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Du feu originel aux nouvelles cuissons

Pratiques, techniques, rôles sociaux

de Jean-Pierre Williot (Éditeur de volume)
©2015 Collections 376 Pages

Résumé

Les techniques de cuisson ont suscité de nombreuses études scientifiques relevant de la nutrition comme de la chimie alimentaire. Les cuissons et les rôles sociaux qui y sont associés constituent un sujet d’étude privilégié des anthropologues, des ethnologues et des sociologues. L’archéologie trouve dans la fouille des foyers de combustion une ressource majeure pour mieux comprendre les dispositifs d’habitat et de vie. La littérature fournit de multiples évocations du feu, de sa chaleur et de la préparation des repas. Les ustensiles et les méthodes employées pour faire cuire les aliments n’ont pas échappé aux peintres. En dépit de toutes ces manifestations d’intérêt, le sujet immense que constituent les opérations de cuisson des nourritures au fil des siècles et dans toutes les aires culturelles avait assez peu retenu l’attention des historiens. Cet ouvrage introduit une réflexion qui appelle à se saisir pleinement d’un thème fondamental de l’histoire et des cultures de l’alimentation. Les communications rassemblées ici empruntent à plusieurs disciplines (histoire, archéologie, anthropologie), couvrent des aires géographiques diverses (Proche Orient, Russie, Méditerranée occidentale et orientale, Inde, Maghreb, Anatolie, Mongolie, Sud Est de l’Asie, Australie, Europe) et la très longue durée, des dispositifs néolithiques aux innovations culinaires contemporaines. Les questions abordées intéressent les aspects économiques et techniques, les choix énergétiques et la transmission des apprentissages culinaires, comme les enjeux culturels et genrés qui s’organisent autour d’un feu, d’un appareil, d’un récipient et en fin de compte des repas.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Les modes de cuisson : un vaste chantier au cœur des cultures culinaires dans le temps et l’espace: (Jean-Pierre Williot)
  • Première partie L’évolution des cuissons culinaires : l’innovation lente
  • Les modes de cuisson possibles à partir des structures de combustion de deux sites syriens : Tell Aswad et Tell Halula: (Diaa Eddin Albukaai)
  • Les dispositifs de cuisson alimentaire dans le Bassin méditerranéen oriental, de l’époque hellénistique à l’époque proto-byzantine (IVe siècle av. J.-C.-VIIIe siècle apr. J.-C.): (Cindy Pichon)
  • Le récipient de cuisson comme vecteur culturel ? L’exemple de la diffusion et de l’utilisation des plats à cuire engobés méditerranéens dans la Gaule du 1er s. avant J.-C.: (Camille Avellan et Sylvie Barrier)
  • La cuisson à Rome : un enjeu politique ?: (Christophe Badel)
  • Temps et degrés de cuisson au Moyen Âge. Contribution à l’histoire des précisions culinaires: (Danièle Alexandre-Bidon)
  • Experiential Research in Culinary History: Reconstructing 16th Century Techniques: (Ken Albala)
  • La cuisson des fruits en France à l’époque moderne: (Florent Quellier)
  • Du rôti à la sauce mijotée… Cuisson et savoir-faire des professionnels en France (XVIIe siècle-début XIXe siècle): (Philippe Meyzie)
  • Les techniques culinaires dans la cuisine d’Istanbul au XIXe siècle: (Özge Samanci)
  • Deuxième partie De l’art des techniques aux faÇons de faire empiriques
  • Maîtriser l’usage du cuiseur de riz dans les familles d’immigrés sino-asiatiques. Enjeux du savoir culinaire entre parents et enfants: (Fong Ming Yang)
  • Cuire la pomme de terre : adoption et modes de cuisson d’un tubercule exotique: (Georges Carantino)
  • Le mode de cuisson comme critère de qualité dans l’industrie des conserves: le cas des sardines à l’huile: (Christophe Fichou)
  • La cuisson chez les inventeurs pionniers d’appareils de chauffage (1780-1830): (Emmanuelle Gallo)
  • Raymond Oliver : de la cuisson au gaz à l’onde courte. Un chef passionné de modernité: (Sophie Laurenceau)
  • Full Feast in a Single Cauldron: Iskillip Dolmasi, an Innovative Traditional Cooking Method from Anatolia: (Aylin Öney Tan)
  • Cuisson, fumaison, salaison: le tuyé et le brési dans le massif du Jura, XIVe-XVIIIe siècles: (Paul Delsalle)
  • La bouteille de butane, compagne du changement: (Alain Beltran)
  • Troisième partie Faire cuire : transmission familiale et attributs sociaux
  • La cuisson des galettes et des pains en Inde du Nord : un aperçu de l’histoire du sous-continent: (Marie-Claude Mahias)
  • La cuisson du pain dans la tradition slave orientale (Russie, Ukraine, Biélorussie): (Galina Kabakova)
  • Les modes de cuisson dans la cuisine lao: (Florence Strigler)
  • Du feu de bois à la cuisinière au gaz : saveurs d’ailleurs pour la galette de blé dur: (Houria Oularbi-Abdennebi)
  • The barbecue in Australia: from chop picnic to sausage sizzle: (Barbara Santich)
  • Usages et fonctions de la marmite en Mongolie. Un outil de cuisson, des techniques culinaires et bien davantage: (Sandrine Ruhlmann)
  • Cuire au cinéma : histoires de traditions, histoires d’identité: (Cristina Bragaglia)
  • Conclusions: (Bruno Laurioux)

← 10 | 11 → Les modes de cuisson : un vaste chantier au cœur des cultures culinaires dans le temps et l’espace

Jean-Pierre WILLIOT

EA 6294 LÉA – Université François Rabelais, Tours

Depuis la tenue d’un colloque sur l’histoire des cuissons à Saint Cyr sur Loire et à Tours à la fin de l’année 2010, quatre années se sont écoulées. Temps particulièrement long avant de pouvoir mettre en valeur les vingt-quatre communications retenues dans cet ouvrage parmi celles qui y furent données. Temps long qui a maintenu lacunaire la diffusion des analyses rassemblées sur le sujet. D’une manière générale, la communauté des sciences humaines et sociales ne manque pas de déplorer à raison l’absence de travaux synthétiques sur le thème. La dimension technique et scientifique des paramètres qui se combinent dans les modes de cuissons et les types d’appareils a engendré des recherches pointues du côté de la nutrition ou de l’analyse physico-chimique. L’essor des travaux sur la réaction de Maillard en fournit un très bon exemple. L’archéologie, la littérature, l’histoire, l’anthropologie, la sociologie qui sont convoquées dans cette publication ne sont pas inertes pour autant. Les travaux sont au contraire nombreux sur les manières de faire mais ils sont dispersés le plus souvent, chacun dans leur canal. Certains ont pourtant une portée générale très riche1.

Notre ambition n’était pas de produire une synthèse définitive. Elle est impossible. Elle supposerait d’abord que soit réunie la somme des articles publiés dans des revues universitaires mais également dans des brochures de sociétés savantes et toutes les études dispersées, allant jusqu’aux catalogues d’exposition et aux présentations de musées. Or, ← 11 | 12 → sur ce seul dernier aspect, on pourrait se prendre à rêver de la mise en œuvre d’un inventaire général des techniques de cuisson dont les collections de musées gardent des matériels en nombre considérable2. Le but était plutôt de rappeler par le croisement des questionnements combien ce sujet mérite des travaux transversaux, pluridisciplinaires. Notre réunion appelait à comprendre comment il se trouve au centre des cultures de l’alimentation. Car si le cru et le cuit se partagent la préparation des aliments et sont des outils conceptuels dont Claude Levi-Strauss3 a démontré naguère toute la puissance dans un ouvrage mondialement célèbre, le fait de cuire ses denrées est un point cardinal de nombreuses civilisations. Il découle de la possession du feu. Il suscite la recherche technique pour améliorer le rendement énergétique. Il stimule des savoirs. Il réclame la création d’outils et d’appareillages de plus en plus complexes. Il soutient l’art culinaire. Il intègre la vie quotidienne à ce point qu’il irrigue le conte et le mythe. Il sublime ou il anéantit la préparation du repas et confère des rôles sociaux. Dans un article merveilleux, Françoise Sabban a exposé le « système » des cuissons dans la tradition culinaire chinoise. Cette livraison rend compte dans un espace donné de toutes les complexités induites lors d’une opération d’apparence banale et en réalité essentielle4. Disons-le sans détour, le colloque lui doit une de ses sources d’inspiration.

Un objectif de cette manifestation était de tester l’importance de la construction sociale des techniques et les causes qui déclenchent ou retardent des innovations au sujet des cuissons. Les différents modes fournissent de ce point de vue un cadre exceptionnel d’observation dans le minuscule du quotidien comme dans le fondement de civilisations. Choisissons un exemple du premier terme et laissons aux Actes ici réunis l’ouverture sur le second. Un petit livre paru pour la première fois en 1889, intitulé Ma Cuisine, publié sous le pseudonyme fantaisiste de C. Asserolette, propose une pédagogie culinaire en décrivant notamment ce qu’il convient de ne pas faire en cuisine ! L’analyse d’un repas raté donne l’occasion de mettre plusieurs fois en situation le rôle des cuissons. Alors que le maître rôtisseur demande « un feu de bois clair, vif et qui se transforme en brasier ardent », le rôti au four « n’est plus un rôti, c’est de l’étuvée ». L’exhibition des légumes verts n’est pas moins navrante, « la cuisinière ne les avait pas cuits à l’eau salée bouillante, et elle n’avait pas maintenu sa haute température tout le temps de ← 12 | 13 → l’ébullition ». Quant au dessert, le gâteau de riz « pouvait à juste titre passer pour un boulet de canon, à cause de sa dureté et de son enveloppe noire de caramel brûlé ». Tout est dit. La cuisson est affaire de matériels, de techniques, de savoir-faire, d’habileté, d’attention et en fin de compte de sens, de saveurs et de couleurs significatives, annonciatrices du régal ou de la catastrophe5.

Les travaux qui restent à développer constituent un vaste champ scientifique dont l’étude enseigne autant l’évolution des comportements alimentaires qu’elle concourt à éclairer celle des technologies. Il faudrait s’intéresser aux appareils, aux ustensiles, aux bouleversements contemporains, de la cuisson extrusion aux fours à basse température et aux cuissons sous vide, comme il faudrait s’intéresser à des objets, le grille-pain américain du début du XXe siècle, la gazinière des années 1930, la rôtissoire et la braisière. Il faudrait travailler sur les choix de cuisson que l’inventaire des recettes dans le monde permettrait de mettre en relation sous forme d’analogies et de distinctions. Il faudrait enregistrer les concepteurs de technologies nouvelles et retrouver les commentaires des cuisiniers/cuisinières, pour comprendre par exemple ce qui attache l’un ou l’une à la flamme bleue du gaz, héritière maîtrisée du feu de bois, quand un(e) autre ne jure plus que par les mérites apparents de l’induction. Bref le panorama est immense !

Le temps mis à publier ce colloque pourrait donc paraître déraisonnable au regard de l’intérêt que l’on peut porter à cette thématique. Mais c’est justement l’une des raisons de ce délai. À la suite de la manifestation scientifique, la mise en place d’un séminaire de réflexion sur ce que seront les modes de cuissons dans la prochaine décennie a permis de renforcer l’attractivité du sujet auprès d’autres interlocuteurs, issus des secteurs économiques intéressés, de l’énergie à la transformation des aliments. De leur attention a dépendu que les conditions matérielles d’une publication puissent être réunies. La parution de ce colloque advient à la croisée de ces chemins : celui de l’intérêt porté par des entreprises aux domaines variés qui sont explorés ici6, celui de l’analyse fouillée délivrée par des communications réparties dans un très large espace géographique et la ← 13 | 14 → très longue durée historique7. L’espace couvre des situations aussi distantes que celles observées au Proche Orient, en Russie, en Méditerranée occidentale et orientale, en Inde, au Maghreb, en Anatolie, en Mongolie, dans le Sud-Est asiatique, en Australie, en Europe de l’Ouest. Le temps parcouru conduit des premiers siècles avant notre ère jusqu’aux années actuelles, balisé par de nombreuses stations au néolithique, dans l’Antiquité, au Moyen Âge dans sa longue extension, à l’époque moderne, au XIXe et au XXe siècle, au temps présent enfin. Quant aux angles d’approche, leur variété était une des richesses de la manifestation scientifique. Ils ont permis de saisir les apports précis d’une archéologie fine, les termes techniques que la littérature culinaire et la littérature tout court portent à notre connaissance. L’iconographie, la planche descriptive, la photographie in situ et la représentation puisée au cœur du cinéma imagent les procédés de cuisson à défaut de pouvoir tous les reconstituer comme il l’a été tenté également. La restitution historique et précisément datée des techniques au regard des cultures matérielles s’est mariée à la pratique comprise par les ressources d’une ethnographie aux terrains variés. En fin de compte, ces présentations ont permis de nous renseigner sur les enjeux sociaux et genrés que les cuissons engendrent dans l’histoire de l’Humanité.

Trois axes de réflexion peuvent désormais être dégagés. Il faut en premier lieu souligner que les modes de cuisson ont résulté très tôt d’une ingéniosité que l’on aurait tort de réserver aux techniques contemporaines. Par adaptations successives, les moyens sommaires ont certes été améliorés. Mais sur de longues périodes, on peut distinguer des analogies entre les ustensiles employés et les méthodes suivies pour faire cuire. La transmission des processus atteste que la filiation des techniques de cuisson ordonne une généalogie qui ne laisse guère de discontinuité.

Les ressources de l’archéologie permettent de rappeler d’abord que l’un des témoignages manifestes de la présence humaine et de sa sédentarisation est bien ce qui reste des foyers où l’art du feu a été domestiqué. De leur étude sur des sites syriens, à Tell Aswad et Tell Halula, Diaa Eddin Albukaai démontre la grande variété de structures de combustion, dont les usages sont non seulement culinaires mais aussi rituels. Dès la période néolithique, la différence entre des cuissons directes dans des fossés creusés et parfois aménagés d’une part, et des formes de cuisson indirecte d’autre part, prouve la sophistication à laquelle l’on était déjà parvenu. On relève ainsi des cuissons indirectes à l’étouffée, d’autres sur ← 14 | 15 → des surfaces chauffées comme une plaque de basalte, ancêtre évident des planchas modernes, des cuissons de poisson sur des galets chauffés que des restaurateurs présentent comme une innovation ou des très trendy teppanyaki, d’autres encore dans des fours à accès frontal, très lointain parent du four à convection et à chaleur tournante qui équipe les cuisines aménagées de nos résidences contemporaines. Deux autres aires géographiques étudiées ici mettent en évidence le bouleversement né de la multiplication des ustensiles de cuisson et des formes de foyers. Cindy Pichon se focalise sur le bassin méditerranéen oriental durant une très longue période de douze siècles alors que Camille Avellan et Sylvie Barrier tournent leur regard vers la Gaule du premier siècle avant notre ère. En dépit de ces différences de périmètres, leurs démonstrations convergent pour caractériser la variété des techniques. La première indique parfaitement la diffusion des modèles de réchauds portatifs et la fréquence attestée des fours à pain ou des fourneaux maçonnés. De la cuisson mobile à la cuisson dans un espace domestique dédié et fixe, la pluralité des pratiques et donc des plats apparaît mieux. Les foyers primitifs laissent peu à peu la place à des emplacements déterminés pour cuire, organisant l’espace culinaire avec des similarités éprouvées dans des lieux distincts. Les deux autres auteures renforcent cette approche en montrant que les différences d’ustensiles et de récipients de cuisson entrent dans des processus d’échanges et d’acculturation culinaire, dès lors que vaisselle en métal et vaisselle en céramique sont devenues courantes – combien de vitrines de musées dans le monde en témoignent ! – mais aussi que la circulation des ustensiles contribue à répandre des procédés dans des aires aux pratiques différentes. Ce qu’elles montrent à partir des plats à cuire à engobe interne d’origine italique, intégrés dans la panoplie du légionnaire, mais surtout largement expédiés dans tout l’Empire. Cette diffusion ne serait pourtant pas complète si elle n’était associée à son mode d’emploi et donc à des savoirs culinaires. En la matière, comme le montre Christophe Badel, la Rome antique avait déjà déployé des variations gastronomiques grâce à des hiérarchies de cuissons. Au point que bouillir ou mijoter développe un autre savoir-faire que celui plus primitif du rôtissage et du four à chaleur sèche. La diversité des préparations étageait les raffinements et connotait un mode de vie. Ainsi du mijotage qui d’un côté exprime le raffinement – concentration des sucs, pénétration des saveurs, consommation de temps, économie d’énergie – mais de l’autre ne saurait répondre à la frugalité estimée, et encore moins – ce qui serait donc le vrai motif de son éviction à l’armée – à la nécessité d’adopter une alimentation qui n’alanguisse pas le corps voire ne prenne trop de temps de préparation. Les médecins rationalistes et hygiénistes de la fin du XIXe siècle n’étaient pas loin de cette approche.

Dès lors, n’hésitons plus à placer les modes de cuisson au centre d’une perception des comportements qui demandent pour être bien compris à ← 15 | 16 → détailler les systèmes de cuisson par le croisement de multiples sources. Danièle Alexandre-Bidon y répond d’une certaine manière à l’aide d’une superbe fouille littéraire, mesurant par la restitution des sens et des vocables associés toute la palette des cuissons médiévales. Restituer, la difficulté est réelle. Ken Albala s’y essaye avec talent pour retrouver les procédés et surtout les saveurs, de la Renaissance. Sa remarque est juste, décrire les cuissons sans en connaître l’épreuve technique – et les preuves techniques ! – n’est pas très différent de la lecture d’une partition sans jamais entendre la musique. En reproduisant, plus qu’en reconstruisant, il parvient à mieux saisir ce qu’ont pu être des goûts, au point d’arbitrer par les modes de cuisson entre le savoir culinaire anglais et français. Par d’autres voies, Florent Quellier et Philippe Meyzie apportent une connaissance détaillée des modes de cuisson à l’époque moderne. Le premier souligne la valeur ajoutée de la cuisson des fruits alors que leur consommation crue est fréquente et à la portée du plus grand nombre. Mais l’art des confitures est bien autre chose qu’une simple transformation. À nouveau ici la cuisson devient un médium pour mesurer des vecteurs économiques – un moyen de conserver –, sociaux – la valeur du don ou l’affirmation ostentatoire d’une sorte de luxe associant fruits, sucre, énergie calorifique et ustensiles nécessaires –, voire médicaux – l’héritage de la médecine médiévale, et enfin genrés. La cuisson des fruits est sexuée à l’époque moderne, écrit Florent Quellier. D’une certaine manière, cette remarque peut être prolongée en considérant que la détention d’un savoir-faire, ici celui des cuissons, est bien un élément fondamental de l’art culinaire. Philippe Meyzie en rend compte lorsqu’il établit la diversité des modes de cuissons et rappelle que de leur maîtrise pouvait naître la définition d’une communauté de métiers. Apprentissage appris ou art transmis, la cuisson s’apprivoise par le geste, la perception et l’accumulation de connaissances techniques qui ont pu percoler dans les habitudes autant que dans les traités professionnels. Ce qui n’est en rien incompatible avec des césures dans la manière de faire ou des inventions de matériels. L’innovation caractérise ce qui a progressivement été adapté dans les modes de cuisson. Philippe Meyzie le décrit pour le potager et les types de casseroles au XVIIIe siècle. Özge Samanci en fournit une autre démonstration dans le cadre d’Istanbul au XIXe siècle. Ici, le perfectionnement de la cuisine ottomane, chargée de nombreux héritages culinaires, apparaît grâce aux analyses de la culture matérielle tracée avec précision.

Au croisement des techniques et des savoirs pratiques, une seconde fenêtre est ouverte si l’on recherche comment différents acteurs s’emparent de ces modes de cuisson. Savoir ? Appropriation technicienne ? Adaptation empirique ? Ils sont pluriels : immigrés qui changent leurs modes de vie ou les gardent s’ils peuvent maintenir leurs usages, cuisiniers qui acceptent ou refusent des techniques nouvelles, industriels qui ← 16 | 17 → choisissent des processus longs et coûteux ou visent par des changements techniques à baisser les prix de revient, familles qui dans leur quotidien passent du temps ou y renoncent pour transformer leurs denrées, artisans qui innovent par contrainte ou perdent une méthode de fabrication par défaut. Tous peuvent à un moment donné être observés dans leur relation avec les procédés de cuisson. La séquence donne à voir un moment de construction sociale des techniques.

Fong Ming Yang se penche sur le cuiseur de riz. Appareil qui pourrait être vu de loin à l’égal d’un autocuiseur, d’une friteuse électrique, donc d’une « Marie mécanique » – aurait-on dit en 1930 – facilitant une préparation. Il s’approcherait en fait plutôt d’une terrine de Soufflenheim à Baeckeoffe ou d’un plat à tajine marocain, c’est-à-dire d’un ustensile dont l’usage répond à des contraintes de temps et à des façons de faire une cuisine, transmise et définie par le plat et la cuisson. Fong Ming Yang fait la démonstration que dans la communauté asiatique qu’il étudie, faire un « vrai repas » signifie d’abord une cuisson et des gestes culinaires. Le cuiseur devient alors un objet animé, courroie essentielle entre l’art de doser le riz proportionné aux convives et l’ordre de distribution des bols de riz entre commensaux. Le cuiseur est une Chine emportée. Georges Carantino épluche toutes les formes de cuisson de la pomme de terre, sous la cendre, dans le fourneau-potager, dans l’eau et puis ensuite frite, rôtie, à la vapeur… Cette aptitude à la diversité des préparations et à cuire de manières multiples – y compris parfois avec des successions de cuisson – est pour lui le facteur central de son adoption dans toutes les catégories sociales, adaptée aussi bien à une pauvreté de moyens (comment ne pas songer aux mangeurs de pommes de terre de Van Gogh) qu’à une savante combinaison à l’exemple des pommes de terre Chatouillard. L’exemple vient à point pour rappeler l’utilité de prendre en compte les chaînes opératoires chères aux anthropologues pour comprendre les systèmes techniques de la cuisson. Autour de la cuisson peut en effet se valoriser ou se dévaloriser le produit alimentaire. Ce que montre Jean-Christophe Fichou avec verve pour reclasser les sardines, et ce faisant, les entreprises qui conservent ou non par la cuisson la qualité d’un produit estimé ou peu considéré.

Si l’usage d’un mode de cuisson permet d’introduire qu’il implique de nombreuses conséquences, on peut aussi s’interroger sur la manière dont une technique a été employée. Emmanuelle Gallo replace les appareils de cuisson dans les techniques d’obtention de la chaleur, qui mobilisent de très nombreux inventeurs à cheval sur la première « Révolution industrielle ». Par analogie, les nouveaux calorifères sont étudiés pour intégrer une solution de cuisson, comme la cheminée multiséculaire qui chauffait et cuisait. Le glissement technique est d’importance car il a engendré ← 17 | 18 → une succession d’adaptations, des matériaux de construction des appareils jusqu’aux récipients utilisables pour cuire. En visant plus loin on peut poursuivre la trajectoire et souligner que l’histoire de la cuisinière (appareil) prolonge ces mutations en isolant le dispositif de cuisson, en obligeant parfois à adapter les ustensiles (chacun sait ce qu’il en coûte de passer à l’induction) et en démarquant la fonction de chauffage de celle de la cuisson. Deux auteurs exploitent cette relation de l’appareil et de son usage dans un contexte donné. Sophie Laurenceau montre le rôle médiatique du Grand Oliver, télégénique et plein de faconde, pour exposer des recettes mais aussi pour discrètement déclarer les avantages de l’énergie gazière. Alain Beltran part des entreprises pour exposer la conquête des campagnes et des campings que la bouteille de gaz butane a réussi à gagner, là où le gaz de réseau – manufacturé « de ville » ou naturel – n’a pas atteint la clientèle. Partition de marché mais aussi mutation sociale, car la bouteille de gaz est devenue, comme il l’écrit, dans bien des situations, la compagne du changement, celui qui permettait de s’affranchir d’une énergie indisponible pour tout de même cuisiner. Le rapport aux lieux peut aussi caractériser des formes de cuisson comme des adaptations empiriques qui ont constitué des savoirs et des pratiques, devenues par endroits quasiment identitaires. C’est bien ce que montre Aylin Öney Tan en relatant toutes les séquences qui s’articulent autour d’un chaudron en Anatolie associant une cuisson à un plat, l’Iskillip Dolmasi. Plus à l’ouest, dans les forêts comtoises, les tuyés embaument. Paul Delsalle y scrute la pratique de la fumaison et l’oppose à celle du brési. Il en tire une géographie détaillée du XVe siècle au XVIIIe siècle mais ne cache pas que la géohistoire des fumaisons et des salaisons appelle d’autres travaux.

Il faut enfin repenser les modes de cuissons au-delà des enjeux techniques ou de leur sens économique. Faire cuire est un attribut social. Dans trois aires géographiques distinctes, l’Inde du Nord, l’espace slave oriental, l’Algérie, trois communications marquent le rôle familial de la cuisson des denrées de base et la dévolution d’une fonction, bien souvent aux femmes qui peuvent se faire l’arbitre du changement technique. Marie-Claude Mahias met en avant que l’opération la plus valorisée, la cuisson des galettes, est une prérogative féminine, même si certaines techniques de four sont plutôt l’affaire des cuisiniers dans la restauration. Cette séquence culinaire se modifie selon les céréales, le type de calorifique, braise ou gaz, une cuisson à sec ou frite. La diversité des galettes et des pains démultiplie les cuisines. Galina Kabakova développe elle aussi l’importance des céréales et de leur mode de préparation dans de nombreuses cultures alimentaires. Le pain est l’élément central et sa cuisson n’est pas neutre, masculine dans les demeures aristocratiques, féminine dans la petite bourgeoisie et la paysannerie. La valeur accordée à cette préparation est ici bien démontrée par les croyances et les mythes que l’on ← 18 | 19 → y raccorde dans la culture slave. Les rituels autour du four rappellent que sa cuisson est une opération magique et juxtaposent souvent la matrice féminine à la fonction nourricière. C’est plutôt dans la capacité à franchir des barrières coutumières et à adapter le travail de préparation des repas qu’Houria Oularbi Abdennebi situe son explication, encore avec la galette de blé. Il s’agit ici d’une mutation double, celle de l’adoption d’une énergie nouvelle et abondante, le gaz, et celle d’une transformation de la nature de la galette de blé dur. Le changement technique a tout bouleversé dans l’Algérie indépendante : la cuisson, le plat, l’appropriation d’une méthode culinaire qui n’était pas celle du paysan des montagnes et des villages mais celle des colons et des villes.

Les modes de cuisson, enfin, sont présentés ici comme des révélateurs des sociétés. Florence Strigler détaille par la différence entre cuisson à sec, dans l’eau, à la vapeur ou dans un corps gras la polysémie de la culture lao. Elle retrouve d’autres spécificités dans les récipients, adaptés aux conditions environnementales en dépit des flux d’échanges qui ont fait connaître d’autres cultures culinaires. Sandrine Ruhlmann s’inscrit dans un schéma proche, celui de la culture mongole, pour y déceler l’exocuisine et l’endocuisine, dans laquelle la marmite tient un rôle majeur, associée aux femmes. Barbara Santich élève au rang de caractère national le barbecue australien dans une démonstration très convaincante. Un mode de cuisson, progressivement dérivé des techniques de rôtissage d’un animal entier, s’est affirmé après la Seconde Guerre mondiale. Il est devenu le symbole d’une vie tournée vers l’extérieur, la preuve tangible d’une hospitalité décontractée, démocratique et conviviale. Deuxième cuisine, celle du dehors, bien différente de la pièce suréquipée des Home de l’Affluent society, le barbecue est le manifeste de la capacité à improviser, le contraire d’une société bloquée en somme sur des modes de cuisson codifiés et normés. Cristina Bragaglia propose d’élargir le champ en visionnant les films italiens où la cuisson apparaît plus d’une fois. Splendide Italie qui peut mettre en scène Sophia Loren à la promotion des pizzas, un mythe culinaire inséparable non pas d’un mode de cuisson mais de plusieurs, qui peut cuire au beurre la cotoletta alla milanese inspirée de la Wiener Schnitzel et faire mijoter le ragù. Une Italie qui ne saurait transiger sur la juste mesure, celle de la cuisson de la pasta. ← 19 | 20 →

___________

1Voir par exemple : Goudsblom, J., Fire and civilization, London, Penguin Books, 1994 ; Mahias, M.Cl., Le barattage du monde. Essai d’anthropologie des techniques en Inde, Paris, Éditions de la MSH, 2002.

Résumé des informations

Pages
376
Année
2015
ISBN (PDF)
9783035265170
ISBN (ePUB)
9783035299182
ISBN (MOBI)
9783035299175
ISBN (Broché)
9782875742285
DOI
10.3726/978-3-0352-6517-0
Langue
français
Date de parution
2015 (Mars)
Mots clés
manifestations apprentissages culinaires cuissons sociaux
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2015. 376 p., 45 ill., 11 tabl.

Notes biographiques

Jean-Pierre Williot (Éditeur de volume)

Jean-Pierre Williot est professeur d’histoire contemporaine et dirige l’EA 6294, Équipe Alimentation de l’Université François Rabelais à Tours. Ses travaux portent sur les acteurs et les voies de l’innovation. Ses publications couvrent les domaines de l’industrie gazière, des chemins de fer et de l’histoire de l’alimentation à l’époque contemporaine.

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