Chargement...

Sémiotique du mouvement

Du geste à la parole

de Sylvie Freyermuth (Éditeur de volume) Dominique Keller (Éditeur de volume) Jean-François Bonnot (Éditeur de volume)
©2015 Collections X, 348 Pages

Résumé

Le geste ne peut être considéré en lui-même et pour lui-même qu’en se plaçant dans une perspective restrictive. En effet, le mouvement volontaire s’inscrit dans une action, et dans tous les cas, il est tributaire d’un contexte. Le mouvement est bien ce qui permet d’accéder au monde : ne dit-on pas de certains malades, pourtant conscients, qu’ils « sont murés en eux-mêmes », signifiant ainsi que le rôle de passeur de sens du mouvement est à jamais perdu ? L’une des difficultés majeures dans les tentatives d’harmonisation entre domaines provient du fait qu’il est délicat de faire coïncider les données provenant des champs neurophysiologique et biologique avec celles issues de modèles linguistiques. C’est pourquoi nous avons demandé à des chercheurs appartenant à diverses disciplines (philosophie, psychologie expérimentale, sociologie, linguistique et phonétique) d’illustrer la notion de « sémiotique du mouvement ». Un premier volet s’attache à préciser les enjeux théoriques du mouvement, de sa conception à sa représentation et à sa réalisation, d’une manière générale et dans ses rapports à la vision et à la parole. La deuxième et la troisième section apportent des éclairages plus spécifiques en focalisant le propos sur les aspects linguistiques.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos des directeurs de la publication
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Préface: Produire le mouvement, reconfigurer les gestes : De l’action comme processus sémiotique
  • Modèles, Théories, Histoire
  • Chapitre I: L’auto-constitution du corps agissant
  • Chapitre II: Sémiologie de la production du mouvement : du geste sportif au mouvement articulatoire dans la parole.
  • Chapitre III: Vision et représentation des mouvements du corps
  • Chapitre IV: Le geste sportif a-t-il un sens ?
  • Chapitre V: Processus sensoriels, représentations cérébrales et actions motrices dans la parole : une brève histoire
  • Mouvement dans la langue et dans la parole
  • Chapitre VI: Verbes de mouvement : déplacement, mouvement et manière
  • Chapitre VII: Incohérences anaphoriques, sens du décodage et stratégies cogni-tives
  • Chapitre VIII: Un glide en mouvement : Le [ ʎ ] est mort. Vive le / ʎ / !
  • Chapitre IX: Mots et expressions qualifiant le mélange des langues en picard et en flamand de France
  • Chapitre X: Les motivations phonétiques du mouvement d’antériorisation des consonnes de l’arabe classique
  • Chapitre XI : Le mouvement systémique en synchronie : une étude de la nasalité vocalique phonologique en albanais de Shkodra
  • Chapitre XII: Langues en contact, focalisatrices du mouvement géographique et social : une réflexion fondée sur des exemples en provenance du Pacifique Sud
  • Perception, vision et stratégies cognitives
  • Chapitre XIII: Ce que la perception audiovisuelle nous apprend sur la nature dy-namique ou statique des sons de la parole
  • Chapitre XIV: Le mouvement en Langue française Parlée Complétée : quand les yeux captent la main pour mieux lire les lèvres
  • Chapitre XV: Eye movement measures to study the processing of social information

← x | 1 → PRÉFACE

PRODUIRE LE MOUVEMENT, RECONFIGURER LES GESTES : DE LACTION COMME PROCESSUS SÉMIOTIQUE

Sylvie Freyermuth, Dominique Keller et Jean-François P. Bonnot

Ce qu’il y a à considérer icy, c’est que tous les fameux Prédicateurs n’emportent le dessus sur les autres, que parce qu’ils sçavent bien prononcer un Discours et que parce qu’ils sçavent bien pousser un mouvement.

René Bary, Méthode pour bien prononcer un discours et pour le bien animer, Paris, Denys Thierry, 1679, non paginé.

Le geste qui est l’autre partie qu’on rapporte à la prononciation n’est pas de petite importance, il ne suffit pas de bien dire, il faut animer ce qu’on dit. […] La continuelle immobilité tient du niais, et la fréquente gesticulation tient du basteleur, il faut donc apporter quelque modération aux mouvemens. L’on doit accommoder l’action aux diverses flections de la voix, et aux divers sens des paroles […]. Quand l’on représente quelque naufrage, les bras élevez et abaissez et meus à droit et à gauche, en forme de cercle, doivent mettre devant les yeux le bouleversement des choses.

René Bary, La rhétorique françoise ou pour principale augmentation l’on trouve les secrets de nostre langue, Paris, Pierre Le Petit, 1665, pp. 110–111.

1. Mouvements et représentations

On ne peut réduire le mouvement à sa seule expression physique, même dans une perspective purement matérialiste et non téléologique ; ce serait couper irrémédiablement le geste de l’une de ses origines étymologiques latines, « gesta » (pluriel neutre substantivé) signifiant « actions » mais également « exploits », et plus tardivement, en latin médiéval, « récit, histoire ». Cette dimension de l’action suppose une temporalité – que celle-ci soit déterminée de manière interne au système ou qu’elle soit imposée de l’extérieur par des contraintes environnementales : l’image que se forme le producteur d’un mouvement est toujours ← 1 | 2 → complexe, car le geste ne peut exister en dehors d’un ensemble de constituants à la fois hiérarchisés et interactifs ; en d’autres termes, le geste possède toujours une histoire, même s’il ne s’inscrit pas nécessairement dans un continuum prenant explicitement en compte un déroulement temporel linéaire du type passé → présent → futur. Comme le relève Orliaguet, dans des expériences dans lesquelles on étudie la perception visuelle de productions graphiques, en rapport ou non avec le langage, on constate que « le mouvement laisse […] dans un dessin des indices spatiaux permettant de retrouver la façon dont il a été produit. […] Les tracés contiennent donc des informations dynamiques récupérables par le système visuel. Par ailleurs, quand on demande de mémoriser un dessin représentant l’instantané d’un mouvement humain, on constate que les sujets ont tendance le plus souvent à mémoriser la position suivante, c’est-à-dire à anticiper le résultat du mouvement. Les mêmes phénomènes apparaissent pour des mouvements potentiels. […] La perception des stimuli statiques fait […] intervenir une représentation du mouvement intégrant les trajectoires, l’organisation temporelle de la séquence, les forces développées, c’est-à-dire des éléments relevant de la cinématique et de la dynamique des mouvements. » (2001, p. 237)

Pour mieux situer la question, on peut utilement partir des travaux du psychologue expérimentaliste Richard A. Schmidt, qui, dans une série de travaux classiques (1975, 1976, 1980 ; Schmidt et Wrisberg, 2008), a proposé – partiellement à la suite d’Adams (1971) – un modèle fondé d’une part sur un « schéma de rappel » (recall schema) et d’autre part sur un « schéma de reconnaissance » (recognition schema). La première composante est formée par la relation existant entre l’objectif réel et les spécifications de la réponse. Il se fonde sur l’expérience acquise antérieurement. Le schéma de rappel est à l’origine de l’émission des influx nerveux fournis à la musculature dans le but de produire ou de corriger un mouvement. Les paramètres du schéma de reconnaissance sont les conditions initiales, les conséquences sensorielles et l’objectif réel. Ce système est notamment chargé de l’évaluation du feedback – il faut distinguer entre mouvements très rapides, entièrement effectués sous le contrôle du « schéma de rappel », et mouvements « lents » associant, selon Schmidt, les deux types de schémas (Schmidt, 1976). Lorsqu’il y a production d’un mouvement, l’exécutant « sélectionne » d’abord l’ensemble des spécifications nécessaires. Il stocke ensuite les conditions initiales, c’est-à-dire tout ce qui concerne la localisation spatiale, la position relative des membres, ou, dans la parole, des divers organes susceptibles d’intervenir, et l’état de l’environnement au « moment zéro ». En troisième lieu, il met en mémoire l’objectif réel (évaluation de la trajectoire). Enfin, il détermine les conséquences sensorielles du mouvement. Bien que l’on puisse élever des objections, le modèle se révélant insuffisant pour rendre compte de certaines situations limites de production (la voix criée, par exemple ; cf. Bonnot et Chevrie-Muller, 1991 ; Bonnot, Chevrie-Muller et Crevier, 1991 ; Keller, Bonnot, Dufour, 1995/1996 ; Dufour, Bonnot, Keller et ← 2 | 3 → Lallouache, 1995), un certain nombre de données expérimentales tendent à le valider. Il y a d’abord le fait que des sujets sont en état de produire des mouvements entièrement nouveaux : le graphisme d’une signature est dix fois plus grand sur un tableau que sur un papier ; les muscles mis en jeu ne sont pas les mêmes. De même, un joueur de basketball est capable de tirer au panier à partir de n’importe quel endroit (ou presque) de la surface de jeu. Ceci amène Schmidt à une importante conclusion : l’augmentation du nombre ou de la variabilité des expériences précédentes conduit au renforcement du schéma (Bonnot, 1986 ; Bonnot et alii, 1986).

De telles observations ne rendent pas caduques les interrogations sur la nature plus ou moins abstraite des plans moteurs. On sait que Lashley, en 1951, avait proposé de considérer le système nerveux comme une structure dynamique composée de systèmes fortement hiérarchisés, la production étant organisée en fonction de deux niveaux, l’un étant chargé de sélectionner et d’ordonner des entités abstraites dépourvues de composante temporelle, l’autre (le « mécanisme de réponse ») ayant pour tâche de réaliser ces unités (Halwes et Jenkins, 1971, p. 123). Ces modèles ont été critiqués, en particulier par les tenants de la « théorie de l’action » ou « approche réaliste directe », notamment représentée, au plan phonétique, par Carol Fowler et ses collègues (1980). Depuis un certain nombre d’années cependant, cette position revient de façon insistante sur le devant de la scène (Pascual-Leone et alii, 1996 ; Rosenbaum et alii, 2007 ; Koedijker et alii, 2010). Rosenbaum et alii considèrent par exemple que la structure spatiotemporelle abstraite du mouvement est transférée d’une séquence (de mouvement) à la suivante, sans qu’il ait transfert conjoint d’une activation musculaire.

2. Catastrophes locales, pathologies et changement linguistique

Lorsque la progression homogène de l’action n’est plus garantie, on assiste alors à de petites catastrophes locales, à des désordres gestuels plus ou moins notables, tels qu’en parole la production de lapsus ou de « fourchelangues » (Pouplier et Hardcastle, 2005) – qui peuvent aller de la simple sélection erronée d’un trait distinctif d’un phonème à la production d’une syllabe, voire d’un mot non désirés – ou bien sûr d’échec dans la réalisation d’un mouvement de précision, comme dans le cas des tâches de pointage. De telles erreurs sont attestées tant chez le sujet normal que chez les personnes présentant des pathologies du langage, qui peuvent être très diverses ; il s’agit en fait d’un continuum, des phénomènes de même nature linguistique étant observés chez des personnes ne présentant aucun trouble du langage, mais connaissant d’importantes difficultés ← 3 | 4 → scolaires (Freyermuth, 1995, 2000, 2002, et voir ici-même). Au plan pathologique, on peut citer, entre bien d’autres, les erreurs commises par les scripteurs et lecteurs dyslexiques (McCrory et alii, 1999 ; Gayle et alii, 2005 ; Nergård-Nilssen et Hulme, 2014 ; Barnett, 2014) ; ce sont peut-être toutefois les travaux sur le bégaiement qui permettent le mieux d’apprécier les problèmes d’interface entre l’encodage normal d’une séquence de parole et son exécution, quelquefois très chaotique (Bonnot, 2000). Les recherches de Van Lieshout, Hulstijn, et Peters, (2004) et de Namasivayam et van Lieshout (2011, p. 486) suggèrent que les sujets affectés par un bégaiement diffèrent des sujets normaux, en ce qu’ils tirent un moindre bénéfice de la pratique motrice et que les apprentissages ne sont pas pérennes (difficultés retrouvées chez les autistes) ; des conditions d’exécution particulières, telles que l’augmentation de la charge cognitivo-linguistique ou de la vitesse de production se révèlent de nature à déstabiliser les processus moteurs impliqués dans la parole. Une autre observation concerne l’utilisation très importante du feedback kinesthésique en vue de stabiliser le système moteur, particulièrement lorsque la demande cognitive s’accroît. Ce feedback afférent pourrait d’ailleurs s’avérer « trop lourd », et impossible à traiter dans un créneau temporel restreint (Max et alii, 2004).

Dans le domaine de l’autisme, les « catastrophes anaphoriques » sont nombreuses, y compris chez des sujets « intégrés linguistiquement » (Reboul, 1997). On observe classiquement des limitations importantes dans le maniement des anaphores, au plan de la production comme à celui de la compréhension (O’Connor et Klein, 2004, p. 117) ; les productions verbales de ces personnes sont généralement caractérisées par un « usage stéréotypé et répétitif du langage ou langage idiosyncrasique » (Bursztejn et Houzel, 2000, p. 76). Fine et alii (1994) ont par exemple montré que des élèves autistes font moins référence aux éléments déjà évoqués dans le discours – notamment durant la lecture (Snowling et Frith, 1986) – qu’à l’environnement. S’agissant des personnes présentant un syndrome d’Asperger – syndrome peut-être autonome par rapport à l’autisme et qui n’est pas associé à des troubles de développement du langage (Bursztejn, 2000) –, Colle et alii (2008, pp. 38–39) retrouvent des problèmes de type essentiellement pragmatique (et assez peu syntaxique), caractérisés par une moindre souplesse dans l’utilisation des pronoms, lorsqu’il s’agit de procéder à des inférences. Chez de jeunes patients dysphasiques, on a de même affaire à une gestion très incertaine des données pragmatiques et de l’organisation globale du discours, notamment dans ses aspects de cohérence temporelle. Les données de Bonnot, Bursztejn et Quintin (1994) mettent ainsi en évidence l’importance de l’orientation vers le destinataire, dans des interactions entre enfants et adultes (orthophonistes et psychiatres en formation).

De telles « erreurs » répétées sont légion dans le langage normal, qu’il s’agisse du plan phonético-phonologique, du plan lexical ou du plan syntaxique, et que l’on ait affaire à la production ou à la perception. Dans certains cas, les ← 4 | 5 → modifications parviennent à dépasser le noyau individuel ou familial et finissent par s’imposer à des groupes de plus en plus vastes. S’agissant du plan phonique, Halle et Keyser étaient dans l’erreur lorsqu’ils écartaient, en 1967 (en pleine période de « décollage » du générativisme), « la possibilité que le changement […] soit dû à une évolution graduelle des allophones résultant des imperfections inévitables à l’exécution des mouvements articulatoires. » (p. 102) Ils préféraient y voir un phénomène discret. Ils étaient toutefois obligés d’admettre (en note) que les travaux de Labov mettaient clairement en évidence une diffusion graduelle du changement. Ils avaient néanmoins raison sur un point d’importance : le changement est entériné – devenant de ce fait « discret » – lorsqu’on quitte l’état où la redondance est de règle, et dans lequel la variabilité articulatoire et acoustique, quoique contenue, permet la coexistence d’une palette étendue de réalisations. Il y a alors redéfinition des frontières perceptuelles. Il existe par exemple en français une tendance très nette qui ne semble pas être socialement marquée, caractérisant les jeunes générations, à la fermeture de la nasale [ã], de telle manière qu’elle se rapproche de [õ], sans qu’il y ait (à l’heure actuelle) fusion phonologique de /ã/ avec /õ/, au profit de ce dernier (Freyermuth et Bonnot, 2014 ; Bothorel avait évoqué cette possibilité dès 1980, p. 238). Toujours à propos de la nasalisation, Milroy (2003) souligne que tout le problème est de savoir pour quelle raison telle innovation s’intègre à la structure linguistique, alors que telle autre échoue et, le cas échéant, régresse : en anglais, en style familier et dans un environnement adéquat, la voyelle se nasalise et la consonne nasale subséquente est effacée : ainsi dans « I don’t remember », on observe un passage à occlusive + voyelle nasalisée + occlusive glottale. En français, en revanche, la consonne nasale, maintenue dans un premier temps, finira par s’amuïr. Dans le cas de l’anglais, on a toujours affaire à des variantes, tandis qu’à partir du moyen français, la phonologisation est complète. La conscience phonologique des locuteurs fonctionne d’ailleurs souvent comme un miroir déformant, à telle enseigne que lorsque deux systèmes – l’un prestigieux, l’autre vernaculaire – sont en présence, les locuteurs ont tendance à adopter l’espace phonique de la langue la plus normalisée comme domaine de référence (Labov, 1976) : c’est le cas en arabe marocain, Embarki montrant que « plus un sujet est lettré, plus sa perception des sonorités de l’arabe marocain s’éloigne de ce que la forme du système acoustique révèle et tend à se représenter ces sonorités comme celles qui prévalent en arabe standard moderne. » (2004, p. 194) Ce sont donc des faisceaux complexes de détermination qui sont à l’œuvre : propriétés intrinsèques du tractus vocal, fractions sociales en quête de reconnaissance et de pouvoir (qu’il soit ou non symbolique), perte d’influence de la variété dominante, etc.

Parmi les phénomènes exceptionnels et expressifs liés à la fois à l’historicité des processus linguistiques et au contexte culturel, figure en bonne place ce qu’Haspelmath nomme la « stratégie de la main invisible ». Au plan lexical par exemple, il arrive fréquemment qu’un item ou une expression soit substitué ← 5 | 6 → à un/une autre. C’est le cas, lorsqu’en anglais on remplace weep [pleurer] par cry [pleurer dans un registre plus familier], puis éventuellement par blubber [chialer]. Le processus de la main invisible débute à partir de l’instant où les locuteurs ressentent le besoin de se démarquer linguistiquement et utilisent des expressions nouvelles pour désigner des notions et des choses déjà connues et dénommées. Les locuteurs n’ont pas l’intention de changer quoi que ce soit à la langue ; pourtant, il arrive (avec un peu de chance) que ces manifestations s’ajoutant les unes aux autres, la modification entre dans la parlure d’un groupe, voire dans l’usage général le plus normalisé. Des noyaux de résistance subsistent un temps, ce qui permet la coexistence de formes concurrentes, phénomène connu sous le nom de « synchronie dynamique » (Jakobson, 1963 ; Jakobson et Waugh, 1980 ; Martinet, 1990 ; Haxhiaj, 2007, 2012). McMahon (2004, p. 157) relève qu’il est très improbable que l’on parvienne à subsumer les productions phoniques de locuteurs vivant dans un même lieu sous un même système ; en revanche ces même locuteurs partagent un grand nombre de caractéristiques communes, que celles-ci soient acquises en tant que locuteur natif, ou qu’elles soient adoptées par des locuteurs provenant d’une autre aire linguistique.

Le changement peut être favorisé par des « passeurs », généralement jeunes (Kerswill, 1996) les « liaison persons » de Granovetter (1973), que l’on pourrait qualifier « d’agents doubles » dans la mesure où ils prennent langue avec divers milieux sociaux, en principe antagonistes (sur ce point, cf. Freyermuth et Bonnot, 2014, chapitre 10). La grammaticalisation peut être expliquée de bien des manières. En ce qui nous concerne, nous retiendrons la définition, souvent citée, de Campbell (2001, p. 117), qui soutient que la grammaticalisation n’a pas de statut indépendant, mais qu’elle résulte de la conjonction d’autres types de mécanismes (changement phonétique, changement sémantique), qui ne sont pas limités aux cas spécifiques de grammaticalisation. Campbell considère que, de même que la perte de substance sémantique, l’érosion / réduction phonétique n’est pas nécessairement synonyme de grammaticalisation : « Grammaticalization can take place with no phonetic reduction, and erosion of form is not unique to grammaticalization, but is normal phonological change. Phonological reduction processes apply to items in appropriate phonological contexts generally, not just to items involved in grammaticalization. » (ibidem, p. 121) À partir du même exemple (et dans la même livraison de Language Sciences), Newmeyer (2001, p. 195) notait que l’une des manifestations classiques de l’érosion phonétique est la perte de syllabes finales inaccentuées (voir ici même Haxhiaj), et que ce simple phénomène est en mesure d’induire des changements morphosyntaxiques majeurs, notamment des modifications d’ordre des mots du type SOV → SVO. En effet, la perte des marqueurs de cas, situés dans la syllabe amuïe, peut rendre nécessaire la modification de l’ordre canonique ancien, afin de lever les ambiguïtés qui résultaient de cette perte.

← 6 | 7 → 3. Actions motrices, mimèsis et mémoire « anticipante »

Les contraintes inhérentes aux systèmes d’encodage, comme celles provenant du contexte, n’ont pas que des conséquences négatives ; elles peuvent être utilisées à des fins stylistiques dans l’agencement des textes, parfois de façon fort complexe, comme dans la gestion de l’anaphore (Freyermuth 2006, 2010, 2012 ; Baker et alii, 2014). Les effets de surprise sont particulièrement intéressants ; un bon exemple d’« attente déceptive » poétiquement féconde est exposé par Jakobson dans un travail classique sur le vers russe : « […] l’auditeur ou le lecteur de vers russes est préparé à rencontrer, [écrit Jakobson] selon un haut degré de probabilité, un accent de mot sur toute syllabe paire des vers iambiques, mais au début même du quatrain de Pasternak, à la quatrième et, un peu plus loin, à la sixième syllabe […] il se trouve en position d’attente frustrée. Le degré de cette “frustration” est plus élevé si c’est sur un “temps marqué fort” que l’accent manque, et il devient particulièrement remarquable si deux temps marqués successifs tombent sur des syllabes inaccentuées. » (1963, pp. 227–228) Et Jakobson d’ajouter que d’un point de vue métrique et psychologique, le maître incontesté de l’anticipation déçue est Edgar Allan Poe, chez qui l’on trouve une évaluation de « la satisfaction qui chez l’homme est liée au sentiment de l’inattendu surgissant de l’attendu, l’un et l’autre impensables sans leur contraire […]. » (ibidem, p. 228) Le mouvement s’inscrit donc dans un vaste dessein, dans une connaissance globale ; si tout mouvement n’est pas action (en courant vers le « Vintimille », entrant en gare de Colmar et pour une fois à l’heure, Max glisse sur une peau de banane et fait une chute), en revanche toute action comporte une composante « gestuelle », cette dernière pouvant naturellement être purement interne à « l’exécutant » et n’avoir aucune conséquence visible (Lola n’est pas dans le train ; Max reste figé de stupeur sur le quai en pensant qu’il aurait pu se jeter dans ses bras).

Ceci renvoie aux modèles de contrôle proactif « feedforward », ou de « mémoire anticipante ». Au plan de la motricité proprement dite, Wolpert, Miall et Kawato (1998, p. 338) indiquent que ces modèles sont destinés à rendre compte des relations précursives et causales entre les entrées (le bras par exemple) et les sorties du système. Ils prédisent l’état à venir, en termes de position et de vitesse, compte tenu de la situation dans laquelle se trouve le système à l’instant t0. Wagner et Smith (2008, p. 10663) exposent la question très simplement à partir de l’exemple d’un cycliste néophyte : la plupart du temps, l’apprentissage a lieu dans un espace dépourvu d’obstacles. Lorsqu’il sait convenablement se tenir en selle, le cycliste s’essaie à rouler dans la rue ; on peut alors espérer qu’il freine ou qu’il braque son guidon au cas où il verrait surgir inopinément une voiture en face de lui. Ce faisant, le cycliste combine une réaction innée, consistant à éviter la collision, avec les connaissances acquises de maniement du vélo. Les ← 7 | 8 → auteurs montrent expérimentalement qu’après une adaptation motrice de type « feedforward », les réponses du feedback moteur en vue de corriger des erreurs inattendues sont adaptées de façon adéquate à la nature de la tâche en cours de production, y compris lorsque de telles erreurs sont inédites et, de ce fait, n’ont jamais été rencontrées lors de l’apprentissage.

Ici encore, les observations provenant de la pathologie peuvent être éclairantes. Dans un domaine très différent de ce que nous venons d’exposer, tant du point de vue des processus mis en œuvre que de celui de l’empan spatial et temporel, mais où la notion de « mémoire anticipante » est bien présente, il convient d’évoquer la théorie bioinformationnelle proposée par Peter J. Lang (1977). Cette théorie, particulièrement populaire dans le cadre de la psychiatrie et de la psychologie clinique, est surtout destinée à rendre compte des processus sous-jacents aux comportements de peur obsessionnelle. Certains individus ont des conduites pathologiques de vérification (troubles obsessionnels compulsifs), et ne peuvent, par exemple, s’empêcher de contrôler répétitivement la fermeture d’une porte ou du robinet de gaz. Lang remarque que ces patients sont terrorisés par l’anticipation de conséquences « prototypiques » néfastes, construites à partir de connaissances antérieurement acquises (il est attesté que des maisons ont explosé parce qu’il y avait une fuite de gaz) et donnant lieu à des scénarios variables (p. 509).

On peut établir une relation entre les faits qui viennent d’être exposés et les observations du neuropsychologue Endel Tulving concernant la « mémoire épisodique ». Selon Tulving, ce système mémoriel (hypothétique), qui serait spécifique à l’humain, rend possible le « voyage mental » dans le temps subjectif, du présent vers le passé, mais également vers l’avenir. La mémoire épisodique requiert une participation de la mémoire sémantique tout en en étant, selon Tulving, largement indépendante. Tulving se fonde, entre autres observations, dont des données d’imagerie médicale, sur le cas du patient K.C., un homme dans la trentaine, qui était devenu amnésique à la suite d’un accident. K.C. ne se rappelait d’absolument aucun événement de sa vie passée, quoiqu’il ait été parfaitement capable de mettre en œuvre des connaissances encyclopédiques variées, et d’en apprendre durablement de nouvelles. Dans une série d’expériences de laboratoire, des notions inédites ont été acquises par K.C., qui a pu les restituer après plusieurs mois. En revanche, il n’a jamais conservé le moindre souvenir de ses visites répétées au laboratoire, la prégnance de la trace étant limitée à une ou deux minutes :

K.C. has no particular difficulty apprehending and discussing either himself or physical time. He knows many true facts about himself ; he also knows what most other people know about physical time : its units, its structure, and its measurement by clocks and calendars. It is his apprehension of subjectively experienced time, the autonoetic (self-knowing) consciousness, that is grossly impaired. The impairment does not encompass only the past ; it also extends to the future. Thus, when asked, he cannot tell the questioner what he is going to do later on that day, or the day after, or at any time in the rest of his life. He cannot imagine his future any ← 8 | 9 → more than he can remember his past. This aspect of the syndrome he presents suggests that the sense of time with which autonoetic consciousness works covers not only the past but also the future. (Tulving 1985; Tulving, 2002, p. 14)

Les données provenant d’études sur des patients aphasiques et sur des personnes sourdes, sont elles aussi riches d’enseignement. Dans une étude menée avec des patients souffrant d’aphasie progressive, Nelissen et alii (2010) ont mis en évidence des détériorations parallèles du langage et de la discrimination des mouvements – il s’agissait d’établir une distinction entre des séries de mouvements exécutés de façon adéquate et des séries présentant des erreurs (par exemple, le geste « chut », réalisé correctement en plaçant l’index verticalement sur les lèvres fermées vs. à côté de l’oreille). Nelissen et alii partent du modèle de Hickok et Poeppel (2007), qui pensent que les mêmes zones corticales sont impliquées dans l’intégration auditori-motrice fonctionnant comme interface entre un réseau phonologique (sulcus temporal postéro-supérieur) et un réseau articulatoire (gyrus frontal postéro-inférieur, cortex prémoteur et insula antérieure). Selon ce modèle, une grande partie du lobe temporal et de l’opercule pariétal (qui contient le cortex somatosensoriel secondaire) est impliquée dans la transformation du signal acoustique de parole en représentations articulatoires. Nelissen et alii suggèrent qu’un dispositif analogue pourrait être au fondement du traitement du mouvement et que les mêmes zones anatomiques (ou des zones très voisines) pourraient servir d’interface entre la reconnaissance des gestes et leur production (Nelissen et alii, 2010, p. 6430).

Dans un autre champ, celui de la surdité infantile, Goldin-Meadow (1999, p. 420) rapporte que des enfants sourds, dont les parents entendent normalement, font spontanément appel à des gestes organisés morphologiquement et syntaxiquement afin de communiquer. Il faut souligner que les enfants en question n’avaient pas accès à un système codé de signes (qui en l’occurrence aurait été l’American Sign Language), mais exclusivement aux gestes spontanés accompagnant les propos de leurs proches. Les gestes de ces enfants sourds partagent beaucoup de caractéristiques avec le langage naturel et sont utilisés dans les mêmes fonctions (parler de soi, faire des commentaires métalinguistiques). On a également montré que, chez les enfants normalement entendants, les gestes jouent un rôle non négligeable dans l’acquisition linguistique : Goldin-Meadow et Wagner Alibali (2010, pp. 262–263) soulignent que les mères répondent aux gestes produits par leur enfant, en les « traduisant » par des mots ; ceux-ci, bénéficiant d’un effet de facilitation, s’intègrent plus rapidement au lexique de l’enfant que d’autres éléments et sont prioritairement associés aux premiers énoncés non nucléaires. En conclusion de leur article, Wagner-Alibali et Goldin-Meadow font quelques observations fondamentales :

First, gesture reflects what speakers know and can therefore serve as a window onto their thoughts. Importantly, this window often reveals thoughts that speakers do not even know they have. […] Second, gesture can change what speakers know. The act of producing gesture ← 9 | 10 → can bring out previously unexpressed thoughts and may even introduce new thoughts into a speaker’s repertoire, altering the course of a conversation or developmental trajectory as a result. Finally, gesture provides building blocks that can be used to construct a language. By watching how children and adults who do not already have a language put those blocks together,we can observe the process of language creation first hand. Our hands are with us at all times, and we routinely use them for communication. They thus provide both researchers and learners with an everpresent tool for understanding how we talk and think. (2013, p. 275)

Même si les études en question peuvent ne pas être exemptes de biais, tenant à la situation de communication, au type d’activité servant à l’interaction, à la fraction sociale considérée, etc. (Bernstein, 1962/1975 ; Gerhardt, 1988 ; Hoff-Ginsberg, 1991 ; Bonnot, Bursztejn et Quintin, 1994 ; Bonnot, 1997), elles montrent sans ambiguïté que l’imitation, la répétition, la conception du corps comme un ensemble cohérent, et bien sûr la prise en compte du contexte (Bonnot et Bursztejn, 1996), plaident en faveur d’une faculté organisationnelle très complexe, fondée pour partie sur la mimèsis. Cette construction, pour un type d’action, jamais identique à elle-même, comme jamais tout à fait différente, combine ce que le sujet sait, ou croit savoir, d’un ensemble de faits dynamiquement structurés et ce qu’à partir de cette connaissance il « mime » avec plus ou moins de succès, en vue de produire un nouvel ensemble. On peut suivre le mathématicien et philosophe Bertrand Russell (2006, p. 152), qui écrit :

Les images sont des copies plus ou moins exactes d’événements passés, parce qu’elles se présentent à nous accompagnées de deux sortes de sentiments : 1. Ceux qu’on peut appeler sentiments de familiarité ; 2. ceux auxquels on peut donner le nom générique de sentiments du passé. Les premiers nous fournissent les mobiles en vertu desquels nous accordons notre confiance à nos souvenirs ; et c’est dans les derniers que nous puisons les raisons de ranger les souvenirs de telle ou telle manière dans l’ordre du temps.

Il faut insister ici sur l’expression « copies plus ou moins exactes », car c’est de cette variabilité, souvent mince, parfois imperceptible à l’observateur – comme dans le cas du changement phonétique – que naîtra le nouvel ensemble de connaissances et les conséquences, motrices et/ou cognitives qui s’ensuivent. Vers la fin de l’ouvrage, Russell revient sur la question, commentant l’acquisition de l’expérience à partir de la proposition un enfant qui s’est brûlé craint le feu. Il remarque qu’« un souvenir est provoqué par quelque chose qui arrive à présent, mais il diffère de l’effet que produirait le même événement présent si l’événement qui est l’objet du souvenir, ne s’était pas produit. » (ibidem, pp. 274–275)

Dans les propos de Russell, le langage est intrinsèquement lié aux représentations que l’on peut avoir avoir de l’action/mouvement. Or il existe de bons arguments permettant de soutenir que la mimèsis ne passe pas nécessairement par une prise en charge linguistique, et peut donc parfaitement trouver un large champ d’application chez les non-humains, et en particulier chez les primates (voir ici même : Bonnot, chapitre 5). Selon Donald (1991, p. 171), la mimèsis est ← 10 | 11 → un ensemble d’actes intentionnels et conséquemment conscients, mais ne faisant pas intervenir de manière obligatoire la faculté de langage. Elle se décompose en cinq composantes : il y a d’abord la référence, qui renvoie à l’état représentationnel des choses ; il y a ensuite l’intentionnalité, puis la communicabilité (entre le « mime[ur] » et l’interprète), l’« autocuing », que l’on peut paraphraser par la partie volontaire de la production, opposée à ce qui est instinctif ; enfin la générativité permettant à un individu de recombiner les diverses actions motrices de façon entièrement ou partiellement inédite. Cette forme de communication s’inscrit dans une sémiotique du mouvement. Dans le domaine de la parole, un tel paradigme théorique pourrait se voir confirmé par des études du type de celle menée par Sato, Schwartz, Cathiard et Loevenbruck (2006, p. 472), qui montrent qu’il existe des contraintes articulatoires spécifiques rendant compte des transformations de séquences dépourvues de sens en mode d’« auto-répétition » ; ces contraintes seraient indépendantes à la fois des universaux linguistiques comme des contraintes phonotactiques spécifiques à une langue donnée. Ce qui n’entraîne évidemment pas que les contraintes phonologiques, lexicales, et naturellement sémantiques, n’interviennent pas à un autre niveau. Menant des investigations sur les représentations mémorielles motrices et les modèles mentaux, Richardson, Spivey et Cheung (2001, p. 871) considèrent d’ailleurs que les représentations objectuelles, qu’elles soient le produit de la mémoire ou de stimuli visuels, ou qu’elles trouvent leur origine dans un modèle mental engendré sur la base d’une description linguistique, contiennent des représentations motrices. Ceci fournit des arguments en faveur de l’intégration des systèmes moteurs dans des fonctions cognitives de niveau supérieur. La complexité du système mimétique et mémoriel conduisant à produire un mouvement en réponse à un stimulus est très grande, comme l’illustre par exemple une livraison de 2006 de Neural Networks. Dans l’un des articles de ce numéro thématique, Sauser et Billard (pp. 295–296) font valoir que si un événement perceptuel est identique à l’image-réponse à laquelle il est fait appel pour contrôler une réaction motrice, l’événement en question doit activer l’image et, en conséquence, influencer la mise en œuvre de la réponse.

Au plan phylogénétique, Arbib et Bota (2003, p. 1243), dans le cadre de la « Miror System Hypothesis », estiment que le langage s’enracine dans un mécanisme non relié à la communication. Selon ces auteurs, il s’agit d’un système miroir – reposant sur la mise en œuvre des neurones miroirs (Kohler et alii, 2002 ; Rizzolatti et Craighero, 2004) – de préhension, doté d’une capacité à générer et à reconnaître un ensemble d’actions. De façon plus spécifique, ajoutent Arbib et Bota, l’aire de Broca est dotée d’un système miroir de ce type, homologue de celui que l’on trouve chez le macaque dans la zone F5. Il y a donc des raisons de penser qu’avant d’être orale, la communication a d’abord été gestuelle. Arbib (2009, p. 112) propose 6 stades d’évolution, les 3 derniers excluant les grands singes : (1) préhension ; (2) système miroir de préhension commun aux ancêtres de l’homme et au singe ; (3) système d’imitation basique de la préhension ← 11 | 12 → commun aux ancêtres de l’homme et au chimpanzé ; (4) système d’imitation complexe pour la préhension ; (5) apparition du « protosigne », c’est-à-dire d’un système de communication manuel permettant d’accéder à un répertoire vocal ouvert ; (6) apparition d’une « proto-parole » émergeant de la capacité à contrôler le tractus vocal avec une souplesse de plus en plus grande. Enfin, un dernier stade d’évolution (7) consacre l’apparition du langage en tant que tel. Arbib y voit peu d’évolution biologique et beaucoup d’évolution culturelle et historique. Quels que soient les détails de la théorie – Arbib et Mac Neilage (notamment 1998) divergent sensiblement sur l’importante question de la syllabe –, une telle approche est indéniablement séduisante. Et cela d’autant plus que les observations tirées de l’apprentissage du langage (plan ontogénétique), tant chez l’enfant normal que chez l’enfant sourd, font apparaître d’évidentes convergences (Goldin-Meadow op. cit. ; Wagner- Alinali et Goldin-Meadow, op. cit. ; Goldin-Meadow et McNeill, 1999).

De même, les pathologies, notamment celles des patients aphasiques, en présentant un versant déconstruit du langage et de l’organisation des mouvements, apportent des éléments de réflexion intéressants. Prenant notamment appui sur les travaux d’Arbib et de ses collègues, Code propose une hypothèse audacieuse : dans les cas où des patients aphasiques font appel à des automatismes lexicaux (formules stéréotypées), Code (2009, p. 278 ; 2011, p. 143) suggère que ces « fragments de langage » pourraient constituer des traces « fossiles » d’un proto-langage, et plus particulièrement d’une proto-syntaxe :

Commonly occurring LSAs [language speech automatisms] may reflect substages of development from single repeated expletive and syntactically primitive pronoun + modal/aux constructions, forming a bridge to a protosyntax stage – to agrammatism, thus bridging a gap between protolanguage and full syntax. Theorising about the evolution of language runs the risk of being merely speculative, but I have attempted to ground my arguments in current models and paradigms and have attempted to show that the origins of LSAs are embedded in everyday contemporary communication and their neurogenic origins in ancient neural systems outside classical language regions of the brain. I have suggested that these fragments of language might constitute fossils holding clues to the origins of human language that are worthy of further investigation by evolutionary linguists and psychologists. (2011, p. 143)

Dans ce cadre reliant aphasie et systèmes linguistiques, il faut évoquer Roman Jakobson, qui fit œuvre de pionnier en décrivant les effets de miroir entre développement du langage enfantin et perte progressive du langage dans certaines aphasies. Il fut vraisemblablement le tout premier, au début des années 40, à signaler dans Langage enfantin et aphasie un possible parallélisme entre changement linguistique et désintégration des systèmes phonologiques chez les aphasiques :

Lorsque, par exemple, l’aphasique de langue tchèque examiné par Pick (1919) remplace dans sa langue maternelle l’accentuation de la première syllabe par celle de la pénultième, il convient de mettre en rapport cette modification étrange avec la tendance simultanée à la ← 12 | 13 → disparition des oppositions de quantités dans les voyelles de cette langue. On assiste à plusieurs reprises dans l’histoire des langues slaves de l’ouest […] à la liaison du phénomène de la perte des quantités et de celui du passage de l’accent de la première syllabe à la pénultième. […] Le démantèlement du système phonématique de l’aphasique s’accompagne donc d’un aspect constructif qui peut rappeler cette « fonction de rechange réparatrice » observée maintes fois dans les formations nouvelles de l’aggramatisme. ([1941] 1969, p. 37)

À la lumière des connaissances actuelles, il convient toutefois de faire preuve de circonspection devant de telles affirmations, en quelque sorte trop belles pour être entièrement fondées : il ne fait pas de doute que Jakobson, en écrivant ces lignes, était largement un « homme sous influence » du structuralisme. Depuis cette époque, plusieurs études ont été consacrées à ce syndrome de « l’accent étranger ». Kurowski, Blumstein et Alexander (1996), évoquent d’ailleurs le cas princeps de l’aphasique étudié par Pick (1919). Ces auteurs relèvent chez leur patient un phénomène de centralisation vocalique, la production de schwas épenthétiques dans un environnement CVC, etc. La conclusion de Kurowski et alii est que le syndrome est improprement nommé, puisque les autres indices analysés (voice-onset time, lieu d’articulation des occlusives, prosodie globale, variabilité de F1 et F2) sont parfaitement typiques de locuteurs anglophones de langue maternelle. Tout au plus concèdent-ils la dénomination « accent générique ». Selon Roy et alii (2012, p. 943), qui disposaient de données recueillies auprès de francophones québécois, les distorsions observées proviendraient de contraintes pathologiques affectant la coordination fine des gestes articulatoires. Plutôt que de voir dans de tels résultats des manifestations apraxiques, Perkins et Ryalls (2013) suggèrent qu’il pourrait s’agir d’une réponse compensatoire à des atteintes subcorticales. On aurait donc affaire à un processus purement physiologique, éventuellement « réparateur », comme le notait d’ailleurs Jakobson à propos de l’agrammatisme.

4. Évolution de la cognition sociale et intersubjectivité

L’enchaînement harmonieux des mouvements de l’athlète sur le stade d’Olympie n’est comparable que par abus de langage avec l’harmonie du saut du félin se précipitant sur sa proie. Ce n’est pas que le terme « harmonie » soit moins approprié dans le second cas ; c’est qu’il renvoie à un percept subjectif et culturel purement humain : « les félins sont agiles », « ils se déplacent de façon élégante », etc. Il faut se convaincre que l’on a affaire, dans les choses humaines, à une sémiotique toute différente, caractérisée in fine par d’importantes divergences avec la sémiotique biologique. On sait notamment que le mouvement récursif et réflexif de la pensée induit des modifications notables d’activité cérébrale, comme l’ont montré de nombreuses études. Gallese fait une excellente synthèse :

Résumé des informations

Pages
X, 348
Année
2015
ISBN (ePUB)
9783035193251
ISBN (PDF)
9783035203158
ISBN (MOBI)
9783035193244
ISBN (Broché)
9783034316781
DOI
10.3726/978-3-0352-0315-8
Langue
français
Date de parution
2015 (Mai)
Mots clés
mouvement sémiotique psychologie expérimentale vision
Published
Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2015. X, 348 p., 16 ill. n/b, 10 ill. en couleurs, 5 tabl. n/b, 3 tabl. en couleurs

Notes biographiques

Sylvie Freyermuth (Éditeur de volume) Dominique Keller (Éditeur de volume) Jean-François Bonnot (Éditeur de volume)

Sylvie Freyermuth est Professeure de Langue et Littérature françaises à l’Université du Luxembourg. Elle s’intéresse aux questions de cohérence textuelle, aux aspects cognitifs de l’encodage, ainsi qu’aux caractéristiques stylistiques et pragmatiques de l’écrit. Dominique Keller est Professeur émérite de Sciences et techniques des activités physiques et sportives (Strasbourg). Psychologue expérimentaliste, il s’intéresse particulièrement au contrôle moteur dans la production du geste sportif. Jean-François P. Bonnot a exercé en qualité de Professeur de Linguistique générale (Strasbourg) et de Phonétique expérimentale (Besançon). Ses travaux portent notamment sur les contrôles moteurs dans la parole et sur l’histoire des idées.

Précédent

Titre: Sémiotique du mouvement
book preview page numper 1
book preview page numper 2
book preview page numper 3
book preview page numper 4
book preview page numper 5
book preview page numper 6
book preview page numper 7
book preview page numper 8
book preview page numper 9
book preview page numper 10
book preview page numper 11
book preview page numper 12
book preview page numper 13
book preview page numper 14
book preview page numper 15
book preview page numper 16
book preview page numper 17
book preview page numper 18
book preview page numper 19
book preview page numper 20
book preview page numper 21
book preview page numper 22
book preview page numper 23
book preview page numper 24
book preview page numper 25
book preview page numper 26
book preview page numper 27
book preview page numper 28
book preview page numper 29
book preview page numper 30
book preview page numper 31
book preview page numper 32
book preview page numper 33
book preview page numper 34
book preview page numper 35
book preview page numper 36
book preview page numper 37
book preview page numper 38
book preview page numper 39
book preview page numper 40
358 pages