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La Grande Guerre en musique

Vie et création musicales en France pendant la Première Guerre mondiale

de Florence Doé de Maindreville (Éditeur de volume) Stéphan Etcharry (Éditeur de volume)
©2014 Collections 322 Pages

Résumé

Qu’elle permette d’oublier les horreurs vécues, de donner du courage aux soldats et à leur famille, de souder une nation face à l’ennemi, d’accompagner la mémoire des disparus et de réconforter les survivants, la musique a occupé une place importante durant la Grande Guerre. Inscrit dans une dynamique de recherche scientifique, ce livre propose des enquêtes originales sur la vie musicale au front et à l’arrière. Centré sur la création artistique, il apporte des éclairages inédits, notamment sur la façon dont les compositeurs et les interprètes ont vécu leur art dans un moment aussi critique de l’histoire, et soulève de nombreuses questions : quelles sont les motivations des musiciens à poursuivre leur activité dans un contexte aussi dramatique ? La musique est-elle vécue comme engagement offensif ou comme échappatoire ? Comment les musiciens sont-ils perçus au front par les autres soldats ? Comment les compositeurs, à l’avant comme à l’arrière, se positionnent-ils face à la création ? Voici quelques-unes des questions qui traversent ce livre, lequel, au fil des chapitres consacrés tour à tour à des acteurs plus ou moins célèbres du monde artistique, à des œuvres, au problème de l’édition ou encore à la vie culturelle à Paris et en province, trame un panorama musical de cette France en guerre.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Avant-propos
  • Introduction
  • Remerciements
  • Première partie: vie des musiciens au front
  • Les « concerts » au front pendant la Grande Guerre : entre engagement dans le conflit et vie artistique en marge
  • Le Quintette du général. Conditions matérielles et morales d’une pratique musicale au front (1915–1918)
  • Naissance d’un chef : Louis Fourestier en Grande Guerre, 1914–1925
  • Deuxième partie: création et esthétiques musicales durant la Grande Guerre
  • Faire œuvre de musique en guerre : André Caplet altiste, pianiste, arrangeur, compositeur et pédagogue
  • Fernand Halphen (1872–1917), un musicien au service de la France
  • Prière : une mélodie inédite de Pierre Vellones
  • Reynaldo Hahn, compositeur en guerre : pour une poétique de l’apaisement
  • Le Tambour d’Alfred Bruneau : entre musique de guerre et bataille artistique
  • L’impact de la Grande Guerre sur la forme musicale : vers une nouvelle acception du temps dans la musique française
  • Troisième partie: patriotisme musical et vie culturelle à l’arrière
  • Une infirmière d’opérette : Mimi Pinson et sa cocarde
  • « À ne pas ouvrir pendant la guerre » : l’union sacrée et la mobilisation de l’édition musicale, 1914–1918
  • La vie musicale à Angers durant la Première Guerre mondiale
  • Bibliographie sélective
  • Index
  • Abstracts
  • Notices biographiques

Avant-propos

Annette BECKER

Paris-Ouest Nanterre / Institut universitaire de France

« La musique de guerre ne se fait pas en temps de guerre. À proprement parler, il n’y a pas de musique de guerre1 ». Quand il écrit en 1916 au critique Émile Vuillermoz, le très patriote Claude Debussy se veut catégorique : non seulement, on ne compose rien d’intéressant en temps de guerre, mais une vie musicale digne de ce nom a totalement disparu : « Vous pensez bien que musicalement, Paris n’existe plus… si ce n’est de la musique de guerre, hélas ! qui ne vaut pas grand-chose2. » Minna Beckmann-Tube semble répondre comme en écho depuis l’Allemagne : « C’était une époque terrible. Il n’y avait plus de véritables concerts, uniquement des représentations de bienfaisance ; chaque fois que j’allais chanter je recevais la nouvelle d’une mort particulièrement douloureuse3. »

Face à la guerre, la musique ne saurait donc se réduire qu’à un accompagnement du deuil ? À son ami Louis-Pasteur Vallery-Radot qui, médecin militaire, le presse de traduire musicalement « l’étrange beauté des nuits sur le front4 », Debussy précise sa pensée : aucun art – et plus encore la musique – ne rend possible la restitution de la guerre :

[…] ces choses-là ne se “rendent” pas, cela serait mesquin, en regard de la réalité. Pourrait-on essayer, tout au plus, une transposition..? Il y manquera toujours : l’atmosphère, la couleur du ciel, la figure des hommes et, surtout, l’héroïsme de votre âme, en ces moments-là. Voyez les dessins de guerre, ← 9 | 10 → comme, à peu d’exceptions près, ils sont “théâtre”, faux pour mieux dire, du moins je me le figure5.

Et pourtant, comme tant d’autres à travers le monde des belligérants, Debussy n’échappa pas à la contradiction. Il n’hésita pas à composer de la musique « de guerre » ou du temps de la guerre, entre propagande et œuvre de charité, en particulier une « Brabançonne » en l’honneur du roi des Belges et le Noël des enfants qui n’ont plus de maison. Il a choisi d’écrire les paroles et de composer la musique du « Noël », offrant une œuvre totale en guerre totale, sa façon à lui de rendre compte du choc des différents fronts : le front militaire – où il ne peut se rendre, trop âgé, trop malade – qui rencontre le front domestique où il se trouve, le front d’invasion, enfin celui qui profane de ses atrocités la fragilité des civils et particulièrement celle des enfants. Debussy relie l’issue nécessairement heureuse de cette guerre à la justesse de la cause de la France et de ses alliés. Contradiction dans l’attitude du compositeur ? Justement pas : cette musique est du Debussy, avec son écriture modale, sans aucun renoncement artistique. Il va même jusqu’à glisser deux mesures tirées de la première scène du 2e acte de Pelléas et Mélisande. Sa volonté est que le piano soit le plus discret possible et il refuse à plusieurs musiciens de l’instrumenter : « Il ne faut pas perdre un mot de ce texte inspiré par la rapacité de nos ennemis. C’est ma seule manière de faire la guerre6 » dit-il encore.

« Des musiciens français et de leur manière de faire la guerre », ainsi pourrait s’intituler ce livre, où se rencontrent deux disciplines intellectuelles qui se fertilisent l’une l’autre, celle des musicologues, celle des historiens des cultures de guerre. Tant que ces derniers ont privilégié l’écrit, les discours d’escorte des différentes activités musicales ont pu leur servir de source, tout comme les mémoires et correspondances des musiciens, quelle que soit leur place dans la société et leur âge, élèves des conservatoires ou accomplis, amateurs ou professionnels. On a pu alors faire l’histoire des pratiques musicales dans leur inscription sociale et mentale – dans l’acception de Lucien Febvre d’« outillage mental ». Dans les chapitres de ce livre : la guerre, la nation, la peur et l’héroïsme au front, la haine de l’autre, les meurtrissures du deuil et de la dévastation. Mais les sons, les bruits, et a fortiori la musique, qu’elle soit savante ou populaire, fanfare militaire ou chanson, c’est bien plus que cela. Les artistes ont une façon de mettre en forme ce qu’ils ressentent et restituent de façon publique ; désir d’instrument, désir de jouer et ← 10 | 11 → d’entendre de la musique. Aussi, quand les historiens se décident à ouvrir leurs oreilles, ils rencontrent forcément les musicologues qui savent prendre en compte la « qualité artistique », sa singularité, dans une histoire culturelle globalisante qui intègre « l’irréductible esthétique des sons7 ». C’est alors que la musique devient pleinement « document pour l’histoire », entre érudition de la composition et savoir-faire de l’exécution. Compositeurs, interprètes, concerts : créer, offrir de la musique dans les circonstances extraordinaires de la guerre, pour étouffer le bruit des canons et celui des pleurs ou pour les magnifier ? Au front ou à l’arrière, des milliers de musiciens – ici en France, à la française, ailleurs dans d’autres nations alliées ou ennemies – l’ont tenté. Nulle part, par exemple, le bruitisme, né en 1913, n’a été relayé par des essais nés du bouleversement auditif apporté par les canons ou les avions. Dans les concerts bruitistes des années 1920, ce sont ceux de l’industrie et des grandes métropoles qui ont été choisis, comme si l’on faisait une ellipse sur la guerre, comme si on la rendait au silence de la mort. Non seulement les moyens d’enregistrement des sons n’étaient alors guère au point mais encore les contemporains du conflit n’en ont même pas eu l’idée : on eût pu utiliser des disques de cire comme pour les « archives de la parole » qui nous restituent les voix d’avant 1914, mais on ne l’a jamais fait. Seul peut-être le jazz, né ailleurs, apprivoisé par les différents belligérants après 1917, aurait pu, comme Jean Cocteau l’avait bien vu, restituer quelque peu du chaos auditif de la guerre. Mais Debussy l’avait pressenti, la tâche était impossible.

Pas tout à fait : ce n’est pas le moindre mérite de ce livre de revenir, chapitre après chapitre, sur cette singularité des sensibilités musicales dans l’ensemble des cultures de guerre, de cette singularité française dans ces singularités musicales.

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1Debussy, Claude, lettre à Émile Vuillermoz, 25 janvier 1916, in Lesure, F., Herlin, D. (dir.), Correspondance (1872–1918), Paris, Gallimard, 2005, p. 1969.

2Debussy, C., lettre à Arthur Hartmann, 24 juin 1916, in ibid., p. 2005.

3Souvenirs de Max Beckmann, in Beckmann, Max, Écrits, textes réunis et présentés par Barbara Stehlé-Akhtar (trad. Thomas de Kayser), Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 2002, p. 188.

4Vallery-Radot, Louis-Pasteur, Tel était Claude Debussy, suivi de Lettres [de Debussy] à l’auteur, Paris, René Julliard, 1958, p. 57.

5Debussy, C., lettre à Louis-Pasteur Vallery-Radot, 4 octobre 1915, in Correspondance (1872–1918), op. cit., p. 1941–1942.

6Rapporté par Büsser, Henri, « À propos du Noël… », in De « Pelléas » aux « Indes Galantes » : de la flûte au tambour, Paris, Fayard, 1955, p. 204.

7Voir les travaux de Philippe Gumplowicz dont Les résonances de l’ombre. Musique et identités : de Wagner au jazz, Paris, Fayard, 2012.

Introduction

Florence DOÉ DE MAINDREVILLE et Stéphan ETCHARRY

Université de Reims Champagne-Ardenne

Si les travaux de nature historique dédiés à la Grande Guerre sont légion depuis plusieurs décennies déjà, ceux qui se concentrent sur la place qu’occupe la musique dans le conflit mondial sont en revanche bien peu nombreux en comparaison et souvent plus récents. En effet, ce n’est que depuis une vingtaine d’années environ que les musicologues ont commencé à s’intéresser de près à cette thématique. Les études menées par Michel Duchesneau (1996 et 1997)1, Carlo Caballero (1999)2 ou encore Dominique Huybrechts (1999)3 peuvent être considérées comme pionnières en la matière. Elles adoptent des angles d’attaque différents, ciblés sur des objets d’études très précis pour les deux premiers auteurs ou offrant, au contraire, un panorama beaucoup plus large pour le dernier. Ces travaux semblent en tous les cas avoir creusé un sillon dans lequel viennent désormais s’inscrire de toutes récentes recherches parmi lesquelles on peut citer celles entreprises par Jean-Christophe Branger, Esteban Buch, Aude Caillet, Sylvie Douche, Georgie Durosoir, Jane F. Fulcher, Barbara Kelly, David Mastin, Rachel Moore, Éric Sauda, Charlotte Segond-Genovesi, Glenn Watkins, etc.4.

Ainsi, notre ouvrage se présente-t-il comme un nouveau maillon de cette chaîne à ce jour encore fragmentaire de l’histoire de la musique et ← 13 | 14 → de la vie culturelle durant la Grande Guerre, chaîne qui ne demande qu’à être restituée dans son intégralité et à retrouver, par là même, tout son sens, le plus complexe, le plus nuancé, le plus complet, le plus parlant. Ce livre met l’accent sur la question de la création musicale chez les compositeurs durant ce conflit mondial, en faisant le choix de prendre principalement en compte des figures musicales plus discrètes – ou importantes à l’époque, mais qui sont le plus souvent restées dans l’ombre des « grands maîtres » établis. Il propose encore des enquêtes tout à fait originales sur l’édition musicale ou sur l’organisation de la vie musicale au front et à l’arrière (tant à Paris qu’en province). Ainsi, cet ouvrage apporte-t-il des éclairages inédits, notamment sur la façon dont les créateurs en général et les compositeurs en particulier ont vécu leur art et sa pratique dans un moment aussi critique de l’histoire. Car, comme le rappelle avec justesse Annette Becker, « tous les peuples belligérants se sont construits et détruits dans la guerre, y ont été rendus autres. Tous, sur les fronts militaires et domestiques, ont vécu patriotisme voire nationalisme, élans et médiocrités, horreur devant la mort et le deuil, interrogations sur la conduite de la guerre, noblesse et mesquinerie5. » Et le compositeur – parce qu’il est avant tout un être humain et surtout parce qu’il est un artiste qui éprouve ce besoin viscéral de créer – n’échappe pas aux effets de cet effroyable traumatisme dans la construction de sa personnalité artistique. Au cœur de l’hiver 1915, alors que le conflit n’en était qu’à son septième mois d’existence, laissant entrevoir la violence extrême avec laquelle il était vécu, le critique Pierre Lalo (1866–1943) lançait dans les colonnes du Temps, tel un oracle :

Quelles seront chez nous, lorsque cette guerre aura pris fin, les tendances et les destinées de l’art musical ? Après un mouvement et un ébranlement si formidables, qui auront atteint la nation tout entière, et jusque dans les profondeurs les plus intimes de son être, il y aura en musique, comme partout ailleurs, une grande transformation. La vie et l’esprit ne pourront plus être ce qu’ils étaient auparavant ; nous ne serons plus ce que nous avons été ; nous ne le sommes déjà plus6.

De ce terrible constat découle tout naturellement l’inévitable question de l’impact de ce conflit sur le langage musical de l’artiste. Comme le fait Annette Becker à propos de Debussy, on est en effet amené à se demander à propos de chaque compositeur ayant traversé ce tragique épisode de l’histoire : « […] la guerre, la nation, l’ardeur, l’enthou ← 14 | 15 → siasme, le désarroi, est-ce que cela s’entend ? En tant que musicien qu’a-t-il écouté de la guerre, qu’en a-t-il fait écouter7 ? »

Il est d’ailleurs symptomatique de constater combien la musique, loin d’être reléguée aux oubliettes durant cette sombre période, occupe une place essentielle : quelle que soit la façon dont elle est appréhendée – par les combattants, par l’ensemble de la population, par les musiciens eux-mêmes –, elle est un signe évident de cet impérieux désir de vivre qui anime chaque être humain. Qu’elle permette d’oublier les horreurs vécues par les uns et par les autres, de donner du courage aux soldats mais aussi aux familles déchirées, de souder une nation toute entière sous une même bannière face à l’ennemi, d’accompagner la mémoire des disparus et de réconforter les survivants, la musique témoigne, dans tous les cas, de cette irrépressible envie d’aller de l’avant, coûte que coûte. Elle permet à chacun, à son propre niveau, d’entretenir ou de retrouver sa dignité humaine. Elle permet de résister ou encore de combattre. En conclusion de ses brèves considérations sur la musique française données dans la préface des Douze causeries faites à Lyon par des amis de la musique8, Debussy – encore lui ! – ne soulignait-il pas, en décembre 1916 :

Les bons poilus qui pataugent héroïquement dans la boue, en chantant des refrains où la conviction du rythme remplace victorieusement le bon goût, n’auront-ils pas le droit de hausser les épaules devant des préoccupations aussi futiles ? Pourtant, qu’ils nous pardonnent ! Qu’ils veuillent bien admettre plusieurs manières de vaincre ! La musique en est une : admirable et féconde. / … le reste s’écrira dans l’avenir9 !

Pendant la Grande Guerre, la musique apparaît également, d’une certaine manière, comme le catalyseur de tensions et d’enjeux – tant musicaux qu’artistiques, esthétiques ou sociologiques – qui investissent plus largement de nombreux domaines et problématiques de l’époque. Chez les musiciens, qu’ils soient interprètes ou compositeurs, on est en effet sans cesse confronté, comme pour l’ensemble du peuple français, à la distinction entre les courageux et les « embusqués », entre ceux de l’avant et ceux de l’arrière, ceux du front militaire et ceux du front domestique, ceux qui se battent en première ligne, dans les tranchées, et ceux qui se trouvent à l’« arrière-front », dans les cantonnements, etc. ← 15 | 16 →

Quant aux questionnements plus directement liés à la musique, ils sont eux aussi le plus communément ramenés à des prises de position entre deux façons d’envisager sa participation au conflit : faut-il jouer de la musique pour continuer à exister ou se taire, par décence pour ceux qui se battent et qui sont morts au combat ? Doit-on créer ou entrer dans une phase de mutisme face à la gravité des événements ? Telles sont les questions que se pose chaque artiste durant les premiers mois du conflit. Avec la reprise progressive et la réorganisation d’une vie musicale, la guerre des « pro-Français » contre « les Boches » fait alors des ravages. Elle déclenche des prises de position esthétiques virulentes de la part des compositeurs, des critiques musicaux, des intellectuels, qui ne font que raviver les débats esthétiques de 1870 qui avaient conduit, entre autres, à la création de la Société nationale de musique, dès le 25 février 1871. Mais ces combats idéologiques sont menés, le plus souvent, à l’arrière. Car les musiciens envoyés au front dépassent quant à eux ce clivage manichéen, radical et artificiel, qui ne correspond le plus souvent à aucune réalité tangible. Au front, à l’arrière-front ou au cantonnement, les interprètes et les créateurs sont davantage confrontés à un brassage culturel des plus hétéroclites, qui se situe au confluent des impératifs dictés par les musiques régimentaires (marches, sonneries), des musiques légères (fantaisies, mazurkas, airs célèbres d’opérettes) et « populaires » (chansons, music-hall) et de la musique de tradition savante que tentent de pratiquer à tout prix les compositeurs. Les pièces appartenant aux premières catégories évoquées paraissent les plus divertissantes pour les poilus, lors des manifestations organisées durant les jours de repos, tandis que celles de la dernière semblent davantage appréciées à leur juste valeur par un public majoritairement composé d’officiers, dans les cantonnements. Si les répertoires sont divers, il en va tout autant des effectifs convoqués, qui embrassent toute une gamme de formations allant du piano solo à l’ensemble à vents, en passant par le très prisé duo voix/piano et les ensembles à géométrie variable de musique de chambre. Ce mélange d’esthétiques fort différentes apparaît-il ainsi comme une sorte d’observatoire des pratiques musicales de l’époque qui se retrouvent confrontées dans cette nouvelle configuration sociologique que représente le front où sont complètement redistribuées les cartes de la société établie, où toutes les classes d’âge, toutes les catégories socio-professionnelles, toutes les classes sociales se côtoient désormais dans une géographie nouvelle du « vivre ensemble ». Ce brassage permet encore de sonder les goûts des musiciens au front mais également – et surtout – ceux des soldats et des populations civiles dans les villes et villages de France, principalement dans le Nord et l’Est du pays.

Au fur et à mesure de l’enlisement du conflit, les batailles esthétiques se déplaceront progressivement sur le front de la musique « moderne » – porteuse d’avenir, de promesses nouvelles – contre celle ← 16 | 17 → d’avant-guerre – passéiste, symbolisant un monde révolu dont on ne souhaite plus voir se redessiner les charmants contours trompeurs. Ces tensions esthétiques, ces deux façons d’envisager l’avenir musical, prendront tout leur sens aussitôt que sera signé l’armistice et atteindront leur paroxysme au cœur des années 1920. C’est ce que ne manquera pas de souligner, par exemple, Charles Koechlin au sortir de la Grande Guerre :

Le cataclysme de 1914 apporta dans la société, tout ensemble de la violence, de l’égoïsme, une impitoyable sécheresse, la crainte de la douleur physique et morale, – et l’amour du mouvement matériel : besoin de s’étourdir, de faire table rase (provisoirement, du moins) des douces rêveries ou des utopies généreuses10.

Offrant un panorama de la musique française de l’entre-deuxguerres, avec une trentaine d’années de recul sur les choses, René Dumesnil confirmera cette irrémédiable fracture entre « l’avant » et « l’après » 1914 :

Une ère nouvelle commençait, on en était bien sûr. À ces temps nouveaux, ne fallait-il pas une musique nouvelle et qui en fût l’expression ? Les jeunes d’avant 1914 (on n’arrivait pas très vite, alors), on les traitait de « vieilles barbes », de « pontifes momifiés », et leurs théories, leurs goûts, leurs ouvrages, on s’empressait de les envoyer rejoindre les vieilles lunes. Démodés autant que le wagnérisme, l’impressionnisme, le debussysme, ses irisations, ses déliquescences, aussi bien que les développements cycliques du « père Franck ». Tout cela datait. Il fallait le remplacer par autre chose, et qui fût vraiment neuf. Ainsi les wagnériens et les impressionnistes, leurs adversaires, se trouvèrent conjointement mis en cause11.

De même qu’elle investit pleinement, à sa manière, ces quatre années et demie de conflit, la musique en accompagne encore l’heureuse issue et participe activement à la définition d’un nouvel ordre des choses, non seulement à l’échelle de la France, mais aussi à celle de l’Europe et du monde entier.

Multipliant les regards portés sur la musique pendant la guerre, croisant les approches historiques, sociologiques, esthétiques et analytiques, les articles réunis ici apportent ainsi un regard plus nuancé sur l’époque en général et sur le conflit mondial en particulier. Certes, on pourra nous reprocher, eu égard à la thématique abordée, l’absence de compositeurs aussi emblématiques que Camille Saint-Saëns ou Claude Debussy. On ← 17 | 18 → aurait tout aussi bien pu croiser les figures de Gabriel Fauré, de Théodore Dubois, de Nadia et Lili Boulanger, mais aussi celles de Claude Delvincourt ou encore de Philippe Gaubert. Néanmoins, quelques-unes de ces personnalités peuvent apparaître, en pointillé ou en filigrane, dans certains des textes présentés dans cet ouvrage. De plus, la bibliographie sélective qui figure en fin de volume viendra combler quelques-uns de ces manques en suggérant des pistes de références pour compléter ou approfondir tel ou tel aspect des choses. Dans le cadre réduit de cette publication, des choix s’imposaient : ainsi avons-nous privilégié des personnages souvent moins connus et des angles d’attaque originaux, en nous plaçant systématiquement dans une dynamique de recherche scientifique.

Le point de départ du présent ouvrage est la journée d’études, tenue en Sorbonne le 15 mai 2010, grâce au soutien de l’équipe de recherche Patrimoines et Langages Musicaux, et organisée conjointement par Philippe Cathé et Sylvie Douche, Florence Doé de Maindreville et Stéphan Etcharry. Dans le cadre de la « 5e Petite Biennale de Musique Française », cette rencontre scientifique était placée sous l’égide de « la création musicale en France pendant la Première Guerre mondiale ».

Résumé des informations

Pages
322
Année
2014
ISBN (PDF)
9783035264142
ISBN (ePUB)
9783035295917
ISBN (MOBI)
9783035295900
ISBN (Broché)
9782875741653
DOI
10.3726/978-3-0352-6414-2
Langue
français
Date de parution
2014 (Juillet)
Mots clés
Recherche scientifique Musicien Motivation Contexte dramatique Monde artistique
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2014. 322 p., 67 ill., 5 tabl.

Notes biographiques

Florence Doé de Maindreville (Éditeur de volume) Stéphan Etcharry (Éditeur de volume)

Agrégés de musique et docteurs en musicologie, Florence Doé de Maindreville et Stéphan Etcharry sont maîtres de conférences à l’université de Reims Champagne-Ardenne et rattachés au Centre d’Études et de Recherche en Histoire Culturelle (CERHIC, EA 2616). Tous deux travaillent sur la musique française à la charnière des XIXe et XXe siècles, plus particulièrement sur la musique de chambre sous la IIIe République et sur la vie musicale en province et à Paris pour la première, sur les échanges et transferts culturels franco-espagnols pour le second.

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Titre: La Grande Guerre en musique
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