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Récit national et imaginaires identitaires au double prisme du « bilinguisme » et de la « migration »

Une autre lecture des dynamiques de cohabitation dans deux petites communes suisses

de Josianne Veillette (Auteur)
©2016 Thèses XX, 654 Pages
Série: Transversales, Volume 43

Résumé

Renversant les perspectives d’analyses habituelles sur le bilinguisme et la migration, souvent dissociées, l’auteure de cet ouvrage propose une lecture des rapports entre groupes germanophones et francophones, en l’articulant avec « l’intégration des étrangers », notamment par la langue, dans deux collectivités. Pour mener à bien son enquête qualitative, elle étudie les modes de cohabitation dans des communes, ni rurales, ni urbaines, mais rurbaines, postulant que leur petite taille engendre des contacts plus fréquents entre les « locaux » mais rendent également les « étrangers » plus visibles, même ceux installés depuis longtemps. Elle compare ces processus dans deux communes « bilingues » du Canton de Fribourg où le rapport minorité / majorité est inversé. Elle tente de voir si ces contacts entre groupes linguistiques majoritaires et minoritaires engendrent des dynamiques relationnelles particulières et si les représentations mutuelles sur l’autre groupe national et sa langue ont un impact – et lequel – sur le rapport non seulement à « l’autre étranger du dedans » mais aussi sur les processus d’insertion sociolangagiers de « l’autre étranger du dehors ». C’est à travers ce double prisme que l’auteure a pu appréhender l’articulation entre récit national et langues, participant à la cohésion sociale et politique, identifier les imaginaires identitaires en circulation, alimentant des tensions entre « autochtones », entre « autochtones » et « étrangers », ces derniers dont les langues sont enfouies, voire absentes, dans ce plurilinguisme officiel.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Liste des abréviations, des sigles et des acronymes
  • Introduction
  • Partie 1: Contexte, cadre théorique et positionnements conceptuels
  • Chapitre 1: La Suisse?: complexité de l’imaginaire identitaire
  • 1.1 Conceptions d’une nation plurilingue?: entre unité et diversité
  • 1.2 Politiques migratoires en Suisse
  • 1.3 Le Canton de Fribourg?: un espace bilingue complexe
  • 1.4 Synthèse
  • Chapitre 2: Une sociologie des processus et une anthropologie politique utiles à la compréhension des dynamiques entre groupes linguistiques
  • 2.1 L’individu et la construction sociale de la réalité
  • 2.2 Appartenances collectives et catégorisations?: Etat nation, citoyenneté et processus d’inclusions – exclusions
  • Chapitre 3: Positionnements conceptuels
  • 3.1 Des concepts pour l’analyse des dynamiques de groupes à des concepts opératoires
  • 3.2 Conclusion intermédiaire et questionnements
  • Partie 2: Cadre méthodologique
  • Chapitre 1: L’analyse qualitative: positionnements et biais méthodologiques
  • 1.1 L’entretien compréhensif et la Grounded Theory?: des démarches qualitatives adaptées pour l’étude des dynamiques entre les sphères macro et micro dimensionnelles
  • 1.2 Démarche et biais méthodologiques
  • Chapitre 2: Notre approche méthodologique: entretiens et démarche analytique
  • 2.1 Constitution des corpus
  • 2.2 Le canevas des entretiens
  • 2.3 La démarche méthodologique
  • Partie 3: Analyses
  • Première phase: Profils sociolangagiers des divers acteurs des deux communes rurbaines bilingues du canton de Fribourg
  • Chapitre 1: Profils sociolangagiers des acteurs de la Commune F
  • 1.1 Tableau des profils des acteurs et co-acteurs des processus d’insertion de la Commune F
  • 1.2 Des francophones plurilingues aux pratiques linguistiques variables
  • 1.3 Des germanophones bi-trilingues aux pratiques linguistiques francophones
  • 1.4 Profils sociolangagiers des acteurs ayant connu la migration de la Commune F
  • 1.5 Des acteurs ayant connu la migration plurilingues aux pratiques linguistiques différenciées
  • 1.6 Observations sur les profils sociolangagiers de tous les acteurs de la Commune F?: synthèse
  • Chapitre 2: Profils sociolangagiers des acteurs de la Commune G
  • 2.1 Tableau des profils des acteurs et co-acteurs des processus d’insertion de la Commune G
  • 2.2 Des germanophones aux pratiques linguistiques bilingues
  • 2.3 Des francophones plurilingues aux pratiques linguistiques séparées
  • 2.4 Profils sociolangagiers des acteurs ayant connu la migration de la Commune G
  • 2.5 Des acteurs ayant connu la migration plurilingues aux pratiques linguistiques distinctes
  • 2.6 Observations sur les profils sociolangagiers des tous les acteurs de la commune G?: synthèse
  • 2.7 Observations sur les profils sociolangagiers des acteurs des deux communes?: synthèse sur les rapports aux langues dans les institutions
  • Deuxième phase: Représentations de soi, représentations de l’autre et rapports aux langues?: analyses des dynamiques relationnelles des différents acteurs communaux
  • Chapitre 1: Représentations de la Suisse, des communautés linguistiques et des étrangers par les francophones de la Commune F
  • 1.1 Des figures helvétiques plurielles
  • 1.2 Des communautés linguistiques aux figures différenciées
  • 1.3 Des figures de l’étranger associées à la «?communauté?»
  • Chapitre 2: Représentations de la cohabitation quotidienne entre les différents acteurs sociaux par les francophones de la Commune F
  • 2.1 Une cohabitation entre des communautés linguistiques à la fois «?riche?» et francophone
  • 2.2 Une cohabitation entre des communautés linguistiques et des étrangers qui passe par l’imprégnation des pratiques locales
  • Chapitre 3: Identification des références identitaires et des dynamiques relationnelles des acteurs francophones de la Commune F
  • 3.1 Des Suisses unis par l’hétérogénéité cantonale, la démocratie et le plurilinguisme
  • 3.2 Des communautés linguistiques «?culturellement?» distinctes
  • 3.3 Des étrangers conditionnés par leur «?culture?»
  • 3.4 Une commune francophone aux pratiques linguistiques séparées
  • 3.5 Des étrangers qui doivent fusionner avec la communauté locale
  • Chapitre 4: Représentations de la Suisse, des communautés linguistiques et des étrangers par les germanophones de la Commune F
  • 4.1 Des figures helvétiques exceptionnelles
  • 4.2 Des communautés linguistiques aux figures «?culturelles?» dissemblables
  • 4.3 Des figures de l’étranger identifiées par la «?culture?»
  • Chapitre 5: Représentations de la cohabitation quotidienne entre les différents acteurs sociaux par les germanophones de la Commune F
  • 5.1 Une cohabitation entre des communautés linguistiques «?harmonieuse?» et francophone
  • 5.2 Une cohabitation entre des communautés linguistiques et des étrangers possible par la «?volonté de s’intégrer?»
  • Chapitre 6: Identification des références identitaires et des dynamiques relationnelles des acteurs germanophones de la Commune F
  • 6.1 Des Suisses unis par le Sonderfall, la démocratie et le plurilinguisme
  • 6.2 Des communautés linguistiques «?naturellement?» distinctes
  • 6.3 Des étrangers indéfiniment marqués par leurs «?racines?»
  • 6.4 Une commune à majorité francophones aux groupes linguistiques séparés
  • 6.5 Des étrangers francophones responsables de leur intégration
  • Chapitre 7: Représentations de la Suisse, des communautés linguistiques et des étrangers par les acteurs ayant connu la migration de la Commune F
  • 7.1 Des figures helvétiques liées à l’appartenance à un Etat
  • 7.2 Des communautés linguistiques aux figures à la fois semblables et différentes
  • 7.3 Des figures de l’étranger associées aux réalités juridiques et aux représentations
  • Chapitre 8: Représentations de la cohabitation quotidienne entre les différents acteurs sociaux par les acteurs ayant connu la migration de la Commune F
  • 8.1 Une cohabitation entre des communautés linguistiques «?qui se passe bien?»
  • 8.2 Une cohabitation entre des communautés linguistiques et des étrangers possible par l’effort d’intégration
  • Chapitre 9: Identification des références identitaires et des dynamiques relationnelles des acteurs ayant connu la migration de la Commune F
  • 9.1 Des Suisses légitimes régis par un Etat de droit
  • 9.2 Des communautés linguistiques «?qui cohabitent bien?»
  • 9.3 Les étrangers?: des individus aux statuts et aux conditions variés
  • 9.4 Une commune francophone favorable aux germanophones
  • 9.5 Des étrangers responsables de leur intégration et qui apprennent le français
  • 9.6 Synthèse des dynamiques relationnelles des différents acteurs communaux de la Commune F
  • 9.7 Tableau synthèse des dynamiques relationnelles des différents acteurs communaux de la Commune F
  • Chapitre 10: Représentations de la Suisse, des communautés linguistiques et des étrangers par les germanophones de la Commune G
  • 10.1 Des figures helvétiques valorisantes
  • 10.2 Des communautés linguistiques aux figures «?culturelles?» contraires
  • 10.3 Des figures de l’étranger qui reposent sur des différences des «?origines?»
  • Chapitre 11: Représentations de la cohabitation quotidienne entre les différents acteurs sociaux par les germanophones de la Commune G
  • 11.1 Une cohabitation entre des communautés linguistiques sans «?problème?» et qui «?soigne sa minorité?»
  • 11.2 Une cohabitation entre des communautés linguistiques et des étrangers qui passe par leur accueil mais leur désir d’intégration
  • Chapitre 12: Identification des références identitaires et des dynamiques relationnelles des acteurs germanophones de la Commune G
  • 12.1 Des Suisses aux appartenances diverses unis par la démocratie et le système confédéral
  • 12.2 Des communautés linguistiques aux «?cultures?» distantes
  • 12.3 Des étrangers aux «?origines?» immuables
  • 12.4 Une commune bilingue aux pratiques linguistiques inversées
  • 12.5 Des étrangers qui doivent participer à la vie collective responsables de leur apprentissage en langue
  • Chapitre 13: Représentations de la Suisse, des communautés linguistiques et des étrangers par les francophones de la Commune G
  • 13.1 Des figures helvétiques particulières
  • 13.2 Des communautés linguistiques aux figures antinomiques
  • 13.3 Des figures de l’étranger identifiées par des pratiques différentes
  • Chapitre 14: Représentations de la cohabitation quotidienne entre les différents acteurs sociaux par les francophones de la Commune G
  • 14.1 Une cohabitation entre des communautés linguistiques bilingues à majorité germanophone
  • 14.2 Une cohabitation entre des communautés linguistiques et des étrangers qui passe par leur adaptation aux coutumes locales
  • Chapitre 15: Identification des références identitaires et des dynamiques relationnelles des acteurs francophones de la Commune G
  • 15.1 Des Suisses fusionnels liés par le Sonderfall et la démocratie
  • 15.2 Des communautés linguistiques aux différences distinctes et variées
  • 15.3 Des étrangers identifiés par leurs appartenances communautaires
  • 15.4 Une commune germanophone à la minorité linguistique sur la défensive
  • 15.5 Des étrangers qui doivent s’assimiler et qui confortent le poids des francophones
  • Chapitre 16: Représentations de la Suisse, des communautés linguistiques et des étrangers par les acteurs ayant connu la migration de la Commune G
  • 16.1 Des figures helvétiques positives et négatives
  • 16.2 Des communautés linguistiques aux figures changeantes
  • 16.3 Des figures de l’étranger liées aux statuts et aux regards de l’autre
  • Chapitre 17: Représentations de la cohabitation quotidienne entre les différents acteurs sociaux par les acteurs ayant connu la migration de la Commune G
  • 17.1 Une cohabitation entre des communautés linguistiques qui mélange les «?cultures?»
  • 17.2 Une cohabitation entre des communautés linguistiques et des étrangers tributaire de leur capacité d’adaptation
  • Chapitre 18: Identification des références identitaires et des dynamiques relationnelles des acteurs ayant connu la migration de la Commune G
  • 18.1 Des Suisses identifiés par la différenciation
  • 18.2 Des communautés linguistiques aux frontières perméables
  • 18.3 Les étrangers?: des individus aux appartenances complexes
  • 18.4 Une commune bilingue tolérante et conflictuelle
  • 18.5 Des étrangers garants de leur intégration qui apprennent les langues selon leur parcours
  • 18.6 Synthèse des dynamiques relationnelles des différents acteurs communaux de la Commune G
  • 18.7 Tableau synthèse des dynamiques relationnelles des différents acteurs communaux de la Commune G
  • Troisième partie: Imaginaires identitaires et dynamiques relationnelles entre les divers acteurs des deux communes?: discussions autour du modèle du noyau central des représentations sociales
  • Chapitre 1: Imaginaires identitaires et dynamiques relationnelles des acteurs sociaux des deux communes
  • 1.1 De la pertinence du stock commun de références pour les dynamiques de rapprochement et d’éloignement
  • Chapitre 2: Discussions sur les représentations des acteurs sociaux des deux communes autour du modèle du noyau central des représentations sociales
  • 2.1 Modèle du noyau central des acteurs et co-acteurs des processus d’insertion?: des appartenances originelles
  • 2.2 Modèle du noyau central des acteurs ayant connu la migration?: des appartenances plurielles
  • Chapitre 3: Représentations des uns et des autres et dynamiques de cohabitation?: de l’utilité des observations des catégorisations de tous les acteurs sociaux
  • Conclusion
  • Références
  • Annexes
  • Titres de la collection

Liste des abréviations, des sigles et des acronymes

Introduction

Idée du projet

Notre projet de recherche est axé sur les liens entre, premièrement, les représentations de soi et de l’autre (ou des « autres ») et des langues et, deuxièmement, les dynamiques de cohabitation entre des francophones, des germanophones et des acteurs ayant connu la migration à l’intérieur de deux communes bi-plurilingues situées hors de centres urbains du Canton de Fribourg. S’il est né d’un concours de circonstances particulières, il n’est cependant pas tout à fait le fruit du hasard non plus.

Née au Québec, nous sommes issue d’une famille essentiellement francophone et avons toujours connu un environnement francophone (lieux d’habitation, écoles, amis, travail). Après avoir fait un baccalauréat (Bachelor) en histoire à l’Université Laval (Québec), nous avons poursuivi notre formation académique en nous inscrivant à la maîtrise (Master) d’histoire, sous la direction d’une ethnologue, la Professeure Lucille Guilbert.

A cette époque, nous étions fermement convaincue par la cause indépendantiste du Québec : nous étions alors fortement intéressée par les revendications identitaires de francophones qui se trouvent minorisés dans un Canada majoritairement anglophone et par les questions de rapports de forces entre les francophones et les anglophones et ce, tant au Québec qu’au Canada. Ce n’est donc pas vraiment par une simple coïncidence que notre mémoire de maîtrise avait pour thème les dynamiques identitaires et relationnelles de jeunes francophones travaillant au sein des institutions fédérales canadiennes et suisses1. ← 1 | 2 →

Puisque notre sujet avait une perspective comparative entre le Canada et la Suisse et que notre Professeure avait initié des échanges avec l’Institut d’ethnologie de Neuchâtel (Suisse romande), nous sommes partie à Neuchâtel quelques mois afin d’approfondir nos recherches. Or, ce que nous pensions être un simple séjour d’étude de terrain s’avéra être décisif pour la suite de notre parcours personnel, puisque nous avons rencontré notre futur mari. Nous sommes revenue en Suisse deux ans plus tard (après avoir terminé nos études de maîtrise à Québec), pour nous y installer et marier un Suisse.

L’installation (et l’adaptation) ne se fit cependant pas aisément : nous avons en effet dû « apprendre à réapprendre », c’est-à-dire modifier (voire même cesser) certaines pratiques héritées de notre pays de naissance2, tenter de comprendre les logiques et les règles de conduites tant individuelles, collectives, qu’institutionnelles et surtout, essayer de déchiffrer, de décrypter les codes implicites de fonctionnement de cet environnement qui nous laissait souvent perplexe, parfois enthousiaste, mais en situation permanente de précarité économique et professionnelle. Car si nous avions l’avantage d’avoir à nos côtés quelqu’un qui pouvait nous assister dans ce « réapprentis ← 2 | 3 → sage3 » et que nous avions de surcroît la chance de parler la même langue que notre mari et le milieu environnant dans lequel nous vivions, nous restions coupée des réseaux locaux qui auraient pu nous être utiles pour nous insérer dans un milieu professionnel lié à notre formation académique et nous assurer une stabilité pouvant favoriser le processus d’adaptation. Après trois ans de tentatives variées pour obtenir un poste dans la recherche ou dans l’enseignement, nous avons donc décidé d’entreprendre des études de doctorat en 2007, dans le but d’obtenir un titre de formation académique suisse, de nous insérer dans un système formel (valorisé et valorisant4) et de nous créer un réseau – tous des éléments qui, nous l’espérions, pourraient nous être profitables dans nos recherches professionnelles ultérieures.

Après quelques rencontres avec différents professeurs (notamment en histoire), c’est avec la Professeure Aline Gohard-Radenkovic de l’Université de Fribourg, du Domaine plurilinguisme et didactique des langues étrangères, que notre projet se concrétisa. Nous étions certes toujours intéressée par les questions des dynamiques relationnelles entre les groupes linguistiques (la Suisse s’y prêtant particulièrement), mais n’avions pas encore conceptualisé de projet précis pour notre recherche doctorale. Or, la Professeure A. Gohard-Radenkovic avait, en 2007, déposé un projet auprès du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS), afin de collaborer avec un réseau stratégique de connaissances appelé « L’immigration en dehors des ← 3 | 4 → métropoles », réseau qui, lui-même, poursuivait les travaux de l’« Observatoire canadien de l’immigration dans les zones à faible densité d’immigrants ».

C’est en 2004 qu’est né, sous la direction de la Professeure Michèle Vatz-Laaroussi de l’Université de Sherbrooke (Québec), cet « Observatoire canadien de l’immigration dans les zones à faible densité d’immigrants ». Celui-ci avait pour vocation d’encourager un échange pan-canadien sur les recherches liées à l’immigration en dehors des métropoles canadiennes. Ce thème offrait tellement d’avenues de recherches qu’en 2006, le réseau stratégique prolongeait les réflexions et les travaux de l’Observatoire mais cette fois-ci, dans une perspective internationale. Afin d’en connaître davantage sur les contextes migratoires de lieux d’habitation non-urbains, des liens ont été créés avec des professeurs et des chercheurs d’autres pays d’immigration tels que la Suisse, la France et la Belgique. La Professeure A. Gohard-Radenkovic, membre scientifique associée de cette équipe internationale, avait pour ambition d’initier des recherches sur des contextes d’immigration en dehors des villes importantes de la Suisse romande. Puisque de notre côté nous souhaitions travailler sur les dynamiques entre les groupes linguistiques, nous avons alors unis nos intérêts communs et avons conçu un projet de recherche doctorale initial ; celui-ci avait alors pour objectif d’observer les « stratégies d’intégration des immigrants par l’acquisition de la langue dans des zones bilingues de faible densité démographique5 ».

Il va sans dire que notre intérêt pour la question de « la place de l’étranger en Suisse » n’est pas, encore une fois, le seul fruit du hasard. Suivant des échanges informels avec des « Suisses », la lecture d’articles de journaux ou encore des thèmes de différentes votations auxquelles nous ne pouvions encore participer à l’époque, nous avions déjà acquis quelques impressions générales sur la manière dont les étrangers étaient perçus en Suisse (romande) qui nous laissaient croire qu’ils n’étaient pas tout à fait les bienvenus au pays. Nous avions par ← 4 | 5 → ailleurs remarqué qu’il y avait certaines différences entre « types » d’étrangers : ressortissante du Canada, nous expérimentions nous-même ce statut de l’« étrangère » (celle qui ne vient pas d’ici), tout en faisant l’objet d’un intérêt ou d’une curiosité qui se voulaient tantôt bienveillants, tantôt folkloriques, le Canada et le Québec jouissant d’une perception collective globalement positive en Suisse romande. Des remarques telles que « Parlez-moi québécois : j’adore votre accent ! », « Mais en tant que Canadienne, vous n’êtes pas venue ici pour profiter du système, vous », ou encore : « Vous, vous n’avez pas de problèmes d’intégration », laissaient clairement entendre que nous étions une étrangère « qui ne posait pas problème ». Or, malgré cet intérêt marqué pour nos appartenances premières, nous nous trouvions toujours dans une situation de marginalisation professionnelle, qui était sans contredit liée à notre statut juridique en Suisse, mais également liée à notre non-intégration dans des réseaux locaux pouvant nous donner accès à un univers professionnel valorisant et rattaché à notre formation initiale, soit l’histoire. La situation de l’étranger est un phénomène d’une grande complexité et pose le principe que son « intégration » va sans contredit au-delà de la simple idée « de ne pas poser de problèmes » avec les nationaux. Afin de tenter de revaloriser notre statut et notre perception de nous-même dans cet environnement6 ainsi que de développer des attaches durables et valorisantes en Suisse, il nous fallait donc trouver une autre voie, ce que les études allaient nous permettre.

Si le thème de notre projet de doctorat s’inspire d’interrogations et de perspectives canadiennes, il nous est cependant impossible de transposer le contexte de recherche canadien au contexte de recherche suisse. Non seulement les aspects politiques et économiques de l’immigration – et leur histoire – entre le Canada et la Suisse diffèrent complètement, mais les dimensions géographiques des deux pays sont également assez dissemblables. ← 5 | 6 →

Au Canada, l’immigration est un domaine de compétence qui est partagé entre le gouvernement fédéral et les provinces et ce, depuis la création de la Confédération en 1867. Le domaine de l’immigration relève d’abord du gouvernement fédéral7, mais celui-ci collabore également avec les provinces en ce qui concerne les orientations générales de la politique d’immigration et la sélection des immigrants8 indépendants (immigrants économiques).

L’immigration au Canada est caractérisée par trois grands types de profils : les « indépendants », qui regroupent les travailleurs qualifiés et les investisseurs (gens d’affaires, entrepreneurs, travailleurs autonomes), le regroupement familial (qui concerne la réunion au pays du conjoint, des enfants à charge, des ascendants d’un résidant canadien ou des enfants en voie d’adoption) et la catégorie des personnes en situation de détresse (qui comprend les réfugiés au sens de la Convention de Genève). C’est au courant des années 1970 que le Canada a adopté une politique d’immigration active, qui est caractérisée par l’idée que les immigrants participent de manière importante à l’activité économique du pays et à son développement interne (sur les plans démographiques, économiques, sociaux). Axée sur les besoins du marché du travail, la politique d’immigration du pays se ← 6 | 7 → veut constante9 et planifiée. Aussi le pays a-t-il mis en place en 1967 un modèle particulier, réglé par un système de points qui permet de sélectionner les immigrants selon leur profil et les besoins du marché canadien10 [Parant, 2001 ; Helly, 2005].

Depuis la création du Ministère de l’immigration en 196811, le Québec s’est toujours assuré d’avoir des pouvoirs importants dans le domaine de la migration sur son territoire. C’est en effet le gouvernement de la province qui détermine les taux annuels d’immigration, qui recrute les immigrants appartenant à la catégorie « immigration économique » et qui fixe ses propres critères de sélections des candidats à l’immigration ; c’est également l’Etat du Québec qui détient la complète responsabilité en ce qui concerne l’intégration économique, linguistique et sociale des immigrants [Guilbert et Prévost, 2009 : 27]. Les critères de sélection mettront particulièrement l’accent sur les qualifications professionnelles et les connaissances linguistiques en français [Parant, op. cit. : 14].

Car au Québec aussi l’immigration est considérée comme un moyen pour dynamiser le secteur économique et la baisse démographique de la province. Mais la politique du gouvernement est également animée par la volonté d’assurer la sécurité linguistique et ← 7 | 8 → culturelle des francophones du Québec. A titre d’exemple, une brochure gouvernementale émanant du Ministère de l’immigration et des communautés culturelles (MICC) et intitulée Pour enrichir le Québec. Franciser plus, intégrer mieux, précise ceci : « Bien que la sélection des candidats à l’immigration favorise les personnes qui connaissent déjà le français, beaucoup de nouveaux arrivants doivent consentir des efforts importants pour apprendre ou maîtriser davantage notre langue. Le français est une clé, non seulement pour accéder au marché du travail, mais aussi pour se familiariser avec les valeurs, la culture et le mode de vie québécois » [MICC, 2008 : 6].

Cette perspective de « familiariser » les immigrants aux « valeurs » et « modes de vie québécois » est une préoccupation qui remonte à plusieurs années déjà. C’est en effet à partir de 1993 que le gouvernement du Québec adopte une politique de régionalisation de l’immigration [Vatz- Laaroussi, Bernier et Guilbert, 2013 ; Vatz Laaroussi et Pronovost, 2010 : 50] afin d’encourager les personnes nouvellement arrivées sur le territoire québécois à s’installer en dehors de la région de Montréal12. La démarcation entre les grandes villes, les régions dites « périphériques » (ou éloignées des grandes villes) ← 8 | 9 → et les milieux ruraux est très importante au Canada et au Québec et il importe alors de tenter de dynamiser l’ensemble du territoire de la province par l’arrivée et l’installation de nouveaux résidents13.

Cette politique de régionalisation poursuit deux objectifs majeurs : d’un côté, on souhaite développer économiquement et démographiquement les régions grâce à l’immigration [Ibid. : 50] ; de l’autre, il s’agit, selon M. Simard, de « favoriser l’intégration [des immigrants] à la majorité francophone14 » par leur « francisation15 » [Simard, 1996 : 3-4]. Sur ce dernier point, on espère ainsi non seulement que l’installation des immigrants en région concourra à leur apprentissage de la langue, mais qu’ils développeront un sentiment d’appartenance au fait français au Québec16 renforçant, à terme, la situation de la langue dans la province et plus largement au Canada. Cette régionalisation de l’immigration poursuit donc des enjeux démographiques, économiques et territoriaux afin d’entretenir, voire d’alimenter la vitalité des francophones du Québec [Ibid. : 14]. C’est justement parce que la réalité linguistique de la province – officiellement unilingue – représente un enjeu pour la collectivité que le gouvernement du Québec a mis en place depuis de nombreuses années des cours de français afin d’« assister » les immigrants qui ne parlent pas cette langue et qui, « pour s’intégrer, […] doi[vent] faire des efforts pour l’apprendre » [MICC, 2012 : 12].

Contrairement à ce qui se passe au Québec, les autorités fédérales ou cantonales helvétiques ne formulent aucune mesure ← 9 | 10 → d’encouragement pour l’établissement des étrangers17 dans des lieux spécifiques en Suisse18. L’institution responsable des questions relatives aux droits des étrangers et du droit d’asile au pays est l’Office fédéral des migrations (ODM)19, qui est rattaché au Département fédéral de justice et police (DFJP) [ODM, 2012 : 4-5].

Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la politique intérieure en matière de migration en Suisse est le produit d’une négociation entre différents acteurs nationaux afin de satisfaire les besoins des divers secteurs économiques et parallèlement, faire face aux tensions sociales suscitées par la présence d’étrangers sur le territoire20.

C’est l’ODM qui est responsable en première instance de la réglementation concernant les conditions « dans lesquelles une personne peut entrer, vivre et travailler en Suisse et décide qui doit être protégé contre d’éventuelles persécutions » [Site officiel de l’Office fédéral des migrations, <https://www.bfm.admin.ch/bfm/fr/home.html>]. Si c’est l’ODM qui fixe les conditions d’entrée selon les raisons du séjour (tourisme, visite, activité lucrative, regroupement familial ou études) et la durée, ce sont toutefois les offices cantonaux responsables de la migration qui délivrent les autorisations de travail et les autorisations pour les séjours de plus de trois mois. Trois types d’autorisations sont ← 10 | 11 → délivrées par les cantons : les autorisations de courte durée (moins d’une année), les autorisations de séjour (de durée limitée) et les autorisations d’établissement (de durée indéterminée) [Ibid.].

Outre ces distinctions liées aux motifs et à la durée du séjour, les conditions d’admission des ressortissants étrangers varient selon leur pays de provenance. Il existe ainsi trois catégories de ressortissants : ceux des pays de l’Union européenne (UE) et de l’Association européenne de libre-échange (AELE), ceux des autres Etats, et les requérants d’asile. La Suisse ayant signé un accord de libre circulation des personnes avec l’UE21, les citoyens de l’UE et de l’AELE jouissent d’une « liberté totale de circulation » depuis le 1er juin 200722 et bénéficient d’autorisations facilitées pour leur entrée et leur séjour en Suisse. Les citoyens des autres Etats (non-membres de l’UE ou de l’AELE) sont soumis à des restrictions relatives au marché du travail en Suisse et seul un nombre limité de « travailleurs qualifiés » est admis23 (c’est-à-dire les diplômés d’universités et des hautes écoles spécialisées qui sont au bénéfice de plusieurs années d’expérience professionnelle). Les requérants d’asile, quant à eux, ne peuvent pas exercer d’activité lucrative au cours des trois mois suivant le dépôt de leur demande d’asile [ODM, 2012 : 4-7]. ← 11 | 12 →

L’ODM coordonne également les activités liées à l’intégration des étrangers et réparties entre la Confédération, les cantons et les villes. L’ODM offre également un soutien financier aux cantons qui mettent en place des mesures pour l’apprentissage d’une langue nationale24. Ce seront les cantons qui, à leur tour, subventionneront des projets soumis par les communes qui souhaitent mettre en place des activités relatives à « l’intégration » des étrangers (cours de langue(s), séances d’information, etc.).

On le voit, les politiques d’immigration entre le Canada – Québec et la Suisse connaissent des différences importantes. Mais les aspects géographiques le sont aussi car en Suisse, la démarcation entre la ville et les milieux ruraux (ou campagne)25 est beaucoup moins visible qu’au Québec ou au Canada.

Depuis les années 1960, la Suisse connaît un développement et une croissance qui se sont traduits non seulement dans le changement du mode de vie de ses habitants (que ce soit dans les sciences, les communications, les transports, les médias, la consommation, la mobilité, le développement du secteur tertiaire au détriment des secteurs primaire et secondaire, etc.), mais également dans l’aménagement du territoire. Les petites communes se sont agrandies et les villes se sont déployées vers les collectivités périphériques, donnant naissance à ← 12 | 13 → ce que M. Bassand nomme un « réseau d’agglomérations urbaines et de villes »26. Si à cela nous y ajoutons le fait que la petite superficie du pays facilite la connexion de ces agglomérations et des métropoles par des moyens de transport et de télécommunication élaborés, le paysage de la Suisse est caractérisé par ce que cet auteur appelle des « aires métropolitaines », qui brouillent en fait les frontières de ce qu’est supposé représenter le « phénomène urbain » [Bassand, 2004 : 29-32]. Le contexte du pays serait donc plutôt « rurbain », que Bassand définit ainsi :

Le contexte de [la Suisse] est « rurbain » (rural + urbain), fait d’environ 1900 communes industrielles, agricoles et touristiques, très fascinées par les diverses facettes de la métropolisation, et dont la population adopte le mode de vie urbain, sous l’influence de la consommation de masse et des médias qui ne connaît pas de frontières. Par ailleurs, cette population est très mobile. Cet ensemble de communes et leur population, nous les qualifions de « rurbaines » car elles sont citadines par leurs activités et leur culture, mais leur cadre géographique reste très largement campagnard : prés, champs, forêts, pâturages, etc. D’où le néologisme : la « rurbanisation »27. [Ibid. : 33].

Les dimensions sociopolitiques, économiques, géographiques et spatiales liées à la migration sont donc propres à chacun des deux pays dont il est ici question. Certes, le Canada et la Suisse opèrent tous deux une sélection pour l’entrée des non-nationaux sur leur territoire (procédures de sélection qui sont liées au contexte environnant et à l’histoire du pays). Mais il est permis de penser que les perceptions à l’égard de la présence étrangère sur le sol national (et donc, l’imaginaire associé à la « figure de l’étranger ») et les politiques de recrutement qui en découlent diffèrent entre les deux pays.

Par ailleurs, comment réinterpréter les formules utilisées par l’« Observatoire canadien de l’immigration dans les zones à faible ← 13 | 14 → densité d’immigrants » telles que « en dehors des métropoles » ou « zones à faible densité d’immigrants » qui sont issues des contextes canadien et québécois, dans un environnement suisse où les résidents, qu’ils aient le statut de « Suisses » ou d’« étrangers », se trouvent répartis sur l’ensemble d’un territoire habitable qui présente des frontières poreuses entre la ville et la campagne28 ? Car si la majorité des résidents en Suisse se concentre principalement dans les espaces urbains29, il y a aussi des Suisses ou des étrangers qui habitent dans les « zones rurbaines », ou ce que nous pourrions appeler les « zones de faible densité démographique » et qui se trouvent à proximité des villes.

Nous nous sommes donc inspirée des problématiques et interrogations qui avaient cours à l’intérieur de l’« Observatoire canadien de l’immigration dans les zones à faible densité d’immigrants » afin d’élaborer notre projet. Mais dans ce contexte suisse, nous avons adapté notre problématique, nos questionnements et notre recherche afin qu’ils correspondent à notre enquête de terrain non seulement helvétique, mais fribourgeois. Ainsi avons-nous choisi d’utiliser l’expression « zone rurbaine » puisqu’à notre sens, elle correspond davantage à la configuration géographique et à l’aménagement du territoire helvétique que les notions telles que « campagnes » ou « zones rurales ». Par ailleurs, nous ne pourrions utiliser « en dehors des métropoles », alors que la principale ville du Canton compte près de 38 000 habitants [Site officiel de la ville de Fribourg : <http://www.ville-fribourg.ch/vfr/fr/pub/index.cfm>]. En outre, contrairement à un Québec officiellement unilingue, où le français est la langue de la ← 14 | 15 → socialisation, du travail et de la scolarisation30 et où les immigrants qui habitent en-dehors de la ville de Montréal doivent s’insérer dans un milieu local essentiellement dominé par cette langue, nous avons dû adapter notre sujet au contexte fribourgeois particulier. Officiellement bilingue français – allemand, le canton de Fribourg rassemble en effet des communes à l’intérieur desquelles cohabitent des francophones et des germanophones qui, si elles peuvent permettre aux étrangers d’apprendre l’une de ces langues, voire les deux (ou trois31), présentent des dynamiques relationnelles singulières ; les problématiques relatives aux processus d’insertion sociolangagiers des étrangers dans ces milieux amènent ainsi à d’autres réflexions sur leur « intégration par la langue ».

Ce projet offrait une voie d’étude encore inexplorée en Suisse romande. Car ces questionnements sur les mécanismes d’adaptation d’étrangers dans de petites communes bilingues situées hors de centres urbains importants permettaient en effet de lier ensemble, pour la première fois, politiques migratoires et politiques linguistiques et, de surcroît, dans des lieux d’habitation plurilingues.

Etat de la recherche au Canada et en Suisse

Au Canada et au Québec, les recherches qui portent sur les liens entre « l’intégration des immigrants » et « la langue » concernent en grande partie les milieux scolaires. Plus précisément, deux voies de recherches sont particulièrement explorées. ← 15 | 16 →

D’un côté, on observe les effets de la présence d’élèves immigrants sur les structures scolaires et c’est ainsi que les chercheurs s’interrogent par exemple sur l’adaptation du système éducationnel québécois face à la « diversité » depuis l’adoption de la Loi 10132 [McAndrew et Audet, 2010], sur les types de modèles élaborés par les écoles pour offrir des services aux étudiants allophones issus de l’immigration [Armand et de Koninck, 2010] ou encore, sur les transformations des écoles francophones montréalaises liées à l’augmentation de la diversité linguistique et culturelle des nouveaux arrivants [Armand, 2005].

D’un autre côté, on analyse les processus d’intégration ou d’acculturation des immigrants à travers le système scolaire. Sur cette question, les études se focalisent par exemple sur la « performance académique » de jeunes immigrants dans les villes de Montréal, de Toronto et de Vancouver en rapport avec les langues utilisées à l’intérieur du cadre familial et à l’école [Ledent, Murdoch et McAndrew, 2010], sur les liens entre le processus d’acculturation de familles d’immigrants, leur investissement dans le succès de la scolarité de leurs enfants et l’ouverture des écoles face à la « diversité ethnoculturelle » [Kanouté, 2010], sur les stratégies identitaires d’élèves immigrants liées à des profils d’acculturation [Kanouté, 2002] ou encore, sur les effets de la « densité ethnique » du contexte scolaire sur l’intégration sociale des élèves d’origine immigrante qui fréquentent des écoles francophones à Montréal [Pagé et McAndrew, 1999].

Outre les milieux scolaires, les recherches investissent également les familles d’immigrants afin d’interroger leurs dynamiques linguistiques. On observe ainsi les attitudes parentales face à la transmission de la langue auprès de leurs enfants à Montréal [Man Park et Sarkar, 2008] ou les « choix linguistiques » de familles regroupant des parents ayant des « origines culturelles » différentes [Philip-Asdih, 1997]. Une autre approche concerne les rapports des habitants face à la « diversité » : on fera part des discriminations dont ← 16 | 17 → font l’objet les allophones, selon qu’ils parlent une autre langue ou qui ont un accent différent (discriminations qui concerneront aussi les anglophones et les francophones) [Bourhis et Carignan, 2010] ou de l’implication des institutions anglophones dans l’accueil et l’intégration des immigrants anglophones à Montréal [Jedwab, 2010]. Enfin, certaines études s’intéressent au choix de la langue d’apprentissage des immigrants dans le cadre d’une dynamique identitaire entre francophones et anglophones. Ainsi, une étude publiée en 2008 fait état de la manière dont les écoles francophones minoritaires en Ontario et en Colombie-Britannique favorisent l’inclusion de la population scolaire immigrante [Gérin-Lajoie et Jacquet, 2008], alors qu’une autre publiée en 2005 traite des comportements linguistiques d’immigrants sur une période de dix années [Renaud, 2005].

Si ces études interrogent les liens entre la migration et l’apprentissage ou la transmission des langues, elles diffèrent de notre voie de recherche sur différents points. Non seulement elles se concentrent principalement sur ce qui se passe dans les villes ou dans les milieux scolaires, mais elles n’observeront souvent qu’une seule catégorie d’acteurs, c’est-à-dire soit les « locaux » (institutions locales, acteurs locaux) confrontés aux immigrants, soit les immigrants, confrontés à leur nouvelle réalité : ces recherches traitent de manière dissociée les politiques linguistiques, les politiques migratoires, l’intégration par la langue et les dynamiques relationnelles entre les différentes catégories d’acteurs concernés par ces processus. Bien que la recherche de Gérin-Lajoie et Jacquet puisse rejoindre nos propres interrogations, ces auteurs n’abordent cependant pas la question du processus d’insertion des élèves dans cet espace francophone minoritaire, ni même celle du « choix » de la langue des familles d’immigrants. De même, celle de J. Renaud offre des réflexions en guise de conclusion sur les liens entre l’augmentation de l’usage du français par les immigrants – au détriment de l’anglais – et le contexte politique du Québec (Loi 101, Révolution tranquille), mais son enquête porte principalement sur la grande région de Montréal et se limite aux seuls immigrants.

En Suisse, les recherches concernant à la fois « l’intégration des étrangers » et « la /les langue(s) » sont peu nombreuses. Les deux plus ← 17 | 18 → récentes parutions sont celles de T. Protti et de M.-C. Flubacher. Tandis que la première s’est interrogée sur la transmission de la langue et de la culture entre les générations en questionnant le rôle des familles et des enseignements de la langue et de la culture d’origine (LCO) dans cette transition d’une certaine « italianité »33 [Protti, 2013], la deuxième a analysé les conditions d’apparition des discours en faveur de « l’intégration par la langue » des étrangers et leurs effets, particulièrement dans le contexte de Bâle-Ville [Flubacher, 2014]. Dans son article publié en 2013, D. Skenderovic s’attarde de son côté à montrer que l’on considère en Suisse que la culture et l’origine conditionnent les façons de penser et les comportements des individus et qu’en ce sens, les réflexions et discours politiques sur le plurilinguisme en Suisse ne peuvent inclure les langues de l’immigration [Skenderovic, 2013]. C. Späti s’interroge quant à elle sur les défis de la politique linguistique suisse face à la gestion de la cohabitation des différents groupes linguistiques et à la présence des immigrants sur le sol helvétique [Späti, 2011].

Un programme national de recherche (PNR 56) intitulé « Diversité des langues et compétences linguistiques en Suisse » a été publié en 2010. Ce PNR avait pour objectif d’étudier les liens entre, d’une part, la politique suisse en matière de langues et, d’autre part, la compréhension entre les groupes linguistiques en Suisse, la construction identitaire des individus à travers les langues et les aptitudes en langues (première, deuxième, troisième, etc.). Différents projets relatifs aux « langues » et « la migration » ont donc été menés dans le cadre du PNR 56. Ainsi, R. Fibbi et M. Matthey ont questionné la transmission de la « langue d’origine » entre la première et la troisième génération de migrants, afin d’observer les pratiques bilingues dans les agglomérations de Bâle et de Genève [Fibbi et Matthey, 2010]. U. Moser, N. Bayer, V. Tunger et S. Berweger ont, pour leur part, focalisé leurs recherches sur les liens entre les compétences en langue première des enfants de migrants et l’apprentissage d’une langue nationale, en l’occurrence l’allemand [Moser, Bayer, Tunger et Berweger, 2010], ← 18 | 19 → alors qu’A. Achermann et J. Künzli interrogent les défis de la Suisse face à une augmentation de l’immigration qui fait du pays un espace « multilingue » et de la politique linguistique à adopter devant cette diversité [Achermann et Künzli, 2010]. D. Skenderovic et C. Späti analysent enfin les initiatives et débats parlementaires sur les langues entre 1960 et 2008, liant politiques linguistiques et politiques migratoires (ou d’intégration) afin de mettre en lumière la manière dont les partis politiques conçoivent les langues pour l’identitaire national et pour les personnes migrantes [Skenderovic et Späti, 2010]. De même, un collectif publié en 2005 par V. Conti et J.-F. de Pietro rassemble divers textes qui interrogent les processus d’intégration linguistique et sociale d’immigrants dans des espaces francophones en regard des difficultés pour l’apprentissage de la langue française, des politiques pour promouvoir cet apprentissage et des liens entre les immigrants et les sociétés dites « d’accueil » ou les écoles. S. Forster pose par exemple la question de l’intégration des enfants de la migration dans les écoles en Suisse, plus particulièrement des attitudes de l’école envers ce type d’élève et de l’amalgame qui est fait entre « problèmes de langues » et « difficultés d’apprentissage » [Forster, 2005], alors que M. Matthey présente des études de cas afin de montrer la complexité des processus de socialisation et des modes d’appropriation des compétences discursives plurilingues [Matthey, 2005].

Résumé des informations

Pages
XX, 654
Année
2016
ISBN (ePUB)
9783035197327
ISBN (PDF)
9783035203301
ISBN (MOBI)
9783035197310
ISBN (Broché)
9783034320351
DOI
10.3726/978-3-0352-0330-1
Langue
français
Date de parution
2015 (Novembre)
Mots clés
migration bilinguism étrangers grounded theory
Published
Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2015. XX, 654 p., 4 ill. en couleurs, 15 tabl.

Notes biographiques

Josianne Veillette (Auteur)

Diplômée d’une maîtrise en histoire obtenue à l’Université Laval (Québec), Josianne Veillette a obtenu son doctorat en Plurilinguisme et didactique des langues étrangères en 2014 à l’Université de Fribourg (Suisse). Ses domaines d’intérêt se trouvent au carrefour des imaginaires nationaux, des représentations sociales, des politiques linguistiques et des politiques migratoires.

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Titre: Récit national et imaginaires identitaires au double prisme du « bilinguisme » et de la « migration »
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