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Sujet, fidèle, citoyen

Espace européen (XIe-XXIe siècles)

de Dominique Avon (Éditeur de volume)
©2014 Collections VI, 372 Pages

Résumé

La recherche de l’objectivation du « sujet » à travers le temps et l’espace emprunte ici un chemin inédit. Tenant compte des travaux de philosophes comme Michel Foucault, Jürgen Habermas ou John Rawls, le travail collectif réalisé dans cet ouvrage vise à saisir la problématique de la dialectique du politique et du religieux, sans la focaliser sur la question du pouvoir ou de l’Etat. La particularité des expériences européennes au cours du millénaire écoulé y est soulignée : il y a eu une manière nouvelle de placer l’être humain au centre d’un corps social en le dotant de droits et de devoirs à titre personnel. Mais elle est doublement relativisée : d’une part parce que ses fondements ne peuvent être détachés de son environnement méditerranéen – les sujets-fidèles de la Chrétienté médiévale n’ont pas vécu dans l’ignorance de l’expérience des sujets-fidèles de l’Islam ou des communautés juives – ; d’autre part parce que la reconnaissance du « citoyen » et la possibilité de ne plus être « fidèle » d’une religion donnée n’a pas obéi à un mouvement linéaire conduisant le « sujet » d’un état d’hétéronomie à un état d’autonomie. C’est en tenant compte de cette complexité du passé qu’il devient possible de mieux négocier les défis du présent.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • l’éditeur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Introduction
  • Remerciements
  • L’Europe à la croisée des chemins: Jean-Marc Ferry
  • Existe-t-il un principe européen ?
  • Une étude en miroir : la place des musulmans dans le droit hispanique chrétien (XIe-XVe siècles)*: Marisa Bueno et John Tolan
  • 1 La place des musulmans dans les royaumes chrétiens ibériques : un problème historiographique
  • 2. Des musulmans assimilés au statut des juifs ? L’Espagne dans le contexte de la loi canonique
  • 3. Evolution du statut des mudéjars du XIe au XVe siècle
  • 3.1 Pactes de Capitulation et Fueros des Maures
  • 3.2 Critères d’intégration dans la ville
  • Les musulmans libres en tant que habitatores et vassaux du roi dans les fueros frontaliers et la législation d’Alphonse X le Sage
  • Les mudéjars et leur considération en tant que « citoyen ». Le cas de la Catalogne au XIVe siècle.
  • Critères de ségrégation
  • Non-musulmans et dhimmīs dans le kitāb al-Muḥallā d’Ibn Ḥazm al-ẓāhirī (m. 456/1064)*: Farid Bouchiba et Ahmed Oulddali
  • 1. Les non-musulmans
  • 1.1 Pureté et impureté17
  • 1.2 Nourriture30
  • 2. Les dhimmis
  • 2.1 Le pacte de dhimma et ses conditions
  • 2.2 La fiscalité
  • 2.3 Les dhimmīs et la « loi musulmane »
  • Individus et minorités religieuses dans les Etats méditerranéens (XVIe et XVIIe siècles): François Brizay et Olivier Guesdon
  • 1. La place des minorités religieuses dans les Etats méditerranéens aux XVIe et XVIIe siècles
  • 1.1 Les minorités religieuses dans la Monarchie espagnole et en Italie
  • La lutte contre les juifs et les conversos
  • La lutte contre les morisques
  • La lutte contre les protestants
  • 1.2 Les dhimmî dans l’Empire ottoman
  • Le statut discriminatoire des dhimmî
  • Des communautés autonomes
  • Une intégration économique
  • 2. L’exemple des minorités européennes à Tunis à la fin du XVIIe siècle
  • 2.1 Des communautés nationales, linguistiques et religieuses préservées
  • Un lien permanent avec la société d’origine
  • La création d’une communauté d’expatriés
  • Des fidèles catholiques en « terre d’Islam »
  • 2.2 Les relations entre les communautés
  • Les juifs, intermédiaires essentiels entre les chrétiens et les musulmans
  • Les relations entre les communautés chrétiennes et musulmanes
  • 2.3 Sortir de la communauté
  • Les « renégats »
  • Un statut particulier : les captifs rédempteurs
  • Fidèles et sujets, fidèles et citoyens : les catholiques anglais (XVIe et XXe siècles): Cécile Vanderpelen et Monique Weis
  • 1. Les catholiques anglais : fidèles et sujets au XVIe siècle
  • 1.1 Une minorité en exil et au combat
  • 1.2 Une minorité entre adaptation et (semi-)clandestinité
  • 1.3 Les nouveaux convertis
  • 2. Les catholiques anglais : fidèles et citoyens au XXe siècle
  • 2.1. Les nouveaux convertis
  • 2.2 Une petite famille très diversifiée… dans le vaste univers catholique
  • Aufklärung et Révolution : sur les conditions d’émancipation de l’homme et du citoyen: Alain Patrick Olivier et Maiwenn Roudaut
  • 1. Aufklärung, émancipation des juifs et identité du citoyen
  • 2. La Révolution, l’émancipation de « l’homme » et la question des musulmans
  • L’âme romantique et la citoyenneté (Lamartine, Sand, Hugo): Caroline Julliot et Franck Laurent
  • 1. Lamartine : de l’âme poétique à l’âme politique
  • 2. Sand ou les limites du modèle religieux
  • 3. Hugo : Institutionnalisation du dissensus et foi démocratique
  • Les difficultés du processus de sécularisation dans l’Espagne du XIXe siècle: Raquel Sánchez-García
  • De la judéité en contexte minoritaire à la citoyenneté israélienne : de Mendelssohn aux juges de l’affaire Rufeisen: Mehdi Bakhrouri et Frédéric Lunel
  • 1. Identité(s) d’Oswald Rufeisen
  • 1.1 Quête et construction identitaires d’un juif sioniste né en Pologne
  • 1.2 L’alyah d’un prêtre du Carmel
  • 1.3 L’affaire devant la Cour suprême israélienne
  • 2. La Raison de Dieu
  • 2.1 « Qui est Juif ? »
  • 2.2 Israël, Etat théocratique ?
  • 2.3 Incontournable référence religieuse
  • 3. Séculariser le judaïsme
  • 3.1 La conversion, rupture avec la nation
  • 3.2 Appropriation culturelle du cultuel
  • 3.3 Résonnances
  • Nihilisme, totalitarisme, démocratie : la crise de l’ordre politique à l’âge de la mort de Dieu: Frédéric Bovagne
  • 1. La révélation du nihilisme dans le champ politique
  • 1.1 Typologie du nihilisme
  • 1.2 Fragilité de l’ordre post-révolutionnaire
  • 1.3 La raison métaphysique dépassée par la raison scientifique
  • 1.4 Faiblesse de la raison politique
  • 2. Le totalitarisme comme alliance du mythe et de la raison instrumentale
  • 2.1 Résurgence du mythe
  • 2.2 Domination de la rationalité instrumentale
  • 2.3 Le totalitarisme comme religion séculière
  • 2.4 La destruction du monde
  • 3. La démocratie libérale ou la conciliation pacifique des perspectives : du nihilisme destructeur au nihilisme doux du dernier homme
  • 3.1 Un reflux du nihilisme ?
  • 3.2 Le primat du Juste sur le Bien
  • 3.3 Démocratie et nihilisme doux
  • Regards croisés sur une politique de la non-croyance (Erri De Luca, John Rawls): Patrick Savidan et Sylvie Servoise
  • 1. Erri De Luca et la communauté des croyants : ni dedans, ni dehors
  • 2. Une redéfinition politique de la laïcité ?
  • Devenir citoyen en Europe : le cas de la France et du Royaume-Uni: Stéphanie Couderc-Morandeau et Paul Lees
  • 1. Devenir citoyen en Europe : le cas de la France
  • 1.1 Le devenir pratique du futur citoyen
  • 1.2 Vers quel devenir théorique pour le futur citoyen ?
  • 2. Devenir citoyen en Europe : le cas du Royaume-Uni
  • 2.1 Citoyenneté et nationalité
  • 2.2 Citoyenneté à l’anglaise vs citoyenneté à la française
  • 2.3 La Nouvelle Citoyenneté
  • La condition juridique des individus au sein de l’Union européenne : sujets ou citoyens ?: Anne-Sophie Lamblin-Gourdin
  • 1. Les individus, sujets et citoyens de l’Union européenne
  • 1.1 La relation ascendante des individus à l’Union européenne
  • 1.2 La relation descendante de l’Union vers les individus
  • 2. La permanence étatique dans la relation des individus à l’Union européenne
  • 2.1 La double sujétion des individus par la superposition de la relation à l’Union européenne à la relation à l’Etat
  • 2.2 La relation à l’Union européenne entravée par la permanence de la relation à l’Etat
  • La citoyenneté européenne en question : de la méconnaissance des droits à la reconnaissance des principes constitutifs: Arnauld Leclerc
  • 1. La citoyenneté européenne : les droits et leur ineffectivité
  • 1.1 La citoyenneté comme statut
  • 1.2 Le droit de libre circulation
  • 1.3 Les droits politiques de la citoyenneté européenne
  • 1.4 La réalité sociologique de la citoyenneté européenne
  • 2. La citoyenneté européenne : vers une reconnaissance des principes constitutifs ?
  • 2.1 L’Europe face à l’Etat-nation : une citoyenneté postétatique et postnationale
  • 2.2 L’Europe face à la mondialisation : une identité relationnelle et reconstructive
  • Qu’est-ce que l’identité ?
  • La conception apologétique de l’identité : le modèle schmittien
  • La conception communicationnelle de l’identité : le modèle habermassien
  • Jürgen Habermas, le citoyen contemporain et la raison publique: Jean-Marie Lardic et Dominique Avon
  • 1. Post-sécularité du sujet moderne ? Réception d’un aspect de l’oeuvre par un philosophe
  • 1.1 Le problème du particulier et de l’universel
  • 1.2 Le problème de la vérité et de la liberté
  • 2. Citoyen et fidèle : réception de l’oeuvre en milieu jésuite
  • 2.1 « Espace de discussion » et « espace dogmatique »
  • 2.2 Une « éducation conjointe » et une question : la « modernité » reconnue ou dépassée ?
  • 2.3 Des individus face aux tentatives d’organisation mondiale, aux nations, à l’Europe, aux communautés
  • Conclusion

Introduction

Une phase de formation d’Etats-nations, globalement achevée au début des années 1960 dans un monde marqué par la bipolarisation entre deux « blocs », a conduit à valoriser des éléments de culture antérieurs aux colonisations dans des sociétés nouvellement indépendantes. De manière concomitante, l’espace politique européen a pris forme inédite par le biais d’institutions supranationales et la définition de socles de valeurs communes dans des déclarations, traités ou chartes. Un demi-siècle plus tard, les phénomènes migratoires, la multiplication des échanges, la diffusion immédiate et permanente d’informations en tout point du globe, les tensions entre structures étatiques et infra/supra étatiques invitent à repenser le caractère figé des phénomènes ou imperméable des groupes communautaires. Les débats sur les identités, sur les projets de société et ceux sur la place du religieux dans la cité sont convergents, par-delà les frontières. A rebours des interprétations exclusivement culturalistes, il importe de reconnaître que ce mouvement s’inscrit dans un temps long et un espace large et qu’il s’est appuyé sur des « centres » mobiles.

La compétence des membres du réseau DCIE (« Dynamiques citoyennes »), le travail entrepris au cours de plus de trois années (2010-2013) au sein de deux axes (citoyennetés et identités ; laïcité et religions), la confrontation des résultats avec des partenaires français et étrangers, dans le cadre de colloques, conférences ou interventions en milieu scolaire et associatif, ont permis d’envisager une étude synthétique et collective en cherchant à l’affranchir de deux formes de parasitage. D’abord celle de la parcellisation des compétences : déterminée en partie par les langues, les découpages disciplinaires, les modes intellectuelles et les milieux, la spécialisation conduit souvent à penser l’exception sans se donner les moyens de la démontrer. Ensuite celle de la modélisation de l’objet : influencés, consciemment ou non, par telle philosophie de l’histoire, telle profession de foi ou tel refus de la question, telle option idéologique ou tel vœu particulier, des chercheurs sont parfois tentés de saisir une trace et un témoignage non pour ce qu’ils ont été mais pour ce qu’ils voudraient qu’ils soient, norme ou espérance. ← 1 | 2 →

Les actes de ce colloque marquent une étape, l’achèvement d’un projet et d’une expérience. En plaçant la focale sur l’être humain singulier dans trois de ses états possibles au cours du temps, le sujet, le fidèle, le citoyen, les membres du réseau DCIE ont cherché à étudier une tension qui habite les traits de l’individu en société sans préjuger ni de l’origine (l’unité ou le groupe ?), ni de l’option (l’intérêt de soi ou de l’ensemble ?), ni de la finalité (l’accomplissement ou la dissolution ?). Leur étude collective se présente également comme une invitation à comparer des configurations de pouvoir adoptées et modifiées au cours du dernier millénaire, mais en prenant l’acteur individuel pour pierre d’angle de l’analyse. Faits, représentations, doctrines, droits, lexiques, philosophies, romans ont leur place dans cette synthèse à grande échelle. Bien que respectant un plan chronologique général, à l’exception de la conférence inaugurale qui dispose d’un statut à part, le résultat de cette rencontre scientifique n’obéit à aucune tentation téléologique sous-jacente. Sa valeur ajoutée a été accrue par la consitution, en amont, de binômes disciplinaires et interdisciplinaires.

Remerciements

Le coordinateur de ce volume, sixième de la collection « DCIE » lancée en 2012 par les éditions Peter Lang, tient à exprimer ses remerciements les plus vifs aux différents contributeurs qui savent combien stimulante fut la rencontre scientifique organisée dans le cadre de l’abbaye de

Fontevraud en juillet 2013. Celle-ci fut préparée avec le plus grand soin par Lucile Le Claire, ingénieure d’études, à qui les membres du réseau DCIE doivent tant pour la réalisation pratique et efficace de leurs différents projets. Enfin, la mise en forme de la version finale du manuscrit est le fruit de la compétence et de la patience de Magali Avon, envers qui ma reconnaissance ne saurait trouver assez de mots. ← 2 | 3 →

Jean-Marc FERRY

L’Europe à la croisée des chemins

En langage philosophique, on dirait plutôt : « L’Europe à la croisée des principes », en entendant le mot « principe » sous l’acception selon laquelle Hegel pouvait parler de principes tout à la fois spirituels, civilisationnels et nationaux, dont la transmission les uns aux autres, depuis Babylone, l’Egypte, les Grecs, les Romains, les Chrétiens, jusqu’aux Européens modernes, était censée former la logique de confrontation, communicationnelle en son fond, qui tisse la trame de l’histoire universelle.

Une telle vue spéculative, où l’Europe moderne figure en proue d’une histoire du monde, n’est plus guère recevable, de nos jours, et pas seulement en raison de postulations idéalistes trop hautes. C’est aussi que d’autres puissances civilisationnelles, d’autres « principes », à vrai dire, plus continentaux que nationaux, émergent aujourd’hui, qui peuvent nous faire redouter un déclassement, une éclipse de l’Europe, en tant que puissance en phase avec l’Esprit universel.

J’ai à dessein employé le verbe « émerger ». On pense aux dits « émergents » d’Asie du Sud, d’Amérique du Sud, d’Extrême-Orient. Certes, l’Europe a largement réalisé la prédiction de philosophes de la grande époque. L’Europe a, dans une grande mesure, « donné ses lois au monde », ainsi que Kant avait pu l’affirmer tranquillement, au futur de l’indicatif, comme s’il s’agissait d’une évidence, presque un fait virtuellement accompli. Même si l’on est aujourd’hui porté à se gausser du diagnostic-pronostic de Francis Fukuyama : celui d’une histoire des sociétés humaines qui auraient enfin trouvé leur constitution définitive, celle du libéralisme, il reste que le verdict n’est pas totalement faux, si l’on admet que, premièrement, le mode de production capitaliste est devenu à peu près universel, à l’exception de deux ou trois îlots totalitaires et passablement dérisoires, tandis que, deuxièmement, on ne voit guère d’alternative conceptuellement plausible, d’un point de vue normatif, au principe politique intériorisé par le « monde des démocraties », pour reprendre une ← 3 | 4 → expression de Henry Kissinger, même si ce monde reste démographiquement minoritaire… Encore que, si l’on additionne Europe + Etats-Unis + Canada + Brésil + Inde + Australie et Nouvelle Zélande + Japon + quelques autres Etats en Amérique, en Asie et même en Afrique, alors cela commence à faire le poids.

Mais est-ce à dire que, pour autant, le « principe européen » chrétien moderne serait finalement en passe de l’emporter ? Question difficile. Pour tenter de l’instruire, je suggère de revenir un instant aux philosophes, singulièrement à Hegel qui proposait de l’Europe, et du principe européen, une conception, une vision remarquablement consistante. Il y a tout d’abord ce que Hegel appelait « culture au sens européen du mot ». C’est une culture de la liberté, une culture consacrant la liberté de l’individu, l’individu dont l’Europe moderne a, seule, su affirmer « la valeur absolue », et seule encore a reconnu que tous les hommes sont libres, pas seulement un ou quelques-uns. Mais, plus profondément, peut-être, il y a chez Hegel cette intellection moins connue, à propos de ce qu’est l’Europe dans son principe, de ce que signifie l’être-européen. L’intellection originale tient dans cette petite phrase : « En Europe, ce qui compte, c’est cette marche de la vie vers plus loin qu’elle-même ». Cela doit se comprendre en un sens fort : le principe spirituel, vital, de l’Europe, ce qui fait d’elle l’être historique par excellence, ce principe est d’accepter de mourir à une position déterminée, à toute position fixée, toute « positivité », toute identité positivement définie – comme lorsque l’on dit que l’identité européenne, c’est ceci ou cela, ou lorsque l’on propose un inventaire du patrimoine : métaphysique grecque, droit romain, liberté germanique, christianisme, humanisme, rationalisme… Oui, l’Europe est en un sens tout cela, bien qu’à suivre la thèse de Rémi Brague1, elle n’ait elle-même rien inventé proprement, parmi ces éléments de patrimoine, car elle se serait plutôt approprié des héritages qu’elle aurait cultivés, intériorisés, pour ensuite les promouvoir, les transmettre, « civiliser les Barbares » à l’instar des Romains qui assumaient tenir l’essentiel des Grecs, alors que ces derniers prétendaient, quant à eux, tenir l’essentiel de leur propre génie.

Or, si l’on suit Hegel, l’essentiel, justement, ce qui fait l’essence de l’être-européen, son propre en tant que principe, ce n’est pas exactement, comme le soutenait Rémi Brague, de ne pas avoir de propre. C’est plus exactement de ne jamais – l’expression est de Nietzsche – « se reposer ← 4 | 5 → d’elle-même ». Suivant l’esprit profond du christianisme, dont Hegel estimait qu’il serait mieux servi par sa philosophie que par l’exégèse théologique moderne – suivant l’esprit « vrai » du christianisme, le principe européen se lie à l’inquiétude insatiable de « ce qui est en vérité » ; à quoi les réponses que l’on donne historiquement, positions de conscience ou compréhensions du monde, ne mettront jamais la question au repos. Car, ce qui compte, encore une fois, « c’est cette marche de la vie vers plus loin qu’elle-même » : la quête insatisfaite du vrai, celle qui assume la mort des convictions acquises. Pour Hegel il est clair qu’est véritablement vivant l’esprit qui accepte de mourir à une position, à une identité donnée ; celui qui, sur le moment, accepte le risque réel de tout perdre en matière de certitudes. C’est, disait Hegel dans La Phénoménologie de l’Esprit, le moment du doute (Zweifel) suivi du désespoir (Verzweiflung). Risque suprême sans lequel il n’y aurait pas ce « travail du négatif », qui permet à la conscience de s’éveiller à une vie nouvelle, et cela, d’autant mieux que l’acceptation du « passage » – en langage profane : le consentement aux révisions déchirantes – a été plus total. Mort et Résurrection, par conséquent : tel est le chemin séculier qui, selon Hegel, ferait du principe européen, historique et spirituel de part en part, quelque chose d’unique en son genre, une attestation incarnée de la paradoxale immortalité de l’Esprit qui sait assumer la mort pour trouver la vie.

Nous pourrions certes poursuivre au-delà de Hegel cette histoire philosophique de l’Europe, ou plutôt, de l’idée d’Europe ; et je pense surtout à Husserl qui, indirectement, fait écho à Hegel, mais sur le mode d’une crainte, une grande crainte avec un grand enjeu à la clé. Cette crainte, Husserl l’avait au mieux exprimée lors de sa célèbre conférence de Vienne, en 1935, sur « La Crise de l’humanité européenne et la philosophie ». Ce qui fait l’esprit de l’Europe n’est autre que celui de la grande philosophie depuis Platon. L’Europe, explique Husserl, aurait pour mission de faire de la philosophie « l’archonte de l’humanité entière ». A ses yeux, la vérité de l’Europe spirituelle, son idée philosophique, est unité de la raison et de la conscience. Mais le rationalisme européen, sans être en cause en tant que tel, s’est enlisé dans l’objectivisme et le naturalisme. Ou bien l’Europe faillira dans la déchéance d’une civilisation particulière qui ne la distingue en rien des autres ; ou bien, par un sursaut héroïque de la raison, elle renouera avec son idée philosophique, engageant contre l’objectivisme et le naturalisme prégnants une catharsis salutaire, qui consiste à retrouver la ← 5 | 6 → subjectivité originaire, constitutive, et son enracinement dans l’intersubjectivité du monde de la vie, de la Lebenswelt.

A travers la dramatisation husserlienne, c’est bien au courage qu’il est fait appel, à cet « héroïsme de la raison », où s’énonce que l’Europe sera « philosophique » ou ne sera plus.

Mais quittons maintenant les philosophes, ou donnons-leur ce dernier adieu en demandant ce que leur « message » pourrait encore valoir pour nous.

*

Dans un ouvrage qui, en son temps, avait recueilli quelque écho, Capitalisme contre capitalisme, l’éditorialiste Paul Fabra campait justement l’opposition de deux « principes » concurrents du capitalisme occidental : le capitalisme rhénan et le capitalisme atlantique. A l’époque, il me semblait aller de soi d’associer le capitalisme atlantique au principe anglo-américain, tandis que le capitalisme rhénan serait, quant à lui, proprement européen. Au début des années 1970, le qualificatif « rhénan » référait à une RFA séparée de la RDA, mais qui, pour s’inscrire résolument dans le sillage de l’Occident, n’en avait pas moins su ouvrir une voie médiane, celle de la Sozialmarktwirtschaft, de l’économie sociale de marché et le fameux « compromis social-démocrate ». Son succès avait même pu faire conclure à un « compromis de classe », qui aurait su domestiquer, pour ne pas dire, dépasser la lutte de classes – au fond, se risquait-on parfois à penser, une effective troisième voie entre l’Est et l’Ouest.

Il était d’autant plus tentant d’y reconnaître la voie exemplairement et proprement européenne qu’au « miracle économique allemand » s’adjoignait une certaine aura intellectuelle. En effet, le « principe rhénan » se laisse réfléchir en référence à un imaginaire de l’ordre social, qui paraît « dépasser », au sens d’une Aufhebung, les deux imaginaires antithétiques et antagoniques – soit, en simplifiant : du côté atlantique, l’imaginaire d’un ordre spontané, naturel, pour l’autorégulation duquel le marché assume le primat fonctionnel ; du côté soviétique, l’imaginaire d’un ordre géré, administré, pour l’agencement duquel c’est le plan qui est opératoire. Cependant, par-delà l’opposition entre un ordre spontané ou naturel et un ordre géré ou administré, le compromis historique de l’économie sociale de marché, le « principe européen-rhénan » proposait, quant à lui, cette figure de dépassement ou de résolution, autrement satisfaisante à maints ← 6 | 7 → égards, qui nous renvoie à l’imaginaire d’un ordre négocié, concerté entre partenaires sociaux, sous l’égide de l’Etat.

En novembre 1972, le premier choc pétrolier donnait un coup d’arrêt aux Trente Glorieuses, en même temps que, plus sourdement, il sonnait, en France, la victoire électorale du capital financier atlantique ou international (Pompidou et surtout Giscard) sur le capital financier national (de Gaulle et les vieux gaullistes). On commençait déjà à parler de « débudgétisation » et de « désétatisation », ce qui pouvait aussi se refléter dans les débats doctrinaux, en droit administratif, sur le principe du service public, la complexité de sa notion et l’incertitude de son destin. Mais c’est 1980 qui marque le tournant, le réel coup d’envoi de la subversion du principe rhénan par le principe atlantique, avec notamment, sur le plan politique, les arrivées au pouvoir de Ronald Reagan et Margaret Thatcher, en 1979 et 1981. Je craindrais d’être vulgaire en exprimant dans les mots qui me viennent spontanément ce que je pense de l’idéologie que ces deux leaders politiques ont su mettre en branle, épaulés par des économistes de l’école néo-classique, et servis latéralement, il faut le dire, par un retour en force des idées du libéralisme politique, accompagnant, chez nous, une critique du marxisme soviétique.

Evidemment que, dans l’Université française, cette critique fut comme un ballon d’oxygène. Evidemment que les idées du libéralisme politique, mises, chez nous, sous le boisseau durant plus de vingt ans après la Guerre, eurent un effet salutaire, nonobstant toutes les ambiguïtés et ambivalences de ces intellectuels repentis qui avaient certes changé de trottoir, mais en gardant, dans le fond, le même métier. Quoi qu’il en soit, le vent d’Ouest n’a pas charrié que des miasmes de la pensée unique. Mais il tend à gagner le continent, car ce n’est pas seulement la droite allemande qui s’est, pour ainsi dire, thatchérisée, ni même seulement la droite européenne, dite « libérale », en général, mais également une partie de la gauche. On peut risquer ceci, que, dans cette convergence d’un néolibéralisme et d’un néosocialisme se retrouve le gros des troupes européistes, de sorte que les partis européens de droite (centre droit) et de gauche (centre gauche) risquent de voir leur base électorale s’effriter sous leurs pieds, à mesure que monte ce que naguère on nommait « euroscepticisme » et qui, à présent, mériterait bel et bien l’appellation « europhobie ».

Cela étant, j’aimerais montrer trois choses :

D’abord, pourquoi l’argument doctrinal de la subversion du principe rhénan par le principe atlantique, de la subversion du Welfare par le ← 7 | 8 → Workfare, qu’on l’appelle « Etat social actif » ou autrement, cet argument est inconsistant (A). Ensuite, pourquoi, cependant, le retour à l’Etat social conventionnel se heurte à des obstacles systématiques contraignants, voire rédhibitoires, et en quel sens se recommanderait un changement de paradigme dans le principe général de la répartition de la richesse et du temps libre (B). Enfin, sous quelles conditions l’idée euro-méditerranéenne pourrait revêtir une consistance, d’abord et y compris sur un plan philosophique (C).

*

Ad (A). Les intuitions et intellections de l’Economie politique classique sont recevables et justifiées en regard du contexte dans lequel elles furent élaborées. Il s’agit en effet d’un contexte où l’économie était encore loin d’être intégrée, c’est-à-dire monétarisée en son entier, et exhaustivement couverte par le circuit d’économie monétaire. En clair, il existait à l’époque une zone importante d’économie rurale de subsistance, c’est-à-dire d’autoproduction et d’autoconsommation ; par conséquent, une économie largement hors circuit monétaire. En outre, le mode de production émergent n’avait pas encore acquis les caractéristiques capitalistes que, plus tard, Max Weber a su bien analyser, Marx étant un visionnaire, même si n’ont pas été suivies ses prédictions en ce qui concerne notamment les pays, à ses yeux, candidats à la révolution socialiste. Les idées-forces de l’Economie politique classique reposaient sur l’impensé d’un « extérieur » qui permet de profiler un modèle idéal d’allocation des facteurs par un marché flexible et de concurrence non faussée.

Avec l’industrialisation et la monétarisation de l’économie, avec l’ancrage du mode de production capitaliste et de la société salariale, les postulats classiques perdent leur crédibilité. On comprend que, dans sa Théorie générale, John Maynard Keynes ait pu aisément tordre le cou aux thèses marginalistes du triste Pigou, lequel tenait, par exemple, « qu’il n’y a pas de chômage involontaire ». Un tel axiome, et les postulats classiques de flexibilité et de mobilité, qui le sous-tendent, tout cela n’a désormais de consistance logique que sous des présupposés sociaux forts, tels que la gratuité des transports, la gratuité du logement et, last but not least, l’institution d’un revenu social primaire de base, ou revenu d’existence. Sans ces présupposés sociaux, en effet, les axiomes et postulats classiques du libéralisme économique sont non seulement contre-intuitifs, mais tout à ← 8 | 9 → fait déconnectés de la réalité économique elle-même, ce que cherche à masquer une mathématisation ad nauseam de la théorie. Encore une fois, ces axiomes et postulats n’ont de pertinence que sous les présuppositions, au demeurant, non assumées, de l’Etat social. C’est pourquoi leur réactivation contre l’Etat social ne relève pas seulement de l’idéologie au sens de Marx. Elle tient plutôt de la mystification, ce que s’échinent à dénoncer des économistes justement atterrés.

Est-ce à dire qu’il faille revenir au keynésianisme social ? – Non, et c’est ce que je voudrais maintenant expliciter. Le principe rhénan fut certes fâcheusement victime du principe atlantique. Mais sa réactivation tendrait aujourd’hui à perdre le soutien de la réalité, telle que du moins je crois en distinguer quelques lignes de force.

Ad (B). Deux phénomènes majeurs, en Europe, rendent peu plausible le maintien du principe conventionnel de notre Etat social redistributif. Il s’agit de deux tendances fortes : d’une part, l’automatisation de la production intérieure ; d’autre part, la délocalisation de la production nationale. Ces deux tendances de long cours, probablement irréversibles, nous mettent devant ce fait : les revenus tirés du travail-emploi, c’est-à-dire issus directement de la production, ne pourront représenter, à terme, ni les outputs suffisant à assurer un débouché convenable à cette production, ni les inputs permettant d’offrir des ressources financières à hauteur des besoins de fonctionnement et de prestations de l’Etat social.

Se recommande, par conséquent, ne serait-ce que pour des raisons systématiques « froides », l’instauration d’un revenu social primaire, venant compléter à flux constants le revenu directement issu de la production. Je n’évoque pas ici le montage institutionnel et financier, et je m’en tiens au principe résolutif. Une telle disposition introduit un coin dans le modèle de répartition existant. En effet, si une part croissante de la répartition primaire est appelée à devenir tendanciellement sociale, alors la répartition secondaire pourra devenir libérale dans la mesure où le mécanisme redistributif lourd sera tendanciellement désamorcé.

En même temps que la répartition secondaire se verrait progressivement délestée de l’usine à gaz redistributive des amputations par prélèvements (fiscaux, parafiscaux, sociaux) et réaffectations par transferts et subventions, nos conceptions de la justice politique et sociale pourront être reconsidérées sur nouveaux frais. On sera mieux mis en situation de comprendre et d’accepter une autre image que celle qu’en dépit de l’Etat social ← 9 | 10 → imprime dans les mentalités le vieux principe contributiviste. On sera mieux mis en situation de comprendre et d’accepter que, non seulement la justice politique ne consiste plus à rémunérer chacun en fonction de sa contribution productive, mais qu’à présent il ne s’agit pas tant de viser ex post une égalisation des conditions, ainsi que l’implique le principe redistributif conventionnel, que de garantir ex ante à chacun et à tous une autonomie matérielle de base, une « propriété » au sens ancien et vaste du mot.

Ni atlantique ni rhénan, le principe européen d’avenir serait-il méditerranéen ?

Résumé des informations

Pages
VI, 372
Année
2014
ISBN (ePUB)
9783035195323
ISBN (PDF)
9783035202755
ISBN (Broché)
9783034315524
DOI
10.3726/978-3-0352-0275-5
Langue
français
Date de parution
2014 (Août)
Mots clés
Pouvoir Etat Etre humain Hétéronomie Autonomie
Published
Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2014. 372 p.

Notes biographiques

Dominique Avon (Éditeur de volume)

Professeur d’Histoire à l’Université du Maine (Le Mans) et membre du CERHIO (UMR 6258), Dominique Avon a enseigné en Egypte (1992-1994), au Liban (2004-2005) et aux Etats-Unis (2014). Ses recherches portent sur le fait religieux, les intellectuels et les courants de pensée. Il est président de l’Association française d’histoire religieuse contemporaine, coordinateur du réseau DCIE et de la communauté HEMED (Histoire euro-méditerranéenne).

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Titre: Sujet, fidèle, citoyen
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