Le sacré dans la littérature contemporaine : expériences et références

Introduction

MYRIAM WATTHEE-DELMOTTE, AUDE BONORD

« Qu’en est-il de l’incidence du sacré sur l’art actuel ? » se demande à raison Richard Conte¹. A fortiori cette question se pose-t-elle, dans le contexte occidental, dans le domaine de la littérature : comment les écrivains actuels, héritiers d’une civilisation du livre qui s’origine dans une tradition religieuse, vivent-ils le rapport au sacré ?

Cette question repose sur le constat préalable qu’il existe bien, malgré la laïcisation des instances politiques et culturelles, et en dépit du triomphe du rationalisme et des modes d’appréhension quantitative du monde, toujours une littérature qui rend compte de quêtes spirituelles individuelles et de références religieuses partagées, ce qui rend nécessaire de considérer les traditions à la fois textuelles et culturelles à caractère religieux et/ou spirituel qui ont marqué et marquent encore les œuvres littéraires. Mais de quelles manières est-il possible d’articuler aujourd’hui les études littéraires et les modes diversifiés de l’inscription de la problématique spirituelle ? Quels types de questionnements s’imposent aujourd’hui et quelles métho-dologies leur sont appropriées ? Telle est la problématique complexe mise en discussion, en 2010, par Pierre Halen, alors directeur du Centre « Écritures » de l’université Paul-Verlaine de Metz, et Myriam Watthee-Delmotte, directrice du groupe « Figures et formes de la spiritualité dans la littérature et les arts » de l’université catholique de Louvain-la-Neuve, à ce moment professeur invitée en séjour sabbatique à Metz.

De là est né le projet d’engager, au-delà des deux équipes messine et néolouvaniste impliquées, un échange avec des chercheurs de plusieurs universités françaises et francophones du Nord, afin de se pencher collégialement sur les articulations contemporaines entre ← 1 | 2 → littérature, discours religieux et quêtes spirituelles, au départ de champs de compétences diversifiés. Une première rencontre à orientation méthodologique a été organisée en ce sens à Metz dans le cadre des « Fêtes de la science » et des « quarante ans de recherche à l’UPV-M », les 20 et 21 octobre 2010. Elle a permis d’embrayer une réflexion qui a ensuite pu s’étoffer grâce à l’apport complémentaire de plusieurs collègues concernés par ces matières, dont le présent ouvrage livre la trace.

La recherche s’est engagée à l’égard des littératures contemporaines de 1945 à nos jours selon la perspective de Dominique Maingueneau2, qui rend compte de deux volets complémentaires et interactifs du discours littéraire, à savoir la singularité et la socialité. Il s’agit ici d’analyser les articulations entre la spiritualité et la littérature à la fois en tant qu’émergence du sujet et constitution d’une communauté, virtuelle mais institutionnalisée. On aborde ainsi de manière concertée texte et contexte, singularité et socialité. D’une part, il faut rendre justice, dans les lettres contemporaines, à la variété des formes d’expression du sacré, de la présence d’un invisible au-delà du visible, ou du surnaturel ; d’autre part, il faut observer comment la littérature s’inscrit d’une manière singulière dans le patrimoine immatériel marqué par les traditions religieuses. Cette réalité complexe se configure d’une manière différente au sein de l’histoire littéraire et culturelle française, anglo-américaine et hispano-américaine, qui sont les trois territoires textuels et contextuels ici évoqués. Les quelques travaux réunis dans ce volume n’ont, à ce propos, aucune prétention autre que celle d’esquisser une première approche, certes lacunaire et appelant des compléments, de cette question colossale.

Dans un premier temps, on considère l’expérience, c’est-à-dire ce qui surgit de manière singularisée, subjective, dans le rapport des créateurs contemporains au sacré. Dans un contexte de spiritualité « sauvage », vécue sans souci des cadres, et davantage sur le mode de la quête que de l’accomplissement, on pointe différentes formes de référentialité non confessionnelles au sacré, comme le suspens du sens et la dynamique de l’initiation (Myriam Watthee-Delmotte), les ← 2 | 3 → postures auctoriales sacrificielles (Aude Bonord) ou prophétiques (Christophe Meurée), ou encore les figures de l’ascension (Sylvie Freyermuth).

On examine ensuite les modes d’inscriptions de la référence communautaire par excellence en Occident qu’est la Bible, en soulignant ce qui sépare son utilisation dans les littératures anglophones d’Amérique du Nord (Kathie Birat) et latines d’Amérique du Sud (Daniel Attala et Geneviève Fabry). En Europe, on constate, au départ de cas particuliers, comment la tradition biblique donne lieu à un éclatement interprétatif (Hans Ausloos) et, parallèlement et paradoxalement, à une instrumentalisation à des fins éducatives rassurantes (Danièle Henky).

Ces différentes études montrent combien la spiritualité reste au cœur de la construction d’une identité, qu’elle soit collective ou individuelle. En tant que communauté, l’institution littéraire n’échappe pas à ce constat. Poser la question de la transcendance revient à s’interroger sur les pouvoirs de la littérature et sur le statut de l’écrivain. Olivier Nora rappelle, à la suite de Paul Bénichou, que l’homme de lettres en France s’est construit en référence au sacré pour fonder, à partir du XVIII^e siècle, un statut qui transcende les catégories et les valeurs sociales :

Or ce statut s’effrite progressivement au XX^e siècle, à tel point que, dans les années 1980, « l’écrivain n’est plus un grand homme et […] le grand homme n’est plus écrivain »⁵. N’est-ce pas paradoxalement ce bouleversement qui alimente la quête spirituelle des écrivains ? Si ← 3 | 4 → ces derniers ne recherchent plus nécessairement un prestige social, ils n’ont pas renoncé à défendre leur prestige spirituel.

Par ailleurs, la littérature contemporaine se pense encore comme un levier de contestation. Ainsi, sans être considéré comme un objet de foi, le message évangélique peut, de ce point de vue, faire écho aux écrivains. Le rapport au sacré rejoint ici encore une volonté de transcender tous les cadres qui enferment l’individu (les normes, la doxa, la tradition littéraire, une histoire familiale…). Comme l’indique Jean-Pierre Jossua à propos des écrivains contemporains, « l’attitude spirituelle » prime « les contenus de croyance »6, c’est d’ailleurs elle qui souvent conditionne un projet esthétique. À la lumière de cette remarque peut sans doute s’expliquer la fascination des auteurs contemporains pour la figure de Rimbaud. Ce « mystique à l’état sauvage », selon le mot de Claudel, emblématise l’articulation contemporaine de la littérature avec les discours religieux et les quêtes spirituelles. Rimbaud représente en effet le poète absolu, nimbé d’une aura mystique suite à son départ énigmatique pour le Harrar, mais aussi l’anti-homme de lettres. Il incarne l’idéal d’une coïncidence entre écriture et aventure spirituelle. Il symbolise également la mutation de la rupture comme idéal esthétique en idéal existentiel, ce qui ne peut que séduire les auteurs de la « postmodernité » soucieux de dialoguer avec les héritages littéraire et culturel. Le poète des Illuminations représente le désir de transcendance par la littérature et le nécessaire échec d’une telle entreprise. Au détachement vis-à-vis de la religion succède, en définitive, une mise en doute des pouvoirs de la littérature à s’y substituer. Néanmoins, la nostalgie de cette haute conception de la littérature persiste, de même que les références au sacré ou au patrimoine chrétien n’ont pas disparu des œuvres. Finalement, l’énigme de la création littéraire se pense encore en termes religieux, comme la manifestation d’une spiritualité sans dogme tendue, tel le Rimbaud peint par Pierre Michon, entre le corps de gloire du génie en « habit de lumière » et un garçon aux « grosses mains, ouvrières » qui « dort comme le plomb »⁷. ← 4 | 5 →

1       CONTE (R.) et LAVAL-JEANTET (M.), Du sacré dans l’art actuel ?. Paris : Klincksieck, 2008, p. 5.

2       MAINGUENEAU (D.), Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation. Paris : Armand Colin, 2004.

3       BENICHOU (P.), Le Sacre de l’écrivain. Paris : Corti, 1973, p. 473.

4       NORA (O.), « La visite au grand écrivain », dans NORA (P.) (dir.), Les lieux de mémoire, 2^e partie. Paris : Gallimard, « Bibliothèque illustrée des histoires », 1986, vol. III, p. 568.