradigme exposent avec des détails saisissants comment le développement d’un rapport négatif à soi peut inhiber l’action libre. En effet, que ce soit en minant la motivation intrinsèque à agir de manière conforme aux valeurs délibérées ou en restreignant la gamme perçue d’actions possibles, la dégradation du rapport à soi entrave structurellement l’accomplissement des visées autodonnées. Les théories de la reconnaissance excellent précisément dans la description des mécanismes par lesquels un rapport positif à soi peut être ébranlé par des chocs de nature relationnelle. Puisque notre identité individuelle se forge en relation avec autrui – elle émerge d’un réseau relationnel originaire –, elle demeure vulnérable à des menaces d’ordre intersubjectif tout au long de la vie.

Pour expliciter la manière dont cette vulnérabilité identitaire fonctionne, Axel Honneth, un des auteurs au centre des débats récents sur la reconnaissance, s’est appuyé dans La lutte pour la reconnaissance2 sur la psychologie pragmatiste que George Herbert Mead a formulée ←14 | 15→au début du XXe siècle. Le nœud de la psychologie développementale meadienne, sur laquelle nous reviendrons en détail, affirme que la conscience de soi – la compréhension explicite de soi-même comme un être séparé du monde – se forge en interaction avec autrui. C’est en adoptant les perspectives des autres, dans lesquelles l’enfant peut, petit à petit, se représenter comme un objet social pour celui dont il adopte la position, que l’enfant peut ensuite se prendre lui-même comme objet de conscience. La manière dont l’enfant se voit à travers ces perspectives imaginairement reconstruites lui donne la première matière à partir de laquelle il peut construire une relation avec lui-même. Cette capacité à se représenter commence en imaginant qui on est pour un cercle restreint de personnes, puis pour la société entière, avant de pouvoir s’en détacher pour donner lieu à la création d’un « moi », par rapport au « je » de la conscience immédiate : ce moi est la compréhension de soi-même indépendamment d’une perspective particulière quelconque.

Un tel rapport réflexif à soi est ce qui permet la constitution d’une identité morale – un ensemble d’identifications à des valeurs, reçues et puis idéalement délibérées – qui sert de base à l’agir autonome. C’est précisément un rapport positif à cette identité morale qui risque d’être déstabilisé par les dénis de reconnaissance, si on se voit trop souvent comme un être dévalorisé dans la perspective de l’autre. Le mécanisme de l’adoption des perspectives qui, chez Mead, explique l’ontogenèse de la conscience de soi, se trouve réinvesti de signification par Honneth, qui le comprend comme la porte d’entrée des représentations négatives de soi. S’il arrive systématiquement qu’un individu se représente, dans la perspective de l’autre, comme un être déconnecté de l’ordre moral car autrui ne respecte pas ce qu’il attend sur le plan normatif, cet individu risque de ne plus se comprendre comme un être moral, et donc de ne plus être mû intrinsèquement à agir selon sa compréhension du bien. De même, si un individu se représente systématiquement à travers les perspectives adoptées comme ayant une identité fixe dont la signification est dictée à l’avance, la compréhension de soi qui risque d’en résulter peut limiter la gamme perçue d’actions possibles. Ainsi, pour les théoriciens de la reconnaissance, la manière dont l’action de l’autre nous fait nous représenter constitue une menace relationnelle à la liberté intérieure.

Néanmoins, nous n’adoptons jamais la perspective véritable de l’autre, comme si elle était un objet fini et cohérent, prêt à saisir. Nous reconstruisons imaginairement leur perspective sur base d’une multitude d’éléments. L’un de ces éléments, sans doute l’un des plus conséquents, ←15 | 16→c’est l’image que nous peignons déjà de nous-mêmes. Les catégories interprétatives qui étayent cette image de soi ne sont ni neutres, ni forcément celles du partenaire d’interaction. L’autre ne détermine pas la manière dont nous nous imaginons à travers ses yeux, même si son action contraint minimalement l’activité de reconstruction imaginaire. Ainsi, un des premiers risques au maintien d’un rapport positif à soi, c’est une rigidité interprétative qui se fondrait dans un refus d’interroger la façon dont l’image actuelle de soi conditionne le travail de l’imagination. La vie est semée d’imprévus et, s’il arrive qu’un changement de circonstances déforme notre compréhension de nous-mêmes, une souplesse interprétative-identitaire sera cruciale pour éviter de sombrer dans un cycle autoconfirmant.

Dans les écrits sur la reconnaissance, on voit parfois distinguer métaphoriquement entre la forme de l’identité et son contenu substantiel. La forme identitaire se réfère à la valence positive ou négative, ainsi qu’aux valeurs à la lumière desquelles cette évaluation s’oriente, alors que le contenu identitaire dénote les identifications substantielles (chrétien, fan de sports, végétarien, etc.). Ces dimensions du rapport à soi, décrites en tant que modalités d’une image, sont tissées par une troisième dimension, narrative, qui relie les composantes du soi, en les mettant en intrigue dans un récit de soi. Or, chaque récit a lieu dans un contexte et la forme positive d’une identité ainsi que son contenu substantiel viennent toujours se conjuguer dans un contexte particulier. Parfois, le contexte change jusqu’à ne plus accepter leur articulation. À ces moments, c’est la capacité à changer son rapport à soi, dans ses dimensions substantielles et narratives, qui permet de sauvegarder la valence positive du rapport à un système de valeurs. Sans un rapport positif à un système de valeurs dont la légitimité vécue s’ancre dans une délibération personnelle – mais nourrie par les besoins perçus des autres, et cultivant une compréhension librement atteinte du sens de la contrainte –, on ne peut pas parler d’autonomie.

Pour sauvegarder un sentiment de cohérence positive avec soi-même, certains choisissent d’altérer le système de valeurs qui sert de référence normative. D’autres gardent leur système comme la référence consciente, mais finissent par ne plus se sentir comme faisant partie de cet ordre moral, ce qui leur prive d’une motivation à agir selon leur compréhension de ce que ce système implique. Puisque le maintien d’un rapport durable à un système de valeurs auto-choisi dépend d’une souplesse des dimensions substantielle et narrative du rapport à soi, il faut, pour penser l’approche ←16 | 17→pédagogique à même de favoriser le développement d’un rapport positif à soi, interroger ce qui permet de transformer itérativement et réflexivement l’image de soi en réinvestissant les identifications passées de nouvelles significations.

Qu’entend-on ici par réflexivité ? Au-delà de la réflexivité humaine de base (la conscience du soi comme un objet pour soi), nous pouvons distinguer entre trois formes. Les deux premières apparaissent dans un texte de Christian Le Bart, qui oppose ce qu’il appelle la réflexivité instrumentale (que faire ?) et la réflexivité identitaire (qui suis-je ?)3. Ces deux formes se combinent dans une troisième, que nous appellerons la réflexivité identitaire au long de notre étude. Cette forme de réflexivité pose plutôt les questions suivantes : qui veux-je être sur le plan éthique et que dois-je faire pour y arriver ? Ou encore : que dois-je faire et qui dois-je être pour le faire ? Alors qu’avec les deux premières formes – appelons plutôt la deuxième réflexivité introspective – on sépare l’action et la « découverte » de soi, leur opposition occulte la manière dont elles influent l’une sur l’autre par le biais des identifications éthiques délibérées, tout en renvoyant à une identité intérieure « découvrable ». Pourtant, la réflexivité identitaire à même d’assurer un rapport positif et donc continuellement transformateur à soi ne peut pas se passer d’un rapport à l’action et la supposition d’un « vrai soi » que l’introspection permettrait de connaître constitue son obstacle premier.

Pour s’engager dans une démarche de réflexivité identitaire, il faut d’abord percevoir une facette de l’image de soi que l’on prenait comme donnée, afin de se demander, face à la contingence perçue de cette facette, si elle permet de vivre pleinement en référence aux valeurs délibérées dans le contexte actuel. S’il n’y a aucune identité essentielle à découvrir, cela ne signifie pas pour autant que nos autoreprésentations nous sont immédiatement accessibles. La perception des éléments de soi qu’on prend comme donnés, ou dont on prend le sens comme donné, requiert souvent le contact avec une altérité et une certaine posture d’écoute, ouverte à la ←17 | 18→déstabilisation des catégories interprétatives et sensible à ses propres flux affectifs. Quand nous nous efforçons de suspendre nos interprétations spontanées pour comprendre la parole de l’autre, leur manière de penser peut nous rendre conscients des éléments contingents de notre propre rapport interprétatif au monde et à nous-mêmes. Cette ouverture à l’autre permet également de nous mettre à l’écoute de ses besoins et de ses intérêts, lesquels peuvent nourrir nos délibérations éthiques. Une fois que l’on saisit une facette du rapport à soi et que l’on délibère sur la destinée éthique que nous voulons nous donner, l’opération réflexive se poursuit par la détermination des inflexions de l’image de soi qui permettraient au mieux de s’engager dans cette destinée. À ce stade, une prolifération imaginaire des récits de soi perçus comme vraisemblables offre un véritable choix d’être ; en revanche, si l’on se trouve devant une seule image racontée qui parait comme « la seule vraie », les délibérations éthiques les plus élaborées ne peuvent qu’affecter minimalement l’action, vu la restriction de l’image de soi qui motive à l’action et définit le champ des possibles.

L’hypothèse première de cette recherche est qu’il est possible et utile de distinguer entre deux catégories d’éléments nécessaires pour s’engager dans une démarche réflexive-identitaire. Pour décrire les éléments techniques de la réflexivité susceptibles d’être exercés, nous proposons de parler des « compétences identitaires ». Ces compétences interviennent tout au long de l’opération réflexive : dans la déstabilisation des catégories interprétatives, dans le foisonnement des significations possibles et des récits qui les ancrent, dans l’écoute des flux affectifs, et dans l’élaboration des identités nouvelles. Néanmoins, nous ferons l’hypothèse que ces compétences restent, à elles seules, impuissantes à assurer la réflexivité identitaire. Ce que le langage des compétences ne permet pas de capter, c’est l’attention à la non-identité de soi à soi : le fait que chacun peut toujours transformer la relation qu’il entretient avec lui-même, qu’aucun soi n’est prédonné ou, encore, qu’aucune identité personnelle n’est essentielle. À la différence des éléments techniques, activables dès que la situation les appelle, l’orientation de l’attention demeure un travail de vigilance continue. En même temps, selon notre hypothèse, cette attention est sous-tendue non pas par une croyance, implicite ou explicite, en la transformabilité du soi, mais par un rapport complexe à cet objet de croyance. Si l’on ne peut jamais compter sur l’activation automatique du type d’attention nécessaire pour itérer réflexivement le rapport à soi, nous ←18 | 19→défendrons la possibilité de développer un rapport sain à la croyance en question, nous habituant à sa mobilisation.

L’opération de réflexivité identitaire – la prise d’une décision consciente quant à la façon dont on se rapporte à soi-même dans la mesure où ce rapport à soi anime l’agir autonome – ne peut résulter en dernier lieu que d’un acte libre d’une personne. Toutefois, nous pouvons à travers l’éducation fournir les ingrédients qui facilitent et qui étayent la démarche par laquelle on peut devenir responsable du travail identitaire.

Dans le prolongement de notre hypothèse sur les composantes « internes » de la réflexivité identitaire, le but de notre étude est d’explorer ce qu’on peut faire à l’école pour aider les élèves à devenir responsables de leur rapport à eux-mêmes. Suivant la distinction entre les composantes techniques et attentionnelles de l’opération réflexive, cette exploration se concentrera d’abord sur la sensibilisation aux enjeux identitaires par le biais des référentiels de compétences. L’inclusion des compétences identitaires dans un tel référentiel constituerait un premier pas vers l’exercice de celles-ci dans un contexte scolaire. La prise en compte de telles compétences pourrait justifier un réaménagement des matières, mais elle pourrait aussi tout simplement jouer un rôle dans la prise de conscience chez les enseignants de leur rôle dans le développement identitaire des élèves : elle rendrait explicite l’idée que l’identité est une tâche et non quelque chose de prédonné.

Néanmoins, tout comme la maîtrise des compétences identitaires reste stérile sans l’attention à la non-identité de soi à soi, leur inclusion dans un référentiel de compétences risque d’avoir peu d’impact sans un investissement nouveau dans le professionnalisme des enseignants. Ce professionnalisme repose lui-même sur une forme de réflexivité et il nous semble cruciale non seulement pour l’inclusion féconde des compétences identitaires, mais aussi pour nourrir, chez les élèves, un rapport sain à la croyance en la non-identité de soi à soi. L’enseignant professionnel est celui à qui on accorde la responsabilité de se servir de sa propre attention de façon autonome, sans prescription sur-contraignante et sans vérification de chaque prestation. Si un régime de gouvernance scolaire inhibe le professionnalisme des enseignants, substituant la redevabilité (accountability) envers une instance supérieure à la responsabilité, il risque de miner leur capacité à écouter les besoins et les possibilités de développement des élèves, mais aussi à s’engager eux-mêmes dans une démarche réflexive. Un enseignant qui se sent envahi par le regard constant de ses supérieurs n’aura pas les mêmes ressources psychiques ←19 | 20→pour revenir sur la manière dont son rapport à lui-même affecte sa pratique et il risquera ainsi d’adopter des postures défensives qui constituent le contre-modèle par excellence de la transformabilité du soi.

Si on ne peut ni entraîner ni inculquer une orientation attentionnelle, on peut néanmoins nourrir indirectement un rapport sain à l’objet de croyance qui la sous-tend, à savoir la transformabilité constitutive de tout soi. Notre hypothèse est que, si chacun est en fin de compte responsable du rapport qu’il entretient à cette croyance et de sa reprise comme thème attentionnel, l’école peut jouer un rôle positif, 1/ en attirant l’attention des élèves vers leur propre développement accompli et ses zones prochaines possibles et 2/ en modélisant la souplesse identitaire par un corps enseignant doté d’une autonomie professionnelle qui lui sert de socle solide à partir duquel il peut continuellement remettre en question sa posture par l’écoute des besoins des autres.

Au final, l’hypothèse de notre étude est la suivante : si l’on suit jusqu’au bout les conséquences éthiques des théories de la reconnaissance, l’objectif premier d’une politique formulée au nom de l’identité devrait être la réflexivité identitaire du personnel enseignant de l’éducation publique, laquelle dépend de la manière dont ces institutions sont gouvernées.

* * *

La structure de l’étude reflète la nécessité de faire attention à la distinction entre les éléments de la réflexivité identitaire qui sont entraînables – la dimension compétentielle – et ceux qui peuvent uniquement être encouragés et institutionnellement soutenus parce qu’ils dépendent de la vigilance continue de toute personne qui en est finalement responsable.

Dans la première partie, nous posons le problème de l’identité en examinant les enjeux centraux relevés par les théories contemporaines de la reconnaissance, notamment mais non uniquement dans les écrits d’Axel Honneth et d’Emmanuel Renault. Un premier chapitre reconstruit la reprise honnethienne de la séquence développementale proposée par Mead, afin de comprendre le rôle de l’intersubjectivité dans le développement de l’autonomie. Suivant cette construction « positive » du problème, le deuxième chapitre se tourne vers sa face négative, scrutant les manières dont la liberté intérieure peut être entravée par l’expérience systématique de l’injustice ou par d’autres chocs identitaires. Ensuite, ←20 | 21→nous passeront en revue des politiques institutionnelles qui puisent leur inspiration dans le problème ainsi posé, afin de dégager une première appréciation de leurs limites, lesquelles devront être prises en compte lors de l’élaboration d’une politique éducative de l’identité.

La deuxième partie de notre étude sera consacrée au concept de « compétences identitaires », ainsi qu’à l’apport pratique que la prise en compte de ce concept pourrait avoir. Au chapitre 4, nous revenons encore aux théoriciens de la reconnaissance ; le but de ce chapitre est de démontrer que ces théories présupposent, à plusieurs moments et de différentes manières, tantôt l’existence et tantôt l’inexistence d’une capacité technique chez le sujet concernant la prise en charge de son rapport à lui-même. Cette capacité – les compétences identitaires – sera ensuite réarticulée au chapitre 5, indépendamment des théories de la reconnaissance, comme l’élément technique qui sépare la rigidité identitaire de la réflexivité identitaire. Nous proposons également un premier ensemble de compétences particulières qui pourraient composer les compétences identitaires. Si le chapitre 5 constitue le noyau théorique de notre étude, sa construction de l’opération réflexive demeure incomplète. Comme nous le développons brièvement dans la dernière section de ce chapitre, l’autre élément qui conditionne le passage de la rigidité à la réflexivité – l’attention à la non-identité de soi à soi et le rapport de croyance qui la sous-tend – ne sera explicité qu’au début de la troisième partie, afin de traiter séparément les conséquences pratiques de ces deux éléments distincts. Ainsi, le chapitre 6 qui clôture cette deuxième partie se penche sur les apports pratiques possibles du premier développement théorique. Pour ce faire, nous y examinons d’abord les notions de « compétence » et d’« éducation identitaire », avant d’interroger la possibilité de développer les compétences identitaires dans un cours spécial ou dans les cours de toutes les matières par le biais de l’attention et de la posture pédagogique des enseignants. Ce chapitre 6 nous donnera également l’occasion d’ouvrir une première confrontation entre les approches pédagogiques que l’on peut associer à Mead ou à Lev Vygotski, confrontation qui sera reprise, par la suite, lors du chapitre 8.

Après cette première incursion pratique, nous revenons à la théorie au chapitre 7, afin d’examiner le rapport de croyance qui, selon notre hypothèse, étaye l’attention vigilante à la non-identité de soi à soi. Une fois mise ne place cette dernière composante théorique de l’opération réflexive qui complète le schéma proposé au chapitre 5, nous repassons à la pratique aux chapitres 8 et 9 en vue d’examiner les leviers possibles ←21 | 22→de l’action sur le rapport de croyance des élèves. Plus court, le chapitre 8 interroge les modalités de la formation initiale des enseignants. Sont prises en compte, dans ce chapitre, le type de psychologie développementale ou éducative véhiculée dans de tels programmes de formation ainsi que l’image de la professionnalité qui les structurent. Si ce chapitre est plus bref que le suivant, focalisé sur la gouvernance scolaire, c’est que la réflexivité intégrale de la professionnalité (enseignante) n’est justement pas une compétence que l’on peut exercer au début et de laquelle on peut attendre une réactivation continue. Les conditions institutionnelles qui façonnent le quotidien d’une carrière durant des décennies ont, nous semble-t-il, bien plus d’impact sur la capacité à s’investir durablement dans une démarche réflexive. Ainsi, le chapitre 9 constitue le nœud pratique le plus important de notre étude. Il examine les politiques éducatives de haut niveau, l’organisation de l’apprentissage collectif, la manière dont un régime normatif trop invasif se fait ressentir d’une manière qui sape toute ressource réflexive et, enfin, le rôle de la culture scolaire, dans la mesure où celle-ci conditionne la réflexivité enseignante tout en étant conditionnée par la gouvernance d’une école. Enfin, cette partie institutionnellement focalisée de notre étude se complète dans le chapitre 10 en revenant à la question de la gouvernance scolaire à partir de trois notions-clé qui ressortent des analyses développées en amont, à savoir l’interpellation, le désir d’apprendre et l’autonomie attentionnelle. Cette boucle nous permettra à la fois de renforcer l’assise théorique des outils conceptuels employés et d’insister à frais nouveaux sur les conséquences majeures de notre recherche pour la pratique éducative.

Résumé des informations

Pages
432
Année
2021
ISBN (PDF)
9782807619395
ISBN (ePUB)
9782807619401
ISBN (MOBI)
9782807619418
ISBN (Broché)
9782807619388
DOI
10.3726/b18400
Langue
français
Date de parution
2021 (Juin)
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2021. 432 p., 3 ill. n/b.

Notes biographiques

Nicolas Cuneen (Auteur)

Nicolas Cuneen est docteur en philosophie de l’Université catholique de Louvain. Il est actuellement collaborateur scientifique au Centre de Philosophie du Droit de Louvain où il mène ses recherches sur le rapport à soi, l’éducation, et l’attention comme phénomène relationnel et environnemental.

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