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Entre Belgitude et Postmodernité

Textes, thèmes et styles

de Marc Quaghebeur (Éditeur de volume) Judyta Zbierska-Moscicka (Éditeur de volume)
©2016 Collections 304 Pages

Résumé

Un autre livre de cette collection, De la belgitude à la belgité, s’attachait à la fortune critique et au renouvellement foncier que la Belgitude apporta aux études consacrées aux lettres belges francophones. Celui-ci s’attache à la dynamique créatrice elle-même. Il le fait à travers des œuvres qui précèdent, accompagnent ou font suite à ce mouvement de remises en cause et en perspective que fut la Belgitude.
D’Hubert Juin et Henry Bauchau à Pierre Mertens, Thomas Gunzig, Nicole Malinconi, Françoise Mallet-Joris et bien d’autres, le lecteur peut ainsi se colleter à une dynamique littéraire féconde, riche de mille et un jeux d’affirmation/travestissement identitaires. Origine historique et spécificités de ce mouvement sans véritable équivalent européen sont ainsi mises en exergue au travers d’une plongée qui est à la fois celle de la fin de la modernité en Europe et, pour la Belgique, de l’entrée définitive dans le fédéralisme étatique. Le texte éclaire tout autant le perpétuel jeu de rapports belgo-français que l’empreinte du silence d’Auschwitz sur la dynamique de cette génération.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Préface
  • Première partie Une émergence et des interactions typiquement belges
  • Au creuset du moderne, du politique et du soi : la Belgitude
  • Deuxième partie Des fables de personnages blessÉs
  • Paysage avec rivière, un essai-fiction précurseur de la Belgitude
  • La Mémoire d’un paysagiste : autour de Paysage avec la chute d’Icare de Pierre Mertens
  • Déclinaisons identitaires et inventions littéraires chez Jean Louvet
  • Ballade tragique sous forme de quête de soi. Le Dernier Duc d’Occident de Gaston Compère (1977)
  • En amont et en aval de la Belgitude, Henry Bauchau. Du « rêveur exilé de l’histoire du vent » à l’homme « parmi les autres hommes »
  • Troisième partie Des soi fragilisés mais toujours ressuscités
  • Les Actes de survie de Jacques Sojcher
  • Paradis perdus et retrouvés dans quelques œuvres de Jean-Claude Pirotte
  • L’Identité mélancolique de Nicole Malinconi
  • Ce que l’écriture littéraire dit de plus sur Michelle Martin
  • Quatrième partie Des sujets éraillés
  • Identité mosaïquée dans De cendres et de fumées de Philippe Blasband
  • La Quête identitaire dans l’œuvre de François Emmanuel
  • L’Autre au service du moi dans les fictions biographiques de Guy Goffette
  • Claude Javeau et Thomas Gunzig, ou quand un guérillero de la Belgitude rencontre un guérillero de la postmodernité
  • Cinquième partie Des mémoires en recomposition perpétuelle
  • Le Retour au belge de Françoise Mallet-Joris : Sept démons dans la ville
  • Des fleuves impassibles d’Alain Van Crugten ou de la Belgitude nostalgique en jeu
  • Le Livre des Rabinovitch: entre l’auto-narration et le palimpseste identitaire
  • Dans les méandres de la mémoire et de l’oubli. Nous veillerons ensemble sur le sommeil des hommes de Françoise Lalande
  • Index
  • Titres de la collection

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Préface

Marc QUAGHEBEUR et Judyta ZBIERSKA-MOŚCICKA

Cerner le phénomène de la Belgitude dans sa diversité littéraire constitue un défi tant cette matière se plie malaisément à une analyse rapide ou monothématique. Il en va souvent de la sorte, il est vrai, lorsqu’on s’attache à la Belgique.

Se confronter à la Belgitude c’est se colleter en effet à un phénomène multidimensionnel dont les différents aspects – politiques, identitaires, esthétiques – exigent réflexion approfondie et approches croisées, susceptibles de prendre en compte aussi bien des données historico-littéraires que sociologiques ou anthropologiques, voire psychologiques et psychanalytiques. Parler de la Belgitude implique donc d’embrasser non seulement un faisceau de problèmes complexes mais de se plonger dans d’incessantes (re)configurations créatrices au sein desquelles identité et mémoire, famille et Histoire, politique et société, langue et esthétique se conjuguent presque à l’infini.

La période à laquelle s’intéresse ce volume collectif couvre les années 1970-2013. L’Histoire de la Belgique s’y accélère plus que sensiblement1. Le processus de Fédéralisation, dont les prodromes virent le jour après la Première Guerre mondiale, prend alors son véritable cours. L’Université catholique pluriséculaire de Louvain s’est scindée en 1968. La révision de la Constitution qui y fait suite en 1970 introduit des nouveaux niveaux de pouvoir entre l’État et les Provinces. Elle précise notamment les premières modalités d’autonomisation des Communautés culturelles de langues française, néerlandaise ou allemande, créées par l’article 3 ter, une des singularités de la réforme constitutionnelle belge. Un autre article instaure, d’autre part, à Bruxelles deux Commissions, française et néerlandaise, de la culture. Par son article 107 quater enfin, elle crée les Régions qu’elle définit beaucoup moins que les Communautés culturelles. Celles-là prendront en revanche une importance décisive au fil des décennies à venir. ← 11 | 12 →

Une nouvelle révision de la Constitution a lieu en 1980. Elle transforme les Communautés culturelles en Communautés et les dote de pouvoirs exécutifs, parallèlement à l’extension de leurs compétences. Il en va de même pour les Régions. Une asymétrie s’installe toutefois puisque les néerlandophones fusionnent Région et Communauté. En 1988-1989, de nouvelles réformes ont lieu qui autonomisent notamment en Région les 19 communes de Bruxelles, et étendent notoirement les compétences des Communautés et des Régions. De nouveaux changements sont encore apportés en 1992 à la Constitution qui devient, en 1993, celle d’un État fédéral dont les exécutifs régionaux et communautaires prennent le nom de gouvernements. Les niveaux de pouvoir ne sont pas hiérarchisés. En 2012 enfin, au terme d’une crise politique plus longue encore que les précédentes, une sixième réforme de l’État est mise en place. Elle résout les questions pendantes des communes environnant Bruxelles et transfère de nouveaux paquets de compétences aux entités fédérées2.

Loin de se résumer à de simples transformations administratives, ces réformes successives modifient une partie du socle sur lequel se sont formés un imaginaire et un habitus. Elles ont donc très tôt amené les écrivains à une interrogation identitaire renouvelée dont l’affirmation de la Belgitude constitua une expression majeure3 alors même que le processus institutionnel n’en était qu’à ses débuts. Cela se produit dans un des premiers contextes européens au sein desquels s’affirment des noyaux identitaires non poreux. La Belgitude affirme une tout autre forme d’appartenance et d’existence. Son questionnement s’articule bien évidemment à d’autres mutations qui ne relèvent pas uniquement de la spécificité belge, tout en l’affectant de leurs multiples effets : mouvements d’émancipation des pays colonisés ou sous domination soviétique, multiplication des conflits armés plus ou moins considérés comme périphériques par les Puissances, suites de mai 68, mouvement d’émancipation des femmes, développement de la société de consommation, médiatisation croissante de la vie sociétale, individualisation des démarches, accélération générale du mode de vie qui imprime à l’individu un rythme effréné et modifie bien des repères usuels du sens.

Les trouvailles thématiques de la Postmodernité – ou mieux, des postmodernités – alimentent la Belgitude. À travers sa façon très particulière de questionner la problématique identitaire, le concept de ← 12 | 13 → Belgitude en constitue à la fois comme une prémisse et un hiatus. Ce fruit de l’Histoire de Belgique est tout sauf un dogme esthétique mais produit une nouvelle forme d’être-au-monde. Celle-ci bénéficiera – et se servira sans restriction esthétique – d’une grande richesse de modèles de représentation et d’écriture. Tous se combineront entre eux ou se mêleront à ceux des divers héritages qu’ils remodèleront à foison.

En résulte une pléthore de productions littéraires étonnantes et significatives, notamment par leur manière de répondre à ce double appel à l’ouverture et à une libération sui generis. Belgitude et Postmodernité mènent donc un curieux pas de deux dont le lecteur trouvera maints exemples dans ce livre. Ils produisent des synthèses originales qui s’écartent du postmoderne stricto sensu, façon Toussaint par exemple, mais n’en participent pas moins. Là encore, pour qui veut bien y regarder de près, ce type de reprise/décalage constitue une constante du fonctionnement littéraire de la Belgique francophone.

Une identité, un style, une manière d’être-au-monde et de se penser Belge ; un état d’âme, un sentiment d’appartenance et d’inappartenance ; un type de représentation de soi et du monde peu communs en Europe, la Belgitude est tout cela à la fois. Protéiforme, fuyante, rebelle, elle se laisse difficilement brider, elle qui s’en était prise aux marbres bien ordonnancés de la « Belgique de papa » mais n’entendait pas suivre pour autant ceux qui voulaient faire fi de sa très singulière Histoire. D’où la tentation de chercher à l’apprivoiser en l’auscultant dans les œuvres elles-mêmes.

Après le livre de José Domingues de Almeida, De la belgitude à la belgité. Un débat qui fit date4, lequel eut le grand mérite de présenter et analyser l’impressionnante moisson de propos théoriques des années de combat de la Belgitude, nous paraît en effet venu le moment de proposer au public un volume interrogeant directement les textes littéraires dans toute leur richesse et variété thématico-formelle. Pour ce faire, un groupe de chercheurs belges et polonais s’est formé dont la coopération a abouti à ce volume.

Celui-ci embrasse des productions littéraires qui se situent entre 1969 (L’Inde ou l’Amérique de Pierre Mertens) et 2013 (Manuel de survie à l’usage des incapables de Thomas Gunzig et Brouillard de Jean-Claude Pirotte). Mertens, Louvet, Compère, Bauchau y côtoient Sojcher, Pirotte, Blasband, Malinconi ou Mallet-Joris tandis que Juin et Van Crugten y rencontrent Javeau et Lalande. ← 13 | 14 →

Le fait que, dans ce livre, le roman domine au point de vue générique est le résultat des centres d’intérêt des uns et des autres mais aussi le fruit d’une évolution que le présent tend de plus en plus à induire. Reste que les acteurs de la Belgitude relevaient – voire pratiquaient – différents genres littéraires, fait sur lequel nous reviendrons dans des recherches ultérieures. Nonobstant l’apport majeur aux mouvements de fond de cette époque d’un Kalisky, d’un Willems, d’une Fabien ou d’un Piemme pour le théâtre, d’un Verheggen ou d’un Lambersy, d’une Claire Lejeune ou du premier Savitzkaya pour la poésie, le roman est plus présent que ces deux genres dans les pages qui suivent. Il prend toutefois des formes et des tonalités si variées que les chapitres de ce livre nous paraissent plus qu’indicatifs.

Tous les textes retenus ont en outre en commun de s’articuler autour d’un problème central : l’identité. Déclinée presqu’à l’infini, elle s’affuble de maints qualificatifs qui expriment le niveau de complexité auquel nous avons affaire. « Mélancolique » chez Malinconi ou « mosaïquée » chez Blasband, elle se cherche et se manifeste au travers des différents éclairages apportés, tantôt par le contexte familial, tantôt par l’Histoire, tantôt par le travail inlassable de la mémoire. Elle s’exprime donc dans des formes très différentes. Cela va des pages encore classiques, quoique piégées, d’un Hubert Juin ou d’un Henry Bauchau dans les années septante aux trouvailles surprenantes d’un Jacques Sojcher.

Ces textes de la quête sont à la fois ceux d’une collectivité rarement soucieuse de sa conscience commune mais aussi ceux des mille et un chemins de chacun des auteurs envisagés dans ce volume. Celui-ci rassemble d’ailleurs des écrivains de générations différentes, et dont les parcours biographiques et artistiques se situent parfois aux antipodes. Nourris d’expériences variées, animés d’objectifs distincts, ils n’en constituent pas moins de très vivantes particules d’une galaxie qu’il nous paraît important de mieux faire connaître et comprendre.

La matière de notre recherche est organisée en cinq groupes thématiques qui, tout en veillant à respecter la chronologie, rassemblent les écrivains et les œuvres appartenant à des décennies différentes autour de certains itinéraires communs.

Le volume s’ouvre par une étude transversale « Une émergence et des interactions typiquement belges ». Celle-ci s’efforce de déceler les fondements de la singularité de cette mouvance et de ce renouveau, puis de l’analyser chez un grand nombre d’acteurs du processus littéraire francophone belge de l’époque envisagée, dussent-ils ne pas toujours ressortir au mouvement. Tous étaient marqués en revanche par la reformulation du rapport à l’habitus collectif et à la modernité. Certains ← 14 | 15 → genres moins étudiés par notre ouvrage se voient donc convoqués dans ce chapitre qui cherche à ressaisir l’ensemble des phénomènes qui ont induit et spécifié la Belgitude. Indispensables pour tout examen ultérieur, les différents aspects de cette genèse et de cette vie littéraire d’une époque – rapport à l’Histoire, à la langue, à la modernité ou à la France – sont déclinés par un critique qui fut également un témoin et un acteur de ces années décisives, Marc Quaghebeur.

La deuxième partie du livre s’intitule « Des fables de personnages blessés ». Elle contient cinq chapitres qui se penchent sur certains mythes ou histoires plus ou moins personnels, constitutifs d’identités – histoires ou Histoires retravaillées, repensées, renouvelées.

Le parcours s’ouvre par un essai-fiction d’Hubert Juin, un de ses livres les plus réussis et les plus singuliers, Paysage avec rivière. Jean-Claude Kangomba y montre notamment la dialectique entre perspective exilique parisienne et chemins d’enfance gaumaise, dialectique qui constituera un élément majeur de la Belgitude, et se retrouvera même au cœur du roman de Jacqueline Harpman Orlanda5. Suit une plongée dans un paysage breughelien revisité par Pierre Mertens, celui de La chute d’Icare, que l’écrivain reprend comme titre générique de ses trois premiers romans. Julia Łukasiak y montre l’enracinement dans le mythe identitaire et la liberté, quasiment postmoderne, de cette revisitation effectuée, comme chez Juin, au travers d’un paysage.

Vincent Radermecker s’attaque, lui, à une autre forme de l’approche du tremblé identitaire belge dans les années septante, celui de Jean Louvet, engagé dans le combat social et wallon, et qui se confronte dans Conversation en Wallonie à l’image d’un père bien plus miséricordieux que celui d’Hamlet. À travers la première pièce de Gaston Compère, Laurence Boudart s’attache pour sa part à la figure d’un autre père, plus symbolique, Charles le Téméraire, une des figures tutélaires belges particulièrement revisitées au xxe siècle. Enfin le chemin d’arrachement de Soi au travers d’une libération de l’Histoire et du poids familial se voit minutieusement décrit par Alicja Ślusarska chez le plus âgé des écrivains de notre corpus, Henry Bauchau. Elle l’étudie dans un roman majeur des années septante, Le Régiment noir, puis dans l’œuvre mythique Œdipe sur la route publié juste après la chute du Mur de Berlin.

C’est encore plus près de l’intime, bien que toujours en conjugaison avec un contexte plus large, que se situent les études contenues dans la ← 15 | 16 → troisième partie de notre livre. Elles portent sur les « Soi fragilisés mais toujours ressuscités ». Les inventions stylistico-identitaires de Jacques Sojcher sont passées au peigne fin par Ewa Grabowska qui les décrypte notamment dans Le Rêve de ne pas parler. Elle y décrit une sorte de manuel de survie tragico-ludique de celui qui fut – et ce n’est pas un hasard – un des acteurs très importants du processus de formulation et de reconnaissance de la Belgitude. Samuel Lejeune s‘attache, pour sa part, aux métamorphoses du rapport à l’espace, au pays ou au père chez Jean-Claude Pirotte. Il le fait notamment via la figure centrale du récit Sarah feuille morte, mais aussi à travers l’auto-fiction Brouillard, voire la plongée dans l’enfer de la prison d’Abou-Graïb d’Absent de Bagdad.

Ces parcours ne sont pas totalement étrangers aux voyages linguistiques en Wallonie, puis entre la Wallonie et l’Italie effectués par Nicole Malinconi dans son enfance et revécus, retravaillés dans sa trilogie autobiographique au plus près de la question du langage : Nous deux, Da solo et À l’étranger. Joanna Pychowska les explore dans un chapitre avant de passer la main à Sophie Cheron qui étudie de son côté un livre ultérieur Vous vous appelez Michelle Martin. Ce récit dialogique se penche, avec une acuité et une pudeur rares, sur un des événements les plus douloureux de l’Histoire récente de la Belgique : l’affaire Dutroux. Ces viols et meurtres de petites filles interpelèrent au plus profond de lui-même le peuple qui organisa La Marche blanche, événement auquel fait également référence le chapitre de Renata Bizek-Tatara dans la dernière partie du volume.

Après la marche dans les allées du Mythe et de l’Histoire, cette section invite à une descente dans les profondeurs les plus intimes d’êtres, souvent en perte de repères. Ces pertes forment comme un écho à celles d’un peuple bousculé par les deux invasions et occupations allemandes du xxe siècle.

La quatrième partie du volume poursuit cet itinéraire en s’attachant à « Des sujets éraillés ». Des figures d’individus écartelés entre différentes appartenances balisent cette section. Ainsi les personnages de Philippe Blasband étudiés par Aleksandra Komandera dans De cendres et de fumées, qui hésitent dans leur quête et s’aventurent souvent dans des régions enfouies, voire non-dites, de leurs histoires complexes de Juifs iraniens arrivés en Belgique après la chute du Shah.

Le héros du Sentiment du fleuve de François Emmanuel étudié par Wiesław Kroker se trouve emporté, lui, par un héritage imprévu dans des contrées bien plus périlleuses que celles du héros d’Octobre, long dimanche, quelque cinquante ans auparavant. Ce roman singulier dans l’œuvre de cet écrivain est aussi un des rares où il est explicitement question de la ← 16 | 17 → Belgique. La caisse de résonance de la mémoire familiale est donc aussi celle de pages noires de la vie du pays, toutes choses que ce roman traite avec une ironie douce-amère propre au postmoderne. On en trouvera une exemplification bien plus radicale dans un autre chapitre de cette section.

Les arrière-plans déboussolés du sujet contemporain confronté à un univers pléthorique et protéiforme se voient en effet mis en lumière par Judyta Zbierska-Mościcka qui met en écho un texte de Thomas Gunzig Manuel de survie à l’usage des incapables avec un essai de Claude Javeau, le co-inventeur du terme Belgitude, Les Paradoxes de la postmodernité. À travers ce chapitre se construit en outre une partie de la réflexion du volume sur l’articulation tensionnelle constante entre ce que la Belgitude a amené – un être-là toujours partiellement indécis mais acceptable – et ludisme ou angoisse presque aterritoriaux.

L’étude que le regretté Jerzy Lis consacre à deux textes de Guy Goffette, publiés dans la collection « L’un et l’autre », résonne enfin en profondeur avec le propos de la section. La fragilité des uns et des autres ne s’emblématise-t-elle pas dans des fictions dont les « héros » ont besoin du support ou des surprises de l’Autre pour advenir à un Soi, certes toujours instable mais plus ou moins vivable ? Au-delà de ce qu’elle a stigmatisé dans certaines attitudes antérieures à elle et révélé du rapport profond des Belges à eux-mêmes, la Belgitude n’a cessé d’indiquer de tels possibles comme étant ceux des sujets. Qu’il s’agisse du poète britannique Wystan Auden, lequel s’intéressa lui aussi à Pieter Breughel ou de Paul Verlaine, antique voisin ardennais des confins gaumais de l’enfance du poète, la fiction biographique du tiers devient chez Guy Goffette celle d’un soi capable ainsi de trouver une sorte de réconciliation avec lui-même comme avec le monde. En un sens, le Belge en a, de très longue date, l’habitude.

L’ultime partie de cet ouvrage, « Des mémoires en recomposition perpétuelle », revient sur ce à quoi nul n’échappe, mais à quoi se collette toute création, fût-ce pour tenter de la nier ou de la recomposer. Incontournable facteur et catalyseur de toute quête, la mémoire fait partie de tout questionnement identitaire, qu’il soit alimenté par une histoire familiale comme celle des Rabinovitch chez Philippe Blasband, mini-saga analysée dans cette section par Bogumiła Oleksiak ou par un retour aux lieux d’une enfance flamande francophone chez une Françoise Mallet-Joris étudiée par Renata Bizek-Tatara dans son roman Sept démons dans la ville.

Étude particulièrement révélatrice puisque la fille de Suzanne Lilar – comme Dominique Rolin, des décennies plus tôt, mais d’une tout autre façon – fait retour sur le pays natal à la fin du xxe siècle, notamment à ← 17 | 18 → travers le moment tragique et civique de La Marche blanche. Elle peut ainsi se raccorder à la mémoire profonde du mythe belge du XIXe siècle6 et s’articuler au présent du pays. Ce type de retour tardif sur soi peut également prendre la voie d’un chemin initiatique plus cryptique tel celui parcouru par le personnage central du premier roman d’Alain Van Crugten, Des Fleuves impassibles, étudié par Ryszard Siwek, et qui remonte, lui, aux lointains apports du Limbourg hollandais constitutifs du devenir de la Belgique de 1830. De quoi en remettre encore sur des complexités mémorielles qui n’interdisent pas le jeu – tout au contraire.

L’odyssée personnelle et familiale peut aussi conjuguer le pays natal, les pays voisins, voire les continents, défi auquel entend répondre Nous veillerons ensemble sur le sommeil des hommes de Françoise Lalande. La mémoire de la Shoah, dont le premier chapitre de ce livre évoquait le rôle et le poids sur la conception même de la Belgitude – bien au-delà de ce qui s’en peut lire directement chez un Jacques Sojcher par exemple – est notamment examinée par Joanna Teklik dans le chapitre de clôture de cet ouvrage. Elle l’inscrit dans la question plus large du rebrassage de cette mémoire par une génération qui ne fut pas le témoin direct de la Seconde Guerre mondiale tout en étant profondément marquée par cette dernière.

Ce chapitre ouvre des perspectives de travail futures sur la transformation incessante du mémoriel. La mémoire constitue l’une des clefs de voûte du volume. Elle se trouvait au cœur même de la revendication de la Belgitude : le droit de connaître et de se référer, sans fétichisation nationaliste, aux éléments de son histoire propre dans la littérature.

Ce qui s’y dit de plus, pour paraphraser le titre d’un des chapitres de ce livre collectif, a produit des œuvres d’une grande originalité dans chacun des trois grands genres littéraires. Celles-ci opèrent un tressage très particulier de l’inscription identitaire belge comme du postmoderne, habitus moins étranger qu’il peut y paraître au sein de ce peuple d’individualistes peu portés par ailleurs à s’identifier à cette dernière mode qu’ils n’attendirent pas pour se mettre à distance du monumental et du sérieux.

Ce livre ne constitue bien évidemment qu’une première incursion, quelque peu soutenue, dans cette matière dont nous entendons poursuivre l’exploration. Le théâtre, convoqué ici pour l’analyse d’une œuvre de Jean Louvet et d’un autre texte, de Gaston Compère celui-là, pourrait par exemple faire l’objet d’un volume à part. De même que la poésie. ← 18 | 19 →

Résumé des informations

Pages
304
Année
2016
ISBN (PDF)
9783035265712
ISBN (ePUB)
9783035296945
ISBN (MOBI)
9783035296938
ISBN (Broché)
9782875740144
DOI
10.3726/978-3-0352-6571-2
Langue
français
Date de parution
2015 (Décembre)
Mots clés
Bauchau Mertens Gunzig Malinconi
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2015. 304 p.

Notes biographiques

Marc Quaghebeur (Éditeur de volume) Judyta Zbierska-Moscicka (Éditeur de volume)

Marc Quaghebeur dirige les Archives et Musée de la Littérature à Bruxelles. Il préside l’Association européenne des Études francophones. Centrées sur l’articulation entre Histoire et esthétique, ses recherches, après s’être attachées notamment à Arthur Rimbaud, se sont concentrées sur les littératures francophones, de Belgique et d’ailleurs. Il a publié en 2015 le premier tome d’un Opus, intitulé Histoire, Forme et Sens en Littérature. La Belgique francophone. L’Engendrement (1815–1914). Judyta Zbierska-Mościcka est maître de conférences à l’Université de Varsovie. Ses recherches se focalisent sur la littérature belge francophone des XIXe, XXe, et XXIe siècles, et notamment sur le roman contemporain et les relations entre identité et espace. En témoigne, entre autres, Lieux de vie, lieux de sens (2014), forte étude consacrée à sept romancières belges du XXe siècle.

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