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Francis Delaisi, du dreyfusisme à « l’Europe nouvelle »

de Eric Bussière (Éditeur de volume) Olivier Dard (Éditeur de volume) Geneviève Duchenne (Éditeur de volume)
©2015 Collections 270 Pages
Série: Euroclio, Volume 91

Résumé

Francis Delaisi (1873–1947) n’a jamais fait l’objet d’un ouvrage. Pourtant, son nom est régulièrement cité par ses contemporains et des épisodes de sa biographie sont abordés par des historiens aux spécialités très différentes. Il faut y voir le reflet d’un itinéraire éclaté, pour le moins déroutant mais dont ce collectif restitue la part de cohérence. Jeune étudiant dreyfusard, Delaisi s’impose avant 1914 comme une figure marquante du syndicalisme révolutionnaire et se fait remarquer par des essais virulents contre les « maîtres de la France » et les « marchands de canons ». En lutte contre les élites et aux marges du système, Delaisi le pénètre au lendemain du premier conflit mondial en devenant, grâce à un essai remarqué sorti en 1929, Les Deux Europe, un expert en économie reconnu par les institutions françaises et internationales et un défenseur de la cause européenne. En 1936, le Front populaire redonne de la vigueur au polémiste. Il édite alors sous l’égide du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes La Banque de France aux mains des deux cents familles. Mais Delaisi demeure un pacifiste convaincu. La défaite ouvre la dernière phase d’un parcours qui s’achève dans le collaborationnisme. Au final, l’itinéraire de Delaisi se lit comme le produit d’un parcours franco-français mais aussi européen, illustrant un souci écriture d’une nouvelle histoire de l’Europe.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • « Francis Delaisi, un inconnu célèbre à redécouvrir »
  • PREMIÈRE PARTIE. DU DREYFUSISME À L’ANTISÉMITISME
  • Francis Delaisi, jeune dreyfusard rennais
  • Francis Delaisi et la Ligue des droits de l’homme, du dreyfusisme à la collaboration
  • Francis Delaisi, les Juifs et l’économie, de la fin de l’affaire Dreyfus à la Grande Guerre
  • DEUXIÈME PARTIE. LE PUBLICISTE ANTICAPITALISTE ET L’EXPERT ÉCONOMIQUE ET SOCIAL
  • Francis Delaisi, entre La Guerre sociale et la dénonciation des « nouvelles féodalités »
  • Francis Delaisi et le mythe des 200 familles
  • Delaisi et la Banque de France ou l’obsession de l’argent
  • Les économistes et Francis Delaisi
  • TROISIÈME PARTIE. DE L’EUROPÉISME GENEVOIS À « L’EUROPE NOUVELLE »
  • Francis Delaisi. Un économiste au service de l’Europe et de la Belgique (1926-1946)
  • Du CVIA au RPN. « Les tribulations d’un collaborationniste sincère »
  • Francis Delaisi. Une figure de l’européisme intégral
  • Conclusion
  • Sources et bibliographie relatives à Francis Delaisi
  • Index des périodiques
  • Index des noms d’organisations et des entreprises
  • Index des noms de personnes

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« Francis Delaisi, un inconnu célèbre à redécouvrir »

Olivier DARD et Geneviève DUCHENNE

Francis Delaisi (Bazougers, 19 novembre 1873 – Paris, 22 juillet 1947) fait partie de ces inconnus célèbres dont la biographie est d’autant plus méconnue que l’étude de son itinéraire est éclatée entre des spécialités historiographiques peu en rapport les unes avec les autres1. S’il est aujourd’hui remis en selle par Alain Soral qui présente la Révolution européenne sur son site « Égalité et Réconciliation »2, Francis Delaisi est pour l’essentiel largement oublié. L’homme a pourtant marqué son temps dans les sphères du syndicalisme, de l’anticapitalisme, de l’européisme et du collaborationnisme. Il est d’ailleurs régulièrement mis en avant dans ces différents champs de la recherche historique mais aucune recherche ne lui a été spécifiquement consacrée jusqu’à cet ouvrage collectif.

I. Les facettes historiographiques de Francis Delaisi

Pour les historiens du syndicalisme et de l’anticapitalisme, Francis Delaisi est une figure marquante de la Confédération générale du travail (CGT) d’avant 1914, une des plumes reconnues de La Guerre sociale de Gustave Hervé3 et l’auteur d’ouvrages et de brochures aux titres évocateurs : Les Maîtres de la France, paru en 1911 où il dénonce les « nouvelles ← 9 | 10 → féodalités » et Le Patriotisme des plaques blindées (Krupp, Schneider et Cie) édité en 1913 où il fustige le lien entre patronat, bellicisme et militarisme, véritable « internationale du capital ». Une vingtaine d’années plus tard, Delaisi qui avait publié en 1910 La Démocratie et les financiers – charge violente contre les régents de la Banque de France – n’a rien perdu de son savoir-faire et fait paraître en 1936, sous l’égide du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, La Banque de France aux mains des deux cents familles.

Pour les spécialistes de l’histoire de l’idée européenne de l’entre-deux-guerres, Delaisi est principalement l’auteur d’un essai intitulé Les Deux Europes. Sorti chez Payot en 1929, il fonde sa réputation d’« économiste » en France et à l’étranger (à commencer par la Belgique) et lui vaut d’être reconnu comme un expert de l’Union douanière européenne.

Enfin, pour l’historiographie de l’histoire du second conflit mondial et de l’occupation, Delaisi est une figure marquante de la collaboration parisienne, adhérant au Rassemblement national populaire (RNP) de Marcel Déat et publiant dans les principaux organes de la presse collaborationniste (Aujourd’hui, l’Œuvre, les nouveaux Temps, etc.).

La première ambition de ce volume est de reconstituer l’itinéraire de Delaisi qui, quoique paraissant déroutant, peut aussi être questionné sous le prisme d’une possible cohérence rapportée aux milieux traversés et aux idées défendues. Sans être forcément exemplaire, le cas Delaisi n’est nullement marginal.

Un second souci de cette entreprise collective est de s’attacher aux ressorts de la légitimité et, osons le mot, de l’expertise dont est crédité Delaisi dans les domaines qu’il cultive assidûment, à savoir l’économie et l’Europe. Une étude du contenu comme de la réception de ses écrits s’impose, tant pour ce qui concerne la France que l’étranger.

Nous touchons ici à une troisième ambition de ce livre qui vise à inscrire la figure de Delaisi dans l’histoire de l’Europe du premier XXe siècle ; une histoire où il a toute sa place au vu de son engagement européen, de l’européisme à « l’Europe nouvelle » et qui propose un portait de lui très sensiblement différent de celui qu’offrirait une approche exclusivement franco-française.

Organisé selon une construction thématico-chronologique, ce volume privilégie quatre entrées pour caractériser l’itinéraire de Delaisi : son rapport à la question juive, du dreyfusisme à l’antisémitisme ; son anticapitalisme et ses diverses expressions ; la figure de l’expert économique et social ; le chantre de l’Europe, de l’européisme à « l’Europe nouvelle ». Il s’est agi donc de revisiter dans le détail certains des temps forts de la vie et de l’itinéraire d’un homme qui n’a pas laissé d’archives et dont l’histoire ← 10 | 11 → familiale est compliquée, eu égard notamment à son fils, Pierre4, qu’il aurait proprement renié ainsi que le souligne la psychanalyste Geneviève Parseval, la petite fille de Francis Delaisi, grand-père qu’elle n’a jamais connu mais dont la figure hante son ouvrage, Le roman familial d’Isadora D.5

II. Retour sur un itinéraire

Se plonger dans les différents temps forts de l’itinéraire de Delaisi impose de l’aborder au préalable dans sa continuité, pour en jalonner les différentes séquences. François-Almire Delaisi naît, à Bazougers (Mayenne), le 19 novembre 1873 de l’union de Parfait-François Delaisi (1842-1912), charron comme ses aïeux et de Marie-Julie Maignan (1848-1884), fille de métayer. De cette union naît encore une fille, Marie (1875), chez qui Delaisi se réfugie pendant l’occupation allemande. La mort prématurée de la mère – elle décède, en 1884, âgée seulement de 36 ans – n’arrange pas la situation déjà très précaire de la famille. Mais bien qu’issu d’un milieu extrêmement modeste6, Delaisi effectue de belles études primaires, secondaires puis universitaires. Il reste que l’infortune connue dès la prime enfance a laissé une empreinte profonde sur l’homme devenu adulte qui signe « Cratès » – nom du philosophe grec cynique et miséreux – plusieurs articles très engagés à gauche7. ← 11 | 12 →

A. Un dreyfusard de province

Boursier au Lycée de Laval puis à la Faculté de Lettres de l’Université de Rennes, il est régulièrement félicité pour ses excellents résultats : « Mr. Delaisi est un étudiant laborieux, appliqué, des plus intelligents. […] Il a donné toute satisfaction à ses professeurs, et j’ajouterai », écrit le recteur, « par son habitude laborieuse, son excellente tenue, sa valeur morale. Je le recommande pour une prolongation (de bourse) »8. Licencié de la Faculté de Lettres de Rennes en 1898, il se présente, en 1900, au concours de l’agrégation d’histoire, mais il échoue. Il faut dire qu’il est alors très accaparé par les affrontements causés par l’affaire Dreyfus qui est le premier temps fort de son itinéraire et sur lequel cet ouvrage revient longuement. Inscrit au Comité de défense de l’officier condamné pour espionnage9, il mène, aux côtés des antimilitaristes et des anarchistes, ses premiers combats politiques et philosophiques. Ils lui permettent de faire valoir ses dons d’orateur rappelés par l’un de ses camarades d’alors : « il a la parole facile, la voix chaude, une argumentation abondante et imagée, un accent de sincérité et de la conviction qui plaisent à la foule et le font écouter dans les réunions publiques »10. L’affaire Dreyfus est aussi le moment où il commence à se construire un sérieux réseau de sociabilité. L’engagement dreyfusard marque enfin un positionnement philosémite que le collaborationniste des années 1940 proclamait encore en 1934 : « On oublie trop volontiers aujourd’hui ce que l’Occident européen doit à la civilisation juive »11.

B. De l’enseignant raté au journaliste en vue de la presse révolutionnaire

En 1901, son diplôme d’histoire et de géographie en poche, Francis Delaisi gagne la Sorbonne pour tenter d’y décrocher une nouvelle fois l’agrégation d’histoire et de géographie12, sans plus de succès. Répétiteur dans divers lycées parisiens, il exerce un temps au Lycée Buffon où il ← 12 | 13 → laisse un triste souvenir – « il a […] fort mal réussi ; aucune autorité ; son étude était comme une pétaudière »13. Aussi troque-t-il les bancs d’école pour les salles de rédaction.

Il débute aux Pages Libres où il rencontre des membres influents de la C.G.T., à savoir Pierre Monatte, Alphonse Merrheim ou Pierre Pouget qui deviennent ses amis mais où il côtoie aussi Daniel Halévy qui marque son désaccord avec lui sur le contenu de l’enseignement à dispenser dans les universités populaires14. On le retrouve ensuite logiquement à La Grande revue après absorption de la première15. Il écrit deux volumes pour les collections patronnées par ces revues : L’Église et l’Empire romain (1904) – virulente charge anticléricale – et La force allemande (1905) qui, s’inspirant des travaux de l’historien et économiste Paul Blondel, laisse déjà entrevoir de futures confrontations entre les empires britannique et germanique et son admiration pour le développement industriel allemand. Il collabore aussi à la revue Temps nouveaux où il rencontre l’écrivain et sociologue Augustin Hamon16 et le militant syndicaliste Georges Dumoulin. Proche des dirigeants de la CGT et seul intellectuel, il devient, en 1908, rédacteur en chef de l’éphémère quotidien syndicaliste Les Nouvelles (février 1908 – mars 1909). Il entre ensuite à l’agence Radio, fondée par Henri Turot et en devient le secrétaire général17.

C’est après la disparition des Nouvelles que Delaisi abandonne l’histoire et se tourne résolument vers l’étude de l’économie18. Il se rapproche du syndicaliste Alphonse Merrheim qui avait lu avec attention ses articles publiés en 1905 dans Pages libres sur « Le règne de l’acier »19. Entre les deux amis naît une collaboration étroite. Ensemble, mais anonymement, ils publient La métallurgie (édité par la Fédération ouvrière des métaux) en vue de former l’ouvrier de la société de demain. Delaisi exerce ainsi sa plume dans les revues de l’extrême gauche révolutionnaire. On le retrouve à La Vie ouvrière de Pierre Monatte où « il fut un conseiller apprécié »20 ← 13 | 14 → mais surtout à La Guerre sociale tenue par un ancien condisciple du Lycée de Laval, Gustave Hervé. Grâce à cette collaboration, Delaisi obtient une certaine reconnaissance en réunissant ses articles dans des volumes à succès, à l’instar de La Démocratie et les financiers publié en 1910. Francis Delaisi est alors un publiciste anticapitaliste en vue et soucieux de faire comprendre aux ouvriers la nécessité de posséder des organes de presse libres de toutes attaches financières. En 1910 il dénonce alors pour cette raison L’Humanité, réputée toucher des subsides des Rothschild. Adversaire de la finance, Delaisi est aussi un pacifiste convaincu qui rédige en 1911 un texte prophétique, « La Guerre qui vient », dans lequel il entend démontrer que l’antagonisme anglo-allemand conduit inéluctablement à un conflit avec le concours armé de la France et à la violation de la neutralité belge. Figure en vue du mouvement ouvrier et de la CGT où il avait été recruté deux ans plus tôt pour rejoindre La Bataille syndicaliste, Delaisi en est poussé dehors en mars 1913. Il rompt alors avec Monatte, Rosmer et Hervé. Si l’appartenance de Delaisi au milieu ouvrier demeure à maints égards ambiguë puisqu’il a pu dans le même temps côtoyer des milieux réformistes et nationalistes (de l’Action française21 aux frères Tharaud)22, il est indéniable que ses réflexions ont nourri le mouvement syndicaliste à tendance révolutionnaire. En apportant une doctrine nouvelle – « dans une société industrielle moderne, […] il convient […] en premier lieu d’instruire le monde ouvrier et à commencer par les dirigeants du syndicat »23 –, Delaisi a certainement exercé une incontestable influence sur le mouvement ouvrier avant et après la Première Guerre mondiale.

C. Du pacifisme à l’européisme militant

Exempté de service militaire pour infirmité24, Delaisi qui avait prédit la débâcle – et les moyens pour l’éviter – n’est pas étonné par la guerre : « La crise actuelle ne m’a pas surpris », écrit-il à son ami Jean Grave en 1915, « c’est sans doute pour cela qu’elle ne m’a ← 14 | 15 → pas changé comme tant d’autres »25. Il fonde et dirige une colonie d’orphelins de guerre à Étretat, puis à Alger. Il fait néanmoins toujours l’objet d’une surveillance policière rapprochée26. Anarchiste, il aurait participé, en 1916, à la fondation de la Société d’études documentaires et critiques sur la guerre. De surcroît, la même année, les services de propagande allemande inondent l’Espagne d’exemplaires de La guerre qui vient27 où par-delà son insistance déjà mentionnée sur la rivalité anglo-allemande, Delaisi se montrait plus favorable à l’Allemagne qu’à l’Angleterre. Surtout, cette étude qui avait, avant-guerre, déjà eu un certain retentissement, devait valoir après coup à son auteur une réputation d’analyste solide et clairvoyant des réalités internationales28. Le pacifiste engagé se transforme alors à la faveur de l’après-guerre en en européiste militant et en expert de l’économie internationale.

Delaisi découvre alors un nouvel horizon : l’Europe, la grande affaire de sa vie dès lors. Des années durant, Delaisi mène une infatigable croisade pour établir sur le continent une paix économique durable. Son originalité réside dans son approche. En effet, pour comprendre les questions posées par les relations internationales, il se place d’un point de vue résolument économique. Ainsi, lorsque paraît en 1921 Le Pétrole29 où pour la première fois est décrite l’influence des trusts sur la politique extérieure des nations, il démontre aussi l’importance de la dimension internationale de l’organisation du capital. Ayant analysé les causes de la guerre comme essentiellement économiques, il lui paraît nécessaire de poser les conditions d’une paix économique. Delaisi, qui ne semble guère plus croire à la Révolution, celle d’Octobre l’ayant déçu, découvre alors l’importance d’autres acteurs économiques que les ouvriers, et principalement les entrepreneurs.

Considérant désormais que la paix économique ne peut advenir qu’une fois la paix sociale acquise, Delaisi opère un rapprochement avec la Gauche cartelliste et publie dans ses principaux organes de presse : L’Œuvre, Le Progrès civique, Paris Soir, La République, Monde Nouveau. Ce revirement intellectuel se traduit par son adhésion à la Ligue de la République fondée par Paul Painlevé en 192130 et le conduit à s’intéresser de très près aux ← 15 | 16 → activités du Bureau international du travail (BIT). Il se rend à Genève à la fin de l’année 1921 et y rencontre Albert Thomas. Marqué par cette visite, Delaisi reste en contact avec le BIT, dont il est devenu un ardent défenseur et tente, parallèlement, d’y trouver une tribune pour propager ses propres idées européennes.

En 1925, avec Les Contradictions du monde moderne, il confirme non seulement ses talents de pédagogue, mais aussi ses qualités d’expert reconnu en France et en Europe : « M. Delaisi a publié des études du plus haut intérêt sur le charbon, l’acier, le pétrole, etc. », peut-on lire dans L’Écho de la bourse, soit le journal économique le plus lu de Belgique. « Aujourd’hui sa féconde activité se porte vers un but nouveau qui est de fonder une société de paix ; il se place du point de vue du facteur économique, qui, du point de vue belge, présente le plus grand intérêt »31. Les Contradictions du monde moderne est certainement l’ouvrage le plus important écrit par Delaisi. D’abord, parce qu’il fut un véritable succès de librairie32 – il sera encore publié aux États-Unis en 197133 ; ensuite parce qu’il fonde son engagement européen ; enfin, et non sans ironie, parce qu’il fait de son auteur l’une des grandes figures de la pensée économique libérale de l’entre-deux-guerres34. En formulant, la thèse selon laquelle le développement des échanges économiques a un rôle majeur à jouer dans la pacification des relations européennes, Delaisi va livrer « l’un des principaux motifs économiques des pro-Européens d’alors »35 et constituer pour deux décennies encore son credo, sa véritable profession de foi.

Propagandiste en vue, Delaisi est aussi un militant de la cause européiste, affilié de ce fait à plusieurs associations en vue – Coopération européenne (Paris), Union douanière européenne (Paris), Association française pour la Société des Nations (Paris), Union économique européenne (La Haye), l’Union Jeune Europe (Bruxelles), l’Institut d’économie européenne (Bruxelles) et bien entendu Paneuropa (Vienne). En 1927, il est élu secrétaire général de la section française de l’Union paneuropéenne et donne à ce titre, avant de rompre avec l’autoritaire ← 16 | 17 → comte Richard Coudenhove-Kalergi, de nombreuses conférences en Allemagne, en Pologne, en Autriche, en Serbie, en Hongrie et surtout en Belgique où il se forge de solides amitiés36. Il devint alors très proche du médecin flamand Irénée Van der Ghinst – responsable de Paneuropa-Belgique et fondateur en 1932 de l’Institut d’économie européenne – ainsi que de l’ingénieur américain, d’origine juive allemande, Dannie Heineman, directeur du grand trust électrique belge, la Sofina37.

Grâce au soutien financier d’Heineman, Delaisi publie en 1929 Les deux Europes (Paris, Payot) où il entend démontrer que la partie occidentale du continent industrialisée (Europe A, celle du cheval-vapeur) souffre d’une crise de débouchés quand les pays d’Europe centrale et orientale plus agricoles (Europe B, celle du cheval de trait) manquent de capitaux. Dès lors, il conclut à la nécessité de l’unité économique européenne. Au début des années 1930, alors que le climat international se durcit à la suite du krach boursier de Wall Street, Delaisi n’aura de cesse que de défendre, dans différents cénacles, son plan de redressement européen. Reprenant l’argumentaire développé dans Les Deux Europes, l’expert plaide pour la mise en place d’une économie dirigée et le développement d’infrastructures routières, navales et ferroviaires en Europe orientale. Cette politique de grands travaux publics qui fournirait du travail aux chômeurs, permettrait à l’Europe agricole d’acheminer, à moindre coût, ses denrées vers l’Ouest, et à l’Europe industrialisée de trouver de nouveaux débouchés à l’Est38.

Ce plan quinquennal jugé alors comme « inspiré directement du plan soviétique »39 et lancé en 1929 prévoit, à terme, la mise en place d’un marché unique européen40. Présenté pour la première fois en mai 1931 lors du Congrès du Comité fédéral de Coopération européenne de Budapest, le plan Delaisi41 connaîtra de nombreux amendements et ← 17 | 18 → ne sera jamais publié sous forme d’ouvrage destiné au grand public. Très ambitieux, il demeure l’un des principaux modèles auxquels se raccrocheront les partisans de l’Europe économique au moment où la crise génère des replis nationalistes. Adopté par le Comité fédéral de Coopération européenne et par l’Union des Associations pour la SDN au congrès de Paris en juillet 1932, le projet de l’économiste français est soutenu d’abord « discrètement » puis totalement42 par le directeur du BIT. Albert Thomas y discerne, en effet, une alternative constructive aux trop « vagues » desseins de Briand43 et sonde, en décembre 1931, quelques gouvernements de l’Europe « B » concernés par le projet : la Grèce, la Hongrie et la Bulgarie. Sans attendre de réponse officielle, Thomas réunit officieusement à Genève, en février 1932, les membres du Comité fédéral de Coopération européenne afin de discuter des aspects pratiques du plan – mise en œuvre et financement – à peine esquissés par Delaisi. Le décès brutal d’Albert Thomas le 8 mai 1932 hypothèque considérablement les chances de réalisation du projet, en dépit de l’attention que lui portera encore son successeur Harold Butler44. Le plan vivra quelques années encore grâce à l’inlassable promotion dont l’entoure son auteur auprès d’organismes comme l’UDE et l’IEE45.

Pendant ces années de crise, les questions monétaires internationales deviennent l’une des préoccupations majeures de l’économiste qui se rend en Amérique du Nord à l’hiver 1930-31. Lors de ce voyage d’étude commandité, semble-t-il, par le Quai d’Orsay46, il donne quelques conférences sur la côte Est des États-Unis et au Canada. Surtout, il étudie les méthodes financières et les pratiques commerciales nord-américaines. À l’issue de ce voyage qui lui font découvrir une Amérique en crise, il publie en 1933 La Bataille de l’Or. Delaisi y propose l’établissement d’un régime de contrôle international des émissions monétaires, réclame le retour à l’unité monétaire et plaide pour la mise en place d’une « économie dirigée ». Le terme prend une acception toute particulière puisque Delaisi s’oppose justement à l’intervention administrative de l’État. ← 18 | 19 →

D. Planisme et antifascisme

Adepte de la planification à l’échelle internationale, Francis Delaisi est séduit par le planisme du socialiste belge Henri De Man47 qu’il contribue à introduire en France. Il est d’ailleurs associé au Plan de la CGT (1934-1935) comme à la campagne planiste qui se prolonge par la publication du mensuel L’Atelier pour le Plan. Le concevant essentiellement comme une arme économique capable de lutter contre le fascisme, on retrouve le planisme au sein du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA) que rejoint Delaisi le 3 mars 1934 à la suite de l’affaire Stavisky. Au moment du Front populaire, renouant avec sa verve anticapitaliste des années 1910, Delaisi est avec Augustin Hamon l’un des dénonciateurs les plus virulents des célèbres « deux cents familles » à propos desquelles il publie un petit livre, La Banque de France aux mains des deux cents familles qu’édita le CVIA. À l’automne 1935, il est élu au bureau de cette association. D’emblée, il est plongé dans la lutte qui oppose, d’un côté, les partisans de la fermeté, de l’autre, les « intégraux » qui font du refus absolu de la guerre leur credo. Ces derniers tentent de s’imposer à la tête des principales organisations de gauche, ce qui donne lieu à de prodigieux affrontements48. C’est le cas au sein du CVIA, où les pacifistes intégraux emmenés par Delaisi s’imposent en juin 1936. Refusant toute idée de « croisade contre le fascisme », ils confinent leur antifascisme à un usage strictement interne ; « contre le Colonel de La Rocque » précisa Delaisi lors de son procès d’épuration en 194549. La motion Delaisi de juin 1936 qui finalement emporte la majorité au CVIA prend position « contre le fascisme et contre la guerre » et affirme l’indépendance du ← 19 | 20 → CVIA vis-à-vis de la coalition gouvernementale afin de se réserver le droit de critiquer la politique du gouvernement, en particulier en matière de politique extérieure. La séance se termine avec la démission des intellectuels « bellicistes », Paul Langevin, président du Comité central de la Ligue des droits de l’homme, en tête. Au sein de cette dernière organisation, Delaisi et les siens constituent une forte minorité. En juillet 1937, certains d’entre eux, comme Léon Émery, Félicien Challaye ou Gaston Bergery démissionnent du Comité central. Delaisi, lui, resta jusqu’au bout. En 1939, il participe encore au Congrès de Mulhouse et publie, « au nom de la minorité », « La Paix économique » dans Les Cahiers de la Ligue des droits de l’homme.

E. Le tenant d’une Europe franco-allemande (1940-1945)

Dans une lettre qu’il écrit en 1945 au juge chargé d’instruire son procès pour « atteinte à la sûreté de l’État » – dossier qui est classé sans suite en janvier 194650 –, Delaisi précise que dans tous les groupements auxquels il a adhéré, il a toujours « défendu la même politique, à savoir, à l’intérieur : la liberté pour chaque peuple d’être fasciste ou antisémite ou le contraire ; à l’extérieur : le rapprochement avec les peuples voisins dans l’unité économique, monétaire et douanière d’une Europe réconciliée »51. Force est de prêter foi à cet aveu, car il fut, très certainement, de presque toutes les tentatives de rapprochement franco-allemand initiées dès le début des années 1930 par les nouvelles relèves52 et notamment par Jean Luchaire53, Philippe Lamour ou Georges Valois54.

Résumé des informations

Pages
270
Année
2015
ISBN (PDF)
9783035265507
ISBN (ePUB)
9783035298154
ISBN (MOBI)
9783035298147
ISBN (Broché)
9782875742858
DOI
10.3726/978-3-0352-6550-7
Langue
français
Date de parution
2015 (Juillet)
Mots clés
Anticapitalisme et dénonciation de la Banque de France et de la finance Société des Nations et européisme Expertise économique Affaire Dreyfus Pacifisme Réseaux franco-belges et internationaux
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2015. 270 p., 4 graph., 1 tabl.

Notes biographiques

Eric Bussière (Éditeur de volume) Olivier Dard (Éditeur de volume) Geneviève Duchenne (Éditeur de volume)

Éric Bussière est professeur à l’Université de Paris-Sorbonne, chaire Jean Monnet d’histoire de la construction européenne. Ses travaux portent sur l’histoire des entreprises et des relations économiques internationales et sur l’histoire de la construction européenne. Olivier Dard est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Paris-Sorbonne. Il est spécialiste d’histoire politique (relèves des années 1930, droites radicales au 20e siècle). Geneviève Duchenne est professeure invitée à l’Université catholique de Louvain et à l’Université Saint-Louis de Bruxelles.

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