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L’accommodement de la diversité religieuse

Regards croisés – Canada, Europe, Belgique

de Emmanuelle Bribosia (Éditeur de volume) Isabelle Rorive (Éditeur de volume)
©2015 Collections 370 Pages

Résumé

Que se passe-t-il lorsque des personnes observant une religion minoritaire (voire même majoritaire) demandent l’adaptation de règles générales au nom de la pratique de leur foi ? Comment les employeurs, les pouvoirs publics, les directeurs ou les fournisseurs de services réagissent-ils à de telles demandes ? Que stipule la loi en de pareils cas ? Et quels sont les arguments normatifs en faveur ou à l’encontre de ce type de demandes ?
Aux États-Unis et au Canada, ces questions sont traitées depuis plusieurs décennies par le jeu du concept juridique d’« accommodement raisonnable ». En Belgique, les sociologues ont pu observer depuis des années de nombreuses pratiques similaires, sans toutefois les nommer comme telles. Aujourd’hui, avec le développement, en droit européen, de la notion de discrimination indirecte, ainsi que l’introduction du principe d’« aménagement raisonnable » pour les personnes souffrant d’un handicap, la question se pose de savoir jusqu’à quel point cette figure juridique peut être mobilisée pour les pratiques religieuses.
Cet ouvrage collectif rassemble des contributions d’académiques issus des deux côtés de l’Atlantique. En croisant les regards – philosophiques, politologiques, juridiques et sociologiques –, il vise à dépasser une approche passionnelle d’un débat éminemment sensible, où le monde scientifique est traversé par des opinions très contrastées.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Remerciements
  • Préface
  • Introduction. Au-delà de « Dr Jekyll et Mr Hyde »
  • Première partie Contexte philosophique
  • La liberté de religion à l’âge séculier
  • 1. Liberté religieuse ou liberté morale ?
  • 2. Des accommodements pour quelles croyances ?
  • 3. La théorie de l’évaluation forte
  • 4. Les limites de la conception individualiste et subjective
  • 5. Conclusion
  • Accommodements raisonnables, une réponse au texte de Cécile Laborde.
  • Introduction
  • 1. Le rapport entre l’État et les communautés philosophiques : séparation entre l’Église et l’État et pluralisme actif
  • 2. Neutralité et prestation de services publics
  • 3. Accommodements raisonnables
  • Conclusion
  • Penser une nouvelle éthique de l’appartenance par l’accommodement raisonnable.
  • Introduction
  • 1. Les postulats de l’école postnationale
  • 2. Les luttes pour la reconnaissance dans une perspective libérale
  • 3. Un sentiment d’appartenance à une association politique libre
  • Conclusion
  • Deuxième partie Processus politiques comparés
  • L’interculturalisme québécois à la croisée des chemins, considérations sur le rapport Bouchard-Taylor
  • Introduction
  • 1. L’interculturalisme revisité
  • 2. Le contexte de la commission Bouchard-Taylor
  • 3. L’interculturalisme dans le rapport Bouchard-Taylor
  • 3.1. Une représentation pluriethnique de l’identité québécoise
  • 3.2. Une éthique politique minimale traduite par des valeurs communes
  • 3.3. Une laïcité « ouverte »
  • 4. Quel avenir pour l’interculturalisme ?
  • Conclusion
  • Du dialogue aux Assises, heurs et malheurs de l’interculturalité en Belgique.
  • Introduction
  • 1. L’héritage belge en matière de gestion de la diversité : le pluralisme institutionnalisé
  • 2. Répondre à la nouvelle diversité : l’expérience de la Commission et des Assises
  • 2.1. La Commission du dialogue interculturel
  • 2.2. Les Assises de l’interculturalité
  • 3. Les leçons d’un échec
  • Conclusion
  • L’« accommodement raisonnable », libres propos sur la circulation d’un concept au travers des frontières
  • Troisième partie Approches juridiques comparées
  • Aménagement de la diversité religieuse et conflits entre droits fondamentaux. Le contexte juridique canadien
  • Introduction
  • 1. Les difficultés reliées à la mise en œuvre de la liberté de religion et les fluctuations de la jurisprudence en matière d’accommodement religieux
  • 1.1. L’élargissement jurisprudentiel progressif des paramètres de la liberté de religion et de l’accommodement religieux
  • 1.2. L’amorce d’un virage jurisprudentiel vers une conception moins extensive de l’accommodement religieux
  • 2. Les tensions et conflits entre la liberté de religion et les autres droits et libertés
  • 2.1. La conciliation des droits en tension par le législateur
  • 2.2. La conciliation des droits en tension par les tribunaux
  • Conclusion
  • Les droits fondamentaux, gardiens et garde-fous de la diversité religieuse en Europe
  • Introduction
  • 1. Les balbutiements de l’aménagement raisonnable en Europe
  • 2. Les tensions entre l’aménagement raisonnable en matière religieuse et l’interdiction des discriminations
  • 2.1. La conciliation des droits en tension par le législateur
  • 2.1.1. Interdiction de discriminer sur la base d’un autre motif
  • 2.1.2. Conflit entre la liberté religieuse et le droit au respect de la vie privée
  • 2.2. La conciliation des droits en tension par les cours et tribunaux
  • Conclusion
  • L’accommodement raisonnable, bouc émissaire d’une laïcité inhibitrice en Belgique
  • 1. L’accommodement raisonnable, une tradition de la laïcité belge émancipatrice
  • 1.1. La laïcité constitutionnelle belge, une laïcité émancipatrice et accommodante
  • 1.2. L’épanouissement des accommodements raisonnables par la laïcité émancipatrice
  • 1.2.1. L’accommodement de la norme scolaire pour garantir le libre choix des parents
  • 1.2.2. Les pratiques rituelles
  • 1.2.3. La clause de conscience en matière de bioéthique
  • 1.2.4. Pas de clause de conscience pour le mariage homosexuel
  • 2. L’accommodement raisonnable menacé par une laïcité devenue inhibitrice
  • 2.1. Vers la fin des accommodements raisonnables dans une laïcité inhibitrice
  • 2.1.1. L’égalité uniformisatrice et le rejet de la lutte contre les discriminations indirectes
  • 2.1.2. Les législations d’interdiction et l’estompement de l’exigence de proportionnalité
  • 2.1.3. Brandir un accommodement déraisonnable pour masquer l’islamophobie ?
  • 2.2. Vers une inscription de la laïcité dans la Constitution ?
  • Conclusion
  • Quatrième partie Regards sociologiques comparés
  • Voiles/Voiler
  • Introduction
  • 1. Voiler l’interdiction par l’encadrement : les accommodements raisonnables entrent en scène
  • 1.1. Les « accommodements raisonnables » : décalage entre le concept juridique et l’enflure médiatique
  • 1.2. L’intertexte de la « crise des accommodements raisonnables » : répéter pour donner l’impression d’entendre
  • 1.3. Inadéquation des mots et de l’intention du législateur
  • 1.3.1. La définition
  • 1.3.2. Les limites
  • 2. Le voile intégral : pourquoi l’accommodement est-il impossible ? Cachez ce voile que je ne saurais voir
  • 2.1. Le voile comme signe
  • 2.2. Le voile comme fait social
  • 2.3. Le « visage découvert » est un « visage neutre ». Les connotations du signe religieux : prosélytisme, partialité ou exhibitionnisme
  • Conclusion
  • Les pratiques d’accommodements raisonnables sur les lieux du travail en Belgique
  • Introduction
  • 1. Une recherche sur les aménagements raisonnables pour raisons religieuses sur le lieu de travail
  • 2. Typologie des demandes d’aménagements raisonnables
  • 3. Premier cas d’étude : les demandes de congé pour raisons religieuses
  • 4. Deuxième cas d’étude : les demandes d’adaptation du code vestimentaire
  • 5. Les réponses formulées aux demandes d’aménagement
  • 6. Processus de résolution : les acteurs concernés et les argumentaires mobilisés
  • 7. Contextualisation de la hausse perçue des demandes d’aménagement
  • Conclusion
  • Conclusions générales – Enjeux et perspectives de l’obligation d’accommodement raisonnable dans les sociétés pluralistes
  • 1. Un concept controversé
  • 2. L’obligation d’accommodement raisonnable et ses justifications
  • 3. Accommodement raisonnable, laïcité et multiculturalisme
  • 4. Les limites de l’accommodement raisonnable
  • 5. Liberté de conscience et liberté de religion
  • Conclusion
  • Notices biographiques
  • Titres de la collection

Remerciements

S’il n’en constitue pas à proprement parler les actes, cet ouvrage collectif fait suite au colloque international, L’accommodement raisonnable de la religion en Belgique et au Canada, organisé par le Centre Perelman de philosophie du droit, la section juridique de l’Institut d’études européennes et le Germe de l’Université libre de Bruxelles (ULB) ainsi que par l’Institute for European Studies de la Vrije Universiteit Brussel (VUB). Ce colloque qui s’est déroulé les 26 et 27 avril 2012 à l’Université libre de Bruxelles a rassemblé des académiques de quatre disciplines, rattachés à des universités canadiennes, belges ou d’autres pays européens. Ceux-ci se sont attelés à analyser, dans une perspective comparative, les défis philosophiques, juridiques, sociaux et politiques posés par les accommodements raisonnables de la diversité religieuse ou ethnoculturelle.

Les éditrices de cet ouvrage tiennent à remercier les chevilles ouvrières de ces différents centres de recherche, et tout particulièrement Andrea Rea, directeur du GERME, ainsi que l’ambassade du Canada à Bruxelles et la Communauté française de Belgique pour le soutien qu’ils ont apporté à la réalisation de cet événement scientifique transatlantique, porteur d’échanges riches et fructueux. Nous sommes particulièrement reconnaissantes au vice-recteur aux affaires internationales de l’ULB, Serge Jaumain, pour le soutien inestimable qu’il a apporté tant à l’organisation du colloque qu’à la publication de ses résultats dans la collection « Études canadiennes » qu’il dirige aux éditions P.I.E. Peter Lang.

Nous souhaitons également adresser toute notre gratitude aux auteurs pour leur investissement scientifique, la grande réceptivité avec laquelle ils ont accepté nos deux séries de commentaires et surtout leur patience lors de la finalisation du manuscrit. Nous sommes convaincues que cet ouvrage collectif augure d’autres collaborations interdisciplinaires et transatlantiques.

Enfin, cet ouvrage n’aurait pas pu paraître sans l’aide précieuse de deux chercheurs doctorants, Gabrielle Caceres et Joseph Damamme, et surtout sans le soutien financier du Fonds de la recherche scientifique – FNRS, de l’Association internationale des études québécoises, du BELSPO, dans le cadre du projet PAI « The Global Challenge of Human Rights Integration : Toward a Users’ Perspective » (Pôle d’attraction interuniversitaire 2012-2017). Il a également été réalisé sous l’égide de deux projets d’Action de Recherche Concertée financés par la ← 9 | 10 → Communauté française de Belgique et coordonnés par Andrea Rea : « L’Étranger et l’Autre à l’épreuve des transformations normatives et identitaires en Europe » (2006-2011), « Sous le signe du mérite et de la conformité culturelle. Les nouvelles politiques d’intégration et d’immigration en Europe » (2013-2017, Centre transdisciplinaire MAM – Migration, Asile, Multiculturalisme).

Préface

Françoise TULKENS

Professeur émérite de l’Université catholique de Louvain, présidente de la Fondation Roi Baudouin et ancienne vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’homme

Dans son originalité et son intégrité, le concept d’aménagement ou d’accommodement raisonnable est un concept d’une force et d’une richesse insoupçonnées dans une société pluraliste, la nôtre. Dans le domaine des droits fondamentaux et plus particulièrement dans celui du droit à l’égalité, il bouscule les « principes et idées du droit », pour reprendre la terminologie de Burdeau, que l’on pensait pourtant immuables et ouvre une voie plus juste, de voir, de penser ou de juger la différence et la diversité, voire même le conflit. L’approche induite par le concept d’accommodement raisonnable est non seulement un défi à la pensée juridique mais elle dépossède aussi en quelque sorte le juge de sa méthode spontanée et privilégiée de trancher et le rend plus fragile. Dans de nombreuses situations, par une approche dialectique un peu imaginative, une autre manière de poser et, dès lors, de résoudre le problème litigieux aurait été tout simplement possible et au fond préférable. Ainsi, par exemple, une occasion manquée est certainement la décision d’irrecevabilité El Morsli c. France de la Cour européenne des droits de l’homme du 4 mars 2008. Elle concernait le refus de retrait du voile pour un contrôle d’identité que la requérante aurait cependant accepté en présence d’une femme, ce qui fut refusé, au nom de la marge d’appréciation1. Le cas tout récent à Marseille de l’imbroglio autour d’un mariage est aussi significatif. Une élue musulmane qui devait marier deux femmes, ce qu’elle estimait contraire à sa religion, s’est fait remplacer par un collègue mais celui-ci n’était pas habilité à procéder à cet acte d’état civil, ce qui a entraîné l’annulation du mariage et une procédure judiciaire complexe. Les ex-futures mariées ont cependant regretté que l’élue n’ait pas fait cela « proprement » : « elle serait venue nous le dire, on aurait ← 11 | 12 → trouvé une solution, retardé le mariage d’une heure pour trouver un autre élu ».

Le concept d’accommodement raisonnable est cependant un concept difficile à cerner car, comme Emmanuelle Bribosia et Isabelle Rorive l’observent très justement dans l’introduction, ici « dénaturation et amalgame sont légion ». Dans le livre que nous avons sous les yeux, nourri et soutenu par les remarquables travaux de ces deux jeunes professeures de l’Université libre de Bruxelles qui ont eu l’intelligence d’en prendre l’initiative, l’accommodement raisonnable est situé et analysé – mis à l’épreuve aussi – dans le contexte le plus sensible et difficile aujourd’hui, celui de la religion et de la diversité religieuse, un lieu où les controverses abondent et les « points de vue de Sirius », axiologiquement neutres, sont inaccessibles. Ce choix a permis à la fois un recentrement de la problématique sur les questions les plus cruciales et aigues comme celle des limites à donner à la figure juridique de l’accommodement raisonnable et en même temps un élargissement de celle-ci en situant l’accommodement raisonnable de la religion dans ses rapports avec les autres libertés individuelles. Par ailleurs, l’intérêt de la démarche, telle qu’elle est vraiment construite ici, réside dans le fait que sont abordées tour à tour, dans les différentes contributions, les dimensions philosophique, politique, juridique et sociologique de l’accommodement raisonnable de la religion. En empruntant une telle méthode, radicalement et résolument interdisciplinaire au sens fort du terme, c’est-à-dire qui assure non pas la juxtaposition des disciplines mais l’interaction entre celles-ci2, le débat est désenclavé et ouvert à de nouvelles perspectives. Ainsi, par exemple, l’obligation juridique d’accommodement raisonnable n’est évidemment qu’un outil d’aménagement de la diversité religieuse. Comme les chercheurs nous le montrent, la plupart des demandes d’accommodement empruntent la « voie citoyenne », laquelle repose principalement sur la négociation, la flexibilité et la créativité. Ce qui veut dire que les pratiques informelles d’ajustements concertés sont tout aussi, sinon plus importantes, que les pratiques formelles. De même, il convient d’éviter les fausses évidences comme celle de « rabattre » la question de la place de la religion dans l’espace public sur celle de l’immigration et des modèles d’intégration des immigrants, même s’il est certain que l’immigration entraîne une « explosion du pluralisme religieux ».

Certaines questions me préoccupent plus particulièrement, notamment à la lumière du contentieux que j’ai pu connaître à la Cour européenne des droits de l’homme et elles sont très solidement et finement analysées dans cet ouvrage. Tout d’abord, il est important de rappeler ce qu’est au départ ← 12 | 13 → l’obligation d’accommodement raisonnable, de préciser ses finalités et ses justifications éthico-politiques. Il s’agit d’un effet de la reconnaissance du droit à l’égalité, non seulement une égalité formelle mais une égalité substantielle, ce qui implique d’assurer les conditions d’un exercice véritable de ce droit. À ce titre, la reconnaissance de la diversité ethnique, culturelle et religieuse et de son accommodement relève d’une exigence de justice. Mutatis mutandis, nous sommes proches de la figure de la discrimination indirecte que la Cour européenne des droits de l’homme a (enfin) reconnue : des règles, apparemment générales, qui poursuivent des objectifs légitimes, ont néanmoins des effets discriminatoires à l’égard de personnes ou de groupes marqués par des critères interdits (les femmes, les roms, les étrangers, etc.)3. L’interdiction des discriminations indirectes accroît la dimension collective du droit à la non-discrimination, même si certains soutiennent qu’elle risque d’introduire des logiques catégorielles dans la protection des droits de l’homme.

Une deuxième question concerne ce que l’on appelle, de manière assez étrange à mon avis, la « sincérité » de la demande d’accommodement raisonnable de la religion, privilégiant ainsi la dimension subjective de ce mécanisme. Les juges seraient ainsi confrontés à la nécessité de distinguer entre « vraie » et « fausse » demande, sinon entre vrais ou faux croyants, ce qui les amène sur un terrain glissant (on a tiny ice) comme on le voit, implicitement, dans l’arrêt Francesco Sessa c. Italie du 3 avril 2012. La suggestion que l’on lit dans l’ouvrage, de substituer à la demande d’accommodement raisonnable « l’intérêt démocratique du respect de la diversité et de la participation sociale des groupes minoritaires », serait certainement à creuser. On retrouve en écho le souci de la Cour européenne des droits de l’homme de « garantir parfois les intérêts d’une minorité contre l’avis de la majorité »4. Plutôt que de se perdre dans l’interprétation hasardeuse de la demande, il s’agit de reconnaître l’intérêt démocratique du respect de la diversité. Cette approche permettrait la fixation de limites mais pas sur la base fragile de la « sincérité ».

Enfin, la question controversée la plus difficile est celle de l’élargissement des accommodements raisonnables aux convictions philosophiques ou éthiques non confessionnelles qui peuvent évidemment, elles aussi, se trouver en tension avec les règles générales dominantes. À la limite, on pourrait même soutenir que l’égalité serait incompatible avec l’octroi d’un sort particulier aux convictions religieuses. En d’autres termes, l’obligation d’accommodement raisonnable peut-elle / doit-elle s’appliquer aussi à ← 13 | 14 → des convictions non religieuses ? Pour certains, il s’agit d’un paradoxe, mais un paradoxe est quelque chose qu’on ne peut résoudre, comme une contradiction, mais qu’on doit assumer ; pour d’autres, il s’agirait d’un dilemme. Je dirais plutôt qu’il s’agit d’un nœud qu’il faut dénouer. À cet égard, la position de ceux qui défendent une conception égalitariste de la liberté de religion et acceptent le principe d’inclure les convictions séculières dans l’obligation d’accommodement est à mes yeux très intéressante. R. Dworkin suggère d’ailleurs une telle approche en situant la liberté de religion comme un aspect d’un droit général à « l’indépendance éthique » (general right to ethical independence)5. Dans la Convention européenne des droits de l’homme, la liberté de religion fait d’ailleurs partie de la liberté de conscience (article 9). En outre, la Cour a sans cesse répété que la liberté de religion est aussi « un bien précieux (a precious asset) pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents »6. Ainsi, si les convictions religieuses peuvent légitimement donner lieu à des accommodements parce qu’elles sont des convictions de conscience, les convictions séculières sont aussi des convictions de conscience et il est tout aussi important pour les non-croyants d’être en mesure d’agir en conformité avec leur conscience morale qu’il ne l’est pour les croyants, le même intérêt fondamental étant en jeu. Je suis personnellement en faveur d’une égalité de traitement entre les convictions philosophiques et éthiques non confessionnelles et les convictions religieuses. Ce ne sont donc pas seulement les convictions religieuses qui doivent bénéficier des accommodements raisonnables mais l’ensemble des convictions qui permettent aux personnes de structurer leur identité personnelle et de s’orienter dans un monde complexe et pluriel.

Position naïve qui entraînerait pour les juges le danger de succomber sous l’afflux de demandes ? Je ne le pense pas. En effet, si l’idée d’accommodement induit celle d’assouplissement, d’adaptation, d’ajustement, de modus vivendi, encore l’accommodement doit-il être raisonnable. Certes, comme le soulignent R. Ergec et J. Velu, dans le domaine des droits de l’homme le concept de raisonnable est évidemment un concept élastique, « à contenu variable, réfractaire à des appréciations prédéterminées »7. Olivier Corten y ajoute une dimension supplémentaire ← 14 | 15 → particulièrement intéressante : la fonction du raisonnable est précisément de permettre une adaptation de la règle aux situations concrètes8. Le raisonnable doit donc prendre en compte le contexte. Certes, cette exigence a un prix car, à défaut d’indicateurs précis, l’appréciation de la Cour se fait souvent au cas par cas et peut donc être critiquée comme casuistique. Je pense cependant que la Cour doit trouver un équilibre entre flexibilité et sécurité, étant entendu qu’une limite à l’accommodement raisonnable est que celui-ci ne peut occasionner des contraintes excessives et que dès lors toute demande ne peut être acceptée. Nous sommes proches ici de l’application du principe de proportionnalité qui répond à des exigences précises, notamment que l’atteinte au droit soit la plus restreinte possible et en relation avec les objectifs visés. Comme un des auteurs de cet ouvrage le dit, « l’accommodement raisonnable n’est ni tolérance, ni compromis. Il n’est pas élément du conflit mais l’objet de sa résolution ».

La pratique des accommodements raisonnables n’est cependant pas sans risque ni sans critique, parmi lesquels notamment le danger du repli identitaire des groupes minoritaires et, partant, de la fragmentation de la société ainsi que, dans le domaine religieux, l’émergence ou la réémergence d’un certain fondamentalisme, où l’on observe des étranges alliances entre des groupes aussi divers que des partisans de la laïcité et des chrétiens intégristes. Mais, comme de nombreux auteurs dans cet ouvrage le (dé)montrent admirablement bien, les résistances et les obstacles à l’encontre des accommodements raisonnables se nichent souvent dans les méandres du rejet du pluralisme et de la diversité – par exemple, en Belgique, le rejet larvé des populations musulmanes et la résistance à la visibilité de l’Islam dans la sphère publique9. À cet égard, il est d’ailleurs significatif de constater que la crise des accommodements raisonnables au Québec s’inscrit aujourd’hui dans la crise du multiculturalisme.

En définitive, il ne faut pas craindre ni avoir peur des accommodements raisonnables et nous devons « faire baisser la pression » sur cette figure juridique pour mieux l’appréhender et l’acclimater, ce qui ne veut pas dire la banaliser. À cet égard, je partage l’idée de ceux qui soutiennent que « la réception des accommodements raisonnables dépend de l’accoutumance ← 15 | 16 → de chaque société aux manifestations de la diversité ». Aujourd’hui plus que jamais une véritable culture du « vivre ensemble » pourrait tout doucement se mettre en place. Un ouvrage de la qualité de celui-ci y contribue certainement. ← 16 | 17 →

                                                   

  1 Bribosia, E., Ringelheim, J. et Rorive, I., « Aménager la diversité : le droit de l'égalité face à la pluralité religieuse », Rev. trim. dr. h., 2009, n° 78, p. 357.

  2 Fr. Ost, « Questions méthodologiques à propos de la recherche interdisciplinaire en droit », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 1981, n° 6, pp. 1 et s.

  3 Cour eur. dr. h. (Grande Chambre), D.H. et autres c. République tchèque, 13 novembre 2007 ; Cour eur. dr. h. (Grande Chambre), Orsus et autres c. Croatie, 16 mars 2010.

  4 Discours de Sir Nicolas Bratza, Conférence de haut niveau de Brighton, 18-20 avril 2012, p. 7. Voy. www.echr.coe.int (La Cour - Réforme de la Cour - Conférences).

  5 Dworkin, R., Justice for Hedgehogs, Cambridge (Mass), Harvard University Press, 2011, p. 376.

  6 Cour eur. dr. h. (Grande Chambre), Bayatyan c. Arménie, 7 juillet 2011, § 118. Voy. également, entre autres, Cour eur. dr. h., Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993, § 31 ; Cour eur. dr. h. (Grande Chambre), Buscarini et autres c. Saint-Marin, 19 février 1999, § 34.

  7 Ergec, R. et Velu, J., « La notion de ‘délai raisonnable’ dans les articles 5 et 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. Essai de synthèse », Rev. trim. dr. h., n° 5, 1991, p. 159. C’est ainsi que dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme sur le délai raisonnable l’appréciation du caractère raisonnable d’une procédure n’est pas – et ne devrait jamais être – mécanique : elle doit avoir égard à un juste équilibre à ménager entre l’exigence de célérité des procédures et le principe général d’une bonne administration de la justice que consacre aussi l’article 6 de la Convention.

  8 Corten, O., Utilisation du raisonnable par le juge international, Bruxelles, Bruylant, 1997, pp. 139 et s.

  9 Voy. Musulmans et non musulmans à Bruxelles, entre tensions et ajustements réciproques. Synthèse de l’étude scientifique « Regards et relations entre musulmans et non musulmans à Bruxelles : entre tensions, (imaginaires de) phobies et ajustements réciproques », Bruxelles, Fondation Roi Baudouin, octobre 2014.

Introduction

Au-delà de « Dr Jekyll et Mr Hyde »

Emmanuelle BRIBOSIA et Isabelle RORIVE

Université libre de Bruxelles

Figure particulière du droit à l’égalité, encore il y a peu confinée aux spécialistes du droit de la non-discrimination, l’accommodement (ou aménagement) raisonnable1 a été porté au-devant de l’actualité au milieu des années 2000 au Québec et le débat n’a pas manqué de s’exporter dans plusieurs pays européens et certainement en Belgique. Les travaux de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, dite Commission Bouchard Taylor, du nom de ses deux présidents2, ont largement influencé la mise en place, en 2009, des Assises de l’interculturalité, en Belgique3.

Résumé des informations

Pages
370
Année
2015
ISBN (PDF)
9783035265118
ISBN (ePUB)
9783035299014
ISBN (MOBI)
9783035299007
ISBN (Broché)
9782875742377
DOI
10.3726/978-3-0352-6511-8
Langue
français
Date de parution
2015 (Mars)
Mots clés
Religion Aménagement raisonnable Tolérance Discrimination indirecte
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2015. 370 p., 1 tabl.

Notes biographiques

Emmanuelle Bribosia (Éditeur de volume) Isabelle Rorive (Éditeur de volume)

Emmanuelle Bribosia, licenciée et docteur en droit de l’Université libre de Bruxelles (ULB), est aujourd’hui professeur en droit européen et droits de l’homme à l’ULB (Institut d’études européennes et Faculté de droit). Elle coordonne le Master complémentaire en droit européen et dirige les recherches de la section juridique de l’Institut d’études européennes. Isabelle Rorive, licenciée et docteur en droit de l’ULB, titulaire d’un Master of Research in Legal Studies de l’Université d’Oxford, est aujourd’hui professeur à la Faculté de droit de l’ULB où elle enseigne le droit comparé, le droit de la non-discrimination et la méthodologie juridique. Elle est directrice du Centre Perelman de philosophie du droit.

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