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Ville infectée, ville déshumanisée

Reconstructions littéraires françaises et francophones des espaces sociopolitiques, historiques et scientifiques de l’extrême contemporain

de Sylvie Freyermuth (Éditeur de volume) Jean-François Bonnot (Éditeur de volume) Timo Obergöker (Éditeur de volume)
©2014 Collections 282 Pages

Résumé

Le programme de recherche Reconstructions littéraires françaises et francophones des espaces sociopolitiques, historiques et scientifiques de l’extrême contemporain a réuni des chercheurs européens dont les travaux, présentés ici, sont entrés en dialogue au sujet de la catégorie de l’espace, en étroite relation avec la géographie, l’histoire, les sciences sociales et politiques, et enfin les sciences cognitives et la cybernétique.
L’espace est soumis aux tensions des difficiles premières années du XXIe siècle (guerres, peurs et fantasmes « terroristes », etc.), de surcroît marquées par une crise économico-financière sans précédent depuis 1929, de telle sorte que les groupes sociaux et les individus s’inscrivent dans des situations très nouvelles dans lesquelles se trouvent réactivés soupçons et défiances à l’égard des institutions politiques et de leurs administrations. Aucun domaine n’est épargné, qu’il s’agisse de l’éducation, de la recherche scientifique ou des activités de diffusion de l’information.
Ce volume explore et analyse la création, essentiellement romanesque, de l’extrême contemporain, où l’espace s’impose avec force, comme en témoigne le rôle rempli par les lieux archétypiques de la « surmodernité » – prisons, usines, périphéries urbaines, voire centrales nucléaires, ensemble de lieux « sans qualités apparentes ». C’est parce que la littérature est à la fois une caisse de résonance des fantasmes et des terreurs et une conscience critique, que ces contributions veulent rendre compte de ce rapport avec l’espace, dont l’humain a lui-même organisé la planétarisation et – paradoxalement – la déshumanisation.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Avant-propos
  • Première partie Contamination de l’espace et informations contaminantes
  • Corps humain et corps social dans la ville infectée. Hervé Guibert et Marie NDiaye
  • La peste au troisième millénaire (Pars vite et reviens tard de Fred Vargas)
  • Du rôle des indices biologiques et culturels dans la propagation de la contamination dans les réseaux sociaux et urbains
  • Paris « ville atroce » dans la vision de Michel Houellebecq
  • Deuxième partie Des lieux et non-lieux d’Augé… À leur remise en cause comme catégories ontologiques
  • Aux confins des villes infectées.Un livre blanc de Philippe Vasset
  • Ambulo ergo sum : le chant du piéton (une espèce en voie de disparition)
  • Dogvilles : Jean Rolin sur les traces des chiens errants
  • Généricité et degré d’implication dans l’appréhension des processus de déshumanisation – ou d’humanisation
  • Troisième partie Espaces-cyborgs et avatars d’aliens
  • De l’insoutenable banalité des lieux-cyborgs. Les stations-service dans l’imaginaire de l’extrême contemporain
  • Le Berlin de François Bon et Jean-Philippe Toussaint : une ville habitée d’Histoire
  • Pour une désaliénation neuro-cognitive des Aliens des légendes (r)urbaines
  • Quatrième partie Littérature et penseurs de l’espace urbain
  • Les non-lieux littéraires comme lieux rhétoriques.Quelques remarques sur l’imaginaire spatial de la littérature française contemporaine
  • Les lieux de l’extrême contemporain et la pensée du quotidien. De Certeau et Toussaint
  • Titres de la collection

Avant-propos

Sylvie FREYERMUTH

Université du Luxembourg

Jean-François P. BONNOT

Université de Franche-Comté

Timo OBERGÖKER

Université de Chester

Cet ouvrage est le fruit de la première phase de collaboration entre les chercheurs qui se sont associés au programme Reconstructions littéraires françaises et francophones des espaces sociopolitiques, historiques et scientifiques de l’extrême contemporain (« LociLitt »1).

Les différents chapitres de ce livre témoignent de l’orientation résolument interdisciplinaire qui a infléchi les axes de réflexion des contributeurs, et c’est dans cette approche plurielle que « LociLitt » s’est fixé pour objectif d’analyser la catégorie de l’espace – et spécifiquement celui de la ville – dans la littérature française et francophone, en étroite relation avec la géographie, l’histoire, les sciences sociales et politiques, et enfin les sciences cognitives et la cybernétique.

La révolution du Spatial Turn : du paradigme temporel au paradigme spatial

La catégorie de l’espace a été touchée par le changement radical apporté par le Spatial Turn (Healey and Stamp, 2000 ; Claval, 2008 ; Finnegan, 2008) ; celui-ci, renforcé par les progrès du SIG [ou GIS : Geographical Information System] (Mc Donald et Black, 2000 ; Siebert, 2000 ; Zeller 2000 ; Schuurman, 2002), prend appui sur une ouverture de la géographie aux sciences humaines et sociales (Warf et Arias, 2009 ; Withers, 2009), car la conjonction de ces approches est plus apte à rendre compte de l’éclatement des espaces humains – la source de la perception spatiale étant enfin prise en compte à travers la subjectivité de ← 9 | 10 → l’observateur. De ce fait, il n’est plus pertinent de considérer le lieu comme une catégorie ontologique, mais il convient au contraire de l’envisager comme le résultat d’un processus. Le paysage devient l’illustration idéale de cette irruption de la subjectivité (Cosgrove, 2004 ; Nold, 2009), puisqu’il est le fruit du mode de fonctionnement de l’imagination et des diverses façons de percevoir. On songe, par exemple, à ces tableaux des XVIe et XVIIe siècles donnant à voir des villes aux proportions et à la perspective totalement bouleversées, afin de représenter tous les lieux selon leur importance politique, sociale ou culturelle. Mais on fait également référence aux expérimentations de cartographie émotionnelle menées dans diverses grandes villes du monde et aux retombées qu’ont ces recherches sur le domaine des gender studies (Boyer, 2004, 2005, 2006, 2008 ; Kwan, 2002, 2004, 2007).

Vers la représentation littéraire du malaise de la surmodernité : des lieux et non-lieux de l’extrême contemporain à la ville-cyborg

L’espace, de quelque nature qu’il soit, cristallise de nombreuses angoisses dans nos sociétés occidentales, a fortiori lorsque les difficiles premières années du XXIe siècle (guerres, peurs et fantasmes « terroristes », etc.), de surcroît marquées par une crise économico-financière sans précédent depuis 1929, inscrivent les groupes sociaux et les individus dans des situations assez nouvelles, en réactivant soupçons et défiances à l’égard des institutions politiques et de leurs administrations. Aucun domaine n’est épargné, qu’il s’agisse de l’éducation, de la recherche scientifique ou des activités de diffusion de l’information. Le sens des activités humaines s’en trouve profondément affecté, en sorte que « ce qui nous fait penser », pour reprendre le titre d’un ouvrage toujours d’actualité de Changeux et Ricœur (1998) est devenu moins aisé à appréhender, au moins dans un courant « mainstream » de la pensée occidentale. En effet, le sujet est soumis à des contraintes contextuelles et environnementales toujours plus fortes, en partie imputables à une restructuration drastique de l’espace – notamment urbain, car l’espace chorotaxique (espace de référence, espace physique) (Cauvin, 1999, 2002) est continûment réinterprété en termes d’espaces fonctionnels, eux-mêmes individués en fonction des perceptions des sujets, des informations dont ils disposent et des croyances au fondement de leurs conduites (Varela, 1989 ; Kitchin, 1994). On peut reprendre ici l’heureuse expression d’Edward T. Hall, qui parlait « d’accent spatial » (en référence à « l’accent vocal ») au sujet des perceptions d’un sujet placé dans un environnement étranger, perceptions donc, presque nécessairement « étranges » (1959/1984, p. 192). Ceci vaut pour le voyageur, bien sûr, mais aussi pour tout individu se retrouvant ← 10 | 11 → dans un contexte physique et/ou intellectuel inhabituel et déstabilisant, dans lequel il devient difficile de distinguer un élément nucléaire. Ce type d’observations a d’ailleurs amené l’architecte japonais Kuniichi Uno (2001) à considérer que le « pouvoir contemporain ne possède pas de centre, mais seulement des marges. » (cité par Gandy, 2005) Et, de fait, les périphéries acquièrent petit à petit, non seulement leur autonomie économique (hypermarchés, zones « artisanales »), mais aussi une visibilité médiatique largement fantasmée (les « quartiers », dont la dénomination laisse penser qu’eux seuls sont encore structurés, mais aussi clos).

Le programme de recherche « LociLitt » a voulu explorer et analyser le lien tissé entre ces nouveaux paradigmes et la création – essentiellement romanesque – française et francophone de l’extrême contemporain, dans laquelle l’espace s’impose avec force, comme en témoigne le rôle rempli par les lieux archétypiques de la surmodernité (Augé, 1993 ; Horvath, 2007 ; Evrard, 2008), à savoir la prison, l’usine, les périphéries urbaines, voire les centrales nucléaires, ensemble de lieux « sans qualité ». Or la littérature peut être considérée comme un des modes de représentation et donc d’organisation des espaces sociaux – modes allant de pair avec une recatégorisation extrêmement dynamique des individus (certes à l’œuvre depuis le XIXe siècle), comme le souligne Hacking (2004-2005), pour des catégories aussi diverses que la classification des maladies, des troubles mentaux, corporels ou sociaux. D’une manière générale, ces recatégorisations entraînent des modifications de positions sociales, les individus « assum[ant] ou repouss[ant] les attributs qui caractérisent la nouvelle classe », en raison de l’émergence de nouvelles possibilités de choix. (Hacking, ibid.) Mary Douglas (1986/1999), examinant le rôle de la cognition dans la formation de l’ordre social, rejoignait Hacking en observant (p. 116, op. cit.) que la génération très rapide de catégories nouvelles a induit des stratégies de redéfinitions identitaires : « de nouveaux noms sont prononcés, et aussitôt de nouvelles créatures surgissent qui leur correspondent », écrivait-elle. Elle n’y fait pas allusion, mais parmi ces « nouvelles créatures », les cyborgs occupent une place de choix (Clynes et Kline, 1960), individus à mi-chemin de la machine et de l’humain, dont la littérature de science-fiction – anglo-saxonne (par exemple Cordwainer Smith, alias Paul Linbarger), mais aussi francophone (J.-P. Andrevon entre autres) – a fait ses délices durant de nombreuses années. De façon insidieuse, se profile une déshumanisation progressive de la relation à l’environnement, les « aides à la perception » – et autres écrans – étant de plus en plus nombreuses et la distance de l’humain au monde physique ne cessant d’augmenter. Ainsi est-on amené à envisager sérieusement une naturalisation des percepts assistés par les nouvelles technologies (Changeux et Ricœur, op. cit., p. 75). L’espace ← 11 | 12 → de la cité pourrait alors être géré par une « Ambient Intelligence » (AmI) faite d’interfaces intelligentes, de réseaux sans fils, etc. (Crutzen, 2007).

C’est ce rapport avec l’espace, dont l’humain a lui-même organisé la planétarisation et – paradoxalement – la déshumanisation, que les contributeurs de cet ouvrage ont analysé au cœur de la littérature de l’extrême contemporain, tout en laissant la porte ouverte aux processus d’humanisation qui sont susceptibles de remettre en cause la définition qu’Augé donnait des lieux et des non-lieux. La présentation thématique des articles rend compte de cette volonté que nous avons eue d’appréhender l’espace (spécifiquement urbain) livré à l’infection et à la déshumanisation.

Première partie : Contamination de l’espace et informations contaminantes

Dans une perspective historique tout d’abord, Véronique Adam se propose d’analyser la (re)construction de l’espace au cœur de la ville infectée. Du XVIe siècle au XVIIIe siècle, corps malade et ville infectée, « privé et public, fonctionnent comme deux espaces communicants et caméléons », et « le roman, lieu d’une exploration des mondes possibles en marge de la ville contaminée, reconstruit l’espace en unifiant les territoires de la ville. » Il en va tout autrement du roman de l’extrême contemporain qui donne à voir la ville infectée, non plus comme un espace unifié représenté au cœur d’« un imaginaire de la structure qui n’oppose pas le collectif à l’individu et confond le désordre symbolique dans la ville et l’épidémie qui ronge le corps », mais comme un lieu rendu complexe par la multiplication des territoires séparés les uns des autres par des frontières. Véronique Adam voit dans deux romans d’Hervé Guibert et une courte nouvelle de Marie NDiaye la représentation emblématique de ces nouveaux mondes possibles (notion que l’auteure de l’article réévalue par rapport à la définition qu’en a donnée L. Dolezel), dans lesquels le malade se trouve prisonnier de l’espace que la maladie le contraint à investir, coupé de la ville bien portante qui s’ingénie à l’ignorer, reclus dans une des multiples fragmentations de l’espace.

Avec l’étude que fait Simona Jişa du roman policier Pars vite et reviens tard de Fred Vargas (2001), nous voyons comment une épidémie de peste qui se serait déclarée de nos jours à Paris provoque des réactions hystériques. La romancière a mis en scène « les grandes peurs ancestrales de l’homme pour le loup, le diable, le vampire » qui sont les manifestations de la peur ultime de la mort. L’angoisse des habitants se manifeste lorsque des signes étranges (un 4 inversé, autrefois censé protéger de la peste) sont peints sur les portes de deux immeubles, à deux extrémités de Paris. Elle se transforme en terreur avec la succession de ← 12 | 13 → meurtres (laissant sur le cadavre les signes de la « mort noire ») perpétrés contre les occupants d’appartement dont les portes n’ont pas été taguées du 4 inversé. Cette enquête du commissaire Adamsberg est pour Fred Vargas un moyen de conjecturer l’effet désastreux d’une épidémie parmi la population, toujours prompte à s’abandonner à une peur frénétique qu’elle entretient et amplifie elle-même. Simona Jişa montre la relation d’homonymie qui pourrait exister entre ce processus d’infection mentale (le délire paranoïaque) et une véritable infection déclenchée par des terroristes dans une guerre bactériologique.

Jean-François P. Bonnot traite d’un processus de contamination d’un tout autre ordre, puisqu’il défend l’idée selon laquelle « les phénomènes de contamination “sociale” et “culturelle” (peurs diverses culminant parfois en paniques – les échelles temporelles étant naturellement différentes – sentiments d’humiliation collective, le cas échéant rumeurs) tout en possédant de fortes spécificités, fonctionnent en partie de façon analogue aux phénomènes biologiques. » Après avoir mis en évidence les caractéristiques des notions polysémiques de contamination et contagion, et réexaminé la théorie du paradigme indiciaire, l’auteur de l’article illustre son propos essentiellement à travers deux œuvres : la BD Péché mortel de Béhé et Toff et Les Survivantes, un roman « noir » de Lalie Walker. Leur étude comparée met en évidence les modalités de circulation de l’information contaminante de même que le rôle des traces mémorielles et physiques dans des réseaux sociaux stratifiés et urbains (Strasbourg pour Péché mortel et Les Survivantes), et la manière dont les indices sont interprétés. Enfin, J.-F. P. Bonnot, à la lumière du phénomène de transformation d’un haut-lieu en non-lieu (Strasbourg victime d’une terrible épidémie dans Les Survivantes), suggère de revoir la définition que donne Augé du non-lieu.

Yvonne Goga, tout comme Simona Jişa, plonge son lecteur dans la capitale française, mais c’est une autre sorte de violence qu’elle analyse, en passant au crible Extension du domaine de la lutte (1994) de Michel Houellebecq : celle d’une « ville atroce ». L’habitant de la grande métropole, à la fin du XXe siècle, y est observé, disséqué dans les rapports qu’il entretient avec son habitat. La ville est la métaphore de l’intériorité de l’individu et si Houellebecq montre de quelle manière les plans d’urbanisme détruisent la ville, Yvonne Goga l’interprète comme une manière de signifier le vide existentiel de son habitant. La vie spirituelle et culturelle des individus s’atrophie au profit d’une « culture d’entreprise » qui déshumanise, au sens où elle vide les relations interpersonnelles de toute substance et de toute empathie. Cette nouvelle culture subordonne les comportements individuels à la démagogie du patron d’entreprise et plonge les individus soit dans l’indifférence, soit dans l’agressivité. Ainsi, « Houellebecq démontre la manière dont s’installe le sentiment ← 13 | 14 → d’amertume dans l’âme de l’être humain en exploitant le symbolisme de l’espace » et met en évidence les interrelations qui s’exercent entre la ville et le citadin.

Deuxième partie : Des lieux et non-lieux d’Augé …

Paris sollicite toujours l’attention des chercheurs, et ce sont les « zones blanches », types particuliers d’espace, qu’explore Timo Obergöker, à travers Un livre blanc : récit avec cartes de Philippe Vasset (2007), dont « l’enjeu se situe à la frontière entre littérature, cartographie et arts plastiques ». Grâce à cet ouvrage qui se complète d’un site internet, le lecteur/spectateur peut interagir avec « la carte 2314 OT de l’Institut géographique national qui couvre Paris et sa banlieue » ; cependant, la dénomination « zone blanche » est totalement inadéquate. En effet, vides sur la carte et donc considérés comme des non-lieux dans la terminologie d’Augé, ces espaces se remplissent dans la réalité de vies souvent cabossées : campements de personnes démunies vivant dans la boue, sous l’autoroute A1, au nord de Paris à la frontière du périphérique jouxtant le 19e arrondissement. Alors que la vacuité de la carte suscite des rêveries et l’irruption du merveilleux dans l’espace rationnellement quadrillé, c’est en réalité le honteux et l’inacceptable que découvre le marcheur qui, de ce fait, n’est plus le flâneur Philippe Vasset, mais celui qui voit son entreprise de représentation verbale de ces zones vouée à l’échec.

Sur ces brisées, Nathalie Roelens montre de quelle manière « le XXe siècle a vu la place du marcheur révoquée, son rôle stigmatisé socialement (“voyou” potentiel) et moralement (“voyeur” potentiel). » Le piéton, toujours soupçonné d’intentions subversives, est mis hors jeu par le culte de la vitesse qu’impose la mobilité urbaine en infectant la ville, et ce en dépit des « exhortations nostalgiques à préserver des “lieux de rencontre” (Augé) ou à “pratiquer” l’espace moyennant des “grammaires cheminatoires” et jubilatoires (de Certeau). Selon l’auteure de l’article, « il faudra l’écriture, en rupture de toute appartenance générique consacrée, de Julien Gracq, de Patrick Modiano ou de Raymond Depardon, pour épurer, désinfecter la ville de son quadrillage et de ses parcours obligés », et pouvoir retrouver « le genius loci même à la périphérie, dans ces franges de la ville qui échappent à Street View et aux outils de la ville augmentée, dans ces terrains vagues qui n’offrent aucune prise aux capteurs de géolocalisation ».

… à leur remise en cause comme catégories ontologiques

Une première étude de La Clôture de Jean Rolin avait conduit Manet Van Montfrans à s’introduire avec le romancier dans les zones blanches situées entre le périphérique et le boulevard Ney à Paris, à la recherche ← 14 | 15 → des non-lieux de la « surmodernité » définis par Augé. Dans le présent article, elle poursuit ses investigations en compagnie du même auteur qui, dans un texte entre reportage et récit de voyage intitulé Un chien mort après lui (2009), emmène le lecteur dans les endroits les plus déshérités de la planète où sévissent les conséquences de guerres, d’épidémies et de pauvreté endémique. Au milieu de la désolation, aux côtés d’hommes privés du strict nécessaire, vivent d’agressifs chiens « féraux », animaux domestiqués autrefois et retournés à la vie sauvage. Manet Van Montfrans analyse le motif allégorique du chien errant que Jean Rolin exploite et situe dans l’inhabitable pour mieux mettre en évidence les « dégâts causés par la folie des hommes ». Cependant, selon l’auteure de l’article, cette déshumanisation est relativisée par une mise en perspective diachronique des catastrophes et surtout, perd de sa virulence en laissant un espace à une réhumanisation qui s’opère à travers le style sobre de l’écrivain et son empathie pour les êtres.

L’existence d’une possibilité de réhumanisation permet de nuancer les appellations radicales de lieu et non-lieu définies par Augé, comment l’amorcent les articles de Jean-François P. Bonnot et Manet Van Montfrans. C’est à ce constat que parvient également Sylvie Freyermuth, lorsqu’elle remet en cause ces notions à la lumière de textes qui représentent des espaces spécifiques : l’hôpital (Nicole Malinconi), l’agence « Pôle Emploi » (Florence Aubenas), la gare (Joy Sorman) et la centrale nucléaire (Élisabeth Filhol). Les espaces décrits peuvent être appréhendés dans une approche externe, c’est-à-dire factuelle, ou au contraire interne lorsque la subjectivité y trouve sa place, faisant écho en cela à la modification de perspective des années 1980, liée aux retombées du spatial turn. Dans le premier cas, les phénomènes sont par exemple quantifiables à travers le nombre de caméras de surveillance urbaine installées pour la « protection » des citoyens, ou bien en fonction de la quantité de mètres carrés de terrain laissés à l’abandon et donc à leur récupération par des activités marginales indéterminées ; dans le deuxième cas, il s’agirait plutôt d’une vision interne forgée à l’aune des attentes individuelles en matière de qualités d’humanité, qui permettrait de dénoncer les conséquences des nouvelles géopolitiques issues de la convergence des mutations économiques, démographiques et technologiques.

Troisième partie : espaces-cyborgs et avatars d’aliens

Sonja Kmec et Agnès Prüm consacrent leur article à l’analyse de la métaphore du cyborg – en d’autres termes, des relations entre l’être humain et les moyens technologiques dont il se dote – en explorant un espace appartenant à ce qu’Augé nomme les « non-lieux réels de la surmodernité ». Dans l’espace très précis des marches luxembourgeoises et « dans un contexte post-Schengen, où les frontières étatiques ← 15 | 16 → intereuropéennes s’estompent », les auteures s’intéressent à la station-service et à l’aire de repos qui l’accompagne. Plutôt que de considérer ces endroits comme des non-lieux, elles estiment qu’il s’agit plutôt d’espaces interstitiels qui constituent « une sorte de porte d’entrée ou de sortie d’un régime fiscal vers un autre », « entre les sphères privée et publique », et surtout « comme des “lieux-cyborgs”, mélangeant ce qui est organique (humain/animal/minéral) et ce qui est technique (mécanique/électronique), déstabilisant ainsi la distinction quasi instinctive entre “le naturel” et “l’artificiel” ». S. Kmec et A. Prüm se fondent sur des événements réels arrivés de manière inattendue dans des stations-service, de même que sur un corpus de films tournés dans ces endroits, afin de démontrer le caractère hybride de ces espaces fantasmatiquement investis.

Ce n’est pas un espace interstitiel en marge de l’urbain qu’étudie Petr Dytrt, mais la ville-cyborg elle-même, excellemment matérialisée par Berlin marquée par la chute du Mur : « Représentation de l’espace anthropologique et en même temps structure diachronique où s’entassent différentes strates historiques, la ville dans son aspect spatio-temporel se prête à une investigation littéraire chez les écrivains contemporains qui invitent à des confrontations intéressantes. » Aussi Petr Dytrt s’appuie-t-il sur deux textes, La Télévision de Jean-Philippe Toussaint et Le Calvaire des chiens de François Bon, qui se servent de Berlin comme d’une toile de fond afin de mettre au jour l’hybridité caractéristique des villes postmodernes. Autant J.-Ph. Toussaint « donne à voir un espace de détente, de recréation et de fuite », autant F. Bon prend le parti de jeter un éclairage sur les usines et les lieux de travail. Bien que leurs perspectives soient différentes, tous deux s’accordent à attribuer un rôle déterminant à l’architecture de béton, d’acier et de verre dans la littérature. Enfin, des observations quasi anthropologiques permettent à F. Bon et J.-Ph. Toussaint d’interroger le rôle joué par Berlin dans la manière dont chacun perçoit autrui.

Marie-Agnès Cathiard est la seule à explorer le domaine des « avatars d’Aliens dans les peurs des légendes urbaines » – (r)urbaines, rectifie-elle en considérant le contenu des récits recueillis dans la région française Rhône-Alpes, au XXIe siècle. En effet, les trames récurrentes de ces narrations consistent en des « rencontres étranges [de] filles en fugue de zones rurales résidentielles vers le centre-ville, ou [des] rencontres d’auto-stoppeuses fantômes après une soirée disco », et font ainsi partie de « ces mouvements courants du rurbain, conséquence d’une périurbanisation croissante ». Or comment interpréter ces légendes ? Marie Cathiard se demande s’il faut « penser la rencontre (r)urbaine de l’Alien dans un cadre neuro-cognitif qui laisse autant la place à la délusion qu’à ← 16 | 17 → l’expérience non-pathologique ». La réponse tient dans le développement de son analyse, car l’auteure voudrait « contribuer à dédélusionner ces phénomènes dont [elle a] pu démontrer la réalité neurale » (Cathiard et al., 2011, Cathiard et Abry, 2011). Elle voudrait ainsi, s’agissant des légendes (r)urbaines mettant en scène des Aliens, « réfréner la tentation étiologique qui a fait passer trop hâtivement les rapports d’expérience d’une présence Alien pour des états neuraux psychiatriques, comparés directement à ceux d’une schizophrénie, ce qui est une extrapolation qui […] ne résiste pas aux faits. »

Quatrième partie : Littérature et penseurs de l’espace urbain

Dans son article, Christelle Reggiani envisage la mutation qu’a subie le genre romanesque entre le XIXe et le XXe siècle : un passage du temps à l’espace. Le romanesque spatial, particulièrement bien représenté par l’œuvre de Perec, s’accompagne de l’interrogation « Comment habiter le monde ? », qui trouve son soubassement dans le lien instauré entre l’espace et l’Histoire à travers l’expérience singulière de la Shoah et particulièrement celle – radicale – des camps de concentration, « comble de l’inhabitable ». Selon Christelle Reggiani, « Espèces d’espaces de Georges Perec [qui] constitue un repère central, une œuvre matrice bien au-delà de son rayonnement actuel dans les écoles d’art et d’architecture » est aussi à la source d’un malentendu : « le propos de Perec ne tend pas à une critique de l’inhabitable contemporain […] pas plus qu’à une typologie des non-lieux, mais bien, de manière beaucoup plus positive, et volontariste […], à une refondation de l’espace par l’écriture. » C’est aussi, pour l’auteure de l’article, une occasion de s’interroger sur la légitimité « de concevoir la littérature de ce dernier quart de siècle comme, à nouveau, saisie par l’Histoire ».

Annelies Schulte Nordholt note également la prégnance de l’espace et de la vie quotidienne dans les œuvres des auteurs de l’extrême-contemporain, comme par exemple Bon, Echenoz, Toussaint. Elle estime qu’on peut noter un changement de paradigme, amorcé dès les années 1950-1960 par les travaux de M. de Certeau et H. Lefèbvre, ou par des auteurs tels que Pérec. Ceux-ci donnent « toute la place à l’espace, aux rythmes de l’action, aux objets en soi (en dehors de leur utilité pratique), aux pratiques quotidiennes, bref au donné. » Annelies Schulte Nordholt consacre la deuxième partie de son article à deux scènes extraites de textes de J.-Ph. Toussaint – Faire l’amour et Fuir – dans lesquels elle a sélectionné deux scènes d’anthologie de la littérature urbaine : la vue surplombante du haut d’un hôtel de Tokyo et le voyage en train, commentées par de Certeau dans L’invention du quotidien. Cela permet à l’auteure de l’article d’analyser l’évolution de telles scènes de panorama ← 17 | 18 → de de Certeau à Toussaint et de se demander « jusqu’à quel point [on peut] alors lire les auteurs de l’extrême contemporain dans le prolongement de ces penseurs modernes du quotidien et de l’espace urbain ».

***

Les diverses études menées sur les reconstructions littéraires françaises et francophones des espaces sociopolitiques, historiques et scientifiques de l’extrême contemporain, ont notamment conduit les chercheurs de ce programme interdisciplinaire à remettre en cause les définitions que donnait Augé du lieu et du non-lieu, concepts qui ont pourtant laissé une empreinte profonde sur les travaux de nombreux intellectuels des vingt dernières années. Or il est apparu, à la lumière des analyses – issues de perspectives et de champs très diversifiés – contenues dans cet ouvrage, que loin de pouvoir admettre les catégories de lieu et non-lieu comme ontologiques, il était nécessaire au contraire de les reconsidérer à l’aune des pratiques individuelles. Tel espace, selon la manière dont il est habité, vécu ou fantasmé peut simultanément appartenir à l’une ou l’autre catégorie. Cette instabilité est certainement l’une des preuves les plus convaincantes que dans l’approche des espaces de notre modernité, il faut réintégrer le pouvoir de la subjectivité et par conséquent laisser toute sa place à l’humain.

Indications bibliographiques

Arias, Santa, (2010) « Rethinking space: an outsider’s view of the spatial turn », GeoJournal, 75, pp. 29-41.

Augé, Marc, (1992) Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Le Seuil.

Augé, Marc, (1993) Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Aubier.

Augé, Marc, (1997) La guerre des rêves. Exercices d’ethno-fiction, Paris, Le Seuil, « La librairie du XXe siècle ».

Augé, Marc, (2008) « Sur quelques cartes postales des années trente », L’Homme, pp. 185-186, 1-2, 229-239.

Augé, Marc, (2008) Le Temps en ruines, Paris, Galilée.

Résumé des informations

Pages
282
Année
2014
ISBN (PDF)
9783035264302
ISBN (ePUB)
9783035295719
ISBN (MOBI)
9783035295702
ISBN (Broché)
9782875741776
DOI
10.3726/978-3-0352-6430-2
Langue
français
Date de parution
2014 (Août)
Mots clés
déshumanisation planétarisation sciences cognitives crise économico-financière lieux archétypiques
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2013. 282 p.

Notes biographiques

Sylvie Freyermuth (Éditeur de volume) Jean-François Bonnot (Éditeur de volume) Timo Obergöker (Éditeur de volume)

Sylvie Freyermuth est professeur de langue et littérature françaises au sein de l’unité Education, Culture, Cognition, Society de l’Université du Luxembourg. En linguistique, elle a travaillé sur les questions de cohérence textuelle. En littérature, elle est spécialiste de l’œuvre de Jean Rouaud. Jean-François P. Bonnot est professeur des universités honoraire. Il est l’auteur de nombreuses publications scientifiques dans les domaines de la modélisation de la production de la parole, de la psycholinguistique, de la sociolinguistique, de l’analyse sémiotique linguistique et littéraire, de l’histoire des idées scientifiques et de l’anthropologie culturelle. Timo Obergöker est senior lecturer à l’Université de Chester. Il travaille sur les pratiques, symboles et discours qui constituent l’identité collective française et francophone. Il s’intéresse également à la littérature contemporaine française et québécoise et est l’auteur de publications articulées autour de la notion « d’extrême contemporain », de la chanson française et des études postcoloniales.

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Titre: Ville infectée, ville déshumanisée
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