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Nougé et Magritte

Les Objets bouleversants

de Valentina Bianchi (Auteur)
©2015 Monographies 314 Pages

Résumé

Le présent ouvrage se propose d’analyser la démarche des surréalistes bruxellois Paul Nougé et René Magritte, qui consiste en la création d’« objets bouleversants ». Cette notion capitale de la pensée, de l’écriture et de l’action de Paul Nougé se trouva également au cœur de l’eshétique de Magritte devenu surréaliste.
Il s’appuie sur des textes théoriques de Nougé, mais aussi sur de nombreux textes de Magritte et sur la riche correspondance qu’ils ont entretenue afin de surprendre la façon dont les objets – les plus banals le plus souvent – sont censés provoquer une sensation chez le spectateur et bousculer ainsi ses habitudes.
Il s’attarde par conséquent sur plusieurs créations de Magritte, mais analyse également, dans cette perspective, quelques-uns des textes poétiques de Paul Nougé.
L’ouvrage s’attache enfin à la question de l’efficacité de cette entreprise, et de sa pertinence à long terme.
De subtils et inattendus décalages avec les discours antérieurs à leurs avancées s’y opèrent, et qu’ils intègrent pour les mieux retourner.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Paul Nougé/René Magritte. L’invention à Bruxelles d’un surréalisme spécifique
  • L’objet bouleversant : une introduction
  • Deux artistes : parcours biographique
  • Tout un programme se dessine. Lettres datées 1926-1928 ; lettre 114 (Nougé à Magritte, novembre 1927) ; autres textes datés 1927-1929
  • Subversion des images (1929-1930)
  • À son tour, Magritte
  • René Magritte ou les Images défendues
  • Isolement : moyens ; tableaux 1925-1936 ; autres tableaux
  • Dépaysement (changement de décor)
  • Changement d’échelle
  • « La création des objets nouveaux »
  • « La transformation d’objets connus, le changement de matière pour certains objets »
  • « L’emploi des mots associés aux images ; la fausse dénomination d’une image »
  • La mise en œuvre d’idées données par des amis
  • La représentation de certaines visions de demi-sommeil
  • Problèmes à résoudre : tableaux des années 1930 ; autres tableaux
  • Le problème de la porte
  • Le problème du feu
  • Le problème de la fenêtre
  • Le problème de l’arbre
  • Le problème de la maison
  • Le problème de la lumière
  • Le problème de la femme
  • Le problème du soulier
  • Le problème du cheval
  • Sur les titres
  • Magritte : une interprétation
  • Paul Nougé et quelques-uns de ses objets poétiques
  • Conclusions
  • Bibliographie
  • Paul Nougé
  • René Magritte
  • Nougé, Magritte & autres
  • Autour de Paul Nougé/René Magritte/Surréalisme
  • Titres de la collection

Paul Nougé/René Magritte

L’invention à Bruxelles d’un surréalisme spécifique

Vers la fin de l’année 1924, plus précisément le 22 novembre, à peu près en même temps que paraît à Paris le premier Manifeste du surréalisme, quelques feuilles colorées commencent à circuler en Belgique mais aussi en France, envoyées à des destinataires différents. Rédigés pour la plupart d’entre eux sur une seule page, ces tracts comportent chacun un mot écrit en lettres capitales désignant la couleur de chaque feuillet, le numéro de la parution (de 1 à 22) ainsi que la date de la parution (du 22 novembre 1924 au 20 juin 1925), suivis d’un titre bref ; les destinataires en seront surtout André Breton et Jean Paulhan, mais aussi Pierre Morhange, André Gide ou Roger-Martin du Gard, et bien sûr une série d’acteurs éminents du champ littéraire belge francophone. Vingt-deux numéros au total, du Bleu 1 (daté du 22 novembre 1924) au Nankin 22 (daté du 10 juin 1925) auxquels s’ajoutent encore deux autres, Musique 1 et Musique 2. En bas de la page, ils portent tous le nom Correspondance écrit en toutes petites lettres, et une adresse : 226, rue de Mérode, Bruxelles (les tracts Musique 1 et Musique 2 en comportent une autre – avenue Foch, 69, Bruxelles). Les auteurs de ces tracts ? Trois jeunes écrivains, presque inconnus : Paul Nougé, Camille Goemans, Marcel Lecomte. Le premier, la tête de l’entreprise, a été à partir de 1924 le grand instigateur de la dynamique surréaliste à Bruxelles1. Il faut également rappeler qu’il était biochimiste de formation, et qu’à l’inverse de Breton qui n’exercera pas, il travaillera dans un laboratoire de biologie clinique à Bruxelles pendant plus de trente ans. Les deux autres auteurs participeront à côté de Nougé à cette aventure qui constituera la première manifestation du surréalisme bruxellois : la parution de la revue-tract Correspondance. ← 9 | 10 →

Chacun des tracts est signé par l’un ou l’autre des ses auteurs, à l’exception de Orange 19 (un des derniers tracts, sorte de synthèse des numéros les plus représentatifs) qui sera signé par tous les trois ; le style en est à la fois dense et uniforme, la langue rarement explicite car parsemée de nombreuses allusions, surtout littéraires. Il est évident que ces tracts se constituent plutôt en un dialogue avec leurs destinataires d’élite qu’en un message adressé à un public plus ou moins avisé, public qu’ils ne semblent pas du tout chercher à attirer ou convaincre, mais à perturber. Le premier tract, Bleu 1, intitulé Réponse à une enquête sur le modernisme, annonce déjà quelques-uns des « préceptes » de ce nouveau groupe :

4 Regarder jouer aux échecs, à la balle, aux sept arts nous amuse quelque peu, mais l’avènement d’un art nouveau ne nous préoccupe guère.

L’art est démobilisé par ailleurs ; « il s’agit de vivre.

Plutôt la vie, dit la voix d’en face »

Nous poursuivons notre promenade, au passage délivrant de nos propres pièges quelques différences.2

L’on a à juste titre remarqué que ce premier tract marque d’emblée une double distance : celle que ses auteurs entendent garder par rapport à un autre groupe alors actif sur la scène bruxelloise, mais aussi celle, plus nuancée, qu’ils vont entretenir dans le cadre des échanges constants qu’ils auront durant des décennies avec leur confrères surréalistes parisiens. C’est donc premièrement contre les idées propagées par l’intermédiaire de la revue 7 Arts, périodique d’inspiration constructiviste fondé par Pierre-Louis Flouquet et les frères Pierre et Victor Bourgeois dont l’activité s’étend de 1922 à 1929, que se dressent les propos des trois auteurs des tracts de Correspondance. Comme le démontre Marc Quaghebeur dans Balises pour l’histoire des lettres belges3, la revue 7 Arts correspond à une période d’exaltation de la technique caractérisée par la foi en l’humanisme et par une vision classique de type rationnel. Cette vision constructiviste entrera rapidement en conflit avec celle du groupe bruxellois qui venait de se construire. Ainsi, l’hebdomadaire des frères Bourgeois avait lancé « une enquête sur la situation internationale du modernisme ». Le paragraphe cité du Bleu 1 répond justement à l’orientation de cette revue en affirmant nettement le peu d’intérêt que suscitait parmi les représentants de ce groupe récemment constitué l’apparition d’un art nouveau. Mais, en affirmant cela, le tract marque aussi l’accord de principe qu’ils partageront avec la radicalité surréaliste : comme le remarque Frans De Haes dans ← 10 | 11 → la préface à l’anthologie de textes nougéens Fragments réalisée par Marc Quaghebeur, « il n’est plus question, aux yeux de Nougé comme aux yeux de Breton, de contribuer à l’épanouissement d’un art nouveau (à la manière constructiviste) qui viendrait s’ajouter comme une étape nouvelle, fût-elle glorieuse, à l’histoire occidentale de l’art et de la littérature, mais de rompre avec celle-ci, de la critiquer de fond en comble au nom d’une position centrale de type “éthique” »4. Marcel Lecomte précisera lui-même, lors d’une interview réalisée peu avant sa mort :

[…] il s’agissait en somme, dans cette expérience de tracts, de montrer aux auteurs eux-mêmes, car c’était surtout aux auteurs que nous nous adressions – pas à des lecteurs éventuels mais à des complices –, il s’agissait de leur montrer par certaines reprises de leurs propres textes, de leur montrer peut-être ce qu’ils avaient manqué dans leurs romans, dans leurs poèmes, dans leurs récits ; ce qu’ils avaient manqué dans le sens de plus de rayonnement, de plus d’irradiation. Il y avait une optique en nous, à ce moment-là, que je ne partageais pas tout à fait mais qui était tout de même un peu mon cas aussi ; nous nous considérions non pas comme des gens marqués par la littérature, mais par un souci d’extra-littérature. C’était déjà un souci éthique, si l’on peut dire, qui marquait le plan surréaliste français, mais que nous avions nous, de notre côté, à notre manière, créé.5

Le tract Orange 19, daté du 20 mai 1925 reprend beaucoup des préceptes du premier tract tout en les raffinant. Il réaffirme déjà, dès le titre, ce que sera une partie essentielle de l’activité nougéenne : la nécessité de garder, à tout moment et à tout prix, « ses distances ». Ce tract, intitulé donc significativement Pour garder les distances, qui sera adressé à André Breton, à Pierre Morhange et à Jean Paulhan, reprend également une réflexion très importante sur les possibilités de l’écriture et le rôle de l’art tels que l’entendent Nougé et ses compères, réflexion déjà parue dans un autre tract, signé Nougé, Rouge 16. Daté du 20 avril 1925, il porte le titre Réflexions à voix basse et sera cette fois destiné à Breton seul (« pour A.B. »). Ainsi, Nougé affirme :

La défiance que nous inspire l’écriture ne laisse pas de se mêler d’une façon curieuse aux sentiments des vertus qu’il lui faut bien reconnaître. Il n’est pas douteux qu’elle ne possède une aptitude singulière à nous maintenir dans cette zone fertile en dangers, en périls renouvelés, la seule ou nous puissions espérer de vivre.

L’état de guerre sans issue qu’il importe d’entretenir en nous, autour de nous, l’on constate tous les jours de quelle manière elle le peut garantir. ← 11 | 12 →

Nous lui devons d’éprouver l’extrême de la tentation, certains moyens aussi de la mettre en échec.

Ce tour précaire, cette démarche équivoque, une sournoise humilité, est-il d’autre raison de lui être fidèle ?6

Ce tract est exemplaire pour illustrer une attitude à l’égard de l’acte d’écriture que Nougé ne démentira jamais, et qu’il ne cessera de reprendre dans la plupart de ses textes théoriques : « d’une certaine manière », affirme-t-il plus tard dans un texte daté de 1935 (La Solution de continuité7) : il fait « grande confiance à l’écriture ». Mais cette confiance, ajoute-t-il aussitôt, ne peut être que limitée, car le langage, on le sait, ne peut rendre que d’une manière imparfaite le monde et les choses. Il s’agit donc, pour Nougé, d’une confiance non dans les vertus qu’a le langage, et donc la littérature d’exprimer la pensée, mais au contraire, d’une confiance toute de travers, issue de la défiance même : comme il le dira plus tard toujours dans La Solution de continuité, « la défiance tend à mettre en lumière les trahisons du langage ». Il tirera parti, à sa façon, de ces impasses mêmes, en explorant les possibilités du langage. C’est donc « l’objet de cette trahison » qui, pour Nougé, « reste à examiner de très près »8. Ce qu’il commence à faire, à partir même de ces premiers textes de Correspondance.

Ce tract, ainsi que celui de 20 mai 1925, parle aussi explicitement d’un « état de guerre sans issue qu’il importe d’entretenir », le seul qui rende possible la vie, c’est-à-dire, d’après Nougé, l’art et la création. Marc Quaghebeur a remarqué d’ailleurs à juste titre, dans sa lecture des Fragments, que les mots tels « sans issue » ou « mettre en échec » ne sont pas employés ici par hasard : l’esthétique et l’éthique nougéennes ne se fonderont pas sur une (illusoire, au début du XXe siècle) notion de triomphe. Son enjeu est ailleurs : le tract de 20 mai 1925 ira plus loin, en annonçant tout un projet que Nougé s’ingénia à pratiquer avec une rigueur et une constance exemplaires : « Nous nous aidons à inventer sur le réel deux ou trois idées efficaces. » Phrase qui figure déjà dans Orange 4, tract rédigé par le même Nougé, daté du 20 décembre 1924, portant le titre D’un film périlleux ou de l’abus des réalités, et dédié, ludiquement, à Jean Paulhan, puisqu’il est suivi d’une petite mention, comme un clin d’œil : « peut-être »…

Un lecteur attentif sera frappé, dans la lecture de ces tracts, outre la complexité et le raffinement de la langue employée par ses auteurs, par le nombre fréquent de phrases qui seront reprises d’un numéro à l’autre, comme par les citations dont les trois auteurs détournent souvent, ← 12 | 13 → insidieusement, le sens. La phrase citée plus haut représente elle-même, selon Paul Aron9, une citation de Paulhan (tirée de l’ouvrage Jacob Cow le Pirate ou Si les mots sont des signes, où, comme dans un autre ouvrage du même auteur, Les Hains-Tenys, il sera question de proverbes malgaches et de leur façon étrange de jouer sur le langage) que Nougé reprend, transforme et charge de nouveaux sens : « On ne redresse pas les gens qui font de mauvais livres en leur répétant qu’ils sont des sabots : il y faut les aider à inventer sur le langage deux ou trois idée justes. » Le fait que Nougé remplace le mot « langage » par celui, plus généreux, du « réel » annonce déjà les lignes de force de la pensée nougéenne et renoue avec l’attitude déjà exprimée dans le premier tract : il s’agit donc de vivre… Aussi Nougé insiste-t-il sur l’efficacité de cette action. On a affaire chez Nougé – et cela dès les écrits de Correspondance – à une pratique constante exercée sur le langage, réalisée à l’aide d’une méthode rigoureuse, presque scientifique, semblable sans doute à celle qu’il utilise dans son laboratoire. Car vivre, pour lui – et il le répétera inlassablement – ne signifie rien d’autre qu’agir. Tels ces esprits dont on peut « supposer » l’existence et que le poète décrira si bien, toujours dans La Solution de continuité, « qui placent l’essentiel dans l’activité, qui n’imaginent comme fondement, comme ressort de leurs démarches que cette possibilité de l’action, ce désir d’action, cette volonté d’action ». Pour eux, affirme plus loin Nougé, l’action est la condition essentielle de la « vie » (mot que Nougé met délibérément entre guillemets). Et il reprend aussitôt la phrase du premier tract, en ajoutant une précision supplémentaire : « Il s’agit de vivre – donc d’agir. » « J’agis – donc je suis. »10

Chez Nougé, l’action et la vie sont indissociables : « L’action et la vie se confondent. »11 Ainsi, il reconnaît, dans le même texte théorique, qu’il ne serait pas trop difficile d’esquisser toute une métaphysique ou une psychologie qui seraient fondées non sur l’être ou sur le devenir, mais sur l’acte et sur ses conséquences « sans limite » pour celui qui le considère avec l’attention qu’une telle entreprise le mérite. Avec une pratique qui lui sera propre, Nougé déroute le lecteur en affirmant de suite le peu de confiance qu’il éprouve envers la métaphysique ou la psychologie (et il marque aussi, de ce fait, à nouveau ses distances par rapport aux surréalistes français). Il procédera de même dans la plupart de ses textes.

Par exemple, dans Rose 16, en citant la célèbre phrase de Breton tirée de son Introduction au discours sur le peu de réalité : « Les mots sont sujets ← 13 | 14 → à se grouper selon des affinités particulières, lesquelles ont généralement pour effet de leur faire recréer le monde sur son vieux modèle. » Et d’ajouter que c’est sur cette phrase que se clôt le tract, tout en exprimant ses réserves et ses distances par rapport à un système poétique qu’il ne juge pas infaillible : « Une semblable clairvoyance demeure sans doute le gage de quelque rupture, profonde, imprévisible. »12 (Marcel Mariën a d’ailleurs remarqué que dans ce fragment Nougé se sert de la phrase de Breton afin d’exprimer sa méfiance à l’égard des vertus de la méthode de l’écriture automatique.) À la question fondamentale « Qu’espérons-nous de l’action ? Dans quel sens allons-nous orienter nos actes ? », Nougé ne donne pas de réponse explicite ou unique :

Que l’on ne se propose ni explication de l’homme et de l’univers, ni construction d’une métaphysique, d’une psychologie et d’une éthique, ni code, ni mots d’ordre, voilà qui étonne et qui scandalise.13

Car, dans son optique, « bien des choses cependant s’accommodent mal de l’ordre discursif. Un certain désordre leur est favorable. On les entend mieux à la faveur d’une démarche dégagée »14.

Toujours est-il que, pour Nougé, l’action ne saurait être séparée du sentiment du danger, idée déjà exprimée dans les deux tracts susmentionnés et reprise également dans ce texte de 1935, ainsi que dans d’autres textes théoriques nougéens (La Conférence de Charleroi en sera un exemple éclatant) : un monde menacé, « celui que nous avons atteint, celui que nous imaginons, voilà ce qui vaut la peine d’agir »15. Mais, ajoute-t-il immédiatement, il ne faut pas s’empresser de « conclure »16.

Les tracts de Correspondance ne concluent pas. Bleu 1 et Orange 19, pour n’en donner que deux exemples, se terminent par la phrase déjà célèbre : « Puisqu’il en est temps encore, permettez-nous de prendre congé. Sans doute reviendrons-nous – ailleurs. » Orange 4, sur la nécessité d’inventer les deux ou trois idées efficaces, phrase reprise aussi dans Orange 19. Rose 2, signé Camille Goemans. Il propose, comme fin, des propos que l’on retrouve également dans Orange 19, cette fois enchaînés au paragraphe qui parle à la fois de la défiance que l’écriture suscite et des vertus que celle-ci détient encore pour celui qui saura en tirer parti : la réalité, affirme le signataire de ce tract, « juge de tous les côtés. Ce grand malheur ← 14 | 15 → ne souffre pas d’allusion. On songe à quelque malentendu supportable, parfait »… Ce tract mais aussi Blanc 7, Jaune 8, Orange 21 ou Nankin 22 consistent en des pastiches de textes d’auteurs français contemporains qui ont influencé d’une façon ou d’une autre les auteurs de Correspondance : Goemans réalisera dans Rose 2 (intitulé Paul Éluard) des correspondances entre des extraits du poète surréaliste et des propos tirés des textes de Paulhan (Jacob Cow le Pirate) à la façon d’un collage. Nougé continuera, dans Blanc 7, un texte de Valéry (Eupalinos ou l’architecte), Nankin 22 aura comme sujet Les Faux Monnayeurs de Gide. Dans Orange 4, on peut lire : « On n’a pas fini de se méprendre. » Même phrase, reprise plus tard, dans un autre tract : « Mais nous n’imaginons pas que certains nous entendent. Et l’on n’a pas fini de se méprendre »… (Orange 19).

Les tracts de Correspondance mettent donc en place toute une méthode de la fragmentation, de l’allusion, de la répétition, de l’intervention le plus souvent minime dans un texte littéraire choisi, afin d’en détourner subtilement le sens ; de troubler et de donner à réfléchir, de déconstruire et d’en déplacer les perspectives. Hétérogènes, mais relevant d’une remarquable cohérence dans les propos, les buts et les moyens, bien que jamais explicites ni accessibles, ils consistent en une intervention subtile dans le champ littéraire des années 1920, aussi bien qu’en un essai efficace de définir – à sa façon –, par rapport à la scène littéraire et artistique belge de l’époque, mais aussi – et surtout –, par rapport aux surréalistes parisiens avec lesquels les membres du groupe surréaliste belge entretiendront des relations constantes et complexes17, les lignes de force d’une esthétique et d’une éthique que Paul Nougé, à la tête de l’aventure, prolongera, avec une cohérence remarquable, toute sa vie. Une telle entreprise singulière ira logiquement de pair avec une attitude de rejet de la reconnaissance publique que les auteurs de Correspondance partageront sans réserve. Il suffit aussi de mentionner à cet égard la lettre que Nougé envoie à Breton le 2 mars 1929. Le poète belge lui rappelle avec discrétion que la vraie liberté se gagne à la suite du renoncement à une attitude trop narcissique de la part des artistes qui commençaient à marquer la scène littéraire et politique de l’époque (« J’aimerais assez, que ceux d’entre nous dont le nom commence à marquer un peu, l’effacent. Ils y gagneraient une liberté dont on peut encore espérer beaucoup… »). Il ajoute aussi qu’il s’agit d’établir des « secrètes dispositions spirituelles » et non de puiser dans « quelques anecdotes pour gens de lettres » ou dans « l’étrange galerie des fossiles de ← 15 | 16 → l’histoire… »18. Nougé sera toujours fidèle à cette position, refusant toute publication personnelle de son œuvre poétique ou théorique ultérieure. Il continuera à sa façon d’intervenir efficacement dans le réel, par ses textes. Ceux-ci entendent avoir la précision d’une bombe et une rigueur sans appel. Nougé ne dit-il pas, dans son Journal, de « l’hymne aux mathématiques »19 qu’il conviendrait de dresser chaque jour ? Ou, à plusieurs reprises, de discipline et de méthode ?

Discipline. Toute œuvre doit être examinée non seulement dans ses intentions et dans ses résultats mais encore, et peut-être principalement, dans la nature même des actes de son auteur.

Que fait exactement le grammairien, le poète, le mathématicien, le psychologue, le peintre, le philosophe ?20

Une telle attitude ne pouvait pas ne pas marquer des différences fondamentales par rapport au surréalisme prôné par Breton : nombreux seront les textes où Nougé se référera à la position commune que les surréalistes bruxellois partageront avec leur confrères français, mais sans jamais oublier de se tenir à distance (« Le caractère le plus évident de cette position vis-à-vis de la littérature est peut-être le détachement, un certain détachement », affirme-t-il dans La Solution de continuité21) et d’exprimer ses réserves à l’égard de la confiance du Pape du surréalisme dans les vertus inconditionnelles que le recours aux forces de l’inconscient et le procédé de l’écriture automatique sont susceptibles d’engendrer comme création valable.

Nougé choisit donc la voie d’une exploration systématique du langage, rapport qu’il conservera d’ailleurs dans tous les « groupes » successifs dont il sera une subtile figure de proue, et dont les écrits de Correspondance ont été la première manifestation. Quoi de plus singulier, en effet, que les feuillets colorés de Correspondance, aussi bien par leur forme que par leur visée et les moyens de se construire ? Pratiquant la déconstruction subtile de l’intérieur même du mécanisme auquel ils s’attaquent, écrits avec un soin extrême, réagissant sur des événements littéraires de l’époque dont ils s’ingénient à déplacer les perspectives, ils existent également en tant qu’objets – leur existence justifiant leur sens, tout simplement. Leur originalité par rapport à d’autres « manifestes » est plus qu’évidente. ← 16 | 17 →

Comment s’achève cette aventure singulière ? Premier acte : Nougé et Goemans décident, le 21 juillet 1925, de se séparer de Marcel Lecomte, jugé indésirable, par une laconique carte de visite : « Correspondance prend congé de Marcel Lecomte ». Deux autres tracts paraissent ensuite, Musique 1 et Musique 2 (datés 20 juillet, et respectivement 20 septembre 1925), qui portent la signature d’autres membres cooptés pour continuer l’aventure : les musiciens André Souris et Paul Hooreman ; ceux-ci s’en prennent aux académismes de toutes pièces, surtout à travers un hommage parodique à Éric Satie visant plus ses disciples que le musicien lui-même. Deuxième acte, qui marque la fin de l’aventure : une année plus tard, dans le même esprit parodique et auto-ironique, les auteurs des tracts s’envoient réciproquement une carte de visite ressemblant à celle qui avait annoncé leur rupture avec Lecomte : le 20 septembre 1926, « Correspondance prend congé de Correspondance ». Mais avant cela, le dernier tract, Musique 2 (Festivals de Venise) reprend, dans la bonne tradition du groupe, les mots du premier tract, témoignant ainsi, une nouvelle fois, de la pérennité et de l’exemplarité du projet.

Dans les années qui suivent, d’autres artistes rejoignent le noyau du groupe déjà constitué par les auteurs de ces tracts. Marcel Lecomte y revient ainsi en 1928, pour collaborer avec d’autres membres du surréalisme bruxellois à une nouvelle revue intitulée significativement Distances. En 1925, à peu près au moment où la revue Correspondance se sépare de Marcel Lecomte22, deux artistes signalent leur présence sur la scène bruxelloise : René Magritte et Édouard-Léon-Théodore Mesens (E.L.T. Mesens), qui avaient rédigé ensemble le seul et unique numéro de la revue Œsophage à laquelle participèrent avec des textes et illustrations, Tristan Tzara et Hans Arp entre autres. Magritte n’était pas un inconnu pour les membres de Correspondance. Il avait bénéficié d’une première exposition à la fin de 1919, au Centre de l’Art de Bruxelles – une période où le peintre réalisait des tableaux cubistes et faisait la couverture du premier numéro de la revue Au volant (en avril 1919), animée par les frères Pierre et Victor Bourgeois (elle précède donc le périodique 7 Arts), tout en partageant ses idées constructivistes. Les auteurs de Correspondance connaissaient aussi Magritte : en octobre 1924 ils avaient rencontré Magritte et Mesens dans une tentative, finalement avortée, de rédiger ensemble une autre revue, Période. Mais Nougé avait décidé de leur jouer un malin tour en contrefaisant, avec l’aide Goemans et Lecomte, le prospectus de l’édition… Les trois commencèrent ensuite l’aventure de Correspondance, tandis que Mesens ← 17 | 18 → et Magritte décidaient de publier deux revues, Œsophage et Marie, qui s’inspiraient, toutes deux, du dadaïsme.

Magritte avait rencontré Mesens en 1920, année importante dans l’évolution artistique ultérieure du peintre : c’est au cours de cette période qu’il renonce petit à petit aux influences cubistes et futuristes qui avaient marqué jusqu’alors sa manière de peindre, et va rencontrer par la suite les œuvres de De Chirico (en 1923-1924) qui exerceront sur lui une influence décisive23. C’est donc en 1926 que s’opère la rencontre entre Nougé et Goemans, d’une part, Magritte et Mesens, de l’autre. Elle est marquée par une action commune bien dans les mœurs du temps : une intervention visant l’interruption de la pièce de Géo Norge, Tam-Tam, créée à Saint-Josse au théâtre du Groupe libre le 6 octobre 192624. Cela sera suivi d’un nouveau chahut encore plus violent à l’adresse, cette fois, d’une pièce de Cocteau (Les Mariés de la tour Eiffel). Les auteurs du chahut distribuent des tracts (« Défiez-vous ») où l’on retrouve la signature de René Magritte. C’est alors que le mot « surréalisme » est mentionné – et cela par Pierre Bourgeois, lui-même, qui relatera l’incident dans le numéro du 14 novembre 1926 de 7 Arts (cité par M. Mariën dans L’Activité surréaliste en Belgique).

L’année qui suit sera très fertile pour le groupe ainsi constitué. Elle marque aussi le début de ce qui constituera une relation constante de travail et d’amitié entre les deux personnalités les plus représentatives ← 18 | 19 → du mouvement surréaliste bruxellois, Paul Nougé et René Magritte, qui durera une petite trentaine d’années. C’est en 1927 (du 23 avril au 3 mai) que Magritte a sa première grande exposition à la galerie Le Centaure de Bruxelles, qui se voit préfacée par Paul-Gustave van Hecke et Paul Nougé. Ainsi, celle signée par Nougé :

Les circonstances de la peinture ne sont telles qu’on les puisse négliger. Elles tirent de notre distraction, de la légèreté du peintre, certaines vengeances singulières, et nouent et dénouent ces aventures tragiques ou burlesques qui, par leur air de famille, commencent de nous lasser un peu.

Mais il survient une peinture où les circonstances, par l’avantage qu’on leur accorde d’emblée, dépouillent ce caractère de menace banale et perdent leur substance, leur portée habituelles. Le mot lui-même s’efface. L’on parle d’intention.

Cette peinture, aussi bien, cesse de se défendre. Agressive, elle nous force. Mieux encore, elle se fait oublier, elle semble se défaire, se laisser reconnaître, s’abandonner. Elle s’insinue.

Soudain, l’on constate que ces formes inconnues occupent toute la place.

Elle échappe ainsi au jugement, à la louange, comme René Magritte.25

Résumé des informations

Pages
314
Année
2015
ISBN (PDF)
9783035265071
ISBN (ePUB)
9783035298932
ISBN (MOBI)
9783035298925
ISBN (Broché)
9782875742421
DOI
10.3726/978-3-0352-6507-1
Langue
français
Date de parution
2015 (Mars)
Mots clés
Surréalisme Esthétique Écriture Sensation
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2015. 314 p., 8 ill.

Notes biographiques

Valentina Bianchi (Auteur)

Valentina Bianchi enseigne la littérature française du XXe siècle et la littérature belge de langue française à l’Université Spiru Haret de Bucarest. Elle a travaillé sur le théâtre de l’absurde, notamment Samuel Beckett. Elle est l’auteure ou co-auteure de plusieurs ouvrages portant sur la langue et la littérature françaises, ainsi que de nombreux articles sur la littérature belge contemporaine (Paul Nougé, Claire Lejeune, Marc Quaghebeur).

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Titre: Nougé et Magritte
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