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Vers une Europe latine

Acteurs et enjeux des échanges culturels entre la France et l’Italie fasciste

de Catherine Fraixe (Éditeur de volume) Lucia Piccioni (Éditeur de volume) Christophe Poupault (Éditeur de volume)
©2014 Collections XVI, 334 Pages

Résumé

L’intensité des échanges culturels entre la France et l’Italie fasciste a longtemps été occultée par les oppositions idéologiques qui ont mené à la Seconde Guerre mondiale. Cet ouvrage collectif, qui retrace les efforts déployés des deux côtés des Alpes pour encourager entre ces deux « nations sœurs » un rapprochement fondé sur une « latinité » partagée, interroge le rôle donné à la culture dans la construction de cette communauté. Il examine comment, dans un contexte de tensions internationales extrêmes, se créèrent de véritables réseaux, aux multiples ramifications, qui, en multipliant les rencontres, les comités, les revues, les expositions et autres manifestations d’une supposée « culture latine », permirent de dessiner un axe Paris-Rome. S’appuyant sur des recherches récentes, il montre que la littérature, les arts visuels, le cinéma se trouvèrent non seulement au cœur des stratégies d’alliance entre la République française et l’Italie de Mussolini, mais aussi, côté français, au centre d’une propagande qui célébra les vertus d’un régime d’ordre à travers l’exemple italien. L’analyse de ces échanges conduit dès lors à réévaluer à la fois l’action des organisations fascistes italiennes en direction des milieux culturels français et celle que développèrent les partisans français de la latinité à des fins de politique intérieure.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Liste des abréviations
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Introduction
  • La question du « gigantisme » en Italie dans les années 1920. Le cas d’Alfredo Pina
  • Il dibattito italo-francese sulla « magia » e l’appropriazione del Rinascimento italiano da parte dei surrealisti. Il caso di Piero di Cosimo
  • Note a proposito de « Les Chroniques du jour » di Gualtieri di San Lazzaro, editore italiano a Parigi (1925-1938)
  • Contro ogni forma di « cerebralismo ». Antonio Maraini e l’arte francese alla Biennale di Venezia (1928-1932)
  • Immagini, rivoluzioni, frontiere. Sguardi francesi sulla Mostra della rivoluzione fascista del 1932
  • Le rapprochement culturel franco-italien et ses enjeux idéologiques (1933-1935)
  • Latinité et échanges intellectuels franco-italiens dans l’entre-deux-guerres. L’action de Lionello Fiumi
  • Waldemar-George et « l’art européen »
  • Cahier d’illustrations
  • L’École romaine à la galerie Jacques Bonjean en 1933
  • Les Italiens de Paris ou comment des défenseurs de l’« italianité » sont devenus des ambassadeurs du « réalisme magique méditerranéen »
  • L’art au service de la propagande fasciste. Les dons d’œuvres italiennes à la France (1932-1936)
  • « L’arma più grande ». Strategie d’esportazione del cinema italiano in Francia (1930-1938)
  • Fascinations oniriques en Italie. Malaparte, passeur ou fossoyeur du surréalisme français ?
  • Lionello Venturi à Paris. Antifascisme et histoire de l’art moderne
  • Conclusion
  • Biographies des auteurs
  • Bibliographie
  • Index des noms propres
  • Remerciements
  • Titres de la collection

← 10 | 11 →Introduction

Catherine FRAIXE et Christophe POUPAULT

« – Italie, ô ma sœur, dit la France, rappelle-toi, comme, au temps de la Rome antique, pour veiller au salut de l’Empire, contre les Barbares, dans tes légions, mes ancêtres, les Gaulois, montèrent la garde au Rhin !…

Aujourd’hui, nos fils, aux marches de l’Est, entendent à nouveau des fanfares guerrières et de menaçantes clameurs…
[…]
Notre amitié assurerait la paix de l’Europe :
tu n’as point d’autre volonté, je le sais et tel est notre désir !… »

Dessort, C.-R., « L’idée Latine »,
in L’Idée Latine. Revue hebdomadaire,
n° 1, 5 octobre 1933, p. 1.

Cet ouvrage collectif se propose d’examiner le rôle central que jouèrent les acteurs culturels dans le rapprochement entre la France et l’Italie fasciste, dont les accords de Rome de janvier 1935 furent le point culminant, ainsi que les multiples formes que prit durant les années 1930 la célébration de la « latinité » qui était censée unir les deux nations.

Le rôle primordial donné à la « culture » dans cette construction politique découle d’un ensemble de présupposés. Il était en effet postulé que les productions culturelles exprimaient les valeurs propres à une communauté. Elles témoignaient de la continuité d’une tradition, qui fondait une communauté de destin. Le terme de latinité désignait de son côté un lien de parenté entre des peuples présentés comme les héritiers de l’Empire romain. « Pourquoi ne pas concevoir un pacte de famille nouveau ? », écrivait Charles Maurras au début des années 1950, alors que du fond de sa prison il militait encore pour une union des peuples latins, contre l’internationalisme de l’immédiat après-guerre1.

Extraite d’une revue de propagande, L’Idée Latine, créée en oc­tobre 1933, la citation placée ici en exergue montre comment un motclé du fascisme italien – « l’Empire » – pouvait se fondre dans un discours sur les fondements historiques de ce rapprochement entre deux « nations sœurs ». Soutenant un point de vue ouvertement fasciste, cette publication française abordait la latinité sous différents aspects : le premier numéro par exemple comprenait un poème de l’académicien ← 11 | 12 →Pierre de Nolhac (« Roma Æterna ») ; une description des militaires et miliciens qui donnaient à Rome son « panache » (« L’An XI à Rome ») ; « Les X commandements de la femme latine » ; un compte rendu d’une Exposition des Artistes italiens de Paris organisée à la galerie Charpentier ; un éloge de « La latinité en Algérie » par le directeur honoraire de l’Intérieur et des Beaux-Arts au Gouvernement général d’Algérie ; un hommage posthume au critique d’art italien Ricciotto Canudo, qui avait créé à Paris, à la veille de la Grande Guerre, une célèbre revue nationaliste, Montjoie !, et avait rêvé d’un groupement des « Races Méditerranéennes », etc. Comme on le voit, la palette était large. En outre, cette campagne se déploya très au-delà de ce type de publications aux objectifs propagandistes avoués. D’innombrables textes parus dans des revues culturelles ainsi que de très nombreuses manifestations artistiques diffusèrent inlassablement le même message. Tous les partisans français d’une entente franco-italienne ne partageaient pas, il est vrai, l’adhésion sans faille aux ambitions de l’Italie fasciste qu’exprimait L’Idée Latine. Mais la latinité était une notion suffisamment flexible pour rallier de nombreux secteurs de la société.

Depuis la Libération, pourtant, le silence sur la participation des artistes et des hommes de lettres aux campagnes à grande échelle qui furent organisées entre les deux guerres mondiales pour convaincre les esprits du bien-fondé d’un rapprochement franco-italien est presque total. Lors de la polémique suscitée par le livre de Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France (1983), il n’en fut pas question2. De même, les débats autour de la question de l’existence d’un « fascisme français » qui suivirent se concentrèrent sur des problématiques plus politiques que culturelles3. En 1986, un ouvrage dirigé par Jean-Baptiste Duroselle et ← 12 | 13 →Enrico Serra, Il vincolo culturale tra Italia e Francia negli anni trenta e quaranta, mit en lumière la richesse des échanges culturels franco-italiens dans les années 19304. Mais ce remarquable volume d’essais ne donna pas lieu aux travaux qu’il semblait annoncer. Les recherches sur la présence culturelle française en Italie fasciste restent peu abondantes5 et les études sur l’art en France durant l’entre-deux-guerres méconnaissent les implications politiques de cette fraternité latine, qui n’est mentionnée que dans quelques textes isolés6. Les volumes et catalogues d’exposition traitant des Italiens de Paris demeurent tout aussi peu prolixes sur la politique artistique du régime fasciste7. Et si des travaux récents permettent de mieux comprendre la propagande de Mussolini à l’étranger, ils laissent dans l’ombre l’idée supranationale de latinité8.

← 13 | 14 →Or rien n’était plus répandu dans l’entre-deux-guerres que cette « idée latine » ou celle, qui en était la version géographiquement circonscrite, d’une mythique Méditerranée supposée rassembler les peuples jadis unis au sein de l’Empire romain. La propagande culturelle ne put se saisir de ce mythe consolidé par plusieurs épisodes historiques et en particulier la Grande Guerre que parce qu’il était devenu un lieu commun. La difficulté à percevoir la portée et les multiples ramifications de ce mythe fédérateur tient à des raisons de deux ordres au moins. D’une part, la faible prise en considération du rôle des productions symboliques dans la construction de l’objet complexe qu’est le fascisme, alors même que l’historien George Mosse a pu définir ce dernier comme un projet de « révolution culturelle », a conduit à négliger le domaine, pourtant crucial, de la culture, entendue comme un champ d’action à part entière. De l’autre, le mince intérêt pour la dimension transnationale des productions culturelles a contribué à détourner l’attention d’un concept qui dessine un cadre plus large que celui de la nation. Plus vaste encore que celui de romanité, le mythe de la latinité, tout en s’appuyant sur l’héritage du monde antique, désigne en effet un processus au terme duquel serait reconstituée l’unité de la civilisation latine. Pour la France et l’Italie, néanmoins, la latinité constituait un enjeu particulier, dans la mesure où une véritable parenté culturelle, unique en Europe et qu’évoque l’expression de « sœurs latines », était censée exister entre les deux peuples.

Avant de préciser les objectifs et les modalités d’action des promoteurs de la latinité durant la période fasciste, il est utile de revenir sur l’histoire de ce concept pour en comprendre les enjeux.

← 14 | 15 →Latinité

À la fin du xviiie siècle, les récits des invasions barbares réactualisèrent le partage que la catégorie d’Occident avait opéré de longue date entre la « civilisation » romaine et la « barbarie »9. Au lendemain de la disparition de Saint Empire romain germanique sous les coups des armées napoléoniennes, les frères Schlegel allaient renverser ce modèle interprétatif en faisant de l’histoire de la guerre entre Germains et Romains celle des peuples libres contre la tyrannie (française). Dans la France de la Restauration, ramenée à ses frontières par le Congrès de Vienne, les romantiques s’employèrent, écrivait par antiphrase Victor Hugo, évoquant l’image « d’une nouvelle invasion de barbares », « à substituer on ne sait quelle littérature étrangère, puisée dans nos traditions et dans nos croyances, à cette littérature si française et si chrétienne qui n’a de dieux que ceux de l’Olympe, de héros que ceux de Rome et de la Grèce »10. Jusqu’à la fin du xixe siècle, le roman national allait ainsi associer la domination romaine à l’influence néfaste d’un pouvoir exogène.

Une véritable réflexion sur les langues dérivées du latin ne prit forme que dans la deuxième décennie du xixe siècle, dans le cercle où évoluait Madame de Staël. L’expression de « langues latines » apparut pour la première fois dans De l’Allemagne (1810) où étendant le modèle élaboré par les frères Schlegel, Germaine de Staël rapportait « l’origine des principales nations de l’Europe à trois grandes races différentes : la race latine, la race germanique et la race esclavonne »11. L’expression de « langues romanes », forgée à partir du mot « roman » qui désignait en provençal la langue parlée dans le Midi de la France, fut employée par Jean-Charles Simonde de Sismondi dans De la littérature du Midi de l’Europe (1813), puis par le philologue François Raynouard dans le premier tome de son Choix des poésies originales des troubadours (1816). Il y traitait du provençal, langue primordiale d’où seraient issues les autres langues dérivées ← 15 | 16 →du latin, qu’il décrivait comme des langues de l’« Europe latine »12. Lorsque, un peu plus tard, il proposa une dénomination commune pour cet ensemble d’idiomes, il employa l’expression de « langues néo-latines », déjà utilisée en 1826 par Friedrich Diez, le fondateur de l’enseignement des langues romanes en Allemagne. Désormais, Raynouard privilégia l’hypothèse d’un groupe de langues dérivées d’un latin populaire. Diez, qui enseignait à l’université de Bonn, poursuivit ces travaux et banalisa l’expression de « langues romanes »13.

Le terme « latin » prit une valeur nouvelle dans l’Introduction à l’histoire universelle (1831) de Jules Michelet, où celui-ci montrait qu’une union entre les peuples de « langues latines » (Espagne, France, Italie) leur permettrait de retrouver le rôle prépondérant jadis joué par l’Empire romain, ainsi que dans les Lettres sur l’Amérique du Nord (1836) de l’économiste saint-simonien Michel Chevalier14. Ces textes faisaient écho à des idéologies pan-nationalistes alors en voie de formation, comme le panslavisme. Des utopies néo-latines virent bientôt le jour15. Dans Le Panlatinisme. Confédération gallo-romaine et celto-gauloise. Alliance fédérative de la France, la Belgique, etc. (1862), Prosper Vallerange inventa le terme de panlatinisme et donna le premier rôle aux peuples de l’Empire romain, comme les Gaulois, alors mis à l’honneur par Napoléon III16. Le sous-titre de cet ouvrage était « Tableau des populations européennes, rangées par races ou familles de langues ». En ce milieu du siècle, qui vit le triomphe de l’anthropologie physique, l’expression de « race latine » désignait de plus en plus couramment le groupe, supposé racialement homogène, des peuples « latins ». Le Second Empire mena une politique de promotion de l’idée latine qui s’esquissa lorsque la France, favorisant Cavour et le royaume du Piémont plutôt que les Républicains, soutint les révoltes en cours dans la Péninsule italienne contre la domination autrichienne17. ← 16 | 17 →Elle s’affirma avec la construction du canal de Suez, l’intervention au Mexique en décembre 1861 et l’aide que le régime napoléonien apporta en Espagne aux adversaires de toute réforme libérale. Ces initiatives suscitèrent un discours panlatin que véhicula notamment la Revue des races latines (mai 1858-mars 1864). Créée par le propagandiste du Second Empire Gabriel Hugelmann, cette revue, d’abord intitulée Revue espagnole et portugaise (février 1857) puis Revue espagnole, portugaise, brésilienne et hispano-américaine (mai 1857), se tourna rapidement vers l’Amérique du Sud. Dès avril 1857, sa mission était clairement énoncée : « On aura beau nous vanter la race anglo-saxonne, nous soutiendrons et nous prouverons que la race latine lui est supérieure, et que les anciennes colonies espagnoles et portugaises, indépendantes aujourd’hui, sont appelées à des destinées plus brillantes que celles des États-Unis. »18

Au milieu du xixe siècle, en France, l’idée latine fut également promue par les partisans d’une renaissance littéraire régionaliste. Fondé en 1854 par des Provençaux autour de l’écrivain Frédéric Mistral, le Félibrige tenta à partir des années 1860 de créer un réseau de coopération entre les pays « latins », fondé sur les parentés linguistiques des parlers romans, et noua notamment des alliances avec le mouvement de la renaissance catalane19. Les travaux sur le provençal et divers idiomes « néo-latins », ainsi que sur leurs expressions littéraires, prirent surtout leur essor avec la création à Montpellier, en 1869, d’une Société des langues romanes par le comte Charles de Tourtoulon et Alphonse Roque-Ferrier, grâce au concours du Félibrige, et la fondation, l’année suivante, de la Revue des langues romanes. Le lancement en 1872 par deux disciples de Diez, Paul Meyer et Gaston Paris, de Romania, recueil trimestriel consacré à l’étude des langues et littératures romanes, compléta ce dispositif. Au lendemain de la défaite de 1870, la latinité prit une orientation anti-allemande et connut un succès croissant dans les milieux fédéralistes et antirépublicains. L’Ode à la race latine que Frédéric Mistral prononça en 1878 lors des fêtes latines à Montpellier fit date20. À la fin du xixe siècle, le qualificatif « latin » circulait largement dans les groupes régionalistes du Midi. ← 17 | 18 →L’idée d’une latinité transnationale se concrétisa enfin lorsque le félibre montpelliérain Charles de Tourtoulon, qui fonda en 1882 le Félibrige de Paris, lança La Revue du monde latin pour travailler à l’alliance de ce monde avec l’Angleterre et les États-Unis contre la puissance germanique21. De la parenté des langues latines, on passa à l’espoir d’une alliance entre les peuples « latins ».

Venu lui-même du Félibrige, Charles Maurras, qui fut l’un des collaborateurs de La Revue du monde latin, allait donner une cohérence nouvelle à ces données idéologiques hétéroclites22. Suite aux bouleversements provoqués par l’affaire Dreyfus, la latinité triompha dans les rangs de ceux qui croyaient à la nécessité d’un redressement de la France. Le mouvement royaliste, anti-égalitaire et antisémite de l’Action française, dont Maurras fut l’un des principaux inspirateurs, développa ce mythe fédérateur qui favorisa la constitution de réseaux maurrassiens transnationaux en Belgique, en Suisse romande, en France, en Italie et en Catalogne23. Néanmoins, les partisans de cette latinité a-historique tenaient pour négligeables les réalités contemporaines. L’Action française considérait ainsi avec condescendance l’Italie libérale. Rome seule comptait. Elle incarnait une société aristocratique, garante de l’ordre social, autrement dit un projet essentiellement politique dont l’Église avait assuré la pérennité, et auquel la France avait pour mission historique de redonner vie. Sur le terrain colonial, la vision d’une latinité civilisatrice permettait en revanche d’exalter le « retour » d’une Algérie latine au sein de la civilisation romaine en des termes ouvertement raciaux, comme le montre le roman du maurrassien Louis Bertrand, Le sang des races (1899).

La formation en 1882 de la Triple-Alliance entre l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie allait cependant longtemps compromettre tout rêve d’union entre le peuple français et le peuple italien. En France, le projet d’un front latin face aux mondes « anglo-saxon » et germanique ne fut de nouveau envisagé qu’à la fin du xixe et au début du xxe siècle sous l’impulsion de diplomates comme Gabriel Hanotaux, auteur en 1903 de La paix latine. Il y eut dès lors sinon une politique latine, du moins une politique méditerranéenne dont la neutralité puis l’intervention des Italiens aux côtés de l’Entente en 1915 furent l’aboutissement24. Aux buts de guerre traditionnels s’ajouta l’idée d’un « bloc latin » uni contre la menace germanique, ← 18 | 19 →à laquelle les maurrassiens rendirent un large tribu, de même que des intellectuels comme Maurice Barrès et Gabriele d’Annunzio25.

Au lendemain du conflit, une association d’Union latine se mit en place sous la présidence de Raymond Poincaré pour prolonger la solidarité entre les États « latins » en organisant des voyages et des expositions et en publiant un Bulletin de l’Union latine26. En février 1923, enfin, fut créée à Paris la revue Latinité dans le but de défendre l’union des peuples « latins » dans la continuité de la guerre27. L’« union sacrée des sœurs latines » contre la germanité devait selon ses partisans poser les bases d’un ordre européen stable. Le concept de latinité joua en particulier un rôle important au sein des nombreuses associations d’anciens combattants. Néanmoins, après la guerre, les dissensions nées des traités de paix entraînèrent de nouvelles tensions entre Paris et Rome. La discorde à propos du yougoslavisme28 et la politique révisionniste de ← 19 | 20 →l’Italie fasciste29, qui refusait le diktat du traité de Versailles, inquiétèrent rapidement Paris. Ces tensions condamnèrent progressivement tout projet d’union, tout en donnant à l’espérance des partisans d’une entente latine une urgence nouvelle : l’Action française voyait pour sa part d’un œil nouveau l’Italie fasciste qui témoignait à ses yeux de la justesse et de la fécondité de sa propre doctrine.

De son côté, le régime fasciste italien développait un discours agressif contre les démocraties et en premier lieu contre la France issue de la Révolution de 1789. Au lendemain de la proclamation de la dictature, en 1925, Mussolini put déclarer :

Nous représentons un principe nouveau dans le monde, nous représentons l’antithèse nette, catégorique, définitive, de tout ce qui relève du monde de la démocratie, de la ploutocratie, de la maçonnerie, du monde, pour le dire en un mot, des immortels principes de 89. […] Ce que le peuple français a fait en 1789, l’Italie fasciste, qui prend l’initiative dans le monde, qui tient un autre discours au monde, et qui gardera l’initiative, l’a fait aujourd’hui30.

La promotion et la défense de l’italianité primaient dans les discours et une alliance entre la France républicaine et l’Italie fasciste était loin d’aller de soi.

Le rapprochement franco-italien des années 1930

Dans la seconde moitié des années 1920, les relations bilatérales furent caractérisées par une méfiance réciproque. La Conférence de Locarno (octobre 1925), qui tenta de poser les bases d’une nouvelle ère de paix, raviva les différends entre les deux anciennes alliées31. L’Italie n’allait cesser de dénoncer la politique de rapprochement avec l’Allemagne du ministre français des Affaires étrangères, Aristide Briand, dans laquelle elle ne voyait qu’une ruse au service des ambitions hégémoniques de la ← 20 | 21 →France en Europe32. L’appel de Briand à la création d’une fédération européenne, en septembre 1929, se heurta à un front de refus dont elle fut l’une des principales instigatrices.

Pour autant, la latinité ne fut jamais complètement oubliée, aussi bien en France qu’en Italie. Dans l’esprit de ses partisans, elle apparaissait en effet comme le fondement d’une alliance qui devait empêcher la ruine de la civilisation par des barbaries nouvelles dont le nationalisme allemand et le bolchevisme étaient les principales manifestations33. L’Italie intégra ce concept de « civilisation » dans la conduite de sa politique étrangère34, où la latinité avait toute sa place. Par leur héritage gréco-romain, la France et l’Italie devenaient des remparts aux menaces barbares venues de « l’Orient ». Charles Maurras, partisan d’une fédération latine, écrivait déjà en novembre 1925 :

Plus que jamais les fils de la louve romaine ont besoin de se serrer les coudes pour défendre l’antique héritage. La barbarie fait cercle autour de la latinité européenne ; elle menace même, par des voies détournées, la Latinité d’Amérique. Seule une action concertée, une union constante de tous les Latins pourra sauver le monde de ce cataclysme35.

Il s’agissait de préserver la force de l’héritage commun, sans renier les spécificités des peuples et des nations. De son côté, Mussolini n’abandonna jamais cette idée de latinité. Alors qu’une entente franco-allemande commençait à prendre forme, il revint sur cette prétendue parenté qui devait permettre de lever tous les obstacles à un rapprochement franco-italien. En 1927, lors d’une interview avec le journaliste Pierre Grivel, correspondant d’un quotidien tunisien, il donna une explication faisant typiquement allusion à la proximité entre Français et Italiens :

Avec un Français, nous sommes immédiatement en confiance, sur un plan identique. Nous voyons en lui un frère, quelqu’un de chez nous. Avec un Anglais nous devons déjà faire un effort pour le comprendre et pour être compris de lui ; avec un Allemand la différence s’accentue encore et c’est un abîme qui nous sépare d’un Russe […]. Voilà pourquoi, notre ménage France et Italie pourra par moments baigner dans une atmosphère orageuse, connaître ← 21 | 22 →des heures de bourrasque, jamais nous n’irons jusqu’à la brouille, parce que nous sommes des frères qui se disputent parfois, mais qui s’aiment bien malgré tout36.

Ces considérations paraissaient de bon augure pour tous ceux qui défendaient la latinité. Déjà pendant la Grande Guerre, le futur chef de l’Italie fasciste avait multiplié les professions de foi francophiles. Dans Il Popolo d’Italia du 14 juillet 1918, il avait par exemple insisté sur les liens tissés par quatre années de combat qui avaient renforcé le sentiment d’appartenance des deux nations à une commune tradition latine37. Même s’il émit rapidement des doutes sur la possibilité de constituer un « bloc latin » après la victoire, estimant qu’il était nécessaire de travailler avant tout à construire une plus grande Italie, il en évoqua régulièrement l’idée tout au long des années 1920.

Résumé des informations

Pages
XVI, 334
Année
2014
ISBN (PDF)
9783035263916
ISBN (ePUB)
9783035296914
ISBN (MOBI)
9783035296907
ISBN (Broché)
9782875740472
DOI
10.3726/978-3-0352-6391-6
Langue
français
Date de parution
2014 (Juillet)
Mots clés
Opposition idéologique Latinité Organisation fasciste Art visuel Littérature
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2014. XVI, 334 p., 61 ill.

Notes biographiques

Catherine Fraixe (Éditeur de volume) Lucia Piccioni (Éditeur de volume) Christophe Poupault (Éditeur de volume)

Catherine Fraixe est docteur en histoire de l’art et professeur à l’École nationale supérieure d’art de Bourges. Chercheuse associée au CEHTA-EHESS, elle travaille principalement sur les modèles européens en histoire de l’art. Lucia Piccioni termine une thèse de doctorat d’histoire de l’art qu’elle prépare l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (directeur Éric Michaud) et à l’École Normale Supérieure de Pise (directeur Mario Pezzella). Elle est actuellement chargée de cours à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ses recherches portent sur l’étude des relations entre arts figuratifs et « italianité » sous le régime fasciste en Italie. Christophe Poupault est agrégé et docteur en histoire. Chercheur associé à l’UMR Telemme d’Aix-Marseille Université, il est professeur de khâgne au lycée Frédéric Mistral d’Avignon. Spécialiste des relations entre la France et l’Italie durant l’entre-deux-guerres, il mène actuellement des recherches sur le concept de « latinité » et son utilisation en faveur d’un rapprochement entre les deux pays.

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