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L’arme biologique japonaise, 1880–2010

Réalités historiques et anatomie de la mémoire

de Arnaud Doglia (Auteur)
©2016 Thèses 396 Pages

Résumé

L’arme biologique est développée et utilisée par le Japon entre les années 1920 et 1945. Figure de proue de ce programme, l’Unité 731 sera jusqu’à la fin de la guerre le noyau d’un réseau d’unités de guerre bactériologique et chimique responsable d’innombrables atrocités et d’expériences médicales. Les origines de cet armement remontent pourtant aux années 1880. Quels présupposés scientifiques et idéologiques ont pu décider de l’institutionnalisation d’un tel projet ? Que sont ensuite devenus les maîtres d’œuvre de ces recherches ? Cet ouvrage montre comment la majorité des participants se murent dans le silence après 1945, et pourquoi les principaux scientifiques responsables se réinventent comme des pionniers à la fin de la guerre, totalement dénués de remords. Pourtant, dans le Japon de l’après-guerre qui tourne le dos au militarisme, certaines voix s’élèvent pour relater la mise en place bureaucratique d’institutions et la pratique expérimentale et militaire faite sur certaines populations. Ces discours certes diffus mais continus amèneront les Japonais à découvrir les véritables activités de l’Unité 731.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Introduction : pourquoi l’arme biologique japonaise ?
  • Partie 1. L’institutionnalisation du programme d’armement bactériologique et chimique militaire japonais : de Meiji à la fin de la guerre (1880–1945)
  • Chapitre 1 : En arrière-plan du programme biologique de l’armée japonaise
  • Bacilles et bactéries à l’époque Meiji
  • La Première Guerre mondiale et le Japon
  • Des fonctionnaires zélés
  • Un contexte de crise
  • Mandchoukouo et propagande
  • Chapitre 2 : Naissance et systématisation de l’arme bactériologique au Japon
  • Ishii Shirō : le produit d’une « période anormale » ?
  • Le parcours d’un scientifique
  • Science et nationalisme
  • Harbin, Beiyinhe et Pingfan
  • De Pingfan à Changchun
  • La chaîne de commandement
  • L’élite scientifique japonaise
  • La « majorité silencieuse »
  • Motivations et privilèges
  • Nankin et les autres centres
  • Chapitre 3 : Le programme d’expériences bactériologiques et médicales
  • Les maruta et leurs bourreaux
  • Le bilan des victimes
  • Des armes offensives et défensives
  • Virus, bactéries et dissections
  • Empoisonnements, inoculations et gelures
  • Le programme bactériologique japonais et les forces alliées
  • La guerre de Nomonhan
  • Systématisation de l’arme biologique
  • Chapitre 4 : Le développement de l’arme chimique au Japon
  • Premiers usages de l’arme chimique japonaise
  • Le cas d’Ōkunoshima
  • Une mobilisation nationale
  • L’arme chimique sur le terrain
  • Le « succès » des expériences au gaz
  • Chapitre 5 : De la fin du conflit à l’entrée dans l’après-guerre
  • Massacres et évacuations
  • Washington et l’arme biologique
  • Questions éthiques
  • Du point de vue de Moscou
  • Partie 2. Le programme d’armement bactériologique et chimique militaire japonais dans l’après-guerre : analyse du phénomène mémoriel (1945–2010)
  • Chapitre 6 : Un sujet qui dérange (1945–1955)
  • Punir les coupables ?
  • La censure
  • Dénonciations et règlements de comptes
  • La guerre de Corée
  • Les institutions industrielles et scientifiques
  • L’affaire de la Banque impériale
  • Le procès de Khabarovsk au Japon
  • Retour à Ōkunoshima
  • Le monument du cimetière de Tama
  • Des mouvements précurseurs
  • Chapitre 7 : Un vide mémoriel très relatif (1956–1980)
  • Les confessions de l’Unité spéciale 731
  • Un ouvrage engagé
  • Le réseau des rapatriés de Chine
  • Des regards décalés
  • Une guerre épique, mais pas biologique
  • Les débuts de la médiatisation
  • Vers la constitution d’un savoir académique
  • Matsumoto Seichō et « l’affaire de la Banque impériale »
  • Yoshimura Akira, « Les puces et les bombes »
  • Un procès de Khabarovsk romancé
  • Voyage(s) en Chine
  • Des récriminations entendues
  • De simples « observateurs »
  • Des bombes médiatiques
  • Chapitre 8 : La grande médiatisation (1981–2010)
  • L’État japonais face à son passé
  • Procès et réparations au Japon
  • Des procès intentés depuis la Chine
  • De l’autre côté du Pacifique
  • Morimura Sei’ichi et les témoignages de vétérans
  • Des vétérans par dizaines
  • Entre regrets et nostalgie
  • Vers un nouveau décalage ?
  • Le débat public autour de l’Unité 731
  • Une mémoire citoyenne
  • Les ossements de Shinjuku
  • Les dangers du repentir ?
  • L’arme biologique comme sujet historiographique
  • Un révisionnisme malaisé
  • Conclusion : des mémoires lancinantes
  • Bibliographie
  • Chronologie événementielle du programme d’armement biologique japonais (1871–2010)

← 10 | 11 →Introduction : pourquoi l’arme biologique japonaise ?

Les atrocités de guerre japonaises durant la Seconde Guerre mondiale ont récemment été des objets d’études fortement médiatisés. Au Japon surtout, mais aussi ailleurs, d’innombrables publications1 traitent de la reconstruction des faits. Selon le cas, les auteurs se penchent sur la question des lieux du drame, des circonstances, ainsi que des motivations des bourreaux. Le champ mémoriel est l’un des principaux supports de ces recherches et devient lui-même objet d’étude. Quelques ouvrages historiques sur la guerre paraissent au Japon dans années 19502, mais c’est principalement à partir des années 1970 qu’historiens et journalistes s’emploient à lever le voile sur l’ampleur des crimes commis par l’armée impériale3.

L’émergence de ces mouvements au Japon, trente ans après la fin du conflit, peut être considérée comme relativement tardive, mais il n’en est rien comparé aux pays occidentaux. Jusqu’en 1969 par exemple, le gouvernement français cultive l’image d’un pays glorieux4, mettant en avant l’héroïsme des résistants plutôt que le rôle du régime de Vichy durant la ← 11 | 12 →guerre. Dans les années 1980–1990, le « lieu de mémoire » qu’est devenu Auschwitz est l’objet d’une rivalité mémorielle, entre identité « polonaise » et « juive »5.

Occupé par les forces alliées de 1945 à 1952, le Japon est soumis au discours du vainqueur de la Seconde Guerre mondiale qui fait porter les responsabilités de la guerre sur les élites militaires. L’empereur, comme la population qu’il est censé représenter, est innocenté et considéré comme une victime du militarisme ambiant. Le 3 novembre 1945, Washington transmet aux autorités alliées un document résumant les lignes directrices de l’occupation. L’article 4 stipule notamment :

Par des moyens appropriés, vous ferez comprendre à la population japonaise à tous les niveaux qu’elle a perdu la guerre. Vous lui ferez réaliser que sa souffrance et la défaite lui ont été imposées par l’agression irresponsable et illégale du Japon, et que c’est seulement lorsque le militarisme n’aura plus cours dans la vie quotidienne et des institutions que le pays sera admis dans le concert des nations. […] Vous lui ferez comprendre que l’occupation du pays s’effectue dans les intérêts des Nations Unies, et qu’elle est nécessaire pour annihiler la capacité d’agression et le potentiel de guerre du Japon. Elle est également nécessaire pour l’élimination du militarisme et des institutions qui ont causé sa perte. […] Vos officiers et vos troupes devront cependant traiter la population japonaise de manière à lui donner confiance en les États-Unis et les Nations Unies, ainsi qu’en leurs eprésentants6.

En d’autres termes, il est entendu que le Japon s’est temporairement égaré dans une voie sans issue. Il a succombé à « une culture militariste et une méthode d’embrigadement des esprits7 », et l’intervention alliée va le remettre sur le droit chemin. C’est dans ce but qu’est instauré, sous égide internationale, le procès de Tokyo. Juger les militaires, accusés d’avoir voulu dominer le monde, permet de régler de manière définitive la question des crimes de guerre perpétrés par le Japon. Le peuple est ainsi mis ← 12 | 13 →hors de cause et son attention polarisée sur la défaite et les bombardements de Hiroshima et de Nagasaki.

Des voix critiques se font alors entendre pour dénoncer les coupables épargnés par les alliés. Mais elles restent bien minoritaires dans un pays qui se considère, dans l’ensemble, comme victime de ses anciens dirigeants. L’arme atomique est alors perçue comme la première application militaire de la science au service de l’État. Le contexte international participe à ce cloisonnement de l’information. Pour cause de guerre froide, le Japon se trouve coupé d’un continent pourtant très proche géographiquement, et où il a commis nombre d’atrocités. Tokyo se concentre sur la reconstruction économique du pays sous la protection des États-Unis. De son côté, la population n’est pas confrontée aux voix des multiples victimes, qu’elles soient chinoises, soviétiques, coréennes ou d’ailleurs. Lorsqu’elle parle de la guerre, c’est surtout pour considérer ses propres traumatismes. Cependant, le peuple japonais manifestera un intérêt au souvenir et une certaine empathie pour la souffrance des autres, suite à la reprise des relations diplomatiques avec les pays voisins, par exemple avec la Chine populaire, en 1972. Durant cette même année, le massacre de Nankin commence à être discuté dans la presse japonaise.

L’émergence du besoin de mémoire est encore plus tardive vu depuis l’Occident, où les premières recherches académiques datent des années 1990 ; sujet ensuite relayé par des journalistes qui le popularisent. Pour exemple, l’ouvrage d’Iris Chang qui traite de Nankin8, devenu un vrai succès de librairie. Il en va de même concernant la question des « femmes de réconfort soumises à l’armée » (jūgun ianfu mondai) et celle de l’arme biologique impériale souvent appelée « Unité 731 » . Cependant, cette volonté d’instruire sur ces « trois trésors » (sanshu no jingi)9 mémoriels hors de l’Asie se révèle problématique. Elle émerge tardivement, suite à la publication des mémoires de certains protagonistes du conflit, et n’échappe ← 13 | 14 →pas à une certaine « déshistoricisation de l’Histoire10 ». De fait, l’objet historique intéresse moins que sa récupération médiatique. La presse fait ses choux gras de ces trois sujets qui déterminent symboliquement l’évolution des relations diplomatiques entre le Japon et ses voisins.

Le peu d’ouvrages en langues occidentales qui contextualisent les mémoires des crimes de guerre en Asie11 deviennent un argument à charge contre un Japon présenté comme amnésique, muré dans un déni qui écarte toute possibilité de repentir. La méconnaissance des nombreuses sources en langue japonaise entretient le mythe d’une altérité dont on ne se débarrasse que difficilement. Afin de conforter le stéréotype d’une nation entière reniant ses crimes, le cas japonais est souvent comparé à celui de l’Allemagne et à la question des responsabilités de guerre. D’un point de vue occidental, il est presque impossible de discuter de l’un sans évoquer l’autre. On ne peut parler de Tokyo sans Berlin, comme si le parallèle rassurait, ou du moins permettait de se référer à un sujet mieux connu et maîtrisé, car largement débattu en Europe. Certains de ces ouvrages12 ont d’ailleurs le grand intérêt de souligner la difficulté de la comparaison : chaque atrocité de masse est unique, et contrairement aux idées reçues, la question des responsabilités a été discutée dans l’archipel.

Mais la plupart de ces livres se limitent à une vision manichéenne, celle du succès allemand face à l’échec japonais, sans vraiment s’intéresser ni au Japon per se ni aux parallèles à dresser avec d’autres formes de totalitarisme. Ce constat s’étend aux responsabilités de guerre de manière générale et, de manière bien plus manifeste, à la question de l’arme biologique13 japonaise. En Occident, cette dernière passe largement inaperçue dans les médias comme auprès des historiens. Elle est mentionnée dans ← 14 | 15 →des ouvrages spécialisés14, mais n’est jamais traitée en détail, à l’exception notable de trois volumes. Le sujet s’impose donc à l’historien occidental pour étoffer un corpus encore balbutiant et participer à sa démystification.

Les parutions en langue anglaise sont tardives. Le livre de Peter Williams et David Wallace sort en 1989, celui de Sheldon Harris dix ans plus tard, enfin celui dirigé par Nie Jing-Biao, Guo Nanyan, Mark Selden et Arthur Kleinman en 201015. Les publications francophones consacrées spécifiquement à l’arme biologique japonaise sont quasi inexistantes16. À l’inverse, plus d’une centaine d’ouvrages et d’innombrables articles paraissent sur le sujet au Japon. On notera toutefois que les deux premiers des trois volumes en langue anglaise privilégient une histoire événementielle de l’arsenal biologique et se concentrent sur la récupération des données des expériences par l’occupant américain. Des travaux essentiels qui font de ces questions un objet historique à part entière, loin des mythes et de la rumeur, mais l’étude de la mémoire au Japon et la mutation du discours y sont peu traitées.

← 15 | 16 →On ne saurait en blâmer les auteurs. Ces ouvrages sont écrits dans une temporalité trop proche de l’évolution mémorielle pour permettre une analyse sur le long terme. De plus, présenter l’arrière-plan événementiel de l’arsenal biologique japonais et ses mémoires de manière complète serait particulièrement malaisé à cause de l’étendue des sources disponibles. Le livre dirigé par Nie Jing-Biao, Guo Nanyan, Mark Selden et Arthur Kleinman constitue une excellente synthèse, mais les angles d’approche sont bien trop nombreux pour que la question soit étudiée en détail. Il s’agit donc d’identifier des objets de réflexion et de privilégier certaines pistes afin de réduire le champ d’analyse.

Comment parle-t-on de l’arme biologique au Japon ? À quel moment ce sujet émerge-t-il ? Dans quel(s) contexte(s) ? Pourquoi dit-on au Japon (et ailleurs) que le sujet n’a pas été abordé avant les années 1980 ? Quels en sont les acteurs principaux et comment participent-ils à la construction et à l’évolution de ce discours ? L’amnésie prétendue face aux responsabilités de guerre s’applique-t-elle à ce sujet précis ? Des éléments de réponse se trouvent dans l’évolution des discours dans l’après-guerre japonais, mais aussi en identifiant leurs racines. En effet, la question des mémoires de l’arme bactériologique et chimique ne commence pas en 1945. Elle est marquée par une continuité entre un avant et un après. Les acteurs eux-mêmes participent au débat dans le Japon contemporain et offrent au public des représentations évolutives de la question au fil du temps.

Cet ouvrage ne traitera pas de l’emploi de l’arme biologique sur le terrain de manière détaillée, car une telle étude a déjà été effectuée, que cela soit pour l’arsenal bactériologique ou chimique17. Elle conduirait l’historien non seulement à Tokyo, mais aussi dans les archives de Washington, ce qui en dit long sur les implications internationales, loin de la seule question des responsabilités japonaises. De plus, un grand nombre de documents relatifs au programme bactériologique a disparu en 1945. Les sources restent, certes, plus nombreuses concernant l’arme chimique mais, en 2003, le directeur des archives militaires de l’institut de recherche ← 16 | 17 →de la Défense (Bōei kenkyū jo) estimait que plus de 70 % des archives de l’armée japonaise avaient été détruites, brûlées pour la plupart18.

C’est principalement à l’aide de témoignages et de journaux de bord que le processus d’institutionnalisation sera exposé. Il s’agit de montrer qu’il n’est pas question de quelques savants fous et de leurs expériences, mais bien de la communauté scientifique japonaise et d’un système étendu dont nombre d’acteurs ont survécu à la défaite. Le présent ouvrage se concentre donc sur une étude des mémoires au Japon par les Japonais, conséquence de la manière dont l’arme biologique est systématisée et intégrée à la société d’avant-guerre. Deux raisons président à ce choix.

Premièrement, le constat d’un phénomène de continuité. Les différents responsables scientifiques sont toujours en poste après 1945. Cela s’explique par leur rôle avant et pendant le conflit au sein d’un système qui, plutôt que de disparaître après la défaite, se réinvente sous un jour nouveau. Deuxièmement, bien qu’il soit ici question de la perspective japonaise, les dimensions internationales du sujet forcent à considérer les acteurs étrangers : Américains, Soviétiques et Chinois. Après la guerre, les États-Unis en particulier jouent un rôle absolument central dans l’évolution des mémoires de l’arme biologique. En témoignent la décision américaine d’accorder l’immunité aux scientifiques japonais en échange des résultats de leurs recherches ainsi que le procès de Tokyo où la question des armes bactériologiques et chimiques n’a pas été abordée, ou si peu.

La première partie sera consacrée aux grandes étapes du processus d’institutionnalisation de l’arme biologique au Japon, puisque ses origines remontent au XIXe siècle et résident dans l’importation d’une science occidentale. Il en résultera que sa mise au service de l’État procède notamment de l’observation assidue par certaines élites militaires et scientifiques des innovations apparues en Europe au cours de la Première Guerre mondiale. Un regard sur la situation régionale et nationale permettra de comprendre les raisons du développement de l’arme biologique dans un contexte de crise et de colonisation de l’Asie par Tokyo.

Il sera ensuite question de la manière dont s’est opérée la systématisation de cette arme, ce qui conduira en premier lieu à analyser le personnage ← 17 | 18 →aujourd’hui encore considéré comme sa figure de proue, Ishii Shirō. Bien qu’il ait joué un rôle proéminent dans cette histoire, il a surtout été érigé au rang de symbole. Il faudra alors considérer également les expériences et les atrocités commises sur les prisonniers de guerre et les civils. Elles instruisent sur la teneur des recherches et sur l’ampleur du système. C’est uniquement en décrivant de manière concrète les recherches des savants japonais qu’il devient possible de mesurer l’impact de ces expériences après 1945, à la fois pour la reconversion de la communauté scientifique de l’archipel et pour les autorités américaines.

Avant de s’intéresser au processus de réintégration des principaux scientifiques, un chapitre sera consacré au développement de l’arme chimique. Une histoire complète des gaz de guerre employés par Tokyo reste à écrire en langue occidentale ; retracer son institutionnalisation de manière détaillée constitue en soi un sujet d’étude. Toutefois, cette arme est suffisamment importante pour être discutée ici en rapport avec l’arme bactériologique.

En effet, les chercheurs attelés à l’étude de l’Unité 731 traitent principalement des expériences en immunologie et de l’utilisation de bactéries. De fait, un pan entier du programme biologique japonais est laissé dans l’ombre. Le présent ouvrage propose une approche différente en intégrant l’étude de son corollaire chimique. Ce choix est justifié par une perspective généalogique. Le développement des gaz toxiques est en effet antérieur à celui de l’arme bactériologique, mais leur mise en application est concomitante, tant pour les expériences réalisées en laboratoire que pour l’emploi de gaz en temps de guerre. De plus, l’arme chimique fait aussi des victimes japonaises, et leur expérience rend compte de la diversité des mémoires. Mieux, leurs témoignages contribuent à rompre avec le stéréotype d’un Japon exclusivement agresseur.

L’une des difficultés principales d’étudier l’Unité 731 réside dans son aspect « macabre » qui a pu inciter certains à dresser des parallèles infondés, par exemple avec les camps de concentration de l’Allemagne nazie. Des adjectifs tels que « monstrueux », « horrible » ou « sinistre » sont fréquemment employés pour décrire la réalité de ces crimes. Toutefois, cette « orientation sensualiste19 » n’a pas sa place ici. L’objet doit être considéré à travers un prisme institutionnel, comme un système au sein duquel évoluent l’élite scientifique japonaise et ses exécutants. On s’intéressera aux ← 18 | 19 →différents discours produits par des groupes mémoriaux ou des individus au sein de la société japonaise contemporaine dont l’analyse soulignera le décalage de certains récits en fonction du contexte (inter)national. Les premiers témoignages de vétérans publiés dans les années 1950 réunissent par exemple des souvenirs en porte-à-faux avec la société. Personne ne veut croire aux récits de ces hommes. Il en sera de même plus tard avec le discours de la communauté scientifique japonaise.

Par ce cheminement, il devient clair que si le sujet relève bien de l’histoire du Japon, les mécanismes mémoriels et l’évolution des discours présentent des similitudes qui l’ancrent au sein de l’histoire mondiale. Dans cette perspective, étudier le passé nécessite le regard d’un historien, certes japonisant, mais formé aux mêmes méthodes que ses homologues travaillant sur des objets européens ou américains. Aussi trivial puisse-t-il paraître, ce point mérite d’être mentionné ici. L’histoire des pays de culture non occidentale est encore bien souvent considérée comme trop exotique et éloignée pour présenter un réel intérêt.

Dans les universités européennes, comment expliquer que le nombre de spécialistes de l’Asie au sein des départements d’Histoire soit quasi inexistant ? Cette question est souvent liée à l’impossibilité des historiens occidentaux de lire des langues non européennes. Et donc d’écarter allègrement le sujet. Tout comme un spécialiste de la guerre de Sécession pourrait difficilement faire l’impasse sur des documents en anglais, l’étude de l’histoire japonaise implique, elle aussi, une maîtrise de la langue. Un exemple concret : en 2007, sort un ouvrage en français consacré aux violences de masse perpétrées par l’armée impériale20. L’auteur ne lisant pas le japonais est amené à ignorer par exemple toute l’historiographie japonaise, pourtant vaste, sur le massacre de Nankin :

Imaginerait-on un ouvrage sur les nettoyages allemands en Europe de l’Est se référant à si peu de documents et prétendant aboutir à des conclusions inhabituelles, alors même qu’il ne serait pas en mesure de croiser les sources, […] ignorerait les études essentielles sur la question […] ?21

← 19 | 20 →La barrière linguistique n’est un obstacle que pour ceux qui ne peuvent la franchir. Parce qu’il refuse de considérer les ouvrages rédigés dans des langues qu’il ne lit pas, l’historien qui s’en tient uniquement aux documents en anglais affiche une forme de « […] mépris dans lequel sont tenus ceux qui vivent, pensent et travaillent dans les langues dites “orientales”22 ».

Raconter une histoire équivaut à produire un discours, donc à fouiller les différents niveaux du souvenir qui le composent. La seconde partie de l’ouvrage se penche sur les changements narratifs des vétérans de guerre et des protagonistes dans leur ensemble, des instances étatiques à l’occupant américain en passant par les scientifiques et les simples citoyens, qu’ils regrettent ou non les faits. Il s’agira d’en distinguer les formes les plus significatives et de comprendre comment ces récits s’influencent mutuellement. Apparaîtront alors les différentes strates qui constituent le souvenir du phénomène, et la façon dont elles se superposent et s’entremêlent. Une approche qui s’appliquera aussi bien aux discours d’avant-guerre qu’à ceux qui émergent après 1945.

Il est de mise de dater cette émergence mémorielle de l’Unité 731 au début des années 1980, suite à la parution des écrits du journaliste Morimura Sei’ichi qui touchent le grand public au Japon. Pourquoi alors se pencher sur les décennies qui précèdent, si le sujet est, soi-disant, clairement défini ? Marc Bloch exprimait une gêne identique à propos de La topographie légendaire des Évangiles en Terre sainte de Maurice Halbwachs : « Si “l’essentiel du dogme et du rite” est fixé dès les premiers siècles, à quoi bon poursuivre une aussi longue histoire jusqu’à nos jours23 ? » Pour y répondre, il faut précisément soumettre cette affirmation à une validation empirique, eu égard à l’Unité 731, ce qu’aucun travail détaillé sur le sujet n’a fait jusqu’à aujourd’hui. Des récits mémoriels ont été présentés, mais personne n’a relaté de manière précise les circonstances ni les raisons de leur apparition et de leur disparition. Il est, certes, correct d’affirmer que le sujet devient un enjeu médiatique et suscite un engouement populaire dans les années 1980, mais il n’émerge pas ex nihilo. Contrairement aux idées reçues, un discours sur les mémoires de l’arme biologique est bel et bien véhiculé par divers canaux dans l’après-guerre.

← 20 | 21 →Ce discours est clairement minoritaire lorsqu’il émane des vétérans ou des communistes, et bien souvent inexistant dans la sphère publique lorsqu’il est le produit de la communauté scientifique. Mais ce « vide médiatique » doit être analysé pour en trouver les origines. Du point de vue de la rigueur historique, il sera nécessaire de mettre en lumière le cheminement qui conduit à une médiatisation soudaine. Expliquer aussi les raisons de ce prétendu silence, par ailleurs relatif, si l’on considère les manifestations mémorielles du sujet au cours des trois décennies précédentes. La question est d’importance car elle révèle l’aspect contemporain du débat sur l’arme biologique. Dans le contexte de la guerre froide et compte tenu des relations entre le Japon et ses voisins, il est un objet idéologique et fortement politisé.

Le corpus de documents étudiés ici se compose d’articles de journaux, de témoignages, de publications scientifiques, de confessions, de romans policiers, de pamphlets révisionnistes, d’ouvrages académiques, de rapports d’associations et de monuments commémoratifs. Pour l’historien désireux de constituer un savoir factuel sur l’arme biologique au Japon, ces références peuvent sembler secondaires. Elles sont toutefois précieuses, car elles témoignent non seulement de la pluralité des discours face au seul récit étatique, mais aussi de l’importance de donner la parole à ces « rumeurs latérales24 ». Le but est de montrer comment celles-ci émergent, se modifient et s’influencent en racontant « des » histoires de l’arsenal biologique impérial. Alors que la question semble passer sous silence, une forme de discours ininterrompu est déjà en place au Japon. Les premières voix mémorielles apparaissent sous l’occupation alliée à travers l’ambivalence du discours des autorités américaines et de la censure.

L’analyse sera ensuite tournée vers l’amplification des mémoires dans un Japon qui se découvre agresseur par l’action mêlée des associations de vétérans et des premiers témoignages médiatisés de la fin des années 1970. Si le discours des historiens n’est pas encore solidement constitué, la publication de romans documentaires consacrés à l’arme biologique japonaise marque la première étape de leur émergence. On touchera ensuite à cette médiatisation qui voit des associations et des publications spécifiques s’immiscer dans le débat général sur les responsabilités de guerre. Quels sont les mouvements qui s’opposent au discours louvoyant ← 21 | 22 →de Tokyo ? Des ouvrages de journalisme d’investigation ainsi que les témoignages qu’ils inspirent confirmeront l’interdépendance des participants au débat mémoriel.

Un regard sur l’histoire mondiale récente révèle que de nombreuses grandes puissances ont eu recours, à un moment ou à un autre, à un arsenal biologique. Si elles ne l’ont pas toujours employé, elles ont du moins développé les infrastructures nécessaires à son utilisation25. Cette arme de destruction massive doit être considérée comme le premier usage de la science à des fins militaires, avant même l’emploi de la bombe atomique. Il convient donc de raconter cette histoire, à la lumière d’une pluralité de récits : ceux des vétérans repentants, des victimes de gaz chimiques, des médecins dépourvus d’éthique ou encore des témoins au regard ambigu. Des histoires parfois fortement ancrées localement, bien souvent d’envergure nationale et qui s’étendent même au cadre international. Quelquefois silencieuses ou censurées, elles dialoguent parfois entre elles, mais elles sont surtout plurielles et contradictoires. Reste à découvrir comment elles émergent, quand elles se forment et surtout, qui les racontent.


1 Par exemple Kurasawa Aiko et al. (dir.), Naze, ima Ajia-Taiheiyō sensō ka [Pourquoi maintenant la guerre Asie-Pacifique ?], coll. Iwanami kōza Ajia-Taiheiyō sensō, vol. 1, Tokyo, Iwanami shoten, 2005, Kasahara Tokushi et al., Rekishi no jijitsu wo dō nintei shi dō oshieru ka : kenshō- 731 butai, Nankin gyakusatsu jiken, «jūgun ianfu» [Comment authentifier et expliquer les faits historiques : examen de la question de l’Unité 731, du massacre de Nankin et des « femmes de réconfort »], Tokyo, Kyōiku shiryō shuppan kai, 1997, Yoshida Yutaka, Nihonjin no sensō kan, sengo shi no naka no henyō [Les perspectives des Japonais sur la guerre, transformations dans l’histoire de l’après-guerre], Tokyo, Iwanami bunko, [2005] 2009.

2 Hiroku Dai Tō A sen shi [Histoire secrète de la guerre de la Grande Asie de l’Est], Tokyo, Fuji shoen, 1953 ; Kanki Haruo et al., Sankō, Nihonjin no Chūgoku ni okeru sensō hanzai no kokuhaku [La politique des trois « tout », confessions de crimes de guerre par des Japonais en Chine], Tokyo, Kōbunsha, 1957 ; Akiyama Hiroshi, Tokushu butai nana san ichi [Unité spéciale 731], Kyoto, San ichi shobō, 1956.

3 Honda Katsuichi, Chūgoku no tabi [Voyage en Chine], Tokyo, Asahi bunko, [1981] 2007 2004, Takasugi Shingo, Nihon iryō no genzai : jintai jikken to sensō sekinin [Les péchés capitaux de la médecine japonaise : les expériences sur des vivants et les responsabilités de guerre], Tokyo, Aki shobō, 1973.

4 Wieviorka Olivier, La Mémoire désunie. Le souvenir politique des années sombres, de la Libération à nos jours, Paris, Seuil, 2010, p. 186, Brook Timothy, « Hesitating before the Judgment of History », The Journal of Asian Studies, vol. 71, n°1, 2012, p. 105.

5 Wieviorka Annette, Auschwitz, 60 ans après, Paris, Robert Laffont, 2005, pp. 265–281.

Résumé des informations

Pages
396
Année
2016
ISBN (PDF)
9783035109214
ISBN (ePUB)
9783035192957
ISBN (MOBI)
9783035192940
ISBN (Broché)
9783034316972
DOI
10.3726/978-3-0351-0921-4
Langue
français
Date de parution
2016 (Février)
Mots clés
Histoire japonaise Guerre bactériologique l'après-guerre Militarisme
Published
Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2016. 396 p.

Notes biographiques

Arnaud Doglia (Auteur)

Arnaud Doglia a soutenu en 2012 une thèse sur les mémoires des atrocités de guerre japonaises. Il est actuellement chercheur postdoctoral à l’Université de Cambridge, où il enseigne l’histoire du Japon moderne et contemporain. Ses recherches portent sur les reconversions de criminels de guerre et l’éthique médicale après 1945, ainsi que sur la culture populaire durant l’occupation alliée du Japon.

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Titre: L’arme biologique japonaise, 1880–2010
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