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L’ennemi de la mort

Le combat perpétuel d’Elias Canetti

de Marion Dufresne (Auteur)
©2014 Thèses XII, 282 Pages
Série: Contacts, Volume 74

Résumé

Notre conscience de la mort détermine nos comportements sociaux : tel est le postulat d’Elias Canetti. Tous les textes de l’auteur, que ce soient l’autobiographie, l’œuvre fictionnelle ou les inclassables Réflexions, sont mis à contribution pour démontrer l’omniprésence de la mort. Elle joue un rôle fondamental dans les différentes formations de masse et elle est l’arme la plus redoutable entre les mains des potentats de tout acabit. Le présent ouvrage tente de démontrer que, pour Canetti, la tâche essentielle du poète digne de ce nom est de ne se confronter à l’empire néfaste de la mort que pour mieux la combattre. Face à cette menace Canetti développe sa conception anthropologique et poétologique de la métamorphose. Ne jamais oublier combien nous sommes vulnérables, ne doit pas conduire au désespoir. Il incombe aux poètes de rappeler à l’homme son aptitude à la métamorphose. Il nous faut réapprendre à nous saisir de cette arme qui reste la plus efficace pour échapper au règne du trépas.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’Auteur
  • À propos du Livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Zusammenfassung
  • Summary
  • Sommaire
  • Introduction
  • Canetti face à la mort
  • Masse – survie – mort
  • Différents types et caractéristiques des masses
  • Les masses ameutées (Hetzmassen)
  • Les masses de renversement (Umkehrungsmassen)
  • Les «symboles de masse»
  • L’imbrication des notions de masse et de mort
  • Le récit autobiographique: les expériences de masse comme pivots du texte
  • Ordre et aiguillon
  • Mort et survie
  • La traque du survivant
  • Le survivant Elias Canetti
  • Trois prototypes de survivants: Alma Mahler, Hermann Scherchen et Karl Kraus
  • Alma Mahler
  • Hermann Scherchen
  • Karl Kraus
  • Du survivant à l’ennemi de la mort
  • L’œuvre de fiction: Le triomphe de la mort
  • L’art au service de la lutte contre la mort
  • La théorie dramatique d’Elias Canetti
  • L’idée initiale
  • Le personnage dramatique
  • Le masque acoustique
  • La métamorphose
  • De la théorie à la pratique: le roman et les pièces de théâtre
  • ‘Die Blendung’ ou «Pourquoi est-ce que ça vit? Et ça vit tout de même.»
  • Peter Kien
  • Thérèse Krumbholz
  • Bénédict Pfaff
  • Fischerle
  • Georg Kien
  • Les drames
  • Hochzeit
  • Komödie der Eitelkeit
  • Die Befristeten
  • Et pourtant je maudis la mort
  • Mort et métamorphose
  • La notion de métamorphose
  • La métamorphose, phénomène anthropologique
  • La masse des morts
  • Le défunt – un individu respecté et respectable
  • La métamorphose – un principe poétologique
  • Je veux devenir ce que je fus
  • En quête de métamorphoses
  • Apprendre: la métamorphose comme instrument de connaissance et moyen de réception
  • Hitler, nach Speer
  • La métamorphose ou l’art d’échapper au trépas
  • La métamorphose comme ouverture au monde
  • Les hommes peuvent se sauver uniquement ‘les uns les autres’
  • Conclusion
  • Bibliographie
  • Œuvres d’Elias Canetti
  • Œuvres en allemand
  • Œuvres en français
  • Autres ouvrages
  • Les discours et entretiens suivants ont été regroupés dans:
  • A consulter également
  • Bibliographies de référence
  • Etudes et ouvrages portant sur l’œuvre d’Elias Canetti
  • Ouvrages collectifs
  • Articles consacrés à l’œuvre d’Elias Canetti
  • Autres ouvrages consultés
  • Index
  • Index des œuvres de Canetti

Introduction

Ce n’est plus un secret pour personne qu’Elias Canetti, auteur longtemps méconnu et ignoré d’un plus large public avant d’être sacré Prix Nobel de littérature en 1981, attribue sa singularité à son combat permanent contre la mort. La prise de position radicale de celui qui se déclare «ennemi de la mort» a déjà fait couler beaucoup d’encre et si elle force l’admiration de certains, elle a avant tout déconcerté, voire agacé la plupart des critiques. En revanche, son concept à la fois anthropologique et poétologique de la métamorphose, avancé par l’auteur comme l’arme la plus efficace dans sa lutte, a été accueilli beaucoup plus favorablement et donné lieu à de nombreuses analyses approfondies.

Tous les interprètes d’Elias Canetti soulignent l’homogénéité d’une œuvre qui repose selon la plupart d’entre eux sur les quatre piliers que sont les thèmes de la masse, de la puissance, de la mort et de la métamorphose. Certains ajoutent la problématique de la langue, comme Friederike Eigler,1 celle de l’exil et de l’identité comme Axel Streussloff.2 Peu sensible aux modes littéraires, souvent peu amène avec la création contemporaine, Canetti restera fidèle, à travers son œuvre multiforme, à ses sujets de prédilection. Ils sont omniprésents aussi bien dans ses premières publications, dans le roman Die Blendung (Auto-dafé) et les drames Hochzeit (Noce) et Komödie der Eitelkeit (Comédie des vanités) que dans les essais regroupés sous le nom de Das Gewissen der Worte (La Conscience des mots) et les ← 1 | 2 → recueils de notes et de réflexions intitulés Die Provinz des Menschen (Le Territoire de l’homme), Das Geheimherz der Uhr (Le Cœur secret de l’horloge), Die Fliegenpein (Le Collier des mouches), Aufzeichnungen 1992-1993 (Notes 1992-1993) et Nachträge aus Hampstead (Notes de Hampstead). On les retrouvera également dans la trilogie autobiographique qui a valu à l’auteur une notoriété tardive après quarante ans d’anonymat: Die gerettete Zunge (La Langue sauvée), Die Fackel im Ohr (Le Flambeau dans l’oreille), Das Augenspiel (Jeux de regard) seront publiés entre 1977 et 1985. L’accueil réservé à cette «histoire d’une jeunesse» fut souvent chaleureux, ce dont témoignent de nombreux articles parus dans de multiples journaux et diverses revues. L’intérêt porté au récit autobiographique se manifeste également dans des travaux scientifiques de plus grande envergure publiés depuis 1985. Parmi ceux-ci il convient de citer à côté de l’ouvrage de Friederike Eigler déjà mentionné, le recueil de textes édité par Kurt Bartsch et Gerhard Melzer de l’université de Graz, intitulé Experte der Macht. Elias Canetti qui contient une série d’articles de G. Melzer, Sigrid Schmidt-Bortenschlager et Bernd Witte consacrés plus particulièrement à la trilogie.3 Très réservés à l’égard de la personnalité de Canetti, Bartsch et Melzer prêtent à ce dernier des instincts meurtriers qui le pousseraient à tuer, symboliquement, bon nombre de ses contemporains, soit en en faisant un portrait au vitriol, soit en les excluant de son récit autobiographique.

Après la publication (post mortem et n’ayant pas été autorisée par Elias Canetti) de ses souvenirs des années passées en Angleterre et de la découverte des œuvres littéraires de sa première femme Veza Canetti4 (dont l’activité littéraire fut passée sous silence par l’autobiographie de son mari), les réactions confortant le point de vue ← 2 | 3 → des chercheurs de Graz se sont multipliées. Il n’est pas aisé de définir clairement la position difficile que Canetti a prise face au pouvoir exercé tantôt par les autres, tantôt par lui-même, «ennemi du pouvoir». Dans une perspective comparatiste, Christine Meyer a éclairé avec précision le rôle de modèle que Stendhal a joué pour le projet autobiographique de Canetti.5 Avec «Comme un autre Don Quichotte», elle avait déjà ajouté un ouvrage important à la liste des travaux consacrés au roman Die Blendung.6 Ce premier grand travail littéraire de l’écrivain a dû attendre sa troisième édition, chez Hanser en 1963, pour intéresser un plus large public. La première parution en 1935 passa quasiment inaperçue et trouva d’abord un écho modéré en Angleterre, aux Etats-Unis et en France, avant de susciter quelque intérêt dans les pays germanophones. Ainsi la traduction anglaise due à Veronica Wedgewood connaîtra plusieurs rééditions. En 1949 le livre est traduit par Paule Arhex sous le titre de La Tour de Babel. La même année, Canetti reçoit le «prix international du meilleur livre étranger», mais la réédition du roman par Weismann en Allemagne trouve très peu d’écho. C’est seulement en 1968 que paraissent les deux premières thèses, l’une, œuvre de Manfred Moser, Elias Canetti, Die Blendung,7 à l’université de Vienne, l’autre, celle de W. E. Stewart à l’université de Manchester, The Role of the Crowd in Elias Canetti’s Novel «Die Blendung».8 En Allemagne, le premier à tenter une interprétation du roman à l’aide de Masse und Macht (Masse et puissance) – grande étude sociologique parue en 1960 et considérée par Canetti comme l’œuvre la plus importante de sa vie – est Dieter Dissinger en 1971. Dissinger cherche à élucider le rôle des phénomènes de masse et de puissance dans Die Blendung et à mettre ← 3 | 4 → en relief l’importance accordée à la métamorphose.9 Démontrer comment les théories développées ultérieurement dans la somme sociologique se sont immiscées dans le roman qu’elles semblent avoir façonné de l’intérieur, tel est le but que s’est fixé David Roberts avec sa remarquable étude Kopf und Welt. Elias Canettis Roman «Die Blendung» publié quatre ans plus tard chez Hanser, désormais éditeur attitré de Canetti. La démarche de Roberts se situe à l’opposé de celle adoptée par Dissinger. Roberts définit sa méthode comme «une paraphrase constructive» permettant de comprendre la vision du monde telle qu’elle se reflète dans le roman. David Roberts livre une analyse convaincante de ce qu’il appelle «die negative Spiegelbildlichkeit» (le reflet inversé) qui caractérise les rapports entre le savant sinologue et sa femme de ménage stupide. Ce travail a le mérite de satisfaire à l’exigence fondamentale de Canetti qui souhaitait que le lecteur accepte de se glisser vraiment dans la peau des personnages pour vivre «de l’intérieur» leurs expériences.10

La critique marxiste s’est également intéressée à l’œuvre de Canetti. Ainsi Mechthild Curtius voit dans les mésaventures du sinologue Peter Kien une vive critique de la société capitaliste et de ses effets dévastateurs sur l’individu. Le système de production moderne réduit l’homme à l’état de chose, il devient incapable de concevoir ses rapports aux autres sans une référence constante à l’argent, et la valeur de l’être humain se mesure à ses moyens financiers. En dépit de quelques développements très intéressants, notamment sur le rôle de l’argent et sa fonction de fétiche, Curtius a une fâcheuse tendance à vouloir faire de Canetti un fervent adversaire du monde capitaliste, condamnant sans appel l’individu qui n’est plus qu’un être appauvri souffrant de graves troubles psychiques.11 C’est abusivement négliger l’aspect intemporel des réflexions de Canetti. La ← 4 | 5 → critique s’est de même longuement attardée sur l’aspect confessionnel du roman, cherchant à démontrer jusqu’à quel point Canetti a livré de lui-même dans cette première œuvre, principalement dans le déroutant personnage du sinologue Peter Kien. Ainsi Barbara Meili s’est penchée sur les relations étroites qui unissent le personnage principal du roman et son créateur qui, selon elle, aurait à se délivrer, par l’entremise de son héros Kien, de ses tendances autodestructrices. L’échec que subit le sinologue aurait été celui de l’auteur s’il avait continué à vivre dans un monde à part, coupé du réel et sans véritable ouverture aux autres.

Erinnerung und Vision. Der lebensgeschichtliche Hintergrund von E. Canettis Roman «Die Blendung», est un livre qui expose en outre la thèse selon laquelle l’unique roman de Canetti constitue, après un violent combat contre elle, un hommage à sa mère qui l’aurait préservé d’une existence comparable à celle du sinologue. Selon Meili, écrire ce roman était une façon pour l’auteur de faire le deuil de sa jeunesse. Alors, même si les réflexions de Canetti sur ses expériences de jeunesse imprègnent fortement le roman, elles n’épuisent pas, loin s’en faut, les données extrêmement complexes de Die Blendung.12

Plus récemment, en 2001, William Collins Donahue, professeur associé à la Rutgers University dans le Nouveau Brunswick, a consacré son étude The end of modernism. Elias Canetti’s Auto-da-Fé au roman de Canetti qu’il souhaite situer dans son contexte philosophique et culturel.13

En revanche il aura fallu attendre 1995 pour que Michael Krüger, écrivain et directeur des éditions Hanser, édite, en guise d’hommage au quatre-vingt dixième anniversaire de son auteur, un recueil de ← 5 | 6 → textes consacrés exclusivement à Masse und Macht14 et 1996 pour que soit publiée la première monographie consacrée à cette ambitieuse étude sociologique. Petra Kuhnau illustre dans son ouvrage Masse und Macht in der Geschichte. Zur Konzeption anthropologischer Konstanten in Elias Canettis Werk «Masse und Macht»15 le rôle fondamental des procédés empruntés aux sciences physiques et chimiques dans l’élaboration des concepts canettiens. Masse und Macht, impressionnant par sa seule ampleur, fait découvrir un Canetti remarquable psychologue, fin connaisseur de tout ce que l’homme est capable d’infliger à ses semblables. Lors de sa parution, il avait provoqué des réactions violentes et contradictoires, et si les uns célébraient avec enthousiasme une «stylistique brillante et incomparable»16 d’un «Toqueville du vingtième siècle»,17 d’autres avaient condamné sévèrement un penseur «confus et naïf» qui se serait pris pour un «nouveau prophète […] un nouveau Moïse […] déchaînant le rire involontairement».18 En effet, les représentants des différentes disciplines scientifiques, les anthropologues, les ethnologues, les sociologues et les psychologues considèrent cet ouvrage comme un texte littéraire et reprochent à son auteur son usage, à leurs yeux peu scientifique, de ses sources et son manque de rigueur, alors même que la critique littéraire de son côté le range dans le domaine des sciences humaines. De ce «malentendu» témoigne à merveille le désormais célèbre entretien radiophonique qui opposa en 1962 Canetti à Adorno. Ce dernier parle du «Skandalon» inhérent à la «subjectivité» dont fait preuve l’auteur de Masse und Macht qui fonde, selon Adorno, ses ← 6 | 7 → développements sur des concepts de l’imaginaire au lieu de s’appuyer sur des faits et des réalités.19 On constate donc que la critique a privilégié le roman et le récit autobiographique, c’est-à-dire les œuvres qui ont remporté le plus de succès auprès des lecteurs. S’il ne paraît nullement étonnant, compte tenu des circonstances historiques, que les deux pièces de théâtre datant d’avant la Seconde Guerre mondiale et d’avant l’exil londonien, Hochzeit et Komödie der Eitelkeit, n’aient pas trouvé preneur auprès des éditeurs de l’époque, on peut être surpris de constater qu’elles occupent aujourd’hui encore une place à part dans le théâtre contemporain: très peu jouées, elles n’ont pas réussi à convaincre le public, mais ont au contraire suscité des réactions fortement hostiles. La troisième pièce de théâtre, Die Befristeten (Les Sursitaires), marque le retour à la création littéraire que Canetti s’était interdite pendant les années de guerre et ses recherches consacrées à Masse und Macht. Ecrite en 1952, cette «pièce didactique», ainsi qu’elle a été qualifiée, a été traduite en anglais par Carol Stewart et mise en scène à Oxford en 1956 avec beaucoup de succès selon Canetti lui-même.20 Publiée en 1964 en Allemagne, sa représentation à Berlin fut en revanche un échec retentissant.

Confortant cette absence d’écho populaire, l’ouvrage de Hans Feth, Elias Canettis Dramen de 1980 reste à ce jour le seul travail portant sur l’ensemble de la production dramatique de Canetti.21

En revanche, plusieurs recueils de textes, un certain nombre de numéros spéciaux de revues littéraires ont été consacrés à Canetti et ← 7 | 8 → permettent de rendre compte de la diversité d’une création complexe et atypique. Ainsi les numéros 65 et 108 de la revue Literatur und Kritik et le numéro 28 des cahiers Text und Kritik de même que le numéro spécial de juillet-décembre 1974 de la revue italienne Nuovi Argomenti et le recueil Canetti lesen. Erfahrungen mit seinen Büchern édité en 1975 par Herbert Göpfert comptent parmi les premiers d’une liste complétée depuis par le numéro 129 de la revue Nuova Corrente de l’année 2002, par l’étude américaine A Companian to the Works of Elias Canetti éditée par Dagmar C. G. Lorenz en 2004 et par le recueil de Susanne Lüdemann Der Überlebende und sein Doppel paru en 2008.22

Depuis quelque temps, on peut également remarquer un certain engouement de la critique pour les notes et réflexions d’Elias Canetti auxquelles plusieurs spécialistes de la question n’hésitent pas à conférer une place centrale dans l’univers d’Elias Canetti, voire à les qualifier de «centre de l’œuvre de Canetti»23 qui «survivra au reste de sa production».24 Eric Leroy du Cardonnoy choisit d’en faire «l’expression d’un genre littéraire, la poésie» qui s’inscrirait dans «une esthétique du discontinu» et qui «peut faire office de clef pour la ← 8 | 9 → compréhension du reste de l’œuvre».25 L’espoir de trouver une telle clef est également ce qui motive les chercheurs travaillant sur le fonds Canetti à Zurich qui, conformément aux dispositions de l’auteur est en partie accessible depuis 2002. Dans sa biographie sur Canetti, parue en 2004, dix ans après la mort de l’écrivain, Sven Hanuschek compare cette source à «un bouillon de culture inépuisable où, pendant encore de nombreuses années, toutes les disciplines littéraires pourront trouver matière à leurs travaux.»26 Hanuschek reste néanmoins persuadé que Canetti demeurera un auteur énigmatique qui échappera aux classements.

Ce tour d’horizon rapide de l’état actuel de la recherche canettienne permet de constater que, si l’on dispose maintenant d’une abondante bibliographie comportant d’excellentes analyses, des travaux portant sur l’ensemble de l’œuvre restent encore largement l’exception.

On peut mentionner l’étude d’Alfons-M. Bischoff, Elias Canetti. Stationen zum Werk27 de 1973, les monographies de Dagmar Barnouw et d’Edgar Piel, Elias Canetti,28 publiées respectivement en 1979 et 1984, et qui ne pouvaient pas encore prendre en compte la totalité de la production de l’auteur. Les analyses de Heike Knoll, Das System Canetti. Zur Rekonstruktion eines Wirklichkeitsentwurfs29 et de Martina Barth, Canetti versus Canetti. Identität, Macht und Masse im ← 9 | 10 → literarischen Werk Elias Canettis,30 parues à un an d’intervalle en 1993 et 1994, se réfèrent en revanche à tous les textes publiés du vivant de l’auteur. Stefanie Wieprecht-Roth qui reproche à ces deux critiques d’aborder le corpus entier avec les instruments propres à la sociologie et d’en exiger la logique scientifique d’un système théorique, prend également en considération l’ensemble de l’œuvre. Dans son ouvrage ‘Die Freiheit in der Zeit ist die Überwindung des Todes’. Überleben in der Welt und im unsterblichen Werk. Eine Annäherung an Elias Canetti datant de 2004, elle souligne l’importance qu’il convient d’accorder à la logique inhérente aux écrits de l’auteur et qui résulte au contraire d’une démarche caractéristique de Canetti cherchant à expliquer le monde qui nous entoure en renonçant à dissocier approche rationnelle et conception mythique des phénomènes.31

Nous adhérons pleinement à cette prémisse et partageons l’avis de Stefanie Wieprecht-Roth lorsqu’elle affirme que le phénomène de la survie constitue le fondement et le cœur de l’œuvre canettienne, fruit de la volonté d’un homme qui cherche à trouver une réponse à une aporie, par définition impossible à résoudre:

Il y a bien des choses qu’on devrait éviter d’être; mais celle qu’on doit éviter absolument, c’est d’être un vainqueur. […] Vaincre, c’est survivre. Comment faire? Continuer à vivre sans être vainqueur? – La quadrature du cercle.32

C’était déjà la question soulevée par Alo Allkemper soulignant que si l’interdiction morale d’être un vainqueur devait signifier ne pas avoir le droit de vivre, la résistance à la mort resterait la seule possibilité de ← 10 | 11 → sauvegarder la vie.33 Quant au présent ouvrage, il s’efforcera de démontrer que cette problématique est indissociable de la conception même que la mort reçoit chez Canetti. Elle est la clef de voûte de l’édifice bâti patiemment au cours d’une longue existence. Ursula Ruppel ne se trompe pas en affirmant, dans son essai Der Tod und Canetti publié en 1995, que la lutte de l’auteur contre le triomphe du pouvoir, contre la passion de la survie n’aurait pas de raison d’être si la mort n’existait pas, si les hommes étaient immortels. En conclure que le refus de la mort conduit au final à son triomphe semble en revanche contestable. Ursula Ruppel écrit:

Le règne de la mort comme conséquence résultant de son exclusion se reflète dans l’œuvre de Canetti qui, contrairement à ce que prétend son auteur, est dominée, non pas par la vie mais par la mort34.

Il est vrai que l’auteur fait de l’existence de la mort le moteur, le véritable creuset de sa créativité, mettant à contribution les différents genres littéraires (roman, drame, comédie, notes et essais) et les thèmes prépondérants évoqués pour nourrir sa lutte, toujours renouvelée, contre son ennemie. Et il n’hésite pas, pour mieux épuiser les potentialités de ses réflexions sur ces thèmes clefs, à dépasser le cadre de la création littéraire et à avoir recours aux concepts anthropologiques ou sociologiques. On est tenté d’appliquer à l’ensemble de l’œuvre de Canetti le rapprochement que fait l’auteur entre la musique et les drames: ← 11 | 12 →

Sur le drame. Peu à peu je me rends compte que j’ai voulu réaliser dans mon drame une approche sensible de la musique. J’ai traité des constellations de personnages comme s’il s’agissait d’accords harmoniques.35

Bien que se présentant sous les aspects les plus divers, le ton est donné dès le départ. L’œuvre de Canetti offre une unité exemplaire ce qui justifie une étude thématique et le choix d’une démarche que l’on qualifiera de globale quant à l’approche. La manière inhabituelle, instinctive, scandaleusement subjective selon Adorno, d’aborder les phénomènes de masse, de survie et de puissance, l’obsession de la mort et son refus irrationnel ont un caractère provocateur calculé. Elles témoignent incontestablement d’une volonté affirmée de se singulariser et de se positionner à contre-courant. Mais aussi, quelle preuve d’audace! Cette prétention répétée à l’immortalité, qui ne manque pas de désemparer le lecteur, mérite mieux que d’être qualifiée de «naïve» ou de «ridicule». Si l’on cherche à mettre en évidence les causes profondes, puis les conséquences de l’attitude de l’auteur, il faut dans un premier temps accepter de le suivre dans son raisonnement, d’entrer dans «le système Canetti» afin de rendre compte de l’intentionnalité de cette riche création.

Il convient d’exposer d’abord la position adoptée par Canetti face à la problématique de la mort afin d’obtenir une sorte de «grille d’évaluation» secrète que l’auteur applique, parfois même à son insu, à tout texte qu’il juge digne de publication. Pour Canetti, résister à l’appel de la mort, reste la tâche la plus noble du poète, celle qui mérite la mobilisation de toutes ses forces, de toutes ses ruses aussi. La mort n’avance pas toujours à découvert, elle est passée maître dans l’art de la dissimulation. Si l’on veut la combattre efficacement, il faut la débusquer derrière ses nombreux masques, l’identifier et l’appeler par son vrai nom, la traquer sans relâche pour mieux retourner ses armes contre elle. En suivant les traces que l’expérience personnelle ← 12 | 13 → de la mort a laissées dans l’œuvre canettienne qu’elle a façonnée de l’intérieur, je serai amenée à consacrer une partie non négligeable de mes développements à ces deux piliers du «système Canetti» que sont les phénomènes de masse et de survie, manifestations les plus spectaculaires et les plus lourdes de conséquences de l’omniprésence de la mort. Ils seront étudiés non seulement comme des données intimement liées à cette dernière, mais surtout en tant que phénomènes conditionnés par son existence. Pour Canetti, la mort est au cœur des comportements humains et tant que son abolition n’est pas dans nos possibilités, il ne reste que la lutte à laquelle l’auteur ne cesse d’appeler. Pour lui, cette lutte se concrétise dans la création littéraire, acte de résistance par excellence qui n’oblige pas à s’allier avec l’ennemi. Céder à cette tentation est pourtant le danger qui guette l’écrivain à chaque instant et auquel il lui est si difficile de ne pas succomber. Je consacrerai la dernière partie de ce travail à la métamorphose, notion clef qui se trouve au centre de son anthropologie comme de sa poétologie la métamorphose, notion clef qui se trouve au centre de son anthropologie comme de sa poétologie. Elle est l’arme que Canetti juge la plus efficace dans son combat pour non pas abolir demain la mort, mais pour la repousser de toutes ses forces et jusqu’à son dernier souffle.

Canetti face à la mort

Canetti date le début de «sa vie spirituelle indépendante» très précisément de 1925, peu de temps après son vingtième anniversaire, le 25 juillet. Fuyant l’appartement exigu qu’il partage avec les autres membres de la famille, mais surtout les discussions orageuses et les disputes interminables avec sa mère, Canetti part pour une randonnée en montagne. Il désire commencer en secret ses travaux sur la masse et, à cette fin, a emporté dans ses bagages le livre de Freud, ← 13 | 14 → Massenpsychologie und Ich-Analyse36 qui déjà avait suscité en lui une réaction impétueuse de rejet. Ce qu’il craint avant tout est que Freud fasse abstraction de phénomènes dont l’existence n’est plus à prouver, car Canetti dit les avoir vécus. «Ce que je redoutais le plus en effet, c’était qu’on ne fît disparaître des choses dont l’existence ne faisait pour moi aucun doute, puisque je les avais vécues.»37 Avec cet aveu, l’auteur livre une des raisons principales de son emportement contre les analyses freudiennes lorsqu’il évoque son opposition fondamentale et irréductible au psychanalyste. Alors que Freud ne connaît pas vraiment le phénomène de la masse mais se contente de s’appuyer sur les descriptions qu’en propose Gustave Le Bon, Canetti revendique une connaissance pratique, une expérience personnelle et très concrète de ce qu’il s’apprête à exposer et à examiner sous toutes les coutures. L’expérience personnelle, le souvenir que l’être humain en garde comme un précieux trésor, reste pour Canetti le point de départ irremplaçable non seulement de tout travail littéraire, mais aussi de toute approche scientifique. Sa désormais fameuse valorisation du souvenir individuel ne se résume pas à une attaque contre la psychanalyse, mais constitue le fondement de sa méthode cognitive:

A l’inverse de beaucoup de gens, surtout victimes d’une psychologie bavarde, je ne partage pas la conviction qu’il faille tarabuster, tourmenter et pressurer le souvenir ou l’exposer à des séductions très calculées; je m’incline plutôt devant le souvenir, celui de tout un chacun. Je veux le laisser intact, tel qu’il appartient à celui qui combat pour sa propre liberté et je ne cache pas les craintes que m’inspirent ceux qui osent le soumettre à des opérations chirurgicales jusqu’à ce qu’il ressemble aux souvenirs de tous les autres. Ils peuvent toujours opérer les nez, les lèvres, les oreilles, la peau, les cheveux autant qu’ils veulent, mettre s’il le faut des yeux d’une autre couleur, d’implanter des cœurs étrangers qui ← 14 | 15 → continueront à battre encore une petite année, ils peuvent trafiquer, couper, lisser, égaliser, mais qu’ils ne touchent pas au souvenir.38

Canetti se défend contre les futurs interprètes de son récit autobiographique qui ne manqueront pas de soumettre son auteur à une analyse psychanalytique, à faire de lui un cas, particulier à n’en pas douter, mais finalement semblable à des milliers d’autres. Canetti formule ainsi une critique essentielle des prétendus spécialistes qui, persuadés d’avoir déjà fait le tour de la question, appliquent des schémas préconçus aux phénomènes observés sans tenir compte de leur singularité.39 Ce primat accordé à l’expérience personnelle caractérise toutes les œuvres de Canetti et, renforçant l’impression de spontanéité, de franchise et de vivacité de son style, contribue très largement à leur force persuasive. Sans vouloir interpréter les textes fictifs, le roman aussi bien que les trois drames, à la seule lueur du récit autobiographique, il paraît évident que les événements qui ont marqué la petite enfance et la prime jeunesse de Canetti sont devenus des points d’ancrage autour desquels ces ouvrages s’articulent, jusqu’à constituer l’un des principaux angles d’observation et d’analyse que nous adopterons pour «décrypter» l’œuvre de l’auteur. ← 15 | 16 →

Résumé des informations

Pages
XII, 282
Année
2014
ISBN (ePUB)
9783035199871
ISBN (PDF)
9783035202571
ISBN (MOBI)
9783035199864
ISBN (Broché)
9783034305488
DOI
10.3726/978-3-0352-0257-1
Langue
français
Date de parution
2014 (Mai)
Mots clés
Menace Métamorphose Conception anthropologique
Published
Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2014. XII, 282 p.

Notes biographiques

Marion Dufresne (Auteur)

Marion Dufresne, agrégée d’allemand, docteur ès lettres germaniques, est maître de conférences à l’université Lille 3 – Charles de Gaulle. Spécialiste de littérature contemporaine des pays germanophones, elle a publié plusieurs articles sur l’œuvre d’Elias Canetti.

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