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Traversée

Essai sur la communication

de Milton N. Campos (Auteur)
©2015 Monographies XVI, 398 Pages
Série: Sciences pour la communication, Volume 115

Résumé

Le statut scientifique de la communication reste vague et de nombreuses disciplines lui consacrent leurs théories et méthodologies. Afin d’approcher ce problème contemporain, ce livre présente la théorie communicationnelle de l’écologie du sens et une proposition méthodologique ancrée, à la fois, dans la recherche-action et la sémiotique constructiviste-critique. Au fil du texte, l’auteur navigue au cœur de la recherche contemporaine entre les écueils de la radicalisation épistémologique, tissant les contributions de Jean Piaget, Jean-Blaise Grize et Jürgen Habermas avec les siennes en quête d’un consensus épistémologique éthique et équilibré. L’essai met en valeur la transdisciplinarité de la communication, essayant de démontrer sa pertinence dans la construction critique des connaissances dans toutes les disciplines scientifiques, des mathématiques aux sciences sociales.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur/l’éditeur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Remerciements
  • Préface
  • Introduction
  • Première partie : La préparation de la flotte
  • Le silence de Kant
  • Introduction
  • La communication chez les Hellènes : éléments, cosmos et héros
  • Les schématisations de l’héritage grec
  • La solution kantienne
  • Conclusion
  • La flèche du temps
  • Introduction
  • La détranscendantalisation piagétienne
  • La construction des structures de la communication
  • Le modelage des contenus de la communication
  • Conclusion
  • E la nave va
  • Introduction
  • Formes et ambiguïtés
  • Logique et langage
  • Modèles et schématisations
  • Théorie de la communication et schématisation
  • Logique naturelle
  • Conclusion
  • Violence ou dialogue
  • Introduction
  • Jugements de fait et jugements de valeur
  • Agir communicationnel, apprentissage et langage
  • Raison communicationnelle et éthique
  • Conclusion
  • Deuxième partie : La traversée
  • Écologie du sens : une théorie développementale de la communication
  • Introduction
  • Les postulats
  • Communication, médiation et technologie
  • E la flotta va
  • Conclusion
  • Vers une sémiotique constructiviste-critique
  • Introduction
  • La triple traversée
  • Conclusion
  • Traversant les connaissances
  • Bibliographie
  • Index

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Remerciements

Ce livre est l’aboutissement d’un long parcours. Mais comment remercier tous ceux et celles, nombreux, qui ont contribué d’une façon ou l’autre aux idées soumises dans le présent essai sans commettre un oubli ? Nous prenons le parti stratégique de remercier les personnes qui ont le plus activement participé à la production de Traversée, puis nous ferons mention de celles qui ont attisé notre ardeur au travail.

Je tiens d’abord à exprimer ma profonde reconnaissance au professeur Jean-Blaise Grize – à qui je dédie ce livre – récemment décédé, pour son soutien et ses encouragements, sur les plans intellectuel et personnel, tout au long d’une étroite collaboration d’une quinzaine d’années, plus particulièrement pendant la rédaction du livre. Si nous remercions vivement Jean-Blaise, nous tenons aussi à exprimer notre profonde reconnaissance à son épouse, Yele Grize, qui, en plus d’avoir savamment manié la cafetière pour l’aider à faire ses expressos, a attentivement pris part aux dizaines de rencontres que nous avons eues à Colombier, en Suisse, pour discuter de la logique naturelle et du langage, illuminant nos esprits. Nous témoignons également toute notre gratitude à Anne-Chantal Fontaine, au Québec, qui, en acceptant d’embarquer avec nous, a apporté à nos propos une chaude brise française lorsque la bonace endormait cette traversée lusitaine. Sans sa révision linguistique rigoureuse et sensible, nous rendrions au lecteur un texte à l’accent brésilien trop fort.

Il nous importe aussi de remercier publiquement quelques personnes qui ont enrichi notre formation à l’Université de São Paulo. Nous devons notre accès à des études supérieures au professeur José Coelho Sobrinho et l’apprentissage de l’essentiel à Zelia Ramozzi-Chiarottino qui, par surcroît, nous a permis de faire une rencontre déterminante pour la suite de notre parcours, puisqu’elle nous a présenté Grize.

Plusieurs autres personnes ont marqué à leur façon le contenu de ce livre. En Suisse, il nous faut remercier plus particulièrement les ← XI | XII → professeurs Denis Miéville et Louis de Saussure, qui nous ont ouvert les portes de l’Université de Neuchâtel lors d’une première année sabbatique accordée par notre institution d’attache, l’Université de Mont­réal. Au Canada, nous sommes reconnaissant à tous les étudiants de l’Université de Montréal et de l’Université du Québec à Montréal ayant choisi de passer par Inter@ctiva et Communalis (Société internationale de communication et logique naturelle), surtout ceux qui contribuent le plus directement à cette aventure vers l’inconnu. Nous nous sentons aussi obligé envers tous nos collègues du Département de communication. Au Brésil, nous remercions Lia Beatriz de Lucca Freitas, de l’Université Fédérale de Rio Grande do Sul, Ligia Costa Leite, l’Université Fédérale de Rio de Janeiro e Monica Rabello de Castro, de l’Université Estácio de Sá. Le présent essai n’aurait pu voir le jour sans l’apport financier du Conseil de recherches en sciences humaines et sociales du Canada, qui nous a octroyé une subvention pour l’étude de la progression de l’argumentation chez l’enfant.

À titre personnel, nous exprimons toute notre gratitude à mes enfants Tomás Carvalho Campos et Ian Carvalho Campos, et à ma sœur Fanny Nunes Campos. J’aimerais exprimer ma reconnaissance à tous ceux et celles qui ont quitté notre monde et qui ont façonné mon esprit et mon cœur : mes inoubliables parents Sérgio Rubens Sampaio Campos, Genova Nunes Campos ; ma généreuse belle-mère Maria do Carmo Valente Sampaio Campos ; mes oncles et tantes ; Nini et Gypsy van Prehn. De nombreux amis qui nous inspirent dans nos réflexions occupent une place toute spéciale dans notre cœur. Mentionnons Jean Benoît et surtout Cleusa Pavan, la « Jabi ». N’eût été de son encouragement bienveillant, nous n’aurions peut-être pas eu la force d’écrire ce livre. C’est à Angela Capozzolo que j’adresse mon dernier merci.

Sutton, le 22 novembre 2013.

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Préface

L’ouvrage de Milton N. Campos est important et agréable à lire. Si son style est parfaitement rigoureux, il est souvent fleuri, parfois même poétique. D’abord intitulé Traversée : Communication, éducation, éthique, il est devenu : Traversée : Essai sur la communication. Cette modification ne marque pas un changement de direction puisque la communication est traitée à partir d’une perspective à la fois pédagogique et éthique. Toutefois, elle veut indiquer clairement sur quoi l’auteur désire attirer l’attention du lecteur : la problématique de la communication, un domaine en même temps nouveau, vague et mitigé. L’auteur traverse des mers dangereuses afin de proposer une théorie novatrice qui revendique un statut transversal à la fois scientifique et pratique à la communication, indiquant que l’heure est arrivée de lever l’ancre et de traverser les eaux communes de la pensée et de l’action qui divisent la « discipline » de la pratique. Dans ce domaine d’étude et d’action qui ne fait pas l’unanimité, il n’en reste pas moins que toute traversée est chose difficile. L’allemand parle de durchqueren et Quere, mots signifiant « travers », comme on dit « regarder quelqu’un de travers ». La traversée dont il s’agit ici passe de la rive des savoirs ordinaires à celle des connaissances scientifiques et elle est triple : elle peut être épistémologique, existentielle ou morale.

Un voyage périlleux se fait rarement seul et plusieurs passagers sont montés à bord soit, dans leur ordre d’apparition, Werner Jaeger dont l’érudition classique révèle la portée essentiellement morale de la production grecque, menant à une ravissante synthèse de la question de la moralité chez Habermas, Piaget et Köhlberg ; Aristote (384 av. J-C. – 322 av. J-C) tenant en laisse logos, pathos et ethos ; Kant (1724–1804), un impératif catégorique dans la poche ; Piaget (1896–1980) et sa logique opératoire ; Grize (1922 →) qui tenait par la main une logique naturelle chancelante ; Habermas (1929 →) une communication sous le bras ; le dalaï-lama (1935 →) le coeur plein de compassion. ← XIII | XIV →

Les grands navigateurs du passé hantent tout ce beau monde : Christophe Colomb qui touche l’Amérique en 1492 avec ses trois caravelles et Vasco de Gama dont les naus et une mystérieuse caravelle sans nom atteignent les Indes. En fait, cette traversée communicationnelle regardée de trois points de vue – épistémologique, existentiel et éthique – implique d’en appeler à des facultés cognitives, à des états affectifs et à des attitudes morales. Or le capitaine est seul maître à bord et il doit bien faire avec ce qu’il a. Kant ne dit rien sur le langage, le modèle de Piaget n’est pas invulnérable, le statut de la logique n’est pas clair : force est donc de reconnaître « le caractère en même temps [je souligne] biologique, psychologique et social de l’homme » (Freitag, p. 355). Pour cela une seule solution, celle du bon vieil Aristote, distinguer autant que faire se peut logos, pathos et ethos que mon dictionnaire grec me dit signifier parole, marche et mœurs et que j’interpréterai par discours, sentiment et valeurs.

Encore faut-il emporter pas mal de biscuits avec soi, c’est-à-dire postuler, comme le fait Milton N. Campos fondé sur les contributions des auteurs qui l’ont accompagné silencieusement dans cette traversée, que l’être humain est doté d’un corps et d’un esprit ; que pour chacun le monde est à la fois subjectif, social et physique ; que les choses bougent et se développent ; que le temps est chose « douteuse » – aujourd’hui, hier était demain, et demain il sera hier – ; que logos, pathos et ethos sont entremêlés, donc que la raison, le sentiment et le discours ne sont pas indépendants les uns des autres ; que le vécu est limité par le corps, le social par les techniques, les valeurs par le contexte ; que le discours fournit des schématisations, mais pas de modèles logico- mathématiques ; enfin que le langage s’adapte toujours aux circonstances, on parle autrement de la lune pendant une éclipse qu’au moment de la nouvelle lune.

Le chapitre I fait voir que le logos traverse connaissances et savoirs, formes et contenus, concepts et intuitions. Le chapitre II montre que toute volonté de formaliser le temps est illusoire. Le chapitre III établit qu’il n’y a pas de communication discursive qui n’implique des valeurs morales. Le chapitre IV regarde la communication comme un phénomène bio-cognitivo-affectif. Le chapitre V pose les postulats de trois ← XIV | XV → mondes dans l’univers des existences, du mouvement et de l’évolution d’un temps qui peut exister ou pas du tout, du fait que logos, pathos et ethos ne peuvent pas être séparés, des limites de toute connaissance possible, de la détranscendantalisation de la raison pure par l’organisme, y compris la possibilité du langage, du fait que parler de langage sans faire appel à sa pluralité serait trompeur. Les chapitres VI et VII précisent la nature communicationnelle des trois traversées, préalables aux disciplines scientifiques et issues de l’action des sujets sur le monde, et ferme la boucle : « Il nous faut désormais ramer en sens inverse et faire de la logique naturelle une méthode d’analyse sémiotique constructiviste-critique des schématisations discursives, pour ensuite passer par une méthode d’analyse des actions sur le monde fondé sur l’écologie du sens, et terminer en nous arrêtant à la problématique générale de la traversée » (Campos, p. 353).

Embarquement immédiat !

Jean- Blaise Grize
Professeur honoraire de l’Université de Neuchâtel

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Introduction

La théorie de la communication proposée dans cet essai est fondée sur une approche constructiviste-critique. Les raisons d’une telle démarche sont variées, mais la principale résulte d’un constat, plus ou moins partagé : la communication est un « domaine » sur lequel les avis divergent, même quant à la façon de le nommer1. Mais la désignation des champs scientifiques n’a-t-elle pas toujours posé problème ? Même des disciplines comme la biologie, la psychologie, la politique et la sociologie, pour ne rester que dans cette sphère, ont des dénominations changeantes, étant parfois associées à des « sciences » ou formant chacune une « science » en soi. La « discipline » de la communication est encore plus vaste et plus vague parce que, selon la dénomination qu’on lui donne, on lui attribue un caractère carrément professionnel, pour en faire un métier, ou on la traite dans une optique traditionnelle comme s’il s’agissait d’une véritable « science », à moins de la définir comme une « étude ». Cette dernière position présuppose que les processus communicationnels ne peuvent exprimer des traits universels. Or, ce n’est peut-être pas un hasard si la communication brille par son absence dans le programme de la célèbre et prestigieuse Harvard University, institution toujours en tête de peloton dans les principaux classements universitaires internationaux – malgré les critères souvent mercantiles guidant la préparation et la promotion de tels palmarès, qui amènent les universités à se faire compétition pour l’obtention de bons placements. Aussi ne faut-il pas s’étonner de constater que la communication a été élevée au rang de « discipline » aux États-Unis dans les premières décennies du XXe siècle, dans un contexte de « transfert » à la superpuissance américaine des pouvoirs politiques, économiques et ← 1 | 2 → militaires des élites du système-monde capitaliste globalisé2 organisés conformément aux intérêts de l’ancien Empire britannique.

L’histoire documentée de l’humanité, surtout l’occidentale, regorge pourtant d’indices montrant que la communication n’a jamais été une trouvaille nord-américaine. Il est vrai que le peuple nord-américain a énormément contribué – et continue de le faire – au perfectionnement des arts médiatiques de toutes sortes et au développement infatigable des technologies. Il l’est aussi que cette facette culturelle remarquable du développement historique hégémonique des États-Unis peut justifier l’intégration des phénomènes communicationnels aux structures universitaires. En effet, l’étude de ces phénomènes a connu son essor pendant la Deuxième Guerre mondiale, alors que l’humanité plongeait dans un illusoire débat dichotomique entre des discours dont les représentations semblaient opposées, notamment entre les nouvelles de la BBC de Londres et la propagande guerrière des autorités nazies.

Vor der Kaserne
Vor dem großen Tor
Stand eine Laterne
Und steht sie noch davor
So woll’n wir uns da wieder seh’n
Bei der Laterne wollen wir steh’n
Wie einst Lili Marleen…
3

Lili Marleen offre pour ainsi dire une parodie de l’ambigu phénomène de la communication, encore « naissant » à l’époque. Sa mélodie et ses mots ont touché autant les Allemands que les Alliés. Les uns et les autres s’en sont inspiré à des moments différents, révélant l’étendue de la problématique communicationnelle, où s’entremêlent raisons, passions et ← 2 | 3 → éthique. Sur le plan historique, le statut contemporain de la communication s’est construit parallèlement au développement de technologies qui conjuguaient la langue et la parole, puis les sons et les images, et, finalement, les mouvements et d’autres dimensions sensibles, comme le tact – des réalités de personnes représentées et re-représentées indéfiniment en train de prendre part au processus. La « technologisation » communicationnelle ne change pas la réalité de l’existence humaine dans son essence, telle que la représentaient nos ancêtres à l’aide d’outils beaucoup plus simples, mais également « en différé » – comme en témoignent les parchemins et les peintures rupestres. Il est étonnant de voir que même si, au fil des ans, l’enrichissement des formes de représentation a exigé des outils de plus en plus complexes, la représentation savante de ces formes a exilé la communication dans le Guantanamo des disciplines dites « humaines » ou « sociales ». Si les dénominations actuelles plus courantes – la science ou les sciences de l’information et de la communication, la science de la communication, les sciences de la communication, les études communicationnelles (Communication Studies), etc. – suggèrent déjà plusieurs regards, les politiques universitaires ont tranquillement évacué la préoccupation à l’égard des formes, emprisonnant la communication dans les contenus. Or, si cette démarche semble servir à la dynamique de la compartimentalisation si chère à l’empirisme particulariste, elle appauvrit la portée de la communication. Le lecteur attentif qui décide, par exemple, de jeter un coup d’œil à l’Encyclopedia of Communication Theory, publiée il y a quelques années aux États-Unis, se rendra vite compte de cette « fractalisation » compartimentalisée des contenus. Il s’offusquera du fait qu’on puisse dire aujourd’hui, sans aucune exagération, que n’importe quelle philosophie, théorie ou méthode « humaine » ou « sociale » est propice à l’étude de la communication, faisant de celle-ci un domaine passablement instable, qui couvre tout et va dans tous les sens. La multiplication des dénominations et le constat banal que « n’importe quoi » devient de la communication en sont les conséquences. Descartes avait déjà souligné, en 1641, l’importance de bien juger les connaissances de façon claire et distincte4. Force est de ← 3 | 4 → reconnaître que, pour les savoirs ordinaires, aucune clarification ou distinction n’est nécessaire. La problématique des jugements exprimés sur un plan communicationnel dépasse la dimension proprement rationnelle et porte sur des contextes « situés », que ciblent les approches humaines et sociales contemporaines. Sans être tout à fait en désaccord avec ce constat, nous croyons que la communication dépasse le contingent et le particulier, donc le « situé ». Elle s’étend, d’après notre analyse de cette problématique, le long d’une frontière dynamique que traversent le nécessaire et le contingent et où s’acquièrent des connaissances universelles (jusqu’à un certain point), au même titre que des savoirs particuliers, ordinaires, de la vie de tous les jours5. Certaines approches trop proches de la phénoménologie ramènent tout aux interactions, sur cette frontière dynamique. Si la préoccupation liée aux interactions est juste – et Jean Piaget a été le premier à attirer l’attention de la communauté scientifique à cet égard –, la dissolution du sujet dans l’objet et de l’objet dans le sujet ainsi que la réduction des rapports interactionnels aux enjeux exclusivement intersubjectifs suscitent plusieurs difficultés, la plus importante résidant dans les exclusions mutuelles que ces prises de position entraînent entre différents types de sciences. La raison n’est ni au rationalisme ni à l’empirisme, comme le prônait Kant, mais ceux qui mettent sujet et objet en question afin de tout ramener à des relations interactionnelles intersubjectives qui les dissolvent dans une seule entité oublient d’une part que la causalité empirique, qui relève des relations physiques, est analogue aux mécanismes biologiques d’inférence, lesquels se rapportent à des opérations mentales, et, d’autre part, que les relations entre le sujet et l’objet ainsi qu’entre les sujets doivent être comprises en lien avec le temps, qui peut exister « effectivement » ← 4 | 5 → ou n’être qu’une illusion biologique6. Dans le premier cas, les interactions exprimant la communication sont le résultat de constructions mentales qui, en ce qui a trait aux connaissances, permettent le développement de formalismes étonnamment solidaires face à la réalité empirique. Dans le deuxième cas, les interactions proprement communicationnelles peuvent résulter d’illusions, car la perception que nous avons de l’écoulement du temps est en contradiction avec l’attention – qui ne porte que sur le moment –, le passé n’étant que mémoire et le futur, inférence anticipatrice. Le choix de se cantonner dans l’une ou l’autre voie, sans avoir quelque certitude que ce soit quant au mystère de nos existences, ne peut suggérer qu’une chose : le relativisme absolu contemporain tombe dans le dogmatisme des perceptions. Notre proposition dans ce livre repose sur une distinction entre la causalité et les opérations, bien que les rapports entre ces deux dimensions doivent être compris à partir d’une perspective ouverte à la possibilité de définir la géographie des « disciplines », même en tenant compte de possibles interpénétrations entre elles. Elle part également d’un doute que nous ne pouvons ignorer, celui que suscite le statut du temps. Les limites des connaissances possibles, détranscendantalisées par l’organisme, nous obligent à admettre l’absence de réponse aux questions suivantes : a) jusqu’à quel point le sujet est-il capable de connaître l’objet (et d’autres sujets) ? et b) qu’est-ce que le temps ? Les réponses possibles à ces deux questions étant toujours subordonnées à des doutes infranchissables, il serait peut-être beaucoup plus raisonnable de penser à un relativisme relatif. La conséquence d’une telle position critique, sur laquelle s’appuie la théorie de la communication proposée dans le présent essai, est de penser le mécanisme organique de la communication comme une véritable interface de l’existence. Préalable aux connaissances issues de sciences possibles et aux savoirs ordinaires issus de vécus intransférables, la communication se déploie idéalement de façon progressive, de sorte que toute réduction à l’indistinction entre le sujet et l’objet deviendra trompeuse, pour deux raisons : d’abord, le premier n’est pas le second, car les opérations mentales de la conscience ne peuvent se confondre avec les rapports causaux ; ← 5 | 6 → ensuite, l’intersubjectivisme ne remplace pas la subjectivité, car, d’un côté, il existe de toute évidence des traits génétiques entièrement individuels et, d’un autre côté, la communication des vécus ne transfère pas intégralement ceux-ci d’un sujet à l’autre. L’intersubjectivité n’est qu’un aspect des interactions, et la défense de sa primatie absolue sur le sujet et l’objet est une démarche qui doit être sérieusement mise en doute.

Notre projet nous amène donc à « traverser » des connaissances et des savoirs7 afin d’offrir au lecteur un point de vue différent sur la communication. Nous le croyons raisonnablement nouveau, même s’il n’est pas tout à fait original, étant fondé sur les contributions de Jean Piaget, de Jean-Blaise Grize et de Jürgen Habermas. Comme les œuvres de ces trois auteurs sont vastes, peut-être faut-il préciser que nous ne traiterons que des apports proprement communicationnels. Nous tiendrons également compte des quelques propos philosophiques du dalaï-lama sur l’éthique, qui, sans être au centre de nos préoccupations, revêtent une importance cruciale. Il serait donc plus juste de dire que cet essai sur la communication – la traversée que nous proposons – découle de l’intégration des contributions communicationnelles de ces hommes remarquables. Nous tenterons de rendre visibles les eaux communes de leurs théories sur le processus communicationnel et de présenter une carte de navigation qui encouragera des aventuriers intéressés à défier l’inconnu, malgré les dangers liés à une contestation des routes établies.

Notre essai se scinde en deux parties, et quatre chapitres composent la première, intitulée « La préparation de la flotte ». Le premier chapitre, « Le silence de Kant », porte sur la reconstruction à la fois historique, interprétative et critique du sens donné au mot logos (λόγος) depuis la Grèce antique. Mot pluriel, le logos navigue dans les eaux troubles du pathos (πάθος) et de l’ethos (ἦθος), que l’ἀρετή 8 exprime, en ← 6 | 7 → vue d’une paideia (παιδεία) renouvelée. Nous explorons les sens que la communication a pris chez les Hellènes afin de mettre en évidence le pendule millénaire de la philosophie et son balancier entre l’intelligible et le sensible. Nous sondons ensuite les schématisations successives qu’ont introduites les Grecs et l’héritage légué aux Occidentaux à cet égard. Finalement, nous montrons comment la solution kantienne a mis un plomb dans le pendule de la philosophie, le stabilisant et rendant possibles de nouvelles reconstructions du sens de la communication, comme celles de Piaget, de Grize et de Habermas.

Le deuxième chapitre, « La flèche du temps », traite de la façon dont Piaget a remis en question la production kantienne sans pour autant s’en débarrasser. Il a été confronté à la problématique du temps dans la modélisation scientifique. Le temps – ou la perception de son existence –, au cœur de la vie, amène Piaget à concevoir un modèle où les opérations statiques du logos pourraient représenter la réalité temporelle biologique. Issu de cette logique étrangère aux contenus, le modèle de la communication de Piaget, qui repose sur les échanges de valeurs – lesquels sont fondés sur la problématique de la moralité –, n’exprime que la forme du mécanisme communicationnel. Malgré un apport inestimable, le volet de l’œuvre piagétienne pertinent pour l’étude de la communication exigeait une nouvelle analyse de la problématique du sens, que nous proposons dans ce travail.

Résumé des informations

Pages
XVI, 398
Année
2015
ISBN (ePUB)
9783035193770
ISBN (PDF)
9783035203165
ISBN (MOBI)
9783035193763
ISBN (Broché)
9783034316484
DOI
10.3726/978-3-0352-0316-5
Langue
français
Date de parution
2015 (Juillet)
Mots clés
Éthique constructivisme-critique écologie du sens transversalité éducation méthodologie de la communication sémiotique constructiviste-critique théorie de la communication logique naturelle
Published
Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2015. XVI, 398 p., 9 graph. n/b, 6 tabl.

Notes biographiques

Milton N. Campos (Auteur)

Milton N. Campos possède un doctorat en psychologie sociale et le plus élevé titre académique en communication de l’Université de São Paulo. Il est professeur au Département de communication de l’Université de Montréal depuis 1999 où il dirige le laboratoire Inter@ctiva. Il préside Communalis – Société internationale de communication et logique naturelle.

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