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Des personnages et des hommes dans la ville

Géographies littéraires et sociales

de Sylvie Freyermuth (Auteur) Jean-François Bonnot (Auteur)
©2014 Monographies X, 522 Pages

Résumé

Les diverses facettes de la ville se donnent à voir non seulement à travers les travaux des sociologues, des historiens, des géographes, mais également à travers la littérature. En croisant ces approches, les auteurs renouvellent l’éclairage critique des notions de lieu et de non-lieu, d’habitable et d’inhabitable, d’entre-soi, de désaffiliation, ou encore d’errance. Cette approche de l’urbain fait appel aux données de la mémoire orale et s’ancre dans une histoire des traces, dans l’infra-historique et dans les représentations de la spatialité intime. La première partie du livre réévalue la place de l’individu dans les conurbations industrielles et postindustrielles. La deuxième est consacrée à l’examen des réseaux urbains et à la mise en perspective littéraire de quartiers emblématiques, alors que la troisième traite des processus « d’infection » et de « contamination » à l’œuvre dans les centres urbains et analyse les mécanismes d’innovation et de blocage sociaux et linguistiques. Dans la quatrième partie, sont examinées les frontières symboliques et la déconstruction du tissu social traditionnel dans le Montbéliard des années soixante, de même que les destinées d’un groupe d’ouvriers dans la vallée du Doubs en voie d’industrialisation ; enfin, un fait-divers criminel exemplaire éclaire les modalités de la cohabitation houleuse entre sédentaires et gens du voyage dans la seconde moitié du siècle industriel.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Dédicace
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des Matières
  • Préface
  • Taedium vitae et déterminants économiques et socio-historiques
  • Superstructure artéfactuelle et infrastructure opaque
  • Des vertus de l’ouverture du texte sur le monde
  • Coda
  • Première Partie « Danger social », exclusion, errance
  • Chapitre 1: Malaise Dans La Vie Et Dans La Ville
  • Sentiment de la nature et prémices de standardisation urbaine
  • L’homme et la Mégamachine
  • Société postindustrielle et éthique
  • Désindustrialisation et tendances socio-économiques profondes : en passant par la Lorraine et le Grand-Duché
  • Des frontières économiques et mentales
  • Chapitre 2: Espaces Identitaires Postmodernes : Des Épiphénomènes Sociaux et Littéraires ?
  • Une postmodernité « glissante »
  • De l’Hôtel Moderne à l’hôtel postmoderne
  • Périodisation et perception du temps social
  • L’homme postmoderne, un artefact littéraire ?
  • Chapitre 3: « Danger social » et construction de l’exclusion de masse
  • Rentabilité, industrialisation, classes dangereuses et misère ouvrière
  • Modernité et déracinement
  • Le retour de l’inquiétude et l’argent mondialisé
  • Comment vendre des frigos aux « Esquimaux »
  • Chapitre 4: L’habitable et l’inhabitable, une question de point(s) de vue ?
  • Un nouveau monde ?
  • Enracinement, déracinement et perte de repères
  • Espaces en déshérence et solidarité des exclus
  • Survie et entre-soi à Westerbork, Auschwitz et Ravensbrück
  • L’impossible humanisation
  • Deuxième Partie Systèmes urbains et superposition des traces
  • Chapitre 5: Paradigme indiciaire, réseaux urbains et imaginaire de la ville
  • Mémoire engagée et point de vue
  • Micro-histoire et paradigme indiciaire
  • Tohu-bohu de la mémoire et superposition des traces urbaines
  • La ville-système des géographes et des urbanistes
  • Mémoire des lieux
  • Chapitre 6: Ruptures spatiales et dérives sociales
  • Si seulement il tombait quelques bombes sur toutes ces vieilles masures qui datent du Xe ou XIIe siècle
  • Le Bijlmermeer et autres « décors ciment »
  • Entre soi, culture communautaire et captation de marché
  • Chapitre 7: Plans de villes
  • Ancien bâti, nouveaux projets
  • L’œuvre de Claude-Nicolas Ledoux : une utopie de pierre et de papier
  • Paris ville-réseau. L’exemple de la rue de l’Alboni
  • Troisième Partie Métabolisme urbain, contamination, innovation et changement
  • Chapitre 8: Métabolisme urbain et logiques interactionnistes
  • Approche métabolique de la ville
  • Logique spatiale, logique économique et contrôle du temps
  • Chapitre 9: L’infection dans la ville et les réseaux de contamination
  • Conformité du centre, déviance de la périphérie
  • Diffusion des croyances et réseaux
  • Héritiers, mise à l’index et auto-désignation
  • Chapitre 10: Innovations et identité : Diffusion et blocage du changement
  • Structures des réseaux et changements sociaux et linguistiques
  • Principe de fascination et dynamisme des « liens faibles »
  • Quatrième Partie Frontières symboliques, micro-histoire et destinées singulières
  • Chapitre 11: Sites et frontières symboliques : une excursion dans la « Cité des Princes » et ses banlieues
  • De Brive-la-Gaillarde à Montbéliard
  • Bourgeoisie luthérienne et paysage politique et intellectuel
  • Un enracinement local intellectuel et conservateur
  • De la cité des Princes à la cité de Champvallon – années 60
  • Une spatialité intime discontinue
  • Un mur culturel invisible
  • Montbéliard et l’autre hypothèse d’Edward Sapir sur la culture
  • Déconstruction du tissu urbain traditionnel
  • Ultime essai d’encerclement ou dernière tentative collaborative ?
  • Chapitre 12: Micro-histoire, destinées paysannes et ouvrières individuelles
  • Histoire familiale narrativisée et mémoire orale
  • Une vie précaire au pays de la Dame Verte
  • Lire, écrire, conter, à Mambouhans …ou à Bournois
  • L’espoir d’une vie meilleure dans la vallée
  • Loin du Lomont : vers le cœur industriel et manufacturier
  • Un destin ouvrier et citadin
  • Le foyer d’un contremaître sochalien
  • Habitus et devenir social
  • Vagues d’immigration
  • Chapitre 13: Figures du nomadisme romanesque et social – Le crime du canal À Blussans
  • Figures de l’errance sociale et littéraire
  • Chemins bohémiens et désarroi social
  • Généalogies et origines
  • Colportage et réseaux professionnels et familiaux
  • Des stéréotypes de la presse à ceux des arts et des lettres
  • Stigmatisation et névrose sociale
  • La terreur de nos campagnes
  • La fleur du mal au bagne
  • Fascination morbide des berges et économie psychologique du canal
  • Déterminants culturels profonds
  • Sorcières, anthropophages, juifs et bohémiens
  • Postface: Habiter le temps et l’espace : Modernité et désaffiliation
  • Une société sans pouvoirs
  • Machine mécanique, machine informationnelle et machine financière
  • Etrangers au lieu de leur naissance
  • L’Empire des Martiens
  • Bibliographie
  • Littérature
  • Critique littéraire, Philosophie, Histoire des idées
  • Linguistique générale, Sociolinguistique, Dialectologie
  • Géographie urbaine et sociale, urbanisme
  • Sociologie, Sociologie urbaine, Sociologie politique
  • Ethnologie, Ethnographie, Histoire
  • Psychologie, Psychophysiologie

← x | 1 → PRÉFACE

À quoi tenait le malaise que j’avais ressenti autrefois ? Était-ce à cause de ces quelques rues à l’ombre d’une gare et d’un cimetière ? Elles me paraissaient brusquement anodines. Leurs façades avaient changé de couleur. Beaucoup plus claires. Rien de particulier. Une zone neutre. Était-il vraiment possible qu’un double que j’avais laissé là continue à répéter chacun de mes anciens gestes, à suivre mes anciens itinéraires pour l’éternité ? Non, il ne restait plus rien de nous par ici. Le temps avait fait table rase. Le quartier était neuf, assaini, comme s’il avait été reconstruit sur l’emplacement d’un îlot insalubre. Et si la plupart des immeubles étaient les mêmes, ils vous donnaient l’impression de vous trouver en présence d’un chien empaillé, un chien qui avait été le vôtre et que vous aviez aimé de son vivant.

Patrick Modiano, L’herbe des nuits, 2012, pp. 10-11.

Taedium vitae et déterminants économiques et socio-historiques

L’écriture de ce livre doit beaucoup à la transdisciplinarité ou, peut-être vaudrait-il mieux dire, à la pluridisciplinarité. Nous y parlons de la ville, de ses centres et de ses périphéries, nous abordons la question des réseaux qui structurent le tissu urbain et régulent les déplacements des populations. Nous aimerions dire, si le titre n’était déjà pris, que nous avons tenté de rendre compte d’une certaine misère du monde, particulièrement de cette misère et de cette tristesse existentielles – car il ne s’agit pas uniquement de déterminants économiques – qui semblent gagner progressivement des fractions de plus en plus importantes de la population, et frapper un peu au hasard comme une sorte d’épidémie dont on peine à discerner les causes et les voies de cheminement. L’idée d’un progrès constant n’a plus guère d’adeptes. Taguieff (2004, p. 302) écrivait il y a une dizaine d’années, avant la grande crise économique et financière, que « l’imagination de l’avenir désirable est en panne, alors même que se produit une éclipse du progrès. Désenchantement du futur. D’où ces effluves de taedium vitae, qu’on met couramment (abusivement ?) au compte des fins d’époque, des époques tardives. Peut-être faut-il reconnaître à la mélancolie une fonction heuristique. Et réentendre en ce sens, d’une oreille écologiquement sensible, une hypothèse formulée par Montesquieu : “Que savons-nous si la Terre entière n’a pas des causes générales, lentes et imperceptibles, de lassitude”. » Même si l’on n’évoque pas Sénèque, l’intérêt « scientifique » pour la lassitude de vivre et l’ennui est fort ancien. En 1850, le psychiatre Alexandre Brierre de Boismont (1850, p. 22) y avait consacré un petit volume :

← 1 | 2 → Il n’est nullement besoin d’être fou [écrivait Brierre de Boismont] pour être mordu au cœur à l’époque actuelle par l’ennui et le dégoût de la vie. Lorsque personne n’est sûr de son lendemain, que la réputation, la propriété, la fortune, n’ont rien de stable ; lorsque conservateurs et socialistes commencent tous leurs écrits par cette phrase : Nous marchons vers l’inconnu ; qu’en regardant autour de soi on ne découvre que des ruines, pas une institution debout, et que l’intelligence est obligée de s’abriter sous le fer, croyez-vous que la tranquillité d’âme dont parle Sénèque soit à l’usage du grand nombre ? Cette préscience du mal à venir, ne dirait-on pas qu’elle est générale ? En voyant les populations s’élancer comme des torrents à la recherche du plaisir, ne comprend-on pas qu’elles veulent se fuir et détourner leur vue du mal qui est à leurs portes ? N’est-ce pas l’image fidèle des Juifs au siège de Samarie, s’écriant : « Buvons et mangeons, car nous mourrons demain ».

La crise de 2007-2008, en donnant un coup d’arrêt à une croissance économique déjà bien mise à mal, a replacé en pleine lumière des inégalités qui avaient toujours existé, mais qui étaient un peu dissimulées par l’illusion d’un État-providence dont on attendait tout, et dont le désengagement progressif, en France comme dans bien d’autres pays « développés », laisse peu à peu apparaître les arêtes tranchantes d’une financiarisation de l’économie qui, étant structurée de façon supranationale, n’offre presque aucune perspective d’avenir aux cohortes de chômeurs et de précaires, dont les experts – sortes d’oracles dont la parole ne peut jamais être mise en doute, car elle se fonde sur des évaluations que le vulgum pecus n’a aucun moyen de vérifier et encore moins d’infléchir – estiment que leur situation s’améliorera lorsque les budgets des nations seront apurés et rééquilibrés. La peur du lendemain, un temps masquée par une consommation en constante augmentation, se manifeste également par un renforcement des particularismes de tous ordres, et notamment des spécificités religieuses et ethniques, par un retour progressif du politiquement correct, entraînant par exemple l’interdiction de toute critique appuyée – dont le blasphème constitue une forme – de principes censés être intangibles. Il faut souligner que ce phénomène n’est pas restreint au fait religieux, mais qu’il s’étend également aux faits politico-économiques. Une telle situation produit de bien curieux effets ; dans le même temps où les États, notamment en Europe, perdent une partie de leurs compétences régaliennes, on observe une montée du rejet de certaines minorités, qu’il s’agisse d’immigrés, de transfrontaliers, ou de groupes caractérisés par une errance constitutive de leur culture (les Roms, par exemple). Jacquemain (2012, n.p.) fait valoir à juste titre que « cette confusion du culturel et du politique produit le “communautarisme majoritaire” : dans chaque société, on ne demande plus à ceux qui se conçoivent comme minoritaires de respecter nos lois et nos principes, mais on attend d’eux qu’ils fassent en sorte de “nous ressembler”… ou de s’en aller. […] Alors que les musulmans réclament qu’on leur donne simplement les mêmes droits qu’à tous, les laïcistes (entre autres) exigent des lois d’exception. […] La citoyenneté se confond [alors] totalement avec l’identité – ce qui est la définition même du communautarisme – et il devient quasiment impossible pour un musulman d’être un bon citoyen. » ← 2 | 3 → Dans un autre temps, mais à l’aube de l’écroulement d’un monde, Henri Grégoire avait bien situé la question, dans son Essai de 1788, lorsqu’il écrivait, à propos des juifs : « Il ne pouvait sortir de sa chaumière sans rencontrer des ennemis, sans essuyer des insultes. Le soleil n’éclairait que ses douleurs ; martyr de l’opinion, il n’avait rien à perdre ni à gagner pour l’estime publique, même lorsqu’il se convertissait, parce qu’on ne voulait croire ni à sa sincérité ni à sa vertu. Il était méprisé, il est devenu méprisable ; à sa place, peut-être eussions-nous été pires. » (Grégoire, 1789, p. 43) Des années plus tard, dans Observations nouvelles sur les Juifs, et spécialement sur ceux d’Amsterdam et de Francfort, l’ancien curé d’Emberménil (Grégoire, 1807, p. 14) réitèrera son propos :

Il est certains obstacles que ne peut franchir la puissance jointe à la bienveillance. Quelqu’un a dit : On ne tire pas le canon contre l’opinion ; contre l’opinion la loi est quelquefois impuissante. Celle-ci peut et doit réprimer les délits attentatoires aux droits des citoyens ; mais détruire les animosités, les préjugés, c’est l’effet un peu lent des insinuations douces et de l’instruction […]. La rue des Juifs, à Francfort, est pour eux une sorte de Ghetto, hors duquel ils ne peuvent résider sans une permission renouvelée tous les six mois, et qui spécifie le nombre d’individus dont se compose la famille. […] Priver une portion du peuple des avantages sociaux, c’est légitimer son mécontentement, c’est justifier ses plaintes ; tous les membres de la famille politique doivent être jugés par les mêmes lois, exercer les mêmes droits, remplir les mêmes devoirs. Le degré d’estime pour chaque individu doit se mesurer sur son utilité, ses vertus et l’emploi de ses talents.

Superstructure artéfactuelle et infrastructure opaque

L’atmosphère « fin de siècle », puis « fin d’époque » d’une société déstructurée, où l’assignation des places et des rôles sociaux est apparemment libérée de certaines contraintes, a conduit un grand nombre d’auteurs, romanciers et essayistes, à s’intéresser à cet « homme de la rue », sans caractéristiques spécifiques, si ce n’est justement un désengagement massif, une incapacité quelquefois morbide à se projeter dans un avenir dont les contours tremblés ne permettent même pas d’envisager un projet pérenne. Il reste à déterminer si cette situation est absolument nouvelle et si, entre autres notions, celle de postmodernité, dont on ne nie pas l’importance, est un concept qui se sépare fondamentalement de ce qui précède, ou au contraire, s’il s’agit seulement, comme cela nous paraît vraisemblable, d’une dénomination ayant émergé du fait de la cristallisation, à partir des années 50, d’un certain nombre de contraintes économiques et sociales. Luc Boltanski fait valoir que la Société est fondée sur une opposition dichotomique entre une superstructure artéfactuelle à laquelle un accès conscient est possible, regroupant les champs du droit, de l’État, des ← 3 | 4 → prénotions et des idéologies. L’infrastructure (réalité profonde) est en revanche parfaitement « opaque, extérieure aux consciences, [et son] mode d’existence est comparable à celui des réalités biologiques obéissant à des lois qui leur sont propres. » (Boltanski, 1990, p. 126, note 1) Il est possible d’accéder à ce plan, en faisant usage d’outils spécifiques, notamment statistiques, comme le font Le Bras et Todd (2013) dans leur ouvrage consacré aux déterminants anthropologiques, religieux et évidemment économiques français (voir infra). On peut soutenir que la notion de postmodernité fait partie de facto du plan superstructurel, puisqu’il s’agit d’un concept qui se fonde sur un certain nombre de faits directement observables, tels que la fragilisation de l’identité, la fragmentation de la société, et dans le domaine économique, les phénomènes de globalisation, notamment financière. Il est d’ailleurs intéressant de signaler que Lyotard lui-même, dans un texte assez ancien, écrit en 1971 et réédité en 1994, définissait la société comme un système de régulation des flux d’énergie (entrée, distribution, élimination), où les objets, parmi lesquels se trouvent les individus, sont des spécifications de cette énergie. Quant aux institutions, Lyotard les qualifiait « d’opérateurs », permettant de mettre en œuvre l’énergie. Il considérait en outre, comme Boltanski, que tout dans ce système n’est pas explicite : « L’institution, bien loin d’être seulement celle que l’observateur peut repérer, serait en général toute formation stable, explicite ou non, transformant l’énergie afférente en énergie liée dans un champ donné de circulation des objets (champ linguistique, champ matrimonial, champ économique). » (1994, p. 111) Un des intérêts de la position de Lyotard est d’être compatible avec les théories des flux des géographes urbains (voir infra), mais surtout de désigner par anticipation – La condition postmoderne n’étant publiée qu’en 1979 – la postmodernité comme une notion fondée sur un ensemble de phénomènes de surface, appréhendables et descriptibles de manière directe.

La partie inaccessible ne l’est cependant pas de façon absolue, et c’est là qu’intervient la littérature. Peut-être est-ce Bachelard qui donne le mieux à voir cette possible interaction entre champ littéraire et poétique et description scientifique. Dans Fragments d’une poétique du feu (édition posthume, 1988, pp. 46-47) Bachelard redonne sa place au vécu imaginé, c’est-à-dire à une poétique de la vie imaginaire, et en même temps bien réelle :

[…] comment ne pas incorporer avec le vécu la plus grande des indisciplines qu’est le vécu imaginé ? Le vécu humain, la réalité de l’être humain, est un facteur d’être imaginaire. Nous aurons à prouver qu’une poétique de la vie vit la vie en la revivant, en la détachant de la nature, de la pauvre et monotone nature, en passant du fait à la valeur […]. En nous la vie n’est pas un objet que nous puissions à tout moment saisir. Elle n’est pas une unité d’être qui puisse se déterminer en un être-là. L’être humain est une ruche d’êtres. Ce sont les pensées lointaines, les images folles qui font le miel de l’être, la substance de la vie poétique. La vie d’un homme n’a pas de centre. En quelle périphérie s’anime la vie ?

← 4 | 5 → Comme l’a bien vu Michel Butor – théoricien de la littérature, et romancier presque à contrecœur – dans un célèbre article de 1955, « le roman comme recherche » :

Jusqu’à notre mort, et depuis que nous comprenons des paroles, nous sommes perpétuellement entourés de récits, dans notre famille tout d’abord, puis à l’école, puis à travers les rencontres et les lectures. Les autres, pour nous, ce n’est pas seulement ce que nous en avons vu de nos yeux, mais ce qu’ils nous ont raconté d’eux-mêmes, ou ce que d’autres nous en ont raconté ; ce n’est pas seulement ceux que nous avons vus, mais aussi tous ceux dont on nous a parlé. Ceci n’est pas seulement vrai des hommes, mais des choses mêmes, des lieux, par exemple, où je ne suis pas allé mais que l’on m’a décrits. Ce récit dans lequel nous baignons prend les formes les plus variées, depuis la tradition familiale, les renseignements que l’on se donne à table sur ce que l’on a fait le matin, jusqu’à l’information journalistique ou l’ouvrage historique. Chacune de ces formes nous relie à un secteur particulier de la réalité. (1992, pp. 7-8)

De ce fait, l’une des tâches essentielles de l’historien/historiographe, du sociologue, comme aussi du géographe « social », consiste à faire siennes ces ressources éparses, en retenant de ces récits, non la totalité, mais des parcelles représentatives. Céline Barrère explique avec raison que « l’entrée par l’espace littéraire […] constitue le terrain d’une “géographie expérimentale”. Nous ne nous saisissons pas du matériau littéraire en tant que simple corpus de données servant d’appui aux désignations savantes et aux statistiques ou que témoignage, mais bien comme un processus cognitif autonome, un mode d’élucidation de l’urbain à forte valeur heuristique. » (2007, p. 35)

Dans tous les cas, puisqu’il s’agit de faits rapportés, les données textuelles, bien que « véridiques » (nous reprenons la formulation de Butor), présentent des distorsions par rapport à une « réalité » qui demeure par nature insaisissable, largement dépendante des failles mémorielles et des reconstructions, puisqu’elle correspond à un point de vue, que ce soit celui de l’épistolier, du chroniqueur, du journaliste, ou encore de témoins oculaires. Ajoutons que, quelle qu’en soit l’exactitude formelle, ces fragments sont tributaires des croyances véhiculées par le groupe social auquel appartient le destinateur, qu’il s’agisse du point de vue dominant (« mainstream »), typique du discours d’expertise à prétention scientifique, très répandu dans le champ économique et financier, et se présentant à la fois comme discours autorisé et d’autorité – « Homais parlait », écrivait Flaubert –, ou du discours journalistique et politique, plus proche d’une appréhension « naïve » du monde et toujours prompt à accréditer les rumeurs les plus diverses.

Les mêmes fragments présentent un problème interprétatif, tant en ce qui concerne la réception contemporaine de la publication de l’information, que s’agissant de l’interprétabilité actuelle. Il suffira pour l’instant de donner une illustration relative à la représentation des bohémiens au XIXe siècle, puisqu’il en sera largement question dans notre dernier chapitre. En 1875, le docteur de Rochas, chirurgien de marine, fait paraître un long mémoire consacré aux « bohémiens » dans le Bulletin de la Société des Sciences de Pau.

← 5 | 6 → Les Soukalers qui font profession de maraudeurs et d’espions et dont les femmes sont renommées pour leur lubricité, se rapprocheraient davantage de nos bohémiens pour les caractères physiques et la langue car ils paraissent issus des Mahrattes qui sont des aryans bruns parlant le Prâcrit, dialecte très-voisin du Sindhi. La seule étude comparative de crânes qui ait été faite, tend à confirmer les données de la philologie. En effet Koperniçki, en comparant une série d’une soixantaine de crânes tziganes et hindous, leur a trouvé des différences légères et beaucoup de ressemblance. Les bohémiens ont les traits des Européens, mais ils sont beaucoup plus bruns. Parmi les sujets dont j’ai noté le teint, en le rapprochant du tableau chromatique de la société d’anthropologie, je trouve, dans mes notes, les numéros 28, 37, 22, trois gradations dont la première représente la teinte du chocolat, la deuxième celle du café légèrement torréfié, la troisième celle du vieux parchemin. Qui ne serait après cela de l’avis du poète persan Ferdouzi cité par Borrow : « Avec ce qui est sale par nature, point de ressource ; vous auriez beau le laver que vous ne rendriez pas le bohémien blanc. » (1875-1876, pp. 297-298)

Le reste de la publication est de la même eau. Le fait que ce mémoire ait été publié dans l’organe d’une société savante constitue à l’époque une garantie de sérieux scientifique ; or il faut savoir que l’auteur avait l’habitude de jouer sur plusieurs tableaux : il contribuait aussi bien aux travaux de la Société d’anthropologie de Paris, fondée par Paul Broca, qu’à une publication destinée au grand public, Le Tour du Monde. Nouveau journal des voyages, du célèbre Édouard Charton. Rochas jouait sur du velours, car il s’adressait à une opinion publique ayant soif d’exotisme et très remontée contre les vagabonds et nomades, de quelque origine qu’ils soient, et de plus convaincue, dans son immense majorité, de l’existence d’une hiérarchie raciale et des bienfaits de la colonisation (cf. Jules Ferry). Le texte que nous avons reproduit joue habilement sur ces différents tableaux : Rochas avance une argumentation « scientifique », à la fois linguistique et anthropologique (« craniologie », « échelles chromatiques ») – sans doute est-il sincèrement convaincu de la rectitude de son raisonnement. De plus, il n’hésite pas à faire de l’esprit à bon compte, en attribuant, d’après une citation invérifiable, un aphorisme au poète persan Firdûsî : « Avec ce qui est sale par nature, point de ressource ; vous auriez beau le laver que vous ne rendriez pas le bohémien blanc. » Quelques années auparavant, Rochas avait déjà tenté de ridiculiser les habitants de l’île Rossell, qui auraient eu « cette sagacité du mal naturelle à tous les sauvages (etc.) » (Bonnot, 2005). À l’heure actuelle, les propos de Rochas sont évidemment totalement disqualifiés ; il n’en reste pas moins que l’immense corpus que forment les données de ce type, étendant ses linéaments jusqu’à notre époque, contribue à expliquer les attitudes de méfiance et de rejet vis-à-vis des Roms, ainsi que d’autres minorités. C’est qu’au fondement de la structuration des mentalités, ce n’est pas le discours scientifique qui prime, car il est fréquemment contre-intuitif. En effet, le modèle positiviste était beaucoup plus en phase avec les représentations « populaires », dans la mesure où il privilégiait fréquemment des mesures présentées comme étant irréfutables (ce qui était plus que discutable), et des observations frappant l’imagination de ← 6 | 7 → l’homme de la rue. On n’en conclura pas trop hâtivement que l’ensemble de ces travaux doive être rejeté en bloc. Outre qu’à l’époque ils étaient reconnus comme parfaitement scientifiques, ce qui a son importance du point de vue de l’histoire des sciences, bien des connaissances actuellement reçues comme bien fondées par la communauté des chercheurs n’auraient pu voir le jour sans prendre appui sur ces soubassements, même si les paradigmes qui les sous-tendaient ont depuis été abandonnés ou largement modifiés (Bonnot, 2004).

Des vertus de l’ouverture du texte sur le monde

Le même effet d’écho se retrouve dans la littérature, et spécialement dans le roman. Butor poursuivait son article en s’attachant à montrer que le roman diffère du récit « véridique », puisque « ce que nous raconte le romancier est invérifiable et, par conséquent, ce qu’il nous en dit doit suffire à lui donner cette apparence de réalité. » (ibidem, p. 8) Butor a raison s’agissant de l’exemple qu’il commente : il imagine que l’on découvre des lettres d’un épistolier ayant bien connu le père Goriot, et expliquant à son correspondant qu’il n’était pas du tout comme Balzac le dépeint ; il conclut que cela est sans importance : « je peux estimer que Balzac se trompe dans ses jugements par rapport à son propre personnage, que celui-ci lui échappe, mais pour justifier mon attitude, il faudra que je m’appuie sur les phrases mêmes de son texte ; je ne puis invoquer d’autre témoin. » Et il conclut que le roman est « le domaine phénoménologique par excellence, le lieu par excellence où étudier de quelle façon la réalité nous apparaît ou peut nous apparaître ; c’est pourquoi le roman est le laboratoire du récit. » (ibidem, p. 9) L’argumentation de l’auteur de L’emploi du temps est recevable lorsqu’il s’attache aux faits concernant l’intrigue à proprement parler. Rien ne devant restreindre la liberté de création de l’auteur, il importe peu, du point de vue proprement romanesque, que dans Les trois Mousquetaires, Alexandre Dumas prenne d’immenses libertés avec la réalité historique : il s’agit de divertir le lecteur.

Il n’en reste pas moins que, même dans ces romans de cape et d’épée la trame historique joue un rôle important, en renvoyant à la vision qu’on pouvait avoir en 1844 d’un certain XVIIe siècle, de sa société et des luttes de pouvoir au sommet de l’État – ce qui permet, par effet de miroir, de mieux comprendre les années quarante et cinquante du XIXe siècle. Chez Balzac, le problème est bien plus complexe, dans la mesure où sa Comédie humaine repose sur des ressorts économiques et sociaux très élaborés. Thomas Piketty en a bien saisi l’importance pour la compréhension de l’évolution des modèles économiques dans l’assez longue durée, en examinant la notion de patrimoine dans l’œuvre balzacienne. Lorsque, ← 7 | 8 → justement dans Le père Goriot, Vautrin explique à Rastignac de quelle manière il est possible de s’enrichir, c’est toute la structure et les stratégies de la société bourgeoise de l’époque qui s’en trouvent dévoilées :

Qu’importe le détail des chiffres (ils sont en l’occurrence très réalistes) : le fait central est que dans la France du début du XIXe siècle, comme d’ailleurs dans celle de la Belle Époque, le travail et les études ne permettent pas d’atteindre la même aisance que l’héritage et les revenus du patrimoine. Cette réalité est tellement évidente, tellement prégnante pour chacun, que Balzac n’a nullement besoin pour s’en convaincre de statistiques représentatives, de déciles et de centiles soigneusement définis. On retrouve aussi cette même réalité dans le Royaume-Uni des XVIIIe et XIXe siècles. Pour les héros de Jane Austen, la question de travailler ne se pose même pas : seul compte le niveau du patrimoine dont on dispose, par héritage ou par mariage. (2013, p. 381)

La position de Butor est typique du structuralisme triomphant, issu notamment des travaux de Roman Jakobson. Les excès de zèle de beaucoup d’universitaires des années soixante, soixante-dix, et même quatre-vingt, qui martèleront qu’il n’y a que le texte, et que celui-ci doit être considéré comme un univers clos, sera repris par beaucoup de travaux de sémiotique, et il n’est pas inutile de préciser que nous nous en démarquons absolument. Ainsi, selon Julia Kristeva (1968, p. 105) : « l’analyse suprasegmentale des énoncés dans les cadres du roman nous révélera le roman comme un texte clos : sa programmation initiale, l’arbitraire de sa fin, sa figuration dyadique, les écarts et leurs enchaînements. » De même, pour Fontanille, « il n’y a de sens que dans la différence entre les termes, et non dans les termes en eux-mêmes, et, comme, dans le discours, les termes d’une différence occupent chacun une position, ce sens ne peut être saisi que dans le passage d’une position à l’autre, c’est-à-dire dans la transformation, qui peut alors être définie comme la version syntagmatique de la différence. » (1999, n.p.) C’est une position qui ne résiste pas à un examen attentif : le sens surgit en effet amoindri de la clôture ; il n’est pas d’abord différentiel – sinon de manière strictement saussurienne. Cette position, que le maître genevois avait raison de défendre en son temps, a été totalement infirmée dans beaucoup de domaines de la linguistique générale, à commencer par la sémantique, mais également par les nombreux travaux portant sur la synchronie dynamique (en phonologie, en morphologie et en syntaxe) dont Jakobson fut d’ailleurs l’un des promoteurs (Bonnot et Bothorel, 1989 ; Bonnot, 2007).

S’agissant du rapport sens/référence, on doit évidemment revenir à Georges Kleiber, qui écrit, dans un article fondateur de 1997, dont nous partageons – nous l’avons dit ailleurs, ensemble et séparément – les principales conclusions : « le sens, malgré les essais de déstabilisation dont il peut être l’objet, est branché sur la référence […]. Tout sens n’est pas construit ; il y a une partie du sens qui est donnée ou préconstruite, c’est-à-dire conventionnelle ; ce sens conventionnel ne peut être uniquement différentiel ou négatif ; […] pour toute une série d’expressions, ce sens est référentiel, c’est-à-dire conçu comme un ensemble de conditions d’applicabilité référentielle ; les traits qui composent ce sens sont ← 8 | 9 → objectifs en ce qu’ils sont intersubjectivement stables […]. » (Kleiber, 1997, pp. 33-34) Quant à Roman Jakobson, il insistait dans les dernières pages de son ouvrage-testament, La charpente phonique du langage, sur le fait qu’il existe « une tension dynamisée entre signans et signatum, concrétisée en particulier par l’interaction entre les sons et le sens, c’est cela que Cummings ajoute à ses poèmes, et les poètes en général à leurs œuvres […]. Cet “intérieur” de la poésie, le linguiste et poète Edward Sapir en avait une intuition merveilleuse, lui qui se passionnait pour l’œuvre du poète et linguiste Gerard Manley Hopkins, pour la “presque terrible immédiateté de son énonciation” et sa “jouissance sauvage des purs sons des mots”. Cet enchantement du “pur son des mots”, qui éclate dans les emplois expressifs, magiques et mythopoïétiques du langage, et par-dessus tout en poésie, non content de compléter et de contrebalancer le procédé spécifiquement linguistique de “double articulation”, dépasse la dualité en conférant aux traits distinctifs eux-mêmes la puissance de signifier immédiatement. » (Jakobson et Waugh, 1980, p. 280)

Nous soutenons donc tout à fait les vues de Frank Wagner, qui fonde son analyse sur la lecture de Gérard Genette : « si poststructuralisme il y a, le structuralisme ouvert que Gérard Genette appelle parfois de ses vœux en constituerait un bon exemple. […] Il s’agirait d’une démarche respectueuse des structures formelles des textes, mais non astreinte à un respect de principe de l’enfermement immanentiste – positionnement antérieurement spécifié dans Palimpsestes : cette lecture relationnelle (lire deux ou plusieurs textes en fonction l’un de l’autre) est sans doute l’occasion d’exercer ce que j’appellerai, usant d’un vocabulaire démodé1, un structuralisme ouvert. Car ← 9 | 10 → il y a, dans ce domaine, deux structuralismes, l’un de la clôture du texte et du déchiffrement des structures internes : c’est par exemple celui de la fameuse analyse des Chats par Jakobson et Lévi-Strauss. L’autre structuralisme, c’est par exemple celui des Mythologiques, où l’on voit comment un texte (un mythe) peut – si l’on veut bien l’y aider – “en lire un autre”. » (2004, pp. 105-106)

On pourrait encore dire de la littérature et de la poésie qu’elles se situent aux marges de la vie, comparables en cela à la vision périphérique qui laisse apparaître des images déformées, floues, mais qui forment le tissu contextuel de l’existence (cf. Ozouf, 2004, sur la différence entre les verbes voir et regarder) : ainsi en va-t-il de l’intuition, faite de « pensées lointaines », qu’on a du mal à formuler, qui résistent, apparaissent fugacement et s’échappent avec constance, mais dont on sent bien qu’elles constituent paradoxalement le cœur de la pensée ressentie. Il y a quelques années, le sujet avait été abordé par J.-F. Bonnot dans un volume d’hommages à Georges Kleiber. Nous reprenons ici un passage de ce texte : « dans le domaine scientifique, mais aussi dans celui de la vie courante, la saturation de la signification ne peut (ou plutôt ne devrait) jamais être totale. Il y a, à l’intérieur même du signe, des significations en attente et qui ne dépendent du contexte que pour autant que l’on entend par là une ouverture au monde, une pénétration de l’être par le monde. Judith Schlanger insiste beaucoup sur l’analogie entre création poétique et création scientifique. L’émergence d’un concept passe par la formulation d’une intuition et “c’est ici [écrit Schlanger] qu’intervient la fonction métaphorique. Tout comme la pensée mythique telle que l’analyse Lévi-Strauss, la pensée rationnelle est à cet égard ‘bricoleuse’. Elle emprunte ses éléments de construction là où elle les trouve, autour d’elle, dans l’univers hétéroclite de la vie courante, et plus encore dans les secteurs de la vie intellectuelle qui lui apparaissent comme privilégiés, et qui souvent possèdent le caractère évident de la mode en même temps que le caractère exemplaire de la rationalité” (1995, p. 20) […] Les apartés scientifiques, producteurs d’écritures secondaires […] dont on ne retrouvera pas nécessairement la trace dans le produit définitif [les cahiers de laboratoire par exemple] sont somme toute comparables aux brouillons de textes littéraires et poétiques avec lesquels ils partagent cette fragilité de l’instant, ces ébauches d’idées qui, bien souvent n’aboutissent à rien, mais parfois, permettent d’accéder intuitivement à des linéaments de sens. » (Bonnot, 2005, pp. 21-22) Dans un article consacré à Jacques Dupin, Hermosilla (1991, pp. 91-92) signale également cette fonction de la vision (poétique) périphérique « de plus faible acuité » et rappelle que, selon Husserl, les objets sont appréhendés sur le fond d’un horizon externe, jusqu’à embrasser « l’infini du monde dans ce qu’il a de connu, de supposé et d’à venir. » Cet « excédent », et l’on pourrait aussi parler de redondance, aide non seulement à percevoir, comme l’écrit Hermosilla, mais à comprendre les choses du monde environnant.

← 10 | 11 → Nous considérons qu’il est absolument contre-productif d’établir des cloisonnements étanches entre le fait littéraire sous ses différentes formes, ce qui permet d’y inclure les productions journalistiques, la « réclame », la publicité, les comptes rendus scientifiques et médicaux, etc.2 et les événements de « la vie réelle », dont certains sont infinitésimaux au regard de la « grande Histoire », quoique très riches d’enseignements – comme l’assassinat d’un chiffonnier en 1875 à Blussans ou d’un bohémien inconnu le 12 février 1905 dans la campagne française près de Moulins, ou même une séance chez le photographe au tout début du XXe siècle –, tandis que d’autres, à des degrés divers, ont acquis une place pérenne dans la mémoire collective – comme le passage du pont de Kehl par les ressortissants allemands en novembre 1918, les grèves de 1920 aux usines Peugeot de Sochaux, la construction d’une « cité-modèle de l’américanisation esquimaude » dans la baie de Frobisher à la fin des années 50, l’incendie de l’usine Daewoo de Mont-Saint-Martin en 2003, ou tout récemment, la fermeture des sites de Gandrange et Florange. Christine Dupuit rappelle opportunément que « la littérature n’est pas autoréférentielle [et que le langage], même lorsqu’il dit de l’impossible à dire, parle toujours d’entités. […] Mettre l’accent sur l’écriture et sur le texte comme mise en œuvre du social, ne conduit pas nécessairement à signifier le primat de la forme sur le sens ou encore à autoriser le refermement du texte sur le texte et à signer l’abandon de tout travail sur la signification. Inversement, il ne s’agit pas non plus de supposer un quelconque rapport de dépendance du texte, d’allégeance à un contexte qui serait le monde social. » (1989, p. 50) Il découle de cette seconde propriété qu’il n’existe pas, observe Dupuit, de rapports de transparence3, c’est-à-dire de correspondance directe « entre un texte et son contexte ». Et de fait, « un texte littéraire [et même journalistique ajouterons-nous] n’engage pas un contexte mais des contextes. » Rejoignant par d’autres voies la méthode de Carlo Ginzburg – qu’elle ne cite pas, car ce n’est évidemment pas son propos –, Dupuit souligne qu’un texte « n’est ni un monument, obscur et muet, ni un document, clair et bavard. Il n’est que la trace, la marque, d’un processus de signification à construire. » (ibidem, p. 51) Et c’est déjà beaucoup.

Il faut ici donner la parole à un romancier majeur de la fin du XXe siècle et du début du XXIe, Jean Rouaud. Lors d’un colloque qui lui était consacré en 2008, Rouaud ne cachait pas qu’il lui semblait indispensable de dépasser les afféteries de certains critiques et auteurs (voir également, pour des développements supplémentaires, notamment sur le Nouveau Roman : Rouaud, ← 11 | 12 → 2007). L’ensemble du texte mériterait d’être cité ; choisissons néanmoins un passage :

[…] coupé des fondamentaux du roman, on radicalise, on n’accorde plus d’importance qu’aux supports, à l’écriture – sa mécanique (l’oulipo et les jeux littéraires) – et au texte : ses niveaux de lecture, sa structure, sa construction, sa déconstruction, ses renvois à d’autres textes. L’auteur ? Annoncé mort. Le référentiel, autrement dit le réel ? Une vue de l’esprit. On s’en tient à l’expérimentation textuelle, à l’aventure de la phrase. L’ennui, c’est qu’à ce stade d’évolution ça ne ressemble plus à grand chose, ça ne dit plus rien. Et après ? Comme malgré tout on est toujours en vie, on reprend avec des bouts d’histoires, des intrigues qui font comme, avec des personnages qui tentent de retrouver leur humanité, on se sert beaucoup de la dérision et de la distance pour montrer qu’on n’est pas dupe de ce retour aux fondamentaux.

Et Rouaud poursuit :

[…] la littérature est une très vieille chose, prisonnière de la longue durée, ce qui explique aussi pourquoi, par sa forme lentement renouvelable, elle semble constamment marquer le pas, dès lors qu’on la confronte aux mouvements artistiques qui ont marqué ce siècle […]. Nous l’avons vu s’épuiser à essayer de se conformer aux canons de la modernité, imposés par les tenants de l’art, paraître à la remorque de ceux-là qui, à coup de carré blanc sur fond blanc, redéfinissaient nos repères esthétiques, laminaient les anciens, préparaient l’éclairage des futurs boulevards technologiques. Et là, aucun doute, ce sont eux qui ont fait le gros du travail. Au lieu que l’écriture, en dépit de quelques tentatives pour faire moderne, lettrisme et autres jongleries phonétiques, est rentrée dans le rang, n’en est vraiment jamais sortie, pas si différente – et même le surréalisme, et même le Nouveau Roman – de ce qui se faisait un siècle plus tôt. […] Soit, écrivons donc avec des mots, ces mêmes vieux mots traînant leur vieux sens. (Rouaud, 2008, pp. 20-21)

S’il le fallait, conclut Rouaud, il resterait toujours « un coin de trottoir » où s’asseoir en regardant passer les gens. Et là, écrit-il, « je réinvente en écriture serrée pour des lecteurs de passage le roman feuilleton. La littérature, qui continuera ainsi à vivre de ses lecteurs, est une affaire à suivre. » (ibidem, p. 22)

Dans un tel schéma l’événement occupe une place de choix, qu’il convient de resituer dans un contexte « multifactoriel » : ainsi la construction du pont de Brooklyn en 1883 renvoie non seulement aux profonds changements du paysage citadin qui ont lieu à l’époque aux États-Unis, mais à la standardisation de l’urbanisme, bien perçue par Élisée Reclus, et à certains romans de Jules Verne, L’île à hélice par exemple, etc. (voir chapitre suivant). Quoique ces faits ne soient nullement liés par un lien de cause à effet, et qu’ils ne constituent donc pas une séquence d’événements où la survenue de l’un entraîne obligatoirement celle du suivant, comme dans une chaîne de dominos qui chutent les uns après les autres, ils s’organisent pourtant dans un champ aussi bien spatial que temporel, obéissant la plupart du temps à une successivité non aléatoire et formant une constellation organisée : si des ingénieurs comme Eiffel n’avaient pas mis au point des structures métalliques à grande portance, il aurait été impossible de construire les « skyscrapers » de Chicago et Verne n’aurait pu les évoquer dans son roman. Pour ← 12 | 13 → Quéré, « la continuité dans laquelle on peut inscrire [l’événement], et qui permet quasiment de le déduire de son passé ou de son contexte, n’existait pas avant qu’il se produise. Bref, il faut que l’événement ait surgi, qu’il se soit manifesté dans sa discontinuité, et qu’il ait été identifié sous une certaine description en fonction d’un contexte de sens possible, pour que l’on puisse lui associer un passé et un contexte explicatif. » (2006, p. 191)

Coda

Il arrive très souvent que dans les romans, l’événement soit au cœur de l’intrigue et qu’il soit absolument impossible de séparer le contexte social, politique, économique et culturel de l’intrigue romanesque. C’est le cas par exemple chez Sartre, dans Les chemins de la liberté (1945-1949), chez Roger Martin du Gard, dans les Thibault (1922-1929), chez Hemingway, dans L’adieu aux armes (1929) et Pour qui sonne le glas (1940), chez Jean Rouaud, notamment dans Les champs d’honneur (1990) et Des hommes illustres (1993), chez Pascale Roze dans Le chasseur Zéro (1996), Ferraille (1999) et L’eau rouge (2006), mais aussi chez Irène Némirovsky, dans Suite française (1942/2004), et même chez Claude Simon dans La route des Flandres (1960). Dans Eros de Paris (1932/1988), 4e volume des Hommes de bonne volonté, Jules Romains construit, de ce point de vue, une mise en abyme spectaculaire. Deux des personnages principaux de l’œuvre, Jerphanion et Jallez, tiennent beaucoup de traits de leur créateur : comme le relève Memmi (1996, p. 59), « l’identité des trajectoires et des structures psychologiques entre personnages rappelle fortement la trajectoire, la lucidité et le réalisme volontiers affichés par Jules Romains. Petit-fils de paysan, fils d’instituteur, normalien (en 1905), professeur agrégé (1909), devenu auteur à succès, adapté à maintes reprises au théâtre et au cinéma, académicien (1946), Jules Romains (1885-1972) a emprunté une voie possible de promotion des petits bourgeois de l’époque : l’École de la république, celle qui fait accéder ses deux personnages principaux, Jallez et Jerphanion, à l’École Normale Supérieure […]. Comme ses personnages principaux, il bénéficiera d’une indéniable réussite temporelle, cumulant les titres et les indices de la reconnaissance sociale, et finissant par fréquenter les plus grands. Comme eux, ses engagements politiques furent tièdes et peu risqués. Comme la plupart de ses personnages aussi, sa trajectoire exclut les enfants, et sa mise en ménage fut tardive. Mais surtout la gestion de sa trajectoire littéraire […] est homologue à celle que font ses personnages de leur vie et de leur carrière. »

Résumé des informations

Pages
X, 522
Année
2014
ISBN (ePUB)
9783035195996
ISBN (PDF)
9783035202816
ISBN (MOBI)
9783035195989
ISBN (Broché)
9783034315173
DOI
10.3726/978-3-0352-0281-6
Langue
français
Date de parution
2014 (Septembre)
Mots clés
Réseau urbain Quartier emblématique Industrialisation Conurbation Cohabitation
Published
Bern, Berlin, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2014. X, 522 p., 12 ill. n/b.

Notes biographiques

Sylvie Freyermuth (Auteur) Jean-François Bonnot (Auteur)

Sylvie Freyermuth est Professeure de Langue et Littérature françaises à l’université du Luxembourg. Spécialiste des XXe et XXIe siècles, ses travaux portent notamment sur les questions de cohérence textuelle et sur l’inscription dans la littérature des questions sociales, politiques et économiques. Jean-François P. Bonnot a exercé en qualité de Professeur de Linguistique générale (Strasbourg) et de Phonétique expérimentale (Besançon). Outre ses travaux en modélisation de la parole, ses publications portent sur l’histoire des idées et sur l’interface entre littérature et histoire sociale.

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