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Gabriel d'Annunzio ou théorie et pratique de la surhumanité

Edité par / A cura di Mario Cimini

de Mario Cimini (Auteur)
©2015 Autres VIII, 425 Pages

Résumé

Georges Hérelle (Pougy-sur-Aube, 1848–Bayonne, 1935) a contribué par ses traductions à la diffusion en France des œuvres de Matilde Serao, Antonio Fogazzaro, Grazia Deledda, Vicente Blasco Ibáñez, et surtout de Gabriele d’Annunzio, dont il a traduit presque tous les romans, les pièces, les nouvelles et les poèmes. Hérelle a été critique et biographe de d’Annunzio qu’il considérait non seulement « le plus grand écrivain de son temps », mais aussi un personnage à la fois singulier et de génie. Le riche manuscrit inédit intitulé D’Annunzio ou théorie et pratique de la surhumanité (conservé dans la Médiathèque du Grand Troyes), publié pour la première fois dans ce volume, est le résultat d’une minutieuse activité de recherche sur l’homme et sur l’écrivain d’Annunzio.
Georges Hérelle (Pougy-sur-Aube, 1848–Bayonne, 1935) fece conoscere in Francia, con le sue traduzioni, autori come Matilde Serao, Antonio Fogazzaro, Grazia Deledda, Vicente Blasco Ibáñez, e soprattutto Gabriele d’Annunzio, di cui tradusse quasi tutti i romanzi, opere teatrali, racconti e poesie. Convinto che d’Annunzio fosse non solo «le plus grand écrivain de son temps», ma anche un personaggio non comune per genialità e modi di vita, Hérelle si interessò altresì a lui come critico e biografo. Frutto di questa intensa attività di indagine sull’uomo e lo scrittore d’Annunzio è il corposo manoscritto inedito intitolato D’Annunzio ou théorie et pratique de la surhumanité (conservato presso la Médiathèque du Grand Troyes), che per la prima volta si affida ora alle stampe in questo volume.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du directeur de la publication
  • Liminaires – Passages interculturels
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières / Indice
  • Préface par Mario Cimini
  • Georges Hérelle et le surhomme d’Annunzio
  • Note pour l’établissement du texte
  • Prefazione di Mario Cimini
  • Georges Hérelle e il superuomo d’Annunzio
  • Nota al testo
  • Georges Hérelle, Gabriel d’Annunzio ou théorie et pratique de la surhumanité
  • Introduction: Les sources à consulter
  • Première partie Théorie de la surhumanité
  • Chapitre I: Origines de la conception dannunzienne du surhomme
  • Chapitre II: La discipline
  • Chapitre III: Le voyage en Grèce et les enseignements de la Grèce ancienne
  • Chapitre IV: Le surhomme dans le monde moderne
  • Chapitre V: Le crime du surhomme
  • Deuxième partie Pratique de la surhumanité
  • Chapitre I: Gabriel d’Annunzio et les influences héréditaires. Race. Famille
  • Chapitre II: Gabriel d’Annunzio et l’amour
  • Chapitre III: Gabriel d’Annunzio et les Muses
  • Originalité et plagiats
  • Chapitre IV: Les vies innombrables et le triomphe de Gabriel d’Annunzio
  • Chapitre V: La félicité et l’apothéose de Gabriel d’Annunzio
  • Conclusion: Homme, grand homme, surhomme
  • Titres de la collection

← viii | 1 → Préface
Georges Hérelle et le surhomme d’Annunzio

I.

A la fois historien, érudit, ethnographe, chercheur et traducteur, Georges Hérelle (1848-1935) était un personnage singulier animé d’une passion intellectuelle forte et multiforme, comme le laisse transparaître la multiplicité de ses intérêts. Né à Pougy-sur-Aube, en Champagne, pas loin de Troyes, il se forme d’abord au lycée de Troyes (où son père, Pierre-Alexis, était professeur de philosophie), ensuite à Paris au collège Sainte-Barbe et au lycée Louis-le-Grand. Après une licence de philosophie en 1921, il commence à enseigner cette discipline dans des lycées: à Dieppe (1882-1887), Cherbourg (1887-1896) et, enfin, à Bayonne (1896-1903), ville basque sur la côte atlantique, proche de la frontière espagnole, où il reste jusqu’à sa mort.

Vers le milieu des années soixante-dix, il manifeste son intérêt pour les recherches historiques et érudites et publie, entre les années soixante-dix et les années quatre-vingt, des articles et des textes contenant le fruit de ses recherches d’archives1. Toutefois, c’est un voyage ← 1 | 2 → en Italie fait en 1891 qui détermine ses intérêts culturels car pendant cette année, en été, il passe quelques semaines à Naples où il décide d’apprendre l’italien. Il s’abonne au «Corriere di Napoli», quotidien qui lui fait découvrir la prose, pour lui stupéfiante, d’un écrivain fort doué bien que méconnu en France, Gabriele d’Annunzio qui, en effet, entre décembre 1891 et février 1892, venait de publier, en feuilleton dans le supplément du «Corriere», son deuxième roman L’Innocente.

Hérelle propose donc à l’écrivain italien de lui en confier la traduction, ce que d’Annunzio accepte très volontiers dans la perspective de se faire connaître non seulement en France, mais aussi en Europe, le français étant à l’époque la langue employée dans le milieu littéraire. A partir de fin 1891, une intense collaboration, couvrant une période de vingt ans, s’établit entre eux. Le nom de l’écrivain et celui de son traducteur seront ainsi liés jusqu’aux années 1912-19132 par un rapport de coopération intellectuelle, dont atteste également une très riche correspondance.

Grâce à la traduction de L’Innocente, parue dans «Le Temps» (4 septembre-6 novembre 1892) sous le titre L’Intrus, ensuite publiée en volume chez Calmann-Lévy en 1893, et aux traductions de ses récits, poèmes, romans, pièces de théâtre3, d’Annunzio bénéficie très vite d’une grande renommée, partout en Europe. C’est la période où le rapport entre l’écrivain et le traducteur connaît des moments de grande intensité, malgré les tensions qui se produisent, en raison de l’exigence de d’Annunzio de retrouver dans la traduction une correspondance ← 2 | 3 → fidèle à l’esprit et à l’essence rythmique et stylistique de son œuvre, à tel point que Hérelle est en difficulté lorsqu’il s’agit d’oublier sa mentalité “cartésienne” pour se conformer aux demandes de son interlocuteur4.

Néanmoins les rencontres et surtout le voyage qu’ils firent en Grèce pendant l’été 1895 à bord du yacht de Scarfoglio ne feront que consolider leurs liens artistiques et humains, et contribuer au développement d’une synergie de plus en plus forte5. A vrai dire, il s’agit d’un rapport “asymétrique” où tout sentiment de fraternité ou de partage paraît presque absent: convaincu d’avoir à faire à un écrivain à la fois singulier et de génie, Hérelle s’intéresse à d’Annunzio plutôt avec la curiosité de l’anthropologue, l’étudie de façon scientifique, essaie de systématiser ses inclinations et de découvrir les mécanismes psychologiques de sa créativité. C’est à partir de ces données que, même après l’interruption de leurs rapports, il écrira des dossiers assez riches sur l’écrivain italien en rassemblant patiemment une série considérable de documents critiques et biographiques. Le but de Hérelle était de publier ces brouillons après des phases d’affinement et de réorganisation, ce qui toutefois ne se produisit pas. En définitive, il était attiré par la recherche pour la recherche qui, associée à la réflexion privée et personnelle, visait à démêler les méandres de la création artistique et de la personnalité d’un écrivain qui aimait se considérer comme le suprême artifex. La plupart de ces documents ont été publiés récemment en raison de leur intérêt à propos de l’auteur italien. Le riche manuscrit intitulé de façon provisoire par Hérelle Gabriel d’Annunzio ou théorie et pratique de la surhumanité, que nous présentons dans ce volume, est cependant encore inédit. Nous y reviendrons.

Il faut ajouter que la véritable activité intellectuelle de Hérelle ne se limite pas aux traductions d’après d’Annunzio car, à dater des années quatre-vingt-dix, il s’intéresse aussi à la littérature italienne contemporaine et traduit en français des ouvrages de Matilde Serao, ← 3 | 4 → Enrico Annibale Butti, Antonio Fogazzaro, Grazia Deledda, Guglielmo Ferrero. Il en est de même pour son activité de traducteur de l’espagnol: on citera notamment les versions des œuvres de Vicente Blasco Ibáñez, mais celles aussi de Mauricio Lopez Roberts, Rubén Dario, Ventura Garcia Calderon.

Son installation à Bayonne en 1896 (où il est professeur jusqu’en 1903, année de sa retraite) marque le début d’un nouveau programme de recherches historiques et culturelles. En homme curieux qu’il a toujours été, Hérelle est séduit par les traditions populaires basques et en particulier par la ferveur encore si vive pour le théâtre religieux qui trouvait son expression dans les “pastorales”, drames d’argument biblique ou hagiographique, joués par des acteurs populaires sur les places publiques, où la présence de sujets carnavalesques et profanes n’était pas exclue. Dès ce moment-là, et pour les trente ans qui suivent, il consacre une partie considérable de ses énergies à l’étude de sujets ethnographiques et produit aussi une grande quantité de projets6.

Outre son activité de traducteur et de chercheur dans le domaine historique et anthropologique, il convient de mentionner l’intérêt que Hérelle porte aux études sur l’homosexualité ancienne et contemporaine, intérêt qui lui venait peut-être de sa “vocation autobiographique”, inavouable à cause des censures de son époque. Selon Philippe Lejune, Hérelle a sans doute été «l’un des premiers théoriciens homosexuels de l’homosexualité»7, qui toutefois n’arrive pas à réaliser carrément l’«acte autobiographique»8 de la complète révélation de ses propres tendances9.

← 4 | 5 → En synergie avec ses multiples activités et grâce à sa passion naturelle pour les recherches d’archives (qu’il définissait comme «le goût de la paperasse»), il finit par rassembler un remarquable patrimoine documentaire qui touche non seulement aux sujets et aux personnes dont il s’occupe, mais aussi à sa manière de travailler de façon que les données, les témoignages, les correspondances, les observations et réflexions10 soient fidèlement enregistrés pour soi et pour les autres.

II.

D’après ce qu’on vient de dire, d’Annunzio est pour Hérelle un sujet à examiner non seulement en tant qu’artiste mais surtout dans son humanité, ou mieux “surhumanité”.

D’Annunzio ou théorie et pratique de la surhumanité, composé entre 1925 et 1928, est l’un des derniers résultats de cette intense activité de recherche et d’analyse. Hérelle a, peut-être, abandonné rapidement l’idée d’en faire une publication, puisqu’au moment même où l’ouvrage est terminé, il remet les deux volumes du manuscrit et une bonne partie de ses archives à la bibliothèque de Troyes. Voilà justement la raison pour laquelle le texte ne connaît pas sa version définitive et peut ← 5 | 6 → se présenter sous un état provisoire. De toute façon, l’idée générale de l’œuvre n’en est pas moins invalidée par son caractère en construction; Hérelle, toujours extrêmement méthodique quand il s’agit d’organiser et de développer ses analyses, suit des règles de raisonnement définies et lorsqu’il semble s’éloigner de son argumentation, ce n’est que pour mieux expliciter une intuition, un point de vue, une hypothèse. A la différence de ses écrits sur d’Annunzio dominés par un goût évident de l’anecdote11, il reconsidère la personnalité de l’auteur tout entière et concentre son attention sur la biographie comme sur les éléments purement critiques et littéraires, à travers un examen minutieux des œuvres principales de l’écrivain.

Enfin, Hérelle abandonne souvent le rôle de chroniqueur ou d’“historiographe” – que, pourtant, il préfère – pour devenir critique à part entière et sonder la valeur esthétique de d’Annunzio, en relevant ses faiblesses et ses points de force, sans oublier d’exercer sa remarquable compétence sur la valeur artistique de ses créations. Du point de vue méthodologique, Hérelle, en bon cartésien, met en place une stratégie de recherche qui s’inspire des principes du Positivisme et va à la recherche de l’origine des idées les plus profondes de d’Annunzio, en s’appuyant sur le déterminisme de Taine et la perspective idéaliste latu sensu, qui attribue un rôle fondamental au mobile psychologique individuel.

Méthode hybride qui, élaborée pendant plusieurs années, inspire son œuvre critique dans sa totalité et révèle l’essentiel de l’homme et de l’artiste d’Annunzio, à travers l’axiome fondamental selon lequel sa personnalité se concrétise dans la surhumanité, c’est-à-dire dans la conception de la vie et de l’art en termes d’“exceptionnalité”, comme construction originale et inimitable en même temps qu’élévation au-dessus des conventions sociales et morales. A cette conviction fondamentale, Hérelle associe un corollaire: il n’y a aucune distinction entre le personnage historique et ses dramatis personae au point que, au ← 6 | 7 → centre de l’œuvre de d’Annunzio, il y a l’application constante du principe autobiographique qui veut que les personnages qu’il crée soient toujours, et de toutes façons, ses hypostases, leurs pensées et leurs actions étant les puissantes manifestations de l’individualisme irrépressible de celui qui les a conçues.

On doit donc, pour Hérelle, rechercher le caractère particulier de l’art de d’Annunzio dans une sorte de réalisme centré sur la personnalité de l’écrivain, capable de pénétrer et de retenir la réalité qui l’entoure, de la recréer à son image à l’instar d’une divinité laïque.

A la différence des grands écrivains réalistes – tel que Balzac – qui conçoivent la littérature en termes d’“objectivité” et qui donnent vie à des personnages autonomes, d’Annunzio «vit au contraire en lui-même. Pour lui, ce qui se passe dans le monde extérieur a beaucoup moins d’importance que ce qui se passe dans son propre esprit. Son œuvre est presque entièrement subjective»12.

Trait distinctif de la surhumanité, la «multanimité», revendiquée de façon obsédante par d’Annunzio, n’est donc pas seulement la faculté de s’incarner dans les différents personnages: «il est encore ”multanime” d’une autre façon: son âme a pour ainsi dire le don de provigner, de repulluler en nombreux rejetons qui deviennent de nouvelles âmes; et ces nouvelles âmes sont étroites parentes de la sienne, quoique distinctes et finalement séparées».

Au contraire, Hérelle considère que la vie de l’écrivain est disposée selon des données esthétiques qui répondent aux caractères propres de la surhumanité, d’où l’idée principale selon laquelle l’univers poétique de d’Annunzio prend son essor de la synergie entre «théorie et pratique de la surhumanité».

Quoi qu’il en soit, l’œuvre se développe sur la base de schémas soigneusement organisés; de plus, le manuscrit contient nombre de tables de matières très détaillées qui introduisent les chapitres en guise d’esquisse pour faciliter l’organisation rationnelle du discours. L’équation entre ← 7 | 8 → d’Annunzio et le surhomme désormais acquise, il reste à savoir quand et comment l’écrivain de Pescara s’est approprié de l’idée de la «surhumanité», argument longuement discuté par la critique du XXe siècle, en particulier en ce qui concerne le rapport entre la surhumanité de d’Annunzio et les théories de Friedrich Nietzsche13. Sur ce sujet, Hérelle n’a aucun doute: d’Annunzio était psychologiquement prédisposé, dès sa naissance, à des attitudes proches de la surhumanité et le fait d’avoir connu les théories de Nietzsche l’a justement confirmé dans ses convictions:

L’empressement même avec lequel G. d’A. s’est emparé de l’idée du surhomme, dès que cette idée s’est offerte à lui, et l’importance qu’il lui a donné aussitôt dans ses œuvres, prouvent, non seulement que son esprit était bien préparé à la recevoir, mais encore qu’il devait porter en lui-même les instincts correspondant à cette conception de la vie, et posséder déjà un fonds de pensées et de sentiments personnels qui s’adaptaient spontanément à ces conceptions philosophiques. / Cette hypothèse est entièrement confirmée par ce que nous savons de son enfance et par l’examen de ses premières œuvres, écrites à une époque où il ne pouvait avoir aucune connaissance de Nietzsche et des théories modernes relatives à la superhumanité.

← 8 | 9 → Du reste l’écrivain aurait pu trouver ces idées chez des philosophes comme Platon et Aristote parmi les anciens, et des théologiens tel que Bossuet parmi les modernes.

De même, Hérelle ne paraît pas convaincu par la thèse selon laquelle les inclinations de surhomme chez d’Annunzio dériveraient des facteurs génétiques et du milieu, ce qu’il analyse en détail au début du second volume de son essai où, à partir des conceptions positivistes, il prend en considération l’influence exercée par la famille sur le jeune d’Annunzio. Bien qu’il parvienne à déceler en lui certaines anomalies héritées de son père (l’irrésistible désir sexuel, l’orgueil, le mépris de l’argent), il en vient finalement à la conclusion que les caractères spontanés sont dominants par rapport aux marques héréditaires. Un surhomme est tel parce qu’il constitue une exception, une déviation du courant génétique de l’espèce humaine.

L’innéité psychologique est la seule catégorie pouvant expliquer l’élan vers la surhumanité chez d’Annunzio, et ses incarnations littéraires, tels que Andrea Sperelli, Tullio Hermil, Giorgio Aurispa, Claudio Cantelmo, Stelio Effrena, ne seraient que les doubles de celui qui les a créées.

Hérelle refuse tout sociologisme et semble préférer examiner comment la vocation du surhomme se fait stable chez d’Annunzio et aboutit au niveau opératif de sa vie et de son art. Ce qui amène à réfléchir sur les caractéristiques mêmes de sa prétendue supériorité qui n’est pas seulement force vitale, inclination à l’héroïsme ou bien orgueilleuse exaltation de soi, mais qui semble plutôt prendre en considération une conception de l’être qui n’exclut pas la souffrance, la douleur et la solitude. Un long chapitre est, par exemple, dédié à l’effort de comprendre «comment on devient ce que l’on est», en particulier, comment d’Annunzio est devenu le surhomme qu’il a toujours été. A ce propos Hérelle considère que le moyen fondamental par lequel l’écrivain a atteint la complète maîtrise de soi a été la «discipline», c’est-à-dire un processus d’autoformation mené avec rigueur ayant pour but de «réaliser le chef-d’œuvre de la vie parfaite, c’est-à-dire le surhomme»14.

← 9 | 10 → Pour Hérelle, d’Annunzio est donc un «moraliste», non pas au sens traditionnel du terme, mais dans l’acception qui est propre à un homme hors du commun, c’est-à-dire à un être qui n’observe que les lois qu’il s’est données lui-même. Cette discipline n’accepte aucune répression des instincts mais vise à leur libération. Ainsi l’assouvissement de tout désir, même les plus inavouables, et le plaisir qui en dérive, amènent «conjointement à l’expansion et à la beauté de la vie»; emporté par ce courant vital, l’âme, c’est bien le cas d’Andrea Sperelli dans le Piacere, «par une hallucination singulière, conçoit l’image d’une existence plus large, plus libre, plus puissante, ultra-délicieuse.» Au cours de ce processus d’appropriation et de maîtrise de soi, un rôle important est joué par la douleur, que le “doux philosophe” Angelo Conti lui avait fait d’ailleurs découvrir depuis longtemps et qui l’avait profondément marqué par sa théorie de l’art inspirée des principes de Léonard de Vinci et de Schopenhauer15.

Sans aucun doute, Hérelle examine en profondeur la question de la surhumanité en empêchant qu’elle ne soit réduite à la simple et superficielle manifestation d’un exhibitionnisme extérieur. D’où l’analyse minutieuse des caractéristiques spécifiques du poète, à partir de son désir spasmodique de «pureté», jusqu’au très puissant besoin de liberté, de sa recherche continuelle de solitude, à l’obsession pour la primauté absolue de la dimension esthétique de l’existence. Certes, parfois, il ne sait pas résister au goût pour l’épatant, tout comme dans le chapitre sur l’érotisme qui est notamment l’un des éléments de la surhumanité les plus connus, même par le grand public. Pour Hérelle, l’amour est un élément fondamental de la vie et de la littérature, mais en général ← 10 | 11 → les écrivains sont portés à le «romancer», ou bien à l’insérer dans des contextes imaginaires, pour donner l’illusion d’une vie différente, plus libre, plus mouvementée, plus dramatique que la vie courante. Ce n’est pas le cas de d’Annunzio, étant donné qu’il a observé «sur lui-même avec une perspicacité étrange et expliqué avec une sincérité déconcertante, au fur et à mesure que les expériences amoureuses le lui révélaient, comme la vivisection révèle au physiologiste les secrets de la vie organique» les mouvements psychologiques, les passions, les instincts qui animent ses personnages.

L’écrivain italien est doué d’un «tempérament très amoureux», fort avide d’expérimenter toutes les possibilités érotiques, et en particulier les expériences «extrêmes», jusqu’à l’inceste, avec toutefois l’exclusion – curieuse pour Hérelle – de l’amour homosexuel. Une telle voracité sexuelle, qui aboutit à quelque chose de pathologique – priapisme, spermatisme, épilepsie érotique sont les catégories qu’il évoque pour illustrer le concept avec nombre de détails –, constitue un corollaire certain de la théorie et de la pratique de la surhumanité selon laquelle «l’homme supérieur doit développer tout ce qui fait partie de son être, y compris les instincts dangereux, à condition toutefois qu’il soit possible d’en tirer profit par une bonne discipline». Inévitablement, cette passion érotique poussée à l’extrême aboutit, dans les rapports avec les femmes, à des formes extrêmes de cruauté et de sadisme, qui réduisent les femmes à des instruments fonctionnels au service de la réalisation du surhomme: les Italiens, dit Hérelle, emploient l’expression «volere bene» comme synonyme de «amare», mais cela ne vaut pas pour d’Annunzio qui «ne considère les femme[s] aimées “que comme de purs instruments de son art, comme des forces à employer, comme des arcs à tendre” (Le Feu, p. 362)».

Toutefois le délire érotico-sexuel n’est pas un but en soi, il constitue tout au contraire une sorte de «levain lyrique» pour la vie intérieure de l’artiste et, enfin, une impulsion pour ses facultés poétiques: «Chez G. d’Annunzio, c’est l’activité sexuelle qui déclenche l’activité cérébrale et qui rend l’écrivain capable de concevoir et de réaliser son œuvre». Il n’est pas difficile d’entrevoir dans cette interprétation un lien entre création esthétique et pulsion libidinale, une allusion à un fonds ← 11 | 12 → d’humeurs freudiennes. D’ailleurs, suivant cette idée, on aurait interprété la civilisation entière du décadentisme comme la manifestation de deux conceptions opposées de la volonté de puissance, tantôt comme répression, tantôt comme exaltation paroxystique du désir16.

Résumé des informations

Pages
VIII, 425
Année
2015
ISBN (ePUB)
9783035193879
ISBN (PDF)
9783035203066
ISBN (MOBI)
9783035193862
ISBN (Broché)
9783034316422
DOI
10.3726/978-3-0352-0306-6
Langue
français
Date de parution
2015 (Avril)
Mots clés
d'Annunzio surhumanité critique littéraire Hérelle littérature européenne
Published
Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2015. 425 p.

Notes biographiques

Mario Cimini (Auteur)

Mario Cimini est professeur de Littérature Italienne au Département des Lettres, Arts et Sciences Sociales de l’Université « G. d’Annunzio », Chieti-Pescara. Il a consacré à d’Annunzio plusieurs publications. Mario Cimini è professore di Letteratura Italiana presso il Dipartimento di Lettere, Arti e Scienze Sociali dell’Università «G. d’Annunzio» di Chieti-Pescara. A d’Annunzio ha dedicato una nutrita serie di saggi e volumi.

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