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Censure et autorités publiques

De l’époque moderne à nos jours

de François Cadilhon (Éditeur de volume) Philippe Chassaigne (Éditeur de volume) Éric Suire (Éditeur de volume)
©2015 Collections 364 Pages

Résumé

L’histoire récente consacre le passage de la censure étatique directe à des formes intériorisées d’autocensure. Le sujet n’en reste pas moins d’actualité, y compris dans les démocraties occidentales où on assiste à des demandes émanant de groupes religieux pour faire interdire disques, journaux, livres, films jugés blessants ou blasphématoires. Les possibilités d’expression offertes par les nouveaux médias suscitent l’affolement des ligues de vertu et un strict verrouillage dans les pays où la liberté de parole reste interdite. L’optique de l’ouvrage déborde cependant du cadre contemporain. Le choix d’une chronologie longue l’inscrit dans une réflexion générale sur l’évolution des sensibilités au sein de « l’espace moral », en privilégiant la question des frontières changeantes, car historiquement construites, de ce qui a été perçu comme dicible ou indicible. Les 23 contributions réunies abordent les modèles de conception et les modalités d’application de la censure à travers ses objets (publications licencieuses, presse, œuvres d’art, lectures de l’histoire, opinions hétérodoxes), les moyens de son exercice, et ses enjeux politiques.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos du directeur de la publication
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Introduction
  • Première partie. La censure des arts et du cinéma
  • L’originalité de la censure du cinéma aux États-Unis
  • Le Hays Office et la moralisation du dessin animé américain après 1934. L’exemple de Walt Disney
  • 1796, 1966, 2013, du roman au cinéma, un chef-d’œuvre de Diderot. De La Religieuse censurée à La Religieuse pour tous ?
  • Deuxième partie. Enjeux politiques et internationaux de la censure
  • Central European Perspectives of Habsburg Censorship. Vienna and Lombardy-Venetia, c. 1815-1866
  • Questionnaire de police et autocensure des Juifs naturalisés d’Europe centrale et orientale (1884-1930)
  • Le Parlement international des écrivains, 1993-2004. Une ONG originale dans le paysage des organisations de lutte contre la censure dans le monde
  • The Reading and Writing of History in Communist Poland according to State Censorship
  • Établis et errants. Proposition pour l’analyse de la censure de l’hétérodoxie en milieu militant
  • Troisième partie. Censure et questions religieuses
  • Blasphemy and the control of spirituality. Censorship, and Secularization in Britain and the West between the 16th and 20th Centuries
  • La proscription du « jésuitisme » à Bordeaux au XVIIIͤ siècle
  • La censure et ses limites, les francs-maçons bordelais et les livres interdits à la fin du XVIIIͤ siècle. La bibliothèque de Thomas Lumière
  • The Preservation of Linguistic Heritage during Franco’s Dictatorship in Catalonia. The Role of the Catalan Church
  • L’Église catholique et la liberté religieuse au cours de la période contemporaine
  • Whitehouse vs. Lemon, 1976-1977, ou Le dernier procès pour blasphème en Grande-Bretagne
  • Quatrième partie. La surveillance des moeurs et des publications licencieuses
  • Le marquis de Sade face à la censure
  • Outrages publics à la pudeur et outrages aux bonnes mœurs. La nudité en procès dans la France de la Troisième République (1870-1914)
  • De la censure morale au contrôle social. Le traitement des crimes sexuels sur enfants (XIXe-XXe siècle)
  • Arène ou forum ? Incertitudes françaises à la conférence de 1923 contre les publications obscènes
  • Un cas unique de censure juridique d’un créateur au pays du Premier Amendement : Florida v. Mike Diana
  • Cinquième partie. La censure du livre et de la presse écrite
  • Les colporteurs en Hongrie. Feuilles volantes et récits colportés face à la censure au XVIIIͤ siècle
  • La censure de la presse pendant la crise du Seize-Mai 1877
  • La « liberté de la presse » garantit-elle la possibilité de « tout dire » ? Les pressions exercées sur le contenu du Matin, de 1884 au début des années 1930
  • Y a-t-il eu une censure de la presse marocaine de 1995 à 2005 ?
  • Conclusion. Censure d’État, esprit public et raison privée

← 12 | 13 → Introduction

Philippe CHASSAIGNE

Université Bordeaux Montaigne

L’affaire agita le landernau politico-médiatique français fin 2013: le 3 septembre, les agences AFP et Reuters diffusaient une photographie « peu avantageuse »1 du chef de l’État français, souriant d’un air un peu niais et affichant un léger strabisme, prise lors d’un déplacement à Denain dans le cadre de la rentrée des classes. Devant la vague de réactions moqueuses qu’elle suscitait sur les réseaux sociaux, l’AFP retirait, quelques heures après sa diffusion, cette image de sa banque de données et envoyait une note à ses clients leur demandant de la supprimer également. Elle la remplaçait par d’autres photos du président, flanqué de son ministre de l’Éducation nationale, dans des attitudes beaucoup plus conformes à la gravité que l’on attribue à sa fonction. Bien évidemment, le cliché en question se retrouva repris à l’infini sur le World Wide Web. L’agence expliqua son geste comme résultant « d’un débat interne au service photo, suite aux commentaires que ce cliché a suscités », et non d’une quelconque intervention de l’Élysée : « [i]l y a un gros fantasme sur l’interventionnisme supposé du gouvernement sur les agences de presse. Ce n’est pas du tout le cas. Cette photo n’apportait aucune information supplémentaire par rapport au reste de la série, nous l’avons donc supprimée », expliquait le directeur de l’information de l’AFP, qui ajoutait que ces suppressions de photos déjà mises sur le fil de l’agence (ou « kills », en langage de journaliste, puisqu’il s’agit de les « tuer »), concernaient « essentiellement des erreurs factuelles »2. La censure n’existe pas plus lors de la sélection des photos à passer, précisait-il encore, celle-ci se faisant sur la valeur informative du cliché, sa qualité, son esthétique et le respect de la neutralité ; « [o]n veille également à ce que l’image ne ← 13 | 14 → soit pas dégradante pour la personne photographiée. Cela s’applique dans tous les domaines. Pour un attentat, nous allons faire attention à prendre une photo qui montre l’horreur de l’événement, mais on écartera les plus violentes car elles n’apportent rien », concluait-il3.

Il est difficile, même maintenant, de dire si la photographie initiale était « dégradante pour la personne photographiée ». Mais cette affaire, dont l’écho dépassa largement nos frontières, s’insère, en fait, dans un ensemble de réflexions plus vaste, touchant au crime d’offense au chef de l’État, initialement régi par les lois de 1881 sur la liberté de la presse et supprimé le 15 mai 2013. La dernière fois qu’une telle procédure fut mise en œuvre, ce fut en septembre 2008, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, par le parquet de Laval, qui engagea des poursuites contre un opposant qui avait brandi une affichette « Casse toi, pov’con » devant la voiture du président, alors en visite dans cette même ville, le 26 août précédent. Condamné en première instance à 30 euros d’amende avec sursis, sa peine avait été confirmée en mars 2009 par la cour d’appel d’Angers, mais invalidée quatre ans plus tard par la Cour européenne des droits de l’homme, qui estima que la condamnation était une « ingérence des autorités publiques dans son droit à la liberté d’expression ». La Cour ajouta aussi :

(elle) retient, d’autre part, qu’en reprenant à son compte une formule abrupte, utilisée par le président de la République lui-même, largement diffusée par les médias puis reprise et commentée par une vaste audience de façon fréquemment humoristique, le requérant a choisi d’exprimer sa critique sur le mode de l’impertinence satirique. Or, la Cour a souligné à plusieurs reprises que la satire est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter4.

Elle jugea donc « disproportionné(e) » une sanction qui risquait, selon elle, d’avoir « un effet dissuasif sur des interventions satiriques qui peuvent contribuer au débat sur des questions d’intérêt général ». On mesurera les évolutions survenues depuis le début de la Ve République : le général de Gaulle avait fait usage de ce chef d’accusation près de 500 fois, Pompidou une seule fois, et ses trois successeurs n’y avaient jamais eu recours. Citons encore, dans un genre certes différent sur le plan juridique, mais qui ressortit toujours aux limites susceptibles d’être apportées à la liberté d’expression en rapport au respect dû à une figure publique ← 14 | 15 → hautement symbolique, l’interdiction du magazine Hara Kiri, le 17 novembre 1970, après la parution de son n° 94 portant en couverture « Bal tragique à Colombey : 1 mort » : se rapportant au décès de De Gaulle, le 9 novembre 1970, en sa maison de Colombey-les-Deux-Églises, le titre jouait sur l’utilisation répétée par de nombreux organes de presse de la formule « bal tragique » pour qualifier l’incendie d’un dancing en Isère, survenu huit jours plus tôt, qui avait fait 146 victimes.

Ces trois affaires montrent bien sûr l’évolution – que l’on s’en réjouisse ou qu’on la déplore – du sentiment de respect dû au chef de l’État français, et, donc, de l’image et du prestige de la fonction présidentielle. Mais elles reflètent aussi une évolution sur laquelle nous reviendrons plus tard : le passage de la censure étatique directe, brutale, pourrait-on dire, à des formes intériorisées d’autocensure. Après tout, la version de l’AFP quant aux raisons du retrait de la photographie en question peut très bien être exacte. En fait, cette « petite histoire » constitue une entrée en matière faussement anecdotique à ce volume.

À l’évidence, en effet, la censure est un sujet toujours contemporain, même, et sinon plus encore, dans nos démocraties que l’on pourrait qualifier d’« avancées », et qui correspond à des enjeux sociaux réels. Depuis la fin des années 1970, on assiste à des demandes numériquement croissantes émanant de divers groupes religieux pour faire interdire disques, journaux, livres, œuvres cinématographiques, etc., jugés blessants, voire blasphématoires : la première occurrence semble être la campagne d’associations catholiques américaines, soutenues par une figure d’influence, l’archevêque de Boston, qui tentèrent en 1977 de faire retirer des playlists des radios une chanson de Billy Joel « Only the Good Die Young », qui contenait à leurs yeux des propos diffamatoires envers les catholiques5. En 1988, un attentat organisé par des catholiques intégristes, protestant contre la diffusion du film La Dernière tentation du Christ, de Martin Scorcese, fit 14 blessés au cinéma Saint-Michel à Paris. On pensera ensuite, dans une triste perspective, à l’affaire dite, en 2005-2006, des « caricatures de Mahomet », dessins initialement parus dans un journal danois, puis dans d’autres media, comme Charlie Hebdo en France, et qui, offrant une représentation humaine du Prophète, contrevenaient à un interdit de l’islam ; elles suscitèrent pressions diplomatiques et manifestations de la « rue arabe » contre les pays concernés et l’Occident chrétien en général. Le point d’aboutissement – au jour d’écriture – en constitue bien sûr les attentats des 7 janvier 2015 contre le même journal ← 15 | 16 → satirique français (le 8 à Montrouge et le 9 à Paris, porte de Vincennes), et les débats subséquents sur les limites implicites pouvant être posées à la liberté d’expression. Toujours en France, l’adoption des lois dites « mémorielles » (loi Gayssot de 1990 pénalisant la négation des crimes contre l’humanité, loi de 2001 sur la reconnaissance du génocide arménien, loi Taubira de 2001 également, reconnaissant la traite négrière et l’esclavage comme crime contre l’humanité, loi de 2005 sur la présence française outre-mer) a fait l’objet de controverses, ces textes étant jugés par des associations d’historiens comme édictant une vérité d’État sur des phénomènes historiques, les empêchant de travailler et de s’exprimer librement sur des sujets désormais gravés dans le marbre. Dans certains États des États-Unis, des lois autorisent des entreprises agroalimentaires à porter plainte pour diffamation contre des personnes (souvent des activistes environnementaux) qui dénigrent leurs produits. La liberté quasi totale d’expression offerte par les nouveaux media informatiques suscite aussi bien l’affolement des ligues de vertu, qui appellent à la mise en place de garde-fous, qu’un strict verrouillage dans les pays où la liberté d’expression demeure un doux rêve, telle la Chine, mais aussi, dans les pays « libres », des protestations de la part des internautes utilisateurs de forums contre la « censure » dont les modérateurs desdits forums seraient les agents. On terminera cette première approche impressionniste en évoquant la carte de la liberté de la presse dans le monde, publiée annuellement par l’organisation Reporters sans frontières, qui établit un palmarès, donc planétaire, dans lequel les pays nordiques, ceux d’Europe médiane et le Canada obtiennent un satisfecit (« situation bonne » – les États-Unis, la France ou la Grande-Bretagne doivent se contenter de « situation plutôt bonne »), tandis que la Chine, l’Iran, le Turkménistan, Cuba, ou encore la Syrie (liste non limitative), connaissent une « situation très grave »6.

Toutefois, l’optique de cet ouvrage déborde largement une perspective strictement contemporaine. Le choix du long terme qui a été fait – cinq siècles – découlait d’abord du fait que le XVIe siècle (au sens large) constitue un moment clef dans l’histoire de la censure, avec la révolution de l’imprimerie ; ainsi, l’université de Cologne reçut en 1475 du pape un privilège l’« autorisant à censurer les imprimeurs, les éditeurs, les auteurs et même les lecteurs de livres pernicieux » et, en 1496, l’archevêque de Mayence défendit qu’aucun livre ne fût publié sans avoir reçu au préalable son approbation, interdiction étendue cinq ans plus tard à l’ensemble du Saint-Empire par le pape Alexandre VI, et en 1515, à toute la chrétienté par Léon X. À partir des années 1520, la nécessité de lutter contre la Réforme protestante, dont les thèses furent immédiatement, et ← 16 | 17 → massivement, diffusées par voie d’impression7, entraîna l’apparition des premières mesures instaurant une censure d’État, tel l’édit de mars 1521 de François Ier interdisant toute publication d’un livre de théologie sans aval préalable de la Sorbonne, faculté de théologie de Paris, ou l’obligation, imposée en 1534 par Henry VIII, pour tout livre d’obtenir une approbation de son conseil privé avant de pouvoir être imprimé. Quant à l’Église catholique, la première version de l’Index Librorum Prohibitorum date de 1559, et on sait que l’Index ne fut supprimé qu’en 1966.

Mais une période chronologique aussi longue permet aussi d’inscrire notre démarche scientifique initiale dans une réflexion plus générale sur le thème de l’évolution des sensibilités au sein de ce que nous pouvons appeler l’espace moral, en retenant comme angle d’approche plus précis la question des frontières changeantes, car historiquement construites, de ce qui est perçu comme dicible ou indicible, parce que moral ou immoral, toléré/tolérable ou intolérable. « Espace », « frontières », en d’autres termes, il est ici question des sensibilités collectives, des seuils de tolérance, et des conditions de négociation, forcément constante, entre la, ou plutôt les, puissances publiques (État, Églises, groupes de pression, etc.) et ce qui est communément dénommé l’« opinion ». En 2005, Patrice Bourdelais et Didier Fassin avaient dirigé un ouvrage collectif abordant de façon neuve ces questions8, mais qui resta finalement sans réelle suite, alors que le sujet est suffisamment important pour mériter un traitement s’inscrivant dans une chronologie longue et un espace géographique vaste, dans lequel anthropologie et histoire ne seront pas juxtaposées mais bel et bien combinées.

Encore notre perspective est-elle ici un peu différente : P. Bourdelais et D. Fassin ont montré dans leur ouvrage que, depuis deux siècles environ, on assiste dans les sociétés occidentales à une inflation de ce qui est perçu comme intolérable, incompatible avec la « civilisation »:

Torturer des corps ou leur imposer des traitements dégradants, maltraiter des enfants ou les faire travailler, commettre des abus sexuels ou contraindre à la prostitution, laisser souffrir un mourant ou refuser des soins à un malade, exercer des violences sur des prisonniers ou tuer des civils en temps de guerre, réduire en esclavage des individus ou vouloir faire disparaître un peuple, refuser l’assistance à une population en danger ou nier la mémoire ← 17 | 18 → d’un génocide, autant de figures de l’intolérable qui se sont multipliées depuis deux siècles jusqu’à saturer l’espace public contemporain de faits socialement réprouvés ou juridiquement sanctionnés comme manquements aux droits de l’homme9.

Pourtant, inversement, on constate un élargissement constant du périmètre de ce qu’il est possible de « dire » (quelle que soit la forme matérielle de cette expression) sans encourir les foudres d’une « puissance publique » productrice de normes en la matière : plus de bûcher, plus d’exil, plus d’autodafés.

Ce volume traite donc des frontières fluctuantes de la tolérance en matière d’expression d’idées, de croyances, ou encore de pratiques comportementales. Gardons-nous d’en adopter un point de vue téléologique, dont le paradigme serait un élargissement progressif et régulier de ladite tolérance : on ne constate que trop, à l’heure actuelle, la tendance des États à réinvestir ce champ, non certes pour rétablir une censure tous azimuts – « Anastasie, le retour » ? –, mais au nom d’un devoir qui serait le leur de protéger les individus contre tout attentat envers leurs plus intimes convictions. Il est question, dans l’ouvrage, du dernier procès pour blasphème tenu en 1977 en Grande-Bretagne ; cette incrimination y a été abolie en 2008, mais des démarches judiciaires fondamentalement similaires peuvent aujourd’hui être engagées au nom de la loi sur l’incitation à la haine religieuse, qui lui a succédé. À la censure préalable de Dame Anastasie10, qui définissait les sujets qui pouvaient, et ceux qui ne pouvaient pas être abordés, ont succédé des formes diverses d’actions a posteriori, qui tendent à aboutir au même point, c’est-à-dire interdire l’expression d’une opinion. Encore que ces actions, une fois le corpus delicti (sauf que, du coup, il n’y a plus de délit) rendu public, sont de moins en moins menées par l’État, mais par des associations, communautés, groupes d’intérêt (on peut y inclure les organisations religieuses), qui actent en justice à titre privé au nom d’un « préjudice » qui serait ressenti par tel ou tel groupe de citoyens, confronté à l’objet du scandale. On peut argumenter d’ailleurs que, si l’intention est la même – interdire l’expression d’une information, d’une idée dans l’espace public –, le résultat est un peu différent : le temps de la réaction n’est pas assez rapide pour garantir ← 18 | 19 → l’étouffement de l’affaire, ou sa limitation à un très petit nombre d’initiés ; la procédure peut même s’avérer contre-productive, assurant une publicité maximale à l’information controversée (l’« effet Streisand »)11. Cette question d’une « privatisation » de la censure, tout comme celle de l’autocensure que certains peuvent s’appliquer pour éviter des désagréments ultérieurs, constituent quelques-uns des thèmes sous-tendant notre problématique initiale. Ajoutons-en quelques autres : les lignes de partage entre le politique et le religieux en matière de censure ; la part respective des textes normatifs et prescriptifs ; le rôle des « entrepreneurs » moraux dans la défense des standards d’acceptabilité ; les modalités opératoires et les résistances qui y ont été opposées. Ou encore, plus généralement peut-être, savoir en quoi les aléas de la censure sur le long terme traduisent-ils l’apparition de nouvelles catégories d’appréhension de la société, ou par l’État, ou par des collectivités, de besoins caractérisant l’intérêt général ?

N’oublions pas non plus que la censure ne concerne pas seulement l’information : elle porte aussi sur la communication entre les individus. On pense, en France, au fameux « Cabinet noir », chargé de l’ouverture du courrier à des fins politiques, objet d’une étude pionnière d’Eugène Vaillé, parue en 195012. Pratique d’Ancien Régime, perpétuée plus ou moins clandestinement jusqu’au Second Empire, elle disparut du fait de l’augmentation du nombre de plis en circulation (233 millions de lettres en 1855 en France), qui en rendait la surveillance matériellement impossible. Elle se vit toutefois rétablie, du fait des circonstances exceptionnelles, lors de la Première Guerre mondiale13. On doit, sur ce point, se reporter à « Du Kaiser à Tony Blair », analyse réalisée par Jesus Garcia Sanchez, pour saisir la chronologie et la géographie du phénomène14. L’essor du courrier électronique depuis le début du XXIe siècle a redonné à cette question une actualité inattendue : surveillance de courriels d’individus suspects par des agences gouvernementales en charge de la sécurité publique, ou contrôle de l’employeur sur les messages envoyés par ses ← 19 | 20 → employés par le biais de la messagerie électronique qu’il a mise à leur disposition.

Dans un ouvrage de 1994, le théoricien de la littérature Stanley Fish se demandait si le fait « qu’il n’y ait rien qui ressemble à la libre parole » n’était pas « aussi une bonne chose »15. Il y soutenait l’idée que la liberté totale de parole était un point de vue totalement illusoire, ne reposant sur aucun fondement pratique : dans aucune société, il n’est possible de tout dire, sans contrôle, sans attention portée aux conséquences. Plus encore, il ajoutait ailleurs que « la liberté de parole est ce qui reste lorsque vous avez déterminé quelles formes de discours ne peuvent être autorisées à s’exprimer. La zone de “libre expression” ressort en creux de ce qui a été exclu »16. Autre idée polémique de cet universitaire souvent controversé, ou simple observation frappée au coin du bon sens ? Les différentes contributions réunies dans ce volume traitent sous différents angles des modèles de conception et des modalités d’application de la censure au cours des quatre derniers siècles : objets de la censure (publications licencieuses, presse, œuvres artistiques, lectures de l’histoire, opinions hétérodoxes…), moyens de son exercice, enjeux politiques. Madame Anastasie n’a plus qu’à bien se tenir.

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1    Pour reprendre l’expression du Nouvel Observateur, http://tempsreel.nouvelobs.com/photo/20130904.OBS5388/quand-l-afp-supprime-une-photo-de-francois-hollande.html, 4 septembre 2013.

2    http://blogs.afp.com/makingof/?post/2013/09/04/quand-tuer-prolonge-l-esperance-de-vie#.Ul6iENK-2So.

3    Ibid.

4    http://jurisprudence.cedh.globe24h.com/0/0/france/2013/03/14/eon-c-france-7517-26118-10.shtmlq.

5    Les paroles de la chanson déploraient l’insistance de certaines jeunes filles catholiques à garder leur virginité jusqu’au mariage : http://performingsongwriter.com/only-good-die-young ; consulté le 12 mars 2014.

6    http://www.courrierinternational.com/files/2013/10/1710-CARTElibertepresse_0.jpg.

7    Les écrits de Luther furent vendus à plus de 300 000 exemplaires entre 1517 et 1520 ; voir Eisenstein, E., « L’avènement de l’imprimerie et la réforme », Annales ESC, nov.-déc. 1971.

8    Bourdelais, P. et Fassin, D. (dir.), Les Constructions de l’intolérable. Études d’anthropologie et d’histoire sur les frontières de l’espace moral, Paris, La Découverte, 2005.

9    Bourdelais, P. et Fassin, D., « Introduction. Les frontières de l’espace moral », in Bourdelais, P. et Fassin, D. (dir.), Les Constructions de l’intolérable, op. cit., p. 7.

Résumé des informations

Pages
364
Année
2015
ISBN (PDF)
9783035265408
ISBN (ePUB)
9783035298376
ISBN (MOBI)
9783035298369
ISBN (Broché)
9782875742735
DOI
10.3726/978-3-0352-6540-8
Langue
français
Date de parution
2015 (Juillet)
Mots clés
Histoire de la censure art du ciname question religieuse La surveillance des mours Le contrôle des autorités civiles et religieuses sur les différentes formes d'expression
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2015. 364 p., 4 ill., 6 tabl.

Notes biographiques

François Cadilhon (Éditeur de volume) Philippe Chassaigne (Éditeur de volume) Éric Suire (Éditeur de volume)

François Cadilhon est professeur d’histoire moderne à l’Université Bordeaux-Montaigne. Ses recherches concernent l’histoire des idées, des milieux intellectuels et de l’éducation, de l’Europe centrale. Il a récemment codirigé La Correspondance et la construction des identités en Europe centrale (2013). Philippe Chassaigne est professeur d’histoire contemporaine à l’Université Bordeaux-Montaigne. Spécialiste du monde anglo-saxon et d’histoire urbaine, on lui doit notamment Les années 1970 (2012) et Londres la ville-monde (2013). Éric Suire est maître de conférences HDR d’histoire moderne à l’Université Bordeaux-Montaigne. Ses travaux portent sur le livre, les croyances, les relations Églises-États. Il a récemment publié Pouvoir et religion en Europe. XVIe-XVIIIe siècles (2013).

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