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Guerre de Troie, guerres des cultures et guerres du Golfe

Les usages de l’« Iliade » dans la culture écrite américaine contemporaine

de Gaël Grobéty (Auteur) Danielle Van Mal-Maeder (Auteur)
©2014 Thèses XVIII, 354 Pages
Série: ECHO, Volume 11

Résumé

A la fin de la Guerre froide, les Etats-Unis d’Amérique deviennent la première puissance mondiale, animée par l’idéal de défendre les valeurs occidentales et de répandre la démocratie dans le monde. Or, cette « mission » de l’Amérique suscite critiques et interrogations, car ni ses racines identitaires gréco-romaines empruntées à l’Europe, ni les guerres qu’elle mène au Moyen-Orient ne semblent aller de soi. Dans ce contexte, le conflit est autant culturel que militaire. L’Iliade d’Homère, au contenu guerrier, érigée par la tradition littéraire en œuvre fondatrice de l’Occident, offre aux penseurs américains un outil de réflexion susceptible d’éclairer un présent jugé trop inconfortable.
A travers l’étude d’un corpus tripartite inédit – ouvrages scientifiques et de vulgarisation, articles journalistiques, romans de science-fiction –, ce travail se propose de questionner le rôle d’une oeuvre symbolique de l’Antiquité grecque dans le monde d’aujourd’hui, et débouche sur une réflexion plus large touchant au sens contemporain des études classiques et à la transmission du savoir au sein de la culture populaire.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Remerciements
  • Table des Matières
  • Liste des Abréviations
  • Note sur les sources et les références
  • Préface
  • Introduction
  • Chapitre Premier : L’iliade Au Cœur Des Débats Culturels Et Des Réflexions Sur La Guerre : Analyse D’une Équation Complexe Entre Université Et Culture Populaire
  • 1. L’Iliade comme « grande œuvre » de l’Occident et enjeu des culture wars
  • 1.1. Le canon occidental et les cours sur les grandes œuvres
  • 1.2. Les traductions de l’Iliade en langue anglaise
  • 1.3. Le point de vue conservateur
  • 1.4. L’Iliade comme fondement et narration du monde occidental
  • 1.5. La position libérale
  • 2. L’Iliade comme poème de la guerre et miroir de notre temps
  • 2.1. L’actualité au service de l’Iliade
  • 2.2. L’Iliade au service de l’actualité
  • 2.3. Comparaisons thématiques à travers l’histoire occidentale
  • 2.4. L’Iliade enseignée aux soldats
  • 3. Synthèse intermédiaire
  • Chapitre II : L’iliade Au Service De L’actualité : La Position De L’épopée Dans Les Médias Journalistiques Et Informatiques De 1990 à 2007
  • 1. Introduction aux médias
  • 2. L’Iliade dans l’imaginaire médiatique : interrogations pédagogiques et reflets des culture wars
  • 2.1. L’Iliade comme symbole
  • 2.2. Echos fragmentés des culture wars
  • 2.3. A la frontière de l’académique et du journalistique : le cas singulier de David Denby
  • 3. Comparaisons : l’Iliade comme reflet de nos guerres
  • 3.1. L’Iliade comme œuvre totale sur la guerre
  • 3.2. Comparaisons générales
  • 3.3. La guerre en Irak, nouvelle Iliade
  • 3.4. Refus de la comparaison
  • 3.5. « Swift-footed W. » : des héros homériques pour la guerre en Irak
  • 4. Les leçons de l’Iliade
  • 4.1. Les leçons négatives, ou : ce qu’il ne faut pas reproduire
  • 4.2. Les leçons positives, ou : ce qu’il faut imiter
  • 4.3. Contrepoint et ironie
  • 5. La Bushiad et l’Idyossey : l’épopée de la bêtise
  • 6. Synthèse intermédiaire
  • Chapitre III : Une Œuvre De Science-Fiction Au Carrefour Des Influences
  • 1. Ilium et Olympos
  • 2. Les influences et les sources de Dan Simmons
  • 2.1. Une influence journalistique
  • 2.2. Une influence académique
  • 2.3. Les dédicaces
  • 3. L’Iliade idéalisée
  • 3.1. Le génie d’Homère et la pérennisation des grandes œuvres
  • 3.2. Les leçons de l’Iliade selon Simmons
  • 4. L’Iliade transformée
  • 4.1. Le récit iliadique revisité
  • 4.2. Les personnages iliadiques dans Ilium et Olympos
  • a) Hector
  • b) Hélène
  • c) Achille
  • 5. Le sens de la guerre
  • 5.1. Ilium et Olympos comme œuvres pacifistes ?
  • 5.2. La « guerre pour terminer toutes les guerres »
  • 6. Synthèse intermédiaire
  • Conclusion Et Ouverture
  • Annexe 1 : Méthode de recherche dans les archives journalistiques et informatiques
  • Annexe 2 : Liste complète des journaux examinés pour le chapitre II
  • Annexe 3 : Sélection de treize articles représentatifs
  • 1. Setting Foot on the Road Used by Ghosts (*Bennett 23.06.2004)
  • 2. Wartime Myth and the Iliad : Rereading a Classic for Contemporary Times (*Campbell sans date)
  • 3. The Trojan War : Helen and the Weapons of Mass destruction (*Harris sans date)
  • 4. Iraq War as Greek Tragedy (*Hoskins 22.05.2004)
  • 5. Epic bond (*Huler 24.12.2006)
  • 6. La guerre contre le terrorisme ou l’Iliade revisitée (*Kemp 10.07.2005)
  • 7. Cassandra speaks (*Kristof 18.03.2003)
  • 8. Swift-footed W. (*Kristof 22.10.2003)
  • 9. Sacrifice : A Four-Point Plan for Winning in Iraq (*Marquardt 02.10.2005)
  • 10. The Iliad Doesn’t Flinch From War’s Brutal Truths (*Palaima 19.09.2005)
  • 11. Honor, dishonor bloodily entwined (*Pinkerton 15.05.2004)
  • 12. The lessons of ancient Greece (*Wilkins 19.05.2004)
  • 13. To Homer, Iraq Would Be More of Same (*Rothstein 05.06.2004)
  • Annexe 4 : Statistiques indicatives effectuées sur la base des résultats
  • 1. Les quotidiens
  • 2. Les bibliographies scientifiques
  • Annexe 5 : Résumé narratif de la Bushiad et de l’Idyossey
  • 1. La Bushiad
  • 2. L’Idyossey
  • Annexe 6 : Résumé narratif d’Ilium et d’Olympos
  • 1. Contexte général
  • 2. Ilium
  • 3. Olympos
  • Bibliographie
  • 1. Ouvrages et articles scientifiques ou de vulgarisation, études, essais
  • 2. Corpus journalistique et informatique
  • 3. Sources antiques : traductions utilisées
  • 4. Fiction moderne : éditions utilisées
  • 5. Sites Internet

LISTE DES ABRÉVIATIONS

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Hdt.

Hérodote, Histoires

Hom. Il.

Homère, Iliade

Hom. Od.

Homère, Odyssée

Q.S.

Quintus de Smyrne, Posthomériques

Th.

Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse

← XI | XII → ← XII | XIII →

NOTE SUR LES SOURCES ET LES RÉFÉRENCES

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Ce travail étant centré sur les usages modernes d’un texte antique, et très peu concerné par les développements philologiques, j’ai pris la décision de ne pas utiliser de caractères grecs. Les quelques termes grecs employés ont été transcrits en caractères romains, selon les principes utilisés par Emile Benveniste (1969). Lorsqu’un texte antique est cité, je propose ma propre traduction.

Dans le cas des sources modernes, je cite toujours le texte original lorsqu’il est en anglais. Quand il m’arrive de citer un passage en cours de paragraphe, je propose ma propre traduction française, afin de ne pas changer de langue au milieu d’une phrase. Pour les quelques sources utilisées, qui sont écrites dans d’autres langues, je cite une traduction française préexistante.

La bibliographie proposée en fin de travail est divisée en cinq sections, selon le domaine auquel appartient chaque titre. La première section (p. 337) est consacrée au pan le plus scientifique de mon corpus, dont nous aurons l’occasion de questionner les frontières et les spécificités ; elle regroupe tous les ouvrages, articles, études et essais académiques ou de vulgarisation, qui développent une réflexion liée à mon sujet. J’évite volontairement le qualificatif de « littérature secondaire », qui généralement est associé à un corpus d’ouvrages de référence qui appuie une réflexion mais n’en constitue pas l’objet. En revanche, les titres réunis dans cette section font partie intégrante du sujet étudié.

La seconde section (p. 342) regroupe le corpus d’articles journalistiques et informatiques principalement réuni pour le chapitre II, consacré aux médias. Afin d’indiquer au lecteur à quelle bibliographie renvoie une référence, j’ai opéré une distinction dans la désignation : les ouvrages appartenant à la section « scientifique » sont cités avec la seule année de publication (par exemple SHAY 1994), alors que les articles répertoriés dans la bibliographie journalistique et informatique sont indiqués avec la date exacte de publication, souvent au jour près (par exemple ATKINSON 10.05.2004). En outre, pour tous les articles dont je cite un passage, je complète la référence avec le nom du journal et la rubrique ← XIII | XIV → dans laquelle il se trouve, afin d’éviter au lecteur de trop nombreux va-et-vient vers la bibliographie (par exemple BAKER 12.04.1998, San Francisco Chronicle, section : Entertainment Books). Enfin, treize articles importants ont été retenus pour être reproduits dans leur intégralité à l’annexe 3 (p. 279) ; leur référence est précédée d’un astérisque (*KRISTOF 18.03.2003).

Les trois dernières sections de la bibliographie regroupent les traductions de sources antiques (p. 347), les œuvres de fiction modernes (p. 348) et les sites Internet fréquemment consultés (p. 349). ← XIV | XV →

PRÉFACE

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Gaël Grobéty l’a compris avec et après d’autres : il n’y a pas de sciences ni de savoirs neutres ! L’admiration et l’étude des chefs-d’œuvre obéissent à des fluctuations qui prouvent combien nos goûts et nos sensibilités sont travaillés et influencés par des facteurs extérieurs, culturels, politiques et idéologiques, qui nous instrumentalisent plus qu’on ne le croit. Prenons l’exemple de l’Iliade, ce poème reconnu comme l’une des références inaugurales obligées de la littérature et de la culture occidentales : quels sont les fondements de son autorité et de sa célébrité et quels sont les critères qui définissent notre rapport à ce poème élu comme un « classique » ? Loin de penser que ce rapport puisse être régi par des critères fixes et constants, G. Grobéty démontre comment, au sein même de la culture occidentale, chaque pays et chaque culture a sa façon et ses raisons propres de justifier l’intérêt des « classiques ». C’est alors la vie intellectuelle des USA qui l’intéresse, pour observer l’importance et l’usage des références à l’Iliade dans ces productions distinctes mais néanmoins liées que sont les travaux universitaires, les articles de la presse journalistique et la production littéraire de science-fiction. Aux USA, plus encore qu’en Europe, la question de l’enseignement obligatoire des œuvres classiques a été l’un des éléments de ce débat plus large et très marqué politiquement qui fut celui des culture wars, entre des traditionalistes plutôt conservateurs et républicains et des progressistes plutôt démocrates. Il y a l’Iliade des progressistes comme il y a celle des conservateurs.

Pour des raisons qui ont peut-être leurs limites, G. Grobéty a choisi de s’en tenir, en philologue, aux textes, sans ouvrir le vaste dossier de la réception de la poésie homérique dans la peinture, le cinéma ou la publicité. Sans doute, la culture est-elle un tout où l’on ne saurait entre production textuelle, musicale et imagée dresser une frontière nette. Sans doute, le témoignage de la bande dessinée ou de l’opéra serait-il aussi essentiel que les autres. Quand G. Grobéty dépouille des milliers d’articles de journaux qui ont évoqué le film Troy de W. Petersen, il sait que sa thèse intègre indirectement la production ← XV | XVI → cinématographique. Son but n’est pas alors de conduire une étude exhaustive, mais plutôt de mettre en valeur des formes d’influence multiples entre des domaines et des secteurs que l’on aurait pu croire relativement isolés les uns des autres. Provenant du monde académique, de l’écriture journalistique ou romanesque, les textes qu’il a sélectionnés suffisent pour révéler clairement la perméabilité de l’information ; les multiples reprises d’idées et d’expressions dessinent un réseau de corrélations intertextuelles qui renvoient, par-delà la sphère universitaire ou médiatique, également à tous les autres aspects de la culture. Aucun savoir n’est exclusif d’une institution. G. Grobéty ne pouvait parcourir toutes les pistes ; il s’est contenté de suivre quelques cheminements dans un réseau de corrélations qui apparaît au fur et à mesure de son exploration toujours plus ouvert. Quand il démontre comment le chercheur universitaire et le journaliste préparent le travail d’un écrivain de science-fiction comme Dan Simmons, on comprend que la communication des savoirs pouvait, sans autre, s’étendre à la bande dessinée, au théâtre, à la musique.

Mais alors, dans les limites posées, quels usages les écrivains américains, dans leur plus grande diversité, font-ils de l’Iliade dans une période, après la Guerre froide, marquée par les guerres du Golfe ? Arnaldo Momigliano s’inquiétait des passions guerrières et meurtrières que l’Iliade avait pu susciter. G. Grobéty renverse la question pour se demander si les guerres et les conflits récents n’ont pas favorisé, dans le monde intellectuel américain, un regain d’intérêt pour la poésie homérique.

Durant ces dernières décennies, aux USA, quel usage a-t-on fait de l’Iliade dans les journaux, à l’université ou dans les œuvres de fiction ? Après tout, l’Iliade n’appartient à personne en particulier. Chacun a le droit de la lire et de l’interpréter. Les journalistes couvrant la guerre du Golfe sont-ils amenés à citer l’Iliade dans leurs articles ? Une publicité au poème homérique dans les médias peut-elle à son tour influencer le débat intellectuel au sein de l’université ? Un auteur de fiction qui projette la guerre de Troie dans une autre dimension temporelle peut-il trouver matière à son propos dans la presse ou le discours universitaire ? Y a-t-il autour d’un poème comme l’Iliade une multiplicité de discours distincts ou vérifie-t-on, au contraire, entre les milieux une perméabilité de l’information ? Y a-t-il une Iliade des universitaires, une autre des journalistes, une autre encore pour les auteurs de fiction ? Comment se forge la conception d’une telle œuvre et finalement existe-t-il un discours plus autorisé qu’un autre sur la poésie homérique ? Comment circule le savoir ? Les questions ouvertes par le projet et le travail de G. Grobéty sont multiples. Elles sont issues d’une réflexion ← XVI | XVII → plus large ouverte à l’Université de Lausanne sur la réception de l’Antiquité. Peut-être aurait-il fallu aller plus loin pour mieux souligner des contrastes ou affiner des nuances ? Le présent travail ne dit pas tout sur la réception de l’Iliade aux USA, loin de là, mais il ouvre des questions qui attendaient d’être posées et il s’astreint à un recensement rigoureux des milliers d’articles et textes qui pouvaient donner voix à cet imaginaire américain. C’est une façon heureuse de renouveler l’approche des classiques. Et puis en concluant sa recherche sur l’image d’un philologue homérique devenu personnage de science-fiction dans le roman Ilium, G. Grobéty invite tout chercheur à s’interroger sur les figures qui seront demain ses clones.

David BOUVIER, Florence DUPONT,

Constanze GÜTHENKE et Pierre VOELKE

← XVII | XVIII → ← XVIII | 1 →

INTRODUCTION

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Troy, Turkey. – It is quiet here on the rubble at the presumed site of ancient Troy. No tourists gawk at the spot where Achilles pierced Hector’s throat, at the high stone walls on which King Priam tore his gray hair, at the gate that shows signs of having been widened as if to admit an unusually big object, like an oversized wooden horse.

Then there’s a roar, and two fighter jets streak across the sky, creating a collage of one of the world’s first battlegrounds and the next one, just southeast of here in Iraq. The instruments of war have changed mightily in 3200 years, but people have not ; that is why Homer’s Iliad, even when it may not be historically true, exudes a profound moral truth as the greatest war story ever told.

Ainsi commence un article de Nicholas D. Kristof, paru le 18 mars 2003 dans le New York Times. Nicholas D. Kristof, diplômé en droit à Oxford et deux fois lauréat du prix Pulitzer, s’est positionné contre la guerre en Irak dès le début du conflit. Deux de ses articles sont basés sur l’Iliade et passent en revue ce qu’il appelle les « leçons » liées à la guerre que nous enseigne le poème homérique.

La lecture de cet extrait crée une double impression. Premièrement, celle d’une vivacité du passé mythique de la guerre de Troie, même s’il est contemplé – nous dit-on – à travers les ruines anciennes d’un site « présumé ». Le regard de Kristof est indubitablement instruit : il revoit Hector percé à la gorge – souvenir fidèle de l’Iliade1 – et il remarque aussi les signes d’élargissement de la porte principale – un fait non homérique, dévoilé au cours des campagnes de fouilles archéologiques, largement médiatisées, que Manfred Korfmann a conduites sur le site d’Hissarlik. De quelques pierres émoussées, l’Iliade et ses héros renaissent sans effort ; mais à travers la plume précise d’un journaliste, ce sont diverses influences qui se font sentir, depuis les poèmes homériques eux-mêmes jusqu’aux interprétations archéologiques, sans oublier le folklore touristique et populaire. Si l’Iliade revit ainsi, c’est sous l’effort conjugué de domaines variés résolument perméables, dont on peine souvent à distinguer l’apport exact de chacun. ← 1 | 2 →

Deuxièmement, il y a le choc. Créé à la lecture par le soudain « roar » qui indique le passage des avions de combat à destination de l’Irak, il met en évidence ce que cette « renaissance » de l’Iliade peut avoir d’incongru dans le contexte de notre monde moderne. Le terme de « collage » est particulièrement révélateur : sont ici juxtaposées, voire superposées deux cultures pourtant séparées par plusieurs millénaires. Or, la dernière phrase semble insinuer que nous aurions quelque chose à apprendre de la « profonde vérité morale » émanant de l’Iliade

Ce travail est né d’un constat et d’un étonnement. En 1994 paraît Achilles in Vietnam, ouvrage de psychiatrie comparant les épreuves d’Achille à celles des vétérans du Vietnam (cf. chapitre I, section 2.3) ; en 2003 et en 2005, les romans de science-fiction Ilium et Olympos transposent la guerre de Troie dans un lointain futur (cf. chapitre III) ; en 2004, c’est le film Troy, blockbuster par excellence, qui profite de la médiatisation épique orchestrée par Hollywood, pour raconter au monde entier une histoire « inspirée par l’Iliade d’Homère »2 ; en 2008, les éditions Marvel, maîtres du comic et inventeurs, notamment, de Spider-Man, Hulk et X-Men, publient The Iliad – Adapted From The Epic Poem By Homer ; et depuis les années 2000 se multiplient les articles de journaux dans la lignée de celui de Kristof, où les références iliadiques apparaissent côte à côte avec des problématiques contemporaines (cf. chapitre II).

Il serait erroné, en outre, de croire à l’exclusion réciproque des domaines auxquels appartiennent ces différents œuvres ou travaux. Citons le cas exemplaire de David Denby, dont l’expérience particulière illustre à merveille certains mécanismes du dialogue entre différents courants : journaliste pour le compte du New Yorker, il a décidé, à quarante-huit ans, de retourner sur les bancs de l’université de Columbia (New York), afin de suivre les great books courses (« cours sur les grandes œuvres ») qui y sont enseignés. Je reviendrai en I.1 sur ces cours d’un type particulier, qui ont pour vocation de faire découvrir à des étudiants de toutes les facultés les œuvres canoniques de la civilisation occidentale. Dans l’immédiat, qu’il me suffise de dire que Denby a été particulièrement impressionné par sa (re)découverte de l’Iliade – premier texte enseigné –, et qu’il a publié en conséquence un article journalistique3 et un essai grand public4 sur son expérience, le premier exclusivement centré sur sa relation au ← 2 | 3 → poème homérique ainsi enseigné, tandis que le second lui consacre une large section. Les savants d’orientation politique opposée – Victor Davis Hanson et Seth Schein – se disputent sur ses mérites (cf. II.2.3), alors que le romancier Dan Simmons attribue à l’article de Denby l’impulsion initiale l’ayant mené à écrire son diptyque Ilium et Olympos (cf. III.2.1)5.

Cette expérience particulière, ainsi que les exemples mentionnés précédemment amènent à une double constatation : d’une part, l’Iliade n’est pas la chasse gardée de l’université et des départements classicistes, comme on tend à le penser ; d’autre part, cette ouverture effective n’est pas unilatérale ou spécifique à un seul domaine : elle se construit dans plusieurs directions simultanées mais souvent cohérentes, réunies par un certain nombre de thèmes et de préoccupations d’ordre politique ou culturel, qui donnent de l’épopée une nouvelle image. Mon étonnement, consécutif de ce double constat, était celui d’un classiciste qui entend sans cesse sonner le glas de sa discipline prétendument mourante, et découvre soudain, dans plusieurs champs moins « scientifiques », plus « populaires », les indices d’une vitalité surprenante en lien avec une œuvre conservée de l’Antiquité. L’étude de ce phénomène s’imposait, dans le but de saisir le rôle que peut jouer un tel « classique » dans le monde contemporain.

Mais avant d’aborder les caractéristiques de la société moderne que je vais examiner, il convient de préciser en amont la position qu’occupe l’Iliade dans une telle réflexion. Car l’objet de cette étude n’est pas le rôle que joue aujourd’hui l’œuvre « originale », l’Iliade primordiale qu’il est impossible de définir sans un examen poussé de la poésie orale et de ses fonctionnements, et dont l’on sait fort peu. Il s’agit plutôt d’examiner les usages d’une construction moderne également appelée « Iliade », mais établie par une série d’auteurs contemporains sur la base de leur propre idée de ce que serait l’épopée homérique – une idée fortement influencée par tout un contexte culturel, social ou politique prégnant, que l’on découvrira en partie dans les pages de cette étude.

L’Iliade à laquelle on se réfère aujourd’hui – dans la plupart des cas – est un livre, un objet fini dont le développement commence à l’époque classique et ne cesse de se transformer jusqu’à aujourd’hui. Il ne s’agit donc aucunement de l’Iliade « originale », qui serait un poème oral chanté par les aèdes ; ou plutôt la série infinie des variations sur la thématique de la colère d’Achille, différentes à chaque performance. Le « texte » de cette Iliade-là n’existe pas, et il faut attendre le VIe siècle avant notre ère pour que le tyran athénien Hipparque commande une version officielle et écrite de l’Iliade et de l’Odyssée, destinée à être récitée lors ← 3 | 4 → de la fête des Panathénées. Des versions antérieures, qu’elles soient orales ou déjà écrites, rien ne nous est parvenu6. Le texte d’Homère des éditions imprimées modernes trouve son origine dans cette « fixation » due aux Pisistratides7.

A partir du IIe siècle, le texte est uniformisé et commenté par les philologues alexandrins, et sert de base à toutes les éditions ultérieures. Notre « vulgate » d’Homère prend véritablement forme à ce moment8. Ce que la plupart des auteurs modernes appellent donc l’Iliade est soit le texte grec établi dans ces conditions, soit, plus fréquemment, l’une ou l’autre traduction du même texte disponible dans la langue qui leur sied le plus. Je reviendrai en I.1.2 sur cette intermédiaire indispensable que constitue la traduction, étape décisive dans la construction d’une image de l’épopée qui se renouvelle à chaque époque.

Dans cette optique, ce travail ne traitera ni du poème oral « original » – que l’on ne connaît pas –, ni des éditions successives du texte grec qui ont jalonné l’histoire, ni des traductions non anglaises. Ce que je vais m’attacher à décrire au cours de ces pages, c’est la construction complexe d’une entité appelée « Iliade » dans la culture américaine des deux dernières décennies, et de mettre en évidence des tendances communes ou des écarts entre les positions d’auteurs radicalement différents.

Pour ma part, j’emploie le terme « Iliade » à propos de la construction structurelle et narrative aujourd’hui réunie sous forme de livre, divisée en vingtquatre chants, et publiée sous la dénomination « Iliade » en anglais et en français. Pour simplifier ou varier mon écriture, j’utilise dans le même sens les mots « épopée (homérique) » et « poème (homérique) », lorsque le contexte indique bien qu’il ne peut s’agir que de l’Iliade. Lorsque je fais référence à un vers précis, la numérotation est celle du texte grec. Malgré la complexité d’appréhension d’une œuvre initialement construite dans un cadre dont nous savons peu de choses, et régie par des règles sociales et politiques qui nous sont étrangères, il est possible de se référer à l’ensemble de faits narratifs qui constituent cette vulgate iliadique, et de la comparer avec le contenu de certains usages contemporains, pour mesurer les similitudes et les différences. Ainsi, dans ce travail, l’Iliade « de référence » est-elle déjà une construction de l’histoire littéraire9, qui se trouve ← 4 | 5 → elle-même absorbée et renvoyée par une réception contemporaine protéiforme, qu’il s’agit de mieux comprendre ici.

Pour ce faire, il a été décidé de sélectionner un corpus tripartite représentatif, susceptible d’indiquer le cheminement d’un dialogue qui transcende les frontières génériques, et tient pour acquise la perméabilité des domaines. Ce travail se situe ainsi dans la ligne établie par le sociologue Pierre Bourdieu10, qui définit les champs de production culturelle comme un « espace des possibles »11 où tout est interdépendant : point de groupes uniques, point d’auteurs isolés dans leur génie, point d’Art pur ni d’œuvres intrinsèquement bonnes ou mauvaises. La façon dont une œuvre artistique ou un travail scientifique sont créés – voire recréés à chaque époque, comme dans notre cas –, la façon dont ils sont distribués, enfin la façon dont ils sont reçus, dépend complètement des caractéristiques sociales des auteurs, producteurs ou destinataires. Chacun occupe une place donnée dans le champ culturel, et chacun tente de s’y maintenir ou de changer de place, voire de révolutionner le champ. La lutte qui en découle définit le degré consensuel ou novateur d’une œuvre, explique son succès ou son échec.

La notion de « champ » – champ du pouvoir, champ de l’économie, champ de production culturelle… –, que Bourdieu définit comme un « espace de jeux proposant certains enjeux »12, implique non seulement une forte communication entre les différents domaines présents dans chaque champ, mais également entre les champs eux-mêmes. Suivant cette logique, ce travail se propose ainsi d’unir trois courants dissemblables et d’examiner, sur la base d’exemples concrets, leur interaction et leur perméabilité. ← 5 | 6 →

Résumé des informations

Pages
XVIII, 354
Année
2014
ISBN (ePUB)
9783035196375
ISBN (PDF)
9783035202489
ISBN (MOBI)
9783035196368
ISBN (Broché)
9783034315111
DOI
10.3726/978-3-0352-0248-9
Langue
français
Date de parution
2014 (Mars)
Mots clés
Démocratie Conflit Puissance mondiale
Published
Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2014. XVIII, 354 p.

Notes biographiques

Gaël Grobéty (Auteur) Danielle Van Mal-Maeder (Auteur)

Né en 1983, Gaël Grobéty obtient sa licence ès lettres à l’Université de Lausanne en 2006. Sous la direction du Prof. David Bouvier, il mène une recherche sur la réception contemporaine de l’Iliade et obtient son doctorat en 2012. Aujourd’hui, il participe à un projet de recherche sur la réception de l’Antiquité en Suisse.

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Titre: Guerre de Troie, guerres des cultures et guerres du Golfe
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