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Que dire à l’Espagne ?

De l’isolement franquiste à la démocratie européiste, la France au défi, 1957–1979

de Pablo Martin-Pañeda (Auteur)
©2016 Thèses 305 Pages
Série: Euroclio, Volume 92

Résumé

Pourquoi de Gaulle, mythe vivant, accepte-t-il l’invitation d’un Franco sénescent en 1970 ? Anecdote polémique ou fait révélateur ? A priori, la France, pays déclaré des droits de l’Homme et terre d’exil de milliers d’antifranquistes, ne négocie pas avec une dictature. Or, contre toute intuition, c’est la disparition de Franco et le chemin vers la démocratie qui compliquent la relation franco-espagnole.
Vu du Quai d’Orsay, ce qui se noue entre 1957 et 1979, c’est le retour, aiguillonné par la Guerre Froide, de l’Espagne dans une Europe démocratique à économie de marché. Ce retour n’est pas linéaire, sinon ponctué d’à-coups et de reculades. La question de fond consiste à étudier les obstacles et les avancées d’un voisinage pétri de défiances. L’Espagne est moins marginale qu’il n’y paraît, car la diplomatie française se remodèle pour se tailler une place dans un théâtre ibérique stimulé par les appétits de Bonn, Bruxelles, Londres, Rome et Washington.
Enfin, l’Espagne devient pour la France le laboratoire d’une diplomatie mémorielle, où chaque acteur réécrit à des fins contemporaines une Histoire plus ou moins lointaine, parfois fraternelle, souvent conflictuelle. Stratégie, industrie, commerce et mémoire s’enchevêtrent dans cet emboîtement d’échelles et d’enjeux où chaque parti mise sur des émissaires d’envergure. Contre toute attente, c’est Madrid, et non Paris, qui donne le rythme à ce renouveau du dialogue, du regard et des pratiques.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur/l’éditeur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Remerciements
  • Sommaire
  • Liste des principales abréviations utilisées
  • Introduction
  • Première partie. 25 février 1957-avril 1963 : un rapprochement pressenti, mais non accompli
  • Chapitre premier. Madrid devient francophile
  • A) De nouveaux gouvernements, une meilleure entente
  • B) De la nécessité de s’entraider
  • Deuxième chapitre. Entre oubli et mémoire, les ressorts d’une nouvelle amitié
  • A) La guerre d’Espagne selon Paris : un long épilogue
  • B) Investir le marché espagnol, premiers jalons
  • C) Célébrer une amitié en l’évidant de sa substance politique
  • Troisième chapitre. L’Espagne et l’Occident : la perception française
  • A) Le Caudillo et l’ami américain
  • B) Quelle Europe pour l’Espagne ?
  • C) Bonn et l’épouvantail madrilène.
  • D) Londres et Rome, des voisins sans danger ?
  • Conclusion de la première partie
  • Deuxième partie. 1963-1970 : sept années décevantes
  • Chapitre premier. De grands projets pour de petits résultats
  • A) Pour en finir avec la rencontre de Gaulle-Franco
  • B) Entre diplomates, des relations plus chaleureuses
  • C) L’approfondissement des relations économiques
  • Deuxième chapitre. Une révolution : la course à l’Espagne au fil de la décennie 1960
  • A) L’indétrônable Amérique
  • B) Contrecarrer les projets ouest-allemands
  • C) Paris face à la nouvelle ère des relations franco-italiennes
  • Troisième chapitre. D’un voisin trop incommode
  • A) Un poids en Méditerranée
  • B) L’embrasement de la question basque
  • C) Madrid et ses velléités d’ouverture
  • Conclusion de la deuxième partie
  • Troisième partie. décembre 1970-5 fèvrier 1979 : du réchauffement bilatéral aux querelles européennes
  • Chapitre premier. 1970-1975 : l’Espagne se replie-t-elle ?
  • A) L’ETA au sommet de son pouvoir de nuisance
  • B) Octobre 1970 puis octobre 1973, Juan Carlos à Paris
  • C) L’Europe, l’OTAN. Discours ambitieux, négociations étriquées
  • Deuxième chapitre. 1975-1979 : l’espagne de retour
  • A) Face à la Transition : quelques espoirs, beaucoup de craintes
  • B) Les amendements du parrainage français face à l’inéluctable intégration de l’Espagne en Europe
  • C) Afficher l’amitié ou gommer les scepticismes ? L’heure de gloire des visites d’État
  • Troisième chapitre. Par-delà les régimes : la modification de l’approche française dans la relation avec l’Espagne
  • A) L’échec final du SECAM
  • B) Échecs politico-industriels, échecs industriels, échecs politiques
  • C) Du voisin incommode au relais vers les Suds
  • D) Un regard neuf sur l’Espagne
  • Conclusion générale
  • Sources
  • Bibliographie
  • Annexes
  • Index
  • EUROCLIO – Titres parus
  • Réseau européen Euroclio

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Liste des principales abréviations utilisées

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Introduction

En guise d’épilogue à trois ans d’ambassade à Madrid l’éminent Roland de Margerie dépeint l’Espagne en « voisin incommode au tempérament turbulent »1. Venue d’un diplomate chevronné qui vécut la débâcle de juin 1940 aux côtés de Paul Reynaud, la formule compte. Plus s’éloigne la Seconde Guerre mondiale et la frayeur que constitua pour Franco l’effondrement du nazisme et du fascisme, plus le palais de Santa Cruz2 se révèle incisif, sûr de ses assises, âpre à la négociation. Devenue un pion sur l’échiquier de la guerre froide, la péninsule ibérique est un atout majeur contre l’Union soviétique. Si au 1er mars 1946 la France ferme unilatéralement la frontière suite à l’exécution de dix guérilléros le 21 février dont Cristino García, héros de la Résistance, cette parenthèse d’ostracisme de courte durée s’achève en février 19483.

En dépit des blocages l’intégration au bloc occidental s’avère graduelle entre 1957 et 1979. Madrid cherche l’appui français, au risque de crises en France. Appui français, l’expression est lâchée. Un des écueils serait de céder à la caricature. Paris n’a jamais souhaité le maintien de Franco au pouvoir. Bien au contraire la France est le dernier pays occidental à rétablir une ambassade officielle à Madrid, en 1951. Nonobstant Franco exploite ce contact. L’appui diplomatique français au régime franquiste se réalise par incidence, non par essence. Les efforts de bon voisinage impactent sur la politique intérieure française, l’inverse est plus vrai encore.

Le 25 février 1957, le remodelage de l’exécutif espagnol marque l’avènement d’une ère technocratique à Madrid et accélère le retour de l’Espagne à l’international. Cette laborieuse réinsertion atteint un palier majeur le 5 février 1979 lorsque s’ouvrent à Bruxelles les négociations d’adhésion hispano-communautaires. Dès lors s’entame une séquence distincte. Avant cela, durant vingt-deux ans, entre 1957 et 1979, la ← 17 | 18 → diplomatie française oscille entre volonté de s’ouvrir à un pays plein d’atouts et tentation d’éloigner un potentiel parasite. Se profilent trois temps. Du 25 février 1957 à la fin 1963 Paris perçoit un voisin isolé et sclérosé. L’heure est à l’observation. Ensuite la donne se bouleverse. Italie, Grande-Bretagne et surtout RFA négocient au grand jour avec l’Espagne tandis que les États-Unis y consolident leur assise. Le Quai d’Orsay s’inquiète de cette surenchère commerciale et s’y plonge jusqu’en 1970. Les résultats sont décevants car les crises s’additionnent : ETA, choc pétrolier. La période 1970-1979 détient une cohérence spécifique. Tandis que Madrid, rompue au négoce, exige des gages politiques, Paris hésite. Ce penchant se renforce lorsque Franco périt puisqu’il y a rééquilibrage des rapports de force. La France abandonne l’ornière d’une relation bilatérale et s’adapte plus que jamais aux interférences espagnoles dans les enjeux multilatéraux. Trois étapes : observation (1957-1963), marchandages commerciaux (1963-1970), engagements politiques voire prise de risques (1970-1979).

Ce voisinage n’est guère une progression linéaire vers la convergence, à-coups et reculades sont légion. Toutefois les aspirations se précisent au fil des ans. Marge, puis client, puis relais dans le Tiers Monde, telle est l’évolution de l’Espagne aux yeux du Quai d’Orsay. Germe là une grande inversion des représentations. Jusqu’aux années 1970, la France se pose en porte d’entrée de l’Europe pour l’Espagne. Puis le regard change et l’Espagne se pose en médiateur de la France auprès d’une latinité sans rivages : bassin méditerranéen d’abord, Amérique latine ensuite. Stratégie simple : l’objectif de Madrid est l’Europe, son moyen la Méditerranée, son intermédiaire privilégié la France.

Et celle-ci ménage ce voisin. La raison première, transcendante, s’avère militaire. L’Espagne demeure une « pièce maîtresse » du dispositif de défense occidental, un appendice de l’Hexagone qui renforce sa profondeur stratégique. Aussi la péninsule doit-elle demeurer hermétique à toute subversion communiste et la France doit-elle œuvrer à la « disponibilité politique » du pouvoir madrilène4. Prédomine donc le tempo espagnol. Au ban des Nations unies, proscrit, Franco tente une diplomatie incisive. Jean-Bernard Raimond, ministre des Affaires étrangères entre 1986 et 1988 et ancien conseiller du président Georges Pompidou, fut marqué par l’excellence de diplomates espagnols, qu’il juge « très bons »5. De surcroît Paris est moins libre qu’il n’y paraît. Elle doit préserver son image tandis que l’Espagne, décomplexée par des années d’ostracisme, s’affranchit de ces considérations. Ce pays ← 18 | 19 → n’est donc pas un angle mort du Quai d’Orsay et lui révèle au contraire certaines faiblesses ou potentialités de son action. Réside là un stimulant rapport du fort (la France, puissance moyenne) au faible (l’Espagne, pays marginalisé). À rebours des schémas préconçus, c’est souvent l’Espagne convalescente qui impose son rythme à la France rayonnante.

L’Espagne n’est pas marginale pour la diplomatie française, qui y jauge les astuces américaines, ouest-allemandes, italiennes ; tente d’y circonscrire leur influence. Paris y nomme des émissaires chevronnés, voire issus de prestigieux lignages. Roland de Margerie esprit lumineux suivi quinze ans plus tard de son fils Emmanuel, soit les fils et petits fils de Pierre de Margerie (1861-1942), crucial ambassadeur de France à Berlin de 1922 à 1931. La vigueur d’un esprit nourri d’une vaste culture et d’expériences multiples transpire à la lecture de leur correspondance. Roland de Margerie, talentueux diplomate, avait d’abord déçu le général de Gaulle en 1942, qui l’avait prié de se joindre à la France Libre. Écarté à la Libération, il est ensuite réintégré : ambassadeur au Saint-Siège de 1956 à 1959, puis l’Espagne, puis la RFA en 1962. Jean-François Deniau, bien sûr. Mais aussi, Robert Gillet, influent dans les années 1970, proche de l’Élysée, « rejeton d’une dynastie lyonnaise » du textile convertie dans la chimie, son frère Renaud est PDG de Rhône-Poulenc lorsque lui, Robert, est nommé à Madrid6. Guy de La Tournelle ou Robert de Boisséson sont quant à eux respectés pour leur perfectionnisme. « Consciencieux », tel est le qualificatif de Pierre-Louis Blanc à l’égard de Boisséson.

Reçu au grand concours des Affaires étrangères, la guerre de 1939-1945 était intervenue alors qu’il était secrétaire de notre ambassade à Tokyo. Il y avait donc servi le régime de Vichy pendant quatre ans. La France une fois libérée, les autorités nipponnes avaient enfermé dans un camp tous les Français, y compris les diplomates. Après la reddition du Japon en 1945, de retour en France, il était passé sans être inquiété devant une commission de discipline. (…) Avant mon départ pour la présidence de la République, l’ambassadeur Boisséson m’avait confié : « Vous avez de la chance. J’ai tellement regretté et regrette encore d’avoir passé quatre ans de ma vie de 1940 à 1944 à côté de l’histoire de mon pays ». À cet homme fortement ému, les larmes lui venaient facilement aux yeux, [sa] confession me surprenait et m’émouvait, je [lui] rappelais toute l’affectueuse estime que je lui portais ainsi qu’à son épouse qui le complétait et le secondait si bien et lui avouais que si je m’étais trouvé à sa place en 1940, j’aurais probablement agi comme lui.

Pierre-Louis Blanc est deuxième conseiller de l’ambassade de France à Madrid de 1965 jusqu’à sa nomination au service de presse de l’Élysée ← 19 | 20 → en septembre 1967. Ambassadeur au Conseil de Sécurité de l’ONU lors de la guerre du Golfe en 1990, ex-directeur de l’ENA de 1975 à 1982, collaborateur personnel du général de Gaulle lors de son retrait à Collombey de 1969 à 1970, à Madrid Pierre-Louis Blanc est à ses débuts. Avec son ami Imbert de Laurens-Castelet, le premier conseiller, efficace répartition des tâches : Laurens-Castelet assume les mondanités nécessaires et Pierre-Louis Blanc, plus jeune, se concentre sur les dossiers. Imbert de Laurens-Castelet est un diplomate « à l’ancienne ». Aristocrate léger mais influent, il côtoie les grands d’Espagne au Jockey-Club, « aime bien » son ami Valéry Giscard d’Estaing avec qui il chasse dans l’Espagne des années 1960. Personnalité forte collectionnant les pipes à opium, Imbert de Laurens-Castelet sillonne la Castille, roule de corrida en corrida dans sa Jaguar7.

Au second plan les attachés culturels sont, eux aussi, hauts en couleurs. Citons le chaleureux Georges Demerson, normalien, hispaniste spécialisé dans le XVIIIe siècle espagnol ; le normalien Jean-Pierre Richard, charismatique dans ses conférences à l’Institut français ; Jean-Louis Marfaing, enseignant, intégré dans les cadres du Quai d’Orsay qui devint ambassadeur à Cuba en 19908. Sans oublier Marcelin Défournaux. Personne ne connaît François Mirandet, mais tout hispaniste connaît Marcelin Défourneaux. Défournaux, Mirandet, deux identités pour un même individu. François Mirandet n’est qu’un pseudonyme. Marcelin Défournaux, normalien, agrégé d’histoire, étincelant moderniste, est en poste à Varsovie lorsque la Wehrmacht envahit la Pologne. Il part dès lors à Madrid pour rouvrir l’Institut français et se frotte à l’Espagne noire des années 1940. Il entre en Résistance, participe à la délégation de la France libre qui s’ouvre à Madrid. Membre du CFLN, il transmet ses rapports sur le franquisme à Alger, aide les opposants à Vichy à quitter la France via l’Espagne. Le 29 janvier 1945, il devient l’attaché de presse de l’ambassade de France à Madrid. Le 25 mars 1946, alors que la frontière avec la France vient d’être fermée, Défourneaux signe un contrat avec Hachette. L’Espagne pendant la guerre, tel doit être le titre original du livre à rédiger, qui devient finalement L’Espagne de Franco. Cette dénonciation du franquisme, Défourneaux la publie sous un pseudonyme pour ne pas perdre son accréditation. L’auteur pousse la ruse jusqu’à signer son ouvrage de la précision « Paris, février 1948 » alors qu’en réalité il l’achève à Madrid. Marcelin Défourneaux n’est pas inquiété à la sortie du livre. Au contraire, il est promu attaché ← 20 | 21 → d’information à l’ambassade d’Espagne, poste qu’il conserve jusqu’en 1962, lorsqu’il est nommé professeur d’histoire moderne à l’Université de Toulouse. Jusqu’au bout, à l’Ambassade, Marcelin Défourneaux concilie sa mission diplomatique avec son engagement antifranquiste. Il facilite le travail de Fréderic Rossif, venu tourner les scènes du polémique Mourir à Madrid, documentaire sorti en 1963 qui vaut à Rossif d’être interdit de séjour outre-Pyrénées. Jusqu’à sa mort en avril 1975, Défournaux peut se rendre librement en Espagne, et c’est aussi pourquoi, jusqu’à sa mort, Défourneaux ne dévoile pas le secret de Mirandet9.

Ainsi tous les Français ne sont pas neutres. Mais la France, l’est-elle ? Au sens strict non, car la simple prise de contacts avec Franco légitime son pouvoir. En fonction de leurs intérêts respectifs aussi bien franquistes qu’antifranquistes dénoncent une neutralité élyséenne. Car au fond la neutralité « n’existe pas »10. Le voisinage s’avère si complexe que réfléchir en termes d’engagement ou de neutralité des acteurs mène à l’impasse. Pour autant la question éthique n’est pas ignorée par Margerie, Défourneaux, et d’autres agents français qui dénoncent l’inique Franco. L’éthique aronienne s’avère ici éclairante car elle distingue rationnel et raisonnable. Comme en aucun cas la politique internationale ne peut être mise en équation, elle ne peut pas être rationnelle au sens kantien. En revanche, elle peut être raisonnable, soucieuse de l’histoire et de la psychologie collective. Pour Raymond Aron, à l’ère atomique la vertu minimale implique la jugulation de la menace soviétique par le dialogue. C’est d’abord à ce titre qu’au cours de la guerre froide Paris et Madrid interagissent, sans recette préétablie. L’autre enseignement aronien applicable est l’influence de la nature des régimes politiques sur le jeu international11. En ce sens, une dictature est plus mobile qu’une démocratie qui doit respecter et concilier ses oppositions internes avant de s’exprimer ou d’agir. En outre la diplomatie est exploitée par la dictature à des fins de préservation interne : la défense de l’Occident face à l’URSS est un « subterfuge » que Franco exploite comme nombre de dictateurs12. ← 21 | 22 →

D’après Álvaro Fleites Marcos l’Espagne attend beaucoup de la France entre 1959 et 197013 alors que Madrid n’est pas une priorité chez de Gaulle. Or d’après nous l’activisme madrilène à l’égard de la France est si fort et si varié que Paris ne peut en sous-évaluer l’impact. Pour Álvaro Fleites Marcos, le franquisme est peu perméable aux projets et à la gouvernance gaulliens. Par conséquent la France aurait peu influencé l’Espagne. Mais ce paradigme est-il judicieux ? Une telle conclusion ne prouve qu’une chose : la vision trop simple et trop commode d’un rapport inégal entre les deux pays ne s’avère pas opératoire. La France n’est pas supérieure à l’Espagne, et l’Espagne n’est pas supérieure à la France. En réalité les deux pays évoluent avec des défis et des représentations qui en dehors des impératifs économiques ne se situent point dans la même sphère. Tous deux se situent dans des univers mentaux différents et poursuivent des objectifs internationaux différents. Or cette rencontre improbable de deux régimes antinomiques se double d’une situation de voisinage, ce qui accentue chaque tension14.

Il est d’usage de distinguer les premiers et les seconds rôles dans l’action diplomatique15. En Espagne au sein des « premiers rôles », les ministres, les tiraillements sont patents entre les idéologues des années 1930 et les technocrates des années 1960. Parmi les « seconds rôles » les frictions sont moins nettes car la création de la Escuela Diplomática en 1942 inaugure une diplomatie moins aristocratique, davantage teintée d’un libéralisme modéré d’extraction bourgeoisie16. En France les seconds rôles, souvent énarques, s’épanouissent peu ou prou dans le même cadre. Les fonds consultés appellent à certaines précautions. Un télégramme ou une dépêche n’ont ni la même autorité ni la même charge symbolique qu’un rapport confidentiel ou qu’un rapport de stage17. La relation bilatérale est donc polyphonique et sectorielle. Il faut aussi tenir compte des rapports d’amitié internes dans chaque administration et de l’influence de hiérarchies explicites ou tacites18. Enfin, très ardu à ← 22 | 23 → évaluer, le poids de l’oralité, fondamental. Entre Juan Carlos et Valéry Giscard d’Estaing, bien des crises furent dénouées au téléphone ou au cours d’une chasse.

Le cas spécifique de la diplomatie franquiste appelle trois remarques. Jusqu’à la mort de Franco subsiste une doxa selon laquelle franc-maçonnerie et complots « rouges » seraient source de la plupart des réserves françaises19. En fonction des circonstances ce syndrome obsidional empoisonne ou facilite le voisinage. Il le complique lorsque Madrid estime que Paris cède aux rouages d’un complot mondial20. Cependant cette paranoïa rapproche parfois les deux gouvernements, notamment aux débuts de la Ve République lorsque Franco se veut indulgent envers un régime naissant perçu aux prises de ce complot international21.

Les relations franco-espagnoles furent sujettes à une effervescence scientifique dans les années 2000. Les travaux de Joël Bremond, d’Anne Dulphy, d’Esther Sánchez ou de Matthieu Trouvé ont d’ores et déjà cerné les rapports après 1945. Joël Bremond étudie le sentiment anti-français dans l’Espagne post-franquiste22 et ses stimulantes conclusions expliquent le désamorçage du sentiment anti-français à partir des années 1970. Anne Dulphy et Esther Sánchez mentionnent les influences extérieures au couple franco-espagnol mais ne traitent pas de front l’insertion de la relation bilatérale dans l’entrelacs multilatéral. Matthieu Trouvé cible la relation hispano-communautaire mais traite la question franco-espagnole par intermittence. La présente analyse tente une approche tridimentionnelle (économie, politique, représentations) des relations franco-espagnoles dans un Occident au sens large : Europe communautaire, pourtour méditerranéen, bloc atlantique. Reste à voir si la « méfiance cordiale, »23 de l’aube du XXe siècle se mue à la fin de ce même siècle en compréhension franche.


1 AMAE, Europe, volume 381. Roland de Margerie à la DE, « Rapport de fin de mission », 29 mai 1962, p. 15.

2 Par métonymie, le palais de Santa Cruz désigne le ministère espagnol des Affaires étrangères.

Résumé des informations

Pages
305
Année
2016
ISBN (PDF)
9783035265651
ISBN (ePUB)
9783035298031
ISBN (MOBI)
9783035298024
ISBN (Broché)
9782875742919
DOI
10.3726/978-3-0352-6565-1
Langue
français
Date de parution
2015 (Novembre)
Mots clés
de gaule gaulist franco-espagnole guerre froide franco post war espagna
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2015. 305 p., 13 graph., 1 tabl.

Notes biographiques

Pablo Martin-Pañeda (Auteur)

Agrégé et docteur en histoire, allocataire-moniteur à Paris IV-Sorbonne de 2009 à 2012, Pablo Martin-Pañeda enseigne désormais en lycée où il est chargé de sections européennes. Cet ouvrage est le fruit d’une thèse sous la direction d’Éric Bussière soutenue en 2013.

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