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Regards croisés sur la banlieue

de Juliet Carpenter (Éditeur de volume) Christina Horvath (Éditeur de volume)
©2015 Collections 274 Pages

Résumé

Les banlieues populaires occupent une place particulière dans l’imaginaire français contemporain. Depuis les années 1980, elles se voient progressivement assignées à des images stéréotypées et des identités négatives qui reflètent avant tout les peurs des classes dominantes. Nombreux sont les médias, les politiques et mêmes les chercheurs qui tendent à remettre en cause l’appartenance des banlieues à l’espace commun, contribuant ainsi à l’écart qui les sépare du reste de la société.
Les textes rassemblés dans ce volume s’efforcent à faire entendre les voix et préoccupations authentiques des résidents des « cités sensibles ». Comment débarrasser les banlieues des stigmates qui les enferment ? Comment saisir leur complexité et les multiples facettes de leur réalité ? Comment relever le défi qu’elles posent, développer leur potentiel et saisir les opportunités qu’elles offrent ?
Ce volume collectif fait appel aux spécialistes d’une dizaine de disciplines pour explorer la manière dont les banlieues sont représentées dans les discours publics, la culture populaire et les arts. Rassembler les résultats des dernières recherches dans une quinzaine de chapitres accompagnés de bibliographies détaillées et inviter le lecteur à repenser les enjeux de la ville du demain, telles sont les principales ambitions de cet ouvrage.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur/l’éditeur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Introduction
  • I. LES BANLIEUES – LIEUX DE VIE
  • « La banlieue » : des dynamiques complexes derrière un mot trop ordinaire. Le cas de l’agglomération de Paris
  • Le droit à la cité : Attachement au quartier stigmatisé dans deux cités du sud de la France
  • Médias, rénovation urbaine et associations artistiques : Faiseurs d’images dans les quartiers populaires en France
  • Défendre la mixité sociale: « Cosmopolitan hope from below »
  • II. LES BANLIEUES – LIEUX DISCURSIFS
  • De l’exclusion à la « guerre » : Les émeutes de 2005 et 2010 dans la presse française
  • La construction politico-médiatique d’un mythe: Zidane, au prisme des « garçons des banlieues»
  • Regards croisés sur la banlieue et ses grands ensembles : Analyse discursive de quatre quotidiens français : Le Figaro, Le Monde, Libération et Le Parisien
  • Le «wesh » ou « langue des banlieues » : Élément d’un mythe urbain dans l’imaginaire linguistique contemporain?
  • Bon jeune ou mauvais youth : Une sous catégorisation pour échapper à la stigmatisation
  • III. LES BANLIEUES – LIEUX DE CRÉATION
  • L’authenticité des « voix de la banlieue » entre témoignage et fiction
  • « Restaurer la voix » des banlieues : Fonctions politique et éthique du récit de soi
  • Le ghetto: territoire rhétorique du rap français ?
  • Le film de banlieue comme méta-genre
  • Risquer l’ordinaire contre l’exceptionnalité : Appropriations, usages et émancipations dans quelques pratiques filmiques en arts visuels
  • Conclusion
  • Les auteurs

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Introduction

Juliet CARPENTER et Christina HORVATH

Oxford Brookes University

Je viens de là où on échange, je viens de là où on s’mélange
Moi, c’est l’absence de bruits et d’odeurs qui me dérange
Je viens de là où l’arc-en-ciel n’a pas six couleurs mais dix-huit
Je viens de là où la France est un pays cosmopolite.
[…]
Je viens de là où on est fier de raconter d’où l’on vient
J’sais pas pourquoi mais c’est comme ça, on est tous un peu chauvin
J’aurais pu vivre autre chose ailleurs, c’est tant pis ou c’est tant mieux
C’est ici que j’ai grandi et que je me suis construit…
Je viens de la banlieue.
Grand Corps Malade, « Je viens de là » (2009)

Les banlieues populaires occupent une place particulière dans l’imaginaire français contemporain. Après les émeutes récurrentes des années 2000, l’attaque du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo et celle de l’Hyper Cacher, porte de Vincennes à Paris, le 9 janvier, ont été présentées par les médias comme de nouvelles preuves de la rupture qui opposerait les habitants des centres urbains, prompts à exprimer leur solidarité avec Charlie et les résidents des périphéries qui oscillent entre leur désir de partager la tristesse des familles des victimes et le rejet des caricatures de Mahomet publiées en 2006. Dans un article paru dans Le Monde une semaine après ces actes de violence qui ont secoué la France, Sylvia Zappi s’interroge sur les causes de la réticence des habitants de la banlieue à condamner les trois meurtriers « qui ont grandi dans les quartiers, qui y ont fréquenté l’école, les structures d’accueil jeunesse des villes, les colonies de vacances… avant de s’égarer dans l’extrémisme religieux »1. Devant les attaques dont les auteurs étaient ← 9 | 10 → des enfants des cités, la presse a de nouveau eu le réflexe de mobiliser les principaux clichés qui s’attachent désormais aux banlieues : précarité, échec scolaire, délinquance, islam et plus récemment islamisme et terrorisme. Considérées par la presse et les politiques comme des lieux de concentration de questions sociales majeures, les « cités sensibles » sont devenues aujourd’hui réceptacles d’une série de stéréotypes pesant lourds sur la vie des résidents qui se voient progressivement assignés à une identité négative et subissent diverses formes de discrimination en conséquence, surtout sur le marché de travail. Desponds et Bergel nous rappellent2 que le taux de chômage dans nombreuses municipalités de la banlieue parisienne nord-est dépasse 20 %, et atteint même 30 % dans certaines communes tandis que le taux de chômage national est actuellement autour de 10 %. Alors que « l’économie morale des quartiers est marquée par une rupture profonde entre l’univers politique et institutionnel et la population » (Kokoreff et Lapeyronnie, 2013), les clichés véhiculés par les discours médiatiques et politiques, au lendemain des attaques de 2015 comme avant, reflètent les peurs des classes dominantes. Ils remettent en cause l’appartenance des cités à l’espace commun, contribuant à l’écart qui sépare les banlieues du reste de la société française.

Cependant, depuis quelques années, on assiste également à l’émergence de discours alternatifs qui opposent des images de diversité, de vitalité et de créativité aux stéréotypes. Les programmes qui visent à initier les jeunes à l’écriture journalistique tels que Bondy Blog ou à promouvoir différentes formes de création artistique comme les projets encadrés par Banlieues Créatives, encouragent les résidents à trouver leur voix et à conquérir un nouvel espace à la place publique et médiatique. Les livres collectifs résultant d’ateliers d’écriture ou d’entretiens comme Les Gars de Villiers (Égré, 2011), Nous… la cité (Collectif, 2012) ou Paroles libres de … jeunes de banlieue (Dhoquois, 2011) se multiplient. Le monde éditorial et cinématographique a vu une véritable explosion de récits de fiction et témoignages faisant référence à la banlieue, au point qu’on parle aujourd’hui de courants littéraires et cinématographiques puisant leur force de la créativité des habitants des cités. Le succès retentissant des films récents comme L’Esquive (Kechiche, 2003) ou Intouchables (Nakache, Toldeano, 2011) atteste également de l’importance des banlieues en tant que lieu de créativités et source d’inspiration artistique.

Regards croisés sur la banlieue est un volume collectif qui réunit dix-sept auteurs dans le but d’examiner le dynamisme culturel, ← 10 | 11 → l’effervescence associative et la créativité des résidents des banlieues stigmatisées de France. L’ouvrage accorde la priorité aux banlieues dites « difficiles », non pas parce toutes les banlieues luttent contre des problèmes liés à la pauvreté et à la fragilité socio-économique des habitants mais parce que ce sont les territoires privilégiés des trois types de discours auxquels nous nous intéressons en particulier : les discours politico-géographiques, médiatiques et artistiques. Le volume adopte une approche pluridisciplinaire qui consiste à explorer l’espace urbain périphérique de multiples points de vue, conjuguant les perspectives de géographes, sociologues, historiens, linguistes, architectes, urbanistes, ethnologues, anthropologues, esthètes, philosophes et de spécialistes de la littérature, de la musique et du film. Issus de la plume de spécialistes de tout un éventail de disciplines, les quatorze chapitres thématiques du volume révèlent l’hétérogénéité des territoires périphériques des villes françaises tout en mettant en relief la diversité que les discours publics, politiques ou médiatiques, tendent trop souvent à ignorer.

Les banlieues françaises : des perspectives multidisciplinaires

Réceptacle des problèmes sociaux les plus brûlants en France, les banlieues populaires ont été le sujet de nombreuses publications récentes qui s’inscrivent dans différents domaines disciplinaires. Elle a inspiré plusieurs monographies en sociologie, notamment les ouvrages de Rojzman et Le Goaziou (2006) Wacquant (2007), Stébé (2010), Vieillard-Baron (2011), Lapeyronnie et Cortéséro (2012) et Kepel (2012). Certaines de ces études sont marquées par un intérêt particulier à la notion du ghetto et au processus de ghettoïsation telles que les travaux de Belhaj Kacem (2006) Lapeyronnie (2008), Bronner (2010) et Marchal et Stébé (2012), alors que d’autres chercheurs comme Kokoreff (2003), Dikeç (2007) ou Donzelot (2008) (2013) se concentrent davantage sur l’échec de certaines politiques urbaines du passé. Des chercheurs en géographie et en aménagement urbain ont également exploré la constitution du sens dans les cités (Glasze et al., 2012) et la ségrégation ethnique dans les banlieues (Brun et Rhein, 1994 ou Pan Ke Shon, 2010). Les récentes émeutes ont également suscité un intérêt marqué pour la violence urbaine qui a été débattue par Le Goaziou et Mucchielli (2006), Roché (2006), Waddington et al. (2009) et Moran (2011). Quelques ouvrages ont exploré la problématique des banlieues dans une optique linguistique comme Lepoutre (2001), Simonin, Idelson et Ledegen (2012) ou de psychologie clinique (Sciara, 2011) alors que d’autres auteurs tels que Kalinic (2012), Van Zanten (2012) ou Marlière (2005) se sont penchés sur les questions des médias, de l’éducation ou de la jeunesse en banlieue. ← 11 | 12 →

Les représentations de la banlieue ont également suscité nombre de publications dans les champs des études culturelles, littéraires et cinématographiques. Les travaux de Tarr (2005), de Vincendeau (2009) et de Wagner (2011) ont exploré différents aspects des films de banlieue alors que les monographies de Laronde (1996), de Hargreaves (1997 et 2007), de Derderian (2004), de Rosello (2005), de Thomas (2006), de Reeck (2011) et de Vitali (2014) ont étudié la banlieue à travers différents domaines de l’écriture postcoloniale et plus précisément les œuvres des auteurs appartenant aux diasporas maghrébines et africaines en France dont certains abordant la thématique de la banlieue.

Malgré le grand nombre des ouvrages consacrés à la banlieue, la majorité de ceux-ci reste ancrée dans un unique champ disciplinaire. Les travaux allant au-delà d’une approche mono-disciplinaire et combinant différents domaines restent rares. Images et discours sur la banlieue (Amorim, 2002) qui conjugue l’analyse d’images de la banlieue avec les expériences des jeunes qui vivent dans des cités de banlieue, Situations de banlieues : Enseignement, langues, cultures (Bertucci et Houdart-Merot, 2004) qui aborde la question de l’enseignement en banlieue dans une perspective large et interdisciplinaire ou Discours et sémiotisation de l’espace : Les représentations de la banlieue et de sa jeunesse (Turpin, 2012) qui réunit des chercheurs de différentes disciplines pour explorer le mythe du jeune de banlieue, font partie des quelques exceptions. On compte également un certain nombre d’anthologies telles que Banlieues :Une anthologie (Paquot, Vieillard-Baron, Meuriot et Sellier, 2008) qui offre une lecture plurielle et une déconstruction de réifications réductrices de « la » banlieue française alors que Les banlieues de l’Europe : Les politiques de voisinage de l’Union européenne (Rupnik, de Tinguy, Serrano, Parmentier, 2007) cherche davantage à explorer la question dans une optique internationale.

Bien que ces études aient indubitablement contribué à notre compréhension des banlieues, peu d’entre elles ont exploité les synergies provenant de l’élargissement de la perspective analytique à l’ensemble des disciplines impliquées dans les recherches menées sur les banlieues. Compte tenu de nouveaux projets créatifs qui visent actuellement à donner la parole aux résidents et aux associations locales, il semble opportun de proposer une nouvelle approche faisant appel à un grand nombre de disciplines afin d’offrir une image aussi complète que possible des banlieues et de leur complexité. Le présent ouvrage vise à combler cette lacune dans la mesure où il présente les résultats des recherches les plus récentes dans un large éventail de disciplines incluant aux côtés de la sociologie et de l’urbanisme la linguistique, la littérature, la politique de la ville, les études cinématographiques et l’esthétique des images. ← 12 | 13 →

L’origine de l’ouvrage : Banlieue Network

Cet ouvrage est issu d’une collaboration entre une quinzaine de chercheurs internationaux associés à « Banlieue Network », un réseau de recherche fondé en 2011 financé par l’AHRC (Arts and Humanities Research Council en Grande-Bretagne) pendant une période de deux ans. L’objectif de ce projet était de créer un forum de discussion transdisciplinaire et de favoriser le rapprochement entre chercheurs, artistes, associations de résidents, activistes et élus, pour promouvoir le débat et créer des opportunités pour un échange de savoirs et un partage d’expertise. Le réseau cherchait avant tout à favoriser le développement de communautés durables tout en luttant contre la stigmatisation urbaine et les clichés simplificateurs. Les quatorze chapitres de cet ouvrage se sont nourris de débats menés au cours de deux colloques internationaux et interdisciplinaires organisés par « Banlieue Network » en avril 2013 et en avril 2014. Le premier, intitulé « Communautés à la périphérie : perceptions et représentations des banlieues françaises », portait sur les différents discours politiques et médiatiques dont l’objet est la banlieue. Le second, « La banlieue loin des clichés », se concentrait sur les identités alternatives des résidents qui s’expriment en réponse aux discours dominants. Les chapitres reflètent la diversité des perspectives et disciplines qui était le principe organisateur des deux colloques.

Regards croisés sur la banlieue se divise en trois parties. La première s’intéresse aux banlieues en tant que lieux de vie et comporte quatre chapitres appartenant aux domaines de la géographie et de l’urbanisme. Didier Desponds et Pierre Bergel s’interrogent sur le mot « banlieue », soulignant la complexité d’un concept qui est souvent associé à des paysages urbains défavorisés et mal compris. Leur analyse de différents types de données débouche sur une typologie qui démontre l’existence de non pas une mais de plusieurs « banlieues » parisiennes s’opposant à la dichotomie « centre-périphérie » qui domine le discours universitaire courant sur la banlieue. Selon les auteurs, la banlieue est une mosaïque, ce qui peut donner une chance à l’agglomération parisienne de devenir une métropole mondiale, grâce aux opportunités offertes par les banlieues. Pour sa part, Paul Kirkness examine l’attachement affectif des habitants aux banlieues souvent entachées par des représentations négatives des quartiers périphériques. Selon l’auteur, la stigmatisation territoriale a des conséquences matérielles dévastatrices qui affectent profondément la vie quotidienne des résidents. En prenant l’exemple de deux cités à Nîmes, ce chapitre insiste toutefois sur le fait que les résidents n’internalisent pas nécessairement les représentations négatives du quartier dans lequel ils vivent. Au contraire, ils développent des liens affectifs multiples qu’ils entretiennent avec leurs quartiers. Une des conséquences de cet attachement est la réclamation de plus en plus ardente d’une participation ← 13 | 14 → aux prises de décision concernant les quartiers où ils vivent. Barbara Morovich, qui s’intéresse elle aussi à la participation des résidents aux processus de concertation, analyse un projet participatif d’aménagement urbain dans un quartier populaire à Strasbourg. Elle s’interroge sur les processus de négociation, le partage de l’espace public et les jeux d’acteurs dans le projet et se demande jusqu’à quel point les habitants sont les décideurs du processus, et comment ils s’approprient et éventuellement détourent le projet. Basé sur des recherches dans les banlieues parisiennes ouest et nord, le quatrième chapitre présente la notion de l’intégration républicaine comme moyen de questionner les concepts de « culture » et de « différence » dans un contexte cosmopolite. Conjuguant les sciences humaines et sociales, Beth Epstein adopte une approche ethnographique et anthropologique pour analyser la mixité sociale et la « multiculture quotidienne » en banlieue. Ainsi, la première partie s’articule autour du questionnement des perceptions de la banlieue, et les potentialités de ces quartiers de s’affirmer comme des lieux de vie, de lutte et de résistance.

La seconde partie porte sur les banlieues en tant que lieux discursifs. Isabelle Garcin-Marrou explore les discours médiatiques français consacrés aux émeutes en banlieue, prenant les émeutes de 2005 et 2010 comme cas référentiels. Elle montre comment les cadres narratifs proposés par les médias participent de la construction d’un univers symbolique normatif, dans lequel les jeunes habitants des banlieues incarnent une nouvelle classe dangereuse. Face à ces jeunes gens assignés à leur territoire et à leur dangerosité, l’État apparaît engagé dans une guerre intérieure excluant la possibilité de les comprendre et de les réintégrer à l’ensemble sociopolitique routinisé. Mehdi Derfoufi, à son tour, entreprend l’analyse d’une icône nationale issue des quartiers nord de Marseille : le footballeur Zinedine Zidane. Il montre comment Zidane et l’équipe de France de football en sont venus à constituer un élément central de cristallisation des tensions du récit de « l’identité nationale française », une question clé pour l’exploration de la banlieue et de ses habitants. Toujours dans une optique médiatique mais associée cette fois-ci à une perspective de sociolinguiste, Béatrice Turpin démontre comment le processus de stigmatisation des banlieues populaires s’inscrit dans la trame même des discours de presse. Elle questionne différents journaux dont les propos renvoient les quartiers périphériques aux questions de la violence et de la dégradation du bâti, et à celle de la « rénovation urbaine » comme solution à ces problèmes. Pourtant, de ses analyses émerge également la possibilité d’un autre point de vue qui va à l’encontre du stéréotype : celui des habitants ou, avec plus de résilience, celui des artistes.

Les deux chapitres suivants s’inscrivent également dans le domaine de la linguistique. Marie-Madeleine Bertucci analyse la variété du français contemporain nommée familièrement le « wesh », qu’elle ← 14 | 15 → compare à une forme de mythe urbain. Dans son analyse, elle examine le processus de mise en altérité des jeunes et de leurs pratiques langagières, puis met en évidence l’ambivalence du français en opposant à la fonction apollinienne du français langue universelle/nationale la fonction dionysiaque/carnavalesque du wesh. À partir de l’étude des formes carnavalesques de la langue inversée, elle explore comment cette culture émergente de la banlieue croise une tradition littéraire européenne. Le chapitre de Wajih Guehria met en évidence l’existence d’un clivage au sein d’une catégorie souvent associée à la banlieue : celles des « jeunes ». En opposant au terme « les jeunes » (les sérieux) l’appellation anglaise « youth » (les voyous), l’auteur effectue un redécoupage du réel, vidant ainsi le chronotope « jeune » de sa charge négative.

La dernière partie de l’ouvrage intitulée « Les banlieues – lieux de création » est composée de cinq chapitres qui ont en commun de se concentrer sur la représentation de la banlieue dans différents domaines créatifs tels que le roman, le rap, le cinéma et l’art. Christina Horvath aborde le genre du roman de banlieue, en analysant les notions d’identité et d’authenticité dans une série de récits publiés depuis 2000. Étudiant un corpus composé de récits contemporains, elle cherche à établir une série de critères selon lesquels l’authenticité des récits est jugée par les lecteurs. Elle s’interroge également sur le rôle des clichés et des stéréotypes qui imprègnent l’imaginaire contemporain de la banlieue et avec lesquels les récits de banlieue semblent être contraints de composer. Isabelle Galichon propose d’explorer le récit de soi qui relève d’une prise de parole politique, fait rupture avec le discours sociologique et ouvre des lignes de fuites vers de nouvelles représentations. S’intéressant à la représentation de la banlieue dans la musique populaire, Bettina Ghio cherche à mettre en évidence la force évocatrice de l’image du ghetto dans le rap français. Elle évoque la figure du ghetto comme « territoire rhétorique », investi exclusivement par le langage qui se distingue du territoire « géographique », et structure en son sein une série de représentations ayant une force évocatrice pour tous ceux qui occupent le même espace.

Le chapitre de Valérie Bonnet et de Patrick Mpondo-Dicka porte sur le méta-genre « film de banlieue ». Les auteurs jettent les bases d’une théorie de cette production en établissant sa chronologie, en définissant ses éléments constitutifs et en montrant l’hétérogénéité de cette catégorie et montrent que la construction des sous-genres du film de banlieue tient plus de la rationalité cinématographique que de la rationalité historique des événements dont elle s’inspire. Enfin, le chapitre d’Aline Caillet se positionne au croisement de trois disciplines : l’esthétique, la philosophie et le cinéma. Il explore la question de la représentation de la banlieue en privilégiant les stratégies de représentation des territoires et de ceux qui les habitent. Selon l’auteure c’est en creusant la valeur d’usage ← 15 | 16 → des territoires via la parole de ceux qui les investissent que l’art peut contribuer à destituer les représentations autoritaires construites depuis l’extérieur afin de proposer de nouveaux modes de participation pour une autre conception de l’espace public.

La perception des banlieues entre l’hétérogénéité et les stéréotypes

Alors que cet ouvrage s’attache à déconstruire l’image préconçue des banlieues en tant que lieux d’exclusion et de violence, il nous a paru inévitable d’aborder certains clichés. Sans vouloir renforcer l’image stéréotypée des banlieues, nous avons estimé nécessaire de traiter de la stigmatisation pour montrer que, loin de produire des quartiers repoussoirs, elle peut au contraire susciter de l’attachement et conduire à un fort ancrage identitaire des habitants mis en péril par certains projets de rénovation urbaine. L’attention que nous avons consacrée aux médias nous a également contraints à parler de la représentation des émeutes, des jeunes de banlieue et d’autres thèmes fortement médiatisés tels que la dégradation des grands ensembles, l’immigration, la délinquance et la violence. Nos chapitres traitant de la représentation de la banlieue dans la littérature, le cinéma et la musique populaire se sont aussi heurtés aux clichés, incontournables dans un grand nombre d’œuvres qui les reproduisent afin de les subvertir. Comme le remarque Mireille Rosello (Rosello, 1998), il est inhérent à la nature des stéréotypes que pour les démentir, nous sommes forcés à les répéter, ce qui revient à les reproduire et, au cas échéant, à les renforcer. Conscients de cette menace qui plane sur tout discours académique portant sur les clichés, les auteurs de ce volume se sont efforcés de montrer qu’il s’agissait bien de figures de rhétorique exploitées par les artistes afin de construire des stratégies de subversion et non pas d’une vision homogène ou homogénéisante d’une réalité bien plus complexe.

Les quatorze chapitres du présent ouvrage ont pour but d’examiner la manière dont les communautés sont représentées dans les discours politiques et médiatiques d’une part et, d’autre part, dans les récits littéraires et filmiques ainsi que dans la culture populaire. Ils conjuguent approches disciplinaires et perspectives interdisciplinaires afin d’inviter le lecteur à repenser les banlieues au pluriel. Car c’est uniquement en abordant les espaces périurbains dans leur diversité que l’on peut apprécier leur complexité et c’est seulement en saisissant les multiples facettes de leur réalité que l’on peut relever le défi posé par les banlieues, saisir les opportunités qu’elles représentent et révéler le potentiel qui est inextricablement lié à leurs espaces et habitants. ← 16 | 17 →

Bibliographie

Amorim, Marilia (dir.), Images et Discours sur la Banlieue, Paris, ERES, 2002.

Belhaj Kacem, Medhi, La psychose française : Les banlieues : le ban de la République, Paris, Gallimard, 2006.

Bertucci Marie-Madeleine, Houdart-Merot Violaine (dir.), Situations de banlieues : langues, enseignement, culture, Paris, INRP, 2004.

Bronner, Luc,La loi du ghetto : Enquête sur les banlieues françaises, Paris, Calmann-Lévy, 2010.

Brun Jacques, Rhein, Catherine (dir.), La ségrégation dans la ville, Paris, L’Harmattan, 1994.

Collectif (dir.), Nous … la cité, Paris, Zones, 2012.

Derderian, Richard L., North Africans in Contemporary France : Becoming Visible, Palgrave, Macmillan, 2004.

Dhoquois, Anne, Paroles libres de … jeunes de banlieue, Paris, Rularta, 2011.

Dikeç, Mustafa, Badlands of the Republic, Oxford, Blackwell, 2007.

Donzelot, Jacques, Quand la ville se défait : Quelle politique face à la crise des banlieues ?, Paris, Seuil, 2008.

Donzelot, Jacques, La France des cités. Le chantier de la citoyenneté urbaine, Paris, Fayard, 2013.

Égré, Pascale (dir.), Les Gars de Villiers, Paris, Ginkgo, 2011.

Glasze, Georg et al., « “The Same But Not the Same” : The Discursive Constitution of Large Housing Estates in Germany, France, and Poland », Urban Studies, 33, 8, p. 1192-1211.

Hargreaves, Alec, Immigration and Identity in Beur Fiction, Paris, Berg, 1997.

Hargreaves, Alec, Multiethnic France, Londres, Routledge, 2007.

Kalinic, Anne, L’argumentation Au Journal Télévisé : La Structuration Du Débat Sur La Crise Des Banlieues Étude comparative des chaînes TF1 et France 2, Éditions universitaires européennes, 2012.

Résumé des informations

Pages
274
Année
2015
ISBN (PDF)
9783035265378
ISBN (ePUB)
9783035298550
ISBN (MOBI)
9783035298543
ISBN (Broché)
9782875742643
DOI
10.3726/978-3-0352-6537-8
Langue
français
Date de parution
2015 (Juillet)
Mots clés
discrimination Banlieue stigmatisation
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2015. 274 p., 15 graph.

Notes biographiques

Juliet Carpenter (Éditeur de volume) Christina Horvath (Éditeur de volume)

Juliet Carpenter est chercheure au Département d’urbanisme à l’Université Oxford Brookes, et chercheure associée à l’Institut d’Urbanisme de Lyon (UMR 5206 Triangle). Christina Horvath est docteure en littérature française (Paris III Sorbonne Nouvelle) et maître de conférences à l’Université Oxford Brookes. Spécialistes de la banlieue, elles ont fondé, en 2012, le réseau Banlieue Network.

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