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La cause du sujet

de Marc Maesschalck (Auteur)
©2014 Monographies 258 Pages

Résumé

Cet ouvrage pose une question et tente d’y répondre en deux mouvements. La question : les réflexions actuelles sur la démocratie participative n’ont-elles pas escamoté une crise du sujet qui se marque en particulier par un postulat de faiblesse des sujets justifiant le rôle compensatoire attribués à des dispositifs institutionnels et normatifs de plus en plus invasifs ?
Réponse en deux mouvements : le premier vise un retour critique aux hypothèses des années 1970 sur l’enlisement de la subjectivité et sur la nécessité de mener une politique du « subjectif sans sujet ». Le deuxième mouvement s’adresse au renouveau contemporain des théories participatives. Ce dernier cherche à mobiliser des identités désirantes dans des processus de résolution de problème, tout en maintenant l’hypothèque posée sur la puissance des sujets dans l’ordre de l’action collective.
La thèse défendue est que cette hypothèque doit être levée parce qu’elle dénie le rôle attendu des sujets dans la transformation du social, tout en occultant la question de la limitation de leur puissance.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Introduction. Sur la crise du sujet
  • Chapitre 1. Subjectivation et transformation sociale. À propos de la crise du freudo-marxisme avec Karl Lévêque, Étienne Balibar et Louis Althusser
  • Chapitre 2. Trauma et subjectivation sociale. Penser à partir de la communauté des victimes avec Enrique Dussel
  • Chapitre 3. L’idéologie et l’imaginaire du changement. De Lévy-Bruhl à l’analyse du social chez Karl Lévêque
  • Chapitre 4. La leçon d’Althusser. Vers une nouvelle lecture de la conception althussérienne de l’idéologie
  • Transition
  • Chapitre 5. L’illusion des solutions pragmatistes. Les conséquences du tournant pragmatiste pour une théorie du sujet
  • Chapitre 6. Le pragmatisme relationnel de Stephen Mitchell. Une théorie « from within » de la participation
  • Chapitre 7. Savoir d’action et transformation du sujet. Les limites de la réflexivité dans l’intervention éthique « from without »
  • Chapitre 8. Reconstruire l’intervention intellectuelle en société. Prolifération des savoirs et maîtrise collective du changement
  • Chapitre 9. Le pouvoir sur la vie nue : d’Agamben à Levinas. Le sujet postmoderne au-delà de la séparation du dehors et du dedans
  • Conclusion
  • Bibliographie
  • Titres de la collection

← 10 | 11 → Introduction

Sur la crise du sujet

Le temps n’est plus aux déclarations fracassantes sur la mort du sujet et aux leçons convenues sur le vide primordial d’une identité énonciative se maintenant constamment dans l’entre-deux du déjà dit et du pas encore dit. Avant Le Complément de sujet de Descombes et le Ticklish Subject de Žižek, Badiou avait déjà averti des risques que comportait un désengagement à l’égard du concept de sujet1. Le sociologue Alain Touraine avait lui aussi concentré ses efforts sur ce concept avec le souci de sauvegarder le Moi acteur du désir d’énonciation, le véritable sujet selon lui, à la différence de tout ce qui arrête cet acteur dans des rôles et des significations prédéterminés, comme le sujet d’un énoncé. C’est en relisant La critique de la modernité de Touraine que l’on peut déceler peut-être pour la première fois dans l’espace postmoderne la naissance d’une « cause du sujet »2. Il y aurait des « vertus » de ce concept que sa suspension ou son abandon mette en péril : « Retour au sujet »3, écrit Touraine, un sujet qui ne s’exprime pas comme une donnée représentationnelle, mais comme une puissance, l’expression d’un désir de soi-même « qui implique à la fois une rupture avec les rôles et un effort constant de reconstruction d’un monde qui soit organisé autour d’un vide central où puisse s’exercer la liberté de tous »4. La référence au vide demeure un passage obligé, mais pour signifier une forme de désir de soi, une puissance de liberté, un mouvement pour relier des fragments éclatés5, suggère Touraine. Cet écart de la puissance apparaît également crucial pour Žižek quand il tente de synthétiser l’apport de Lacan à la question du sujet. Ce qui se joue dans le concept de sujet, c’est une sorte de fissure dans l’identification primaire de la pensée et de l’être au profit d’un pouvoir de jouissance6. Quand le sujet s’exprime et se dit, il maintient en même temps l’écart ← 11 | 12 → entre la simple puissance du désir et sa fixation dans les visées représentationnelles. Mais cet écart a également une signification traumatique particulière lorsque son interprétation est fondamentalement remise en cause, voire déniée dans son efficacité symbolique. Si l’assujettissement aux visées représentationnelles ne peut plus être interprété que comme une forme d’incorporation nécessaire de l’indétermination primaire des sujets au profit d’un ordre collectif fixant les significations, c’est tout le rapport à l’aliénation qui devient problématique et, dans ce cas, le concept du vide ne peut suffire à lui seul pour restaurer le sens d’un investissement libidinal du sujet dans le collectif. Le vide n’offre que la promesse formelle d’un contenu à déterminer, alors que le sujet cherche exactement l’inverse : pouvoir déterminer la forme d’un contenu symbolisant et autorisant son désir.

Si Žižek, notamment, accorde une telle importance dans ses réflexions sur le sujet à la situation sociale du capitalisme contemporain et, en particulier, au syndrome de la société du risque, ce n’est pas uniquement, à la manière d’Adorno et de Horkheimer pour saisir l’inversion du sens de la jouissance dans une forme de destinée anonyme assumée par le marché7. Un basculement s’est produit à travers les théories de la modernité réflexive, le délibérativisme et les fictions de l’espace public, qui a permis d’intégrer le rapport au désir dans l’ordre hédoniste de la société éthiquement bien ordonnée pour la réalisation des préférences. Le rejet des excès au profit de la fixation sur la garantie des plaisirs immédiats est devenu la norme de l’ordre réflexif. Pourtant, la seule manière d’aller plus loin que la satisfaction imaginaire proposée par la répétition d’un ordre réflexif consiste à analyser comment il se révèle dans ses excès et dans les troubles qui les accompagnent. Dans ce sens, le passage opéré par Žižek comme avant lui par Deleuze et Guattari, ou Adorno et Horkheimer, vers les structures du développement de la culture sociale tant du pouvoir que de sa légitimation est décisif. Mais il faudrait dans ce cas éviter la précipitation et prendre le temps effectif de l’analyse pour ne pas s’arrêter aux seuls fantasmes engendrés par l’ordre en question. Il faut le saisir dans l’hypertrophie de ses excès rationnels, à travers son besoin d’échapper à l’emprise d’une dérive dont il procède déjà et qu’il ne prend en aucun cas le temps et les moyens d’analyser en fonction des visées représentationnelles qui instruisent déjà ses excès de raison.

La clé de notre projet est là. Le mot d’ordre d’un « retour au sujet » semble intimement lié à une question d’ordre politique constitutive de l’effacement du sujet lui-même dans les pratiques du biopouvoir et dans l’extension d’une rationalité procédurale participative comme ← 12 | 13 → signification nécessaire à la réalisation de l’hédonisme prôné par l’utilité économique du système dominant. Mais il ne faudrait pas répéter simplement le recouvrement d’une question par l’autre, celle du sujet par celle de l’illusion de l’anonymat social des indicateurs de bien-être. Le basculement d’une question à l’autre ne nous semble pas d’abord relever d’une option intellectuelle, mais constitue déjà à notre sens un excès du système qu’il s’agit d’analyser, sans quoi les analyses de l’illusion capitaliste pourraient bien s’avérer sans lendemain, parce qu’elles auraient manqué d’emblée l’excès dont elles procédaient elles-mêmes. Il y a donc à revenir à deux phénomènes distincts, celui intellectuel, de la crise du sujet, et celui socio-politique de la crise de l’État providence. Un premier excès du système a consisté à faire basculer les questions liées à la crise du sujet vers celles liées à la crise de l’État providence. À partir de là, après avoir tiré les conséquences de ce premier excès, il sera possible de se concentrer sur les excès produits en fin de cycle par le mouvement inverse, à savoir un retour de la crise socio-politique vers la crise des sujets. Un tel travail est nécessaire pour qu’une vérité de la cause du sujet puisse se dégager des excès du système et en produire le changement.

Le lien entre les deux moments mis de l’avant nous paraît capital pour avancer dans nos hypothèses intellectuelles sur le sens de la transformation des ordres de gouvernance. Sans un travail sur un premier moment – ponctué par la crise du freudo-marxisme – où se manifeste un enlisement quasi psychotique des sujets à l’égard de leur pouvoir d’interaction avec le jeu des signifiants sociaux, il est difficile de se projeter vers le basculement inverse, réagissant à la généralisation de nouvelles formes d’interaction, supposément libérées de la crise psychotique. Le premier basculement est à la source du délibérativisme contemporain et des théories participationnistes. Chez Habermas, les aspects postmodernes et franco-français de la crise du sujet sont rapidement résolus en modifiant les termes du problème : il s’agit de sortir du paradigme de la philosophie de la conscience et du primat accordé à l’épistémologie par les « présuppositions transcendantales de la connaissance »8 pour s’engager dans une approche intercompréhensive de la rationalité fondée sur les contraintes socio-sémiotiques d’une pragmatique communicationnelle. Dans ce cas, la personnalité d’un sujet devient, pour Habermas, sa qualité de participant à des processus d’intercompréhension par lesquels se reproduisent en même temps son identité et les structures symboliques de son monde vécu9. Loin d’être un moment d’interruption du social, le processus de ← 13 | 14 → négociabilité propre au social devient son essence socio-linguistique, elle-même constitutive du devenir des identités participantes. Il apparaît aujourd’hui que cette généralisation de la négociabilité du social comme théorie socio-linguistique de l’intercompréhension, puis de la reconnaissance a non seulement marginalisé les questions relatives au dissensus, à l’incompréhension, voire au mépris et à l’humiliation, mais surtout oblitéré le rôle joué par l’idéal d’une communauté réflexive de transaction sémantique. Cet idéal interpelle en tout sujet le lieu vide promis, au-delà de soi, à la vérité d’une intersubjectivité rationnellement motivée. Pour saisir les excès systémiques induits par cette redéfinition du rôle des sujets en fonction de la négociabilité du social, il faut analyser plus précisément comment l’interpellation du participant aux processus d’intercompréhension a évolué vers des hypothèses de type pragmatiste et expérimentaliste. En s’appuyant sur l’idée d’un État social capacitateur, susceptible d’inciter la production d’un nouvel équilibre socio-linguistique, il fallait imaginer des processus en mesure de remettre en question les rôles conventionnels fixant les identités subjectives dans leurs représentations habituelles. L’enjeu était donc de rencontrer les blocages représentationnels des participants et de les amener à se déplacer vers des processus co-construits, aptes à l’innovation dans des sociétés transitionnelles en quête d’une soutenabilité responsable et partagée, pour prolonger leurs cycles d’accumulation et de profit. En analysant ces excès propres à la sortie de la crise de l’État providence, la question est alors de savoir si nous n’avons pas atteint de cette manière la limite de dissolution de la négociabilité du social ? Et si ce n’était pas le cas, comment faudrait-il réapprendre à négocier pour entrer dans des modèles transitionnels collectivement significatifs ? Cette question implique pour nous d’en revenir au problème oblitéré par le premier excès, celui de la puissance des sujets refoulée dans la transformation de nouvelles formes de vie politique, au-delà de la raison transcendantale du droit et de son État idéal.

*

* *

Dans les sociétés capitalistes avancées, la crise du sujet a coïncidé avec la crise de l’État Providence. Pourtant, les liens entre cette crise culturelle et philosophique avec cette crise économique et sociale n’ont pas été systématiquement explorés. La longue crise de l’État Providence qui a pris plusieurs décennies et connaît aujourd’hui ses derniers soubresauts avec la fin programmée des services publics semblent s’être jouée dans un autre théâtre que celle en apparence plus éphémère qui a vu le sujet moderne idéalisé et substantifié s’effacer du registre des idées préconçues pour laisser la place à une subjectivité fluide, en constante recomposition, suivant les choix et les orientations du soi collectif.

← 14 | 15 → Malgré ces destinées très différentes, la coupure entre ces deux crises semble devenue aujourd’hui moins évidente. En avant-garde, le Foucault des années 1980 avait pressenti que la question biopolitique de la population ne pouvait se traiter sans un retour à la question du sujet sur des bases nouvelles. Mais son avertissement venait sans doute déjà trop tard dans la mesure où des philosophies nouvelles de la subjectivité éthique s’activaient à combler le vide créé par l’absence de sujet moral et politique, pendant qu’un ordre économique nouveau se cherchait une idéologie postnationale suffisamment crédible pour enrôler une autre idée d’humanité.

Il a donc été possible pendant des années de construire des formes nouvelles de solidarité sociale cherchant à garantir la sécurité collective et le développement économique, pendant que l’éthique se professionnalisait en mobilisant des praticiens devenus pour l’occasion les acteurs de l’autorégulation de leurs pratiques. Pas étonnant que dans un tel contexte, les programmes théoriques qui s’étaient construits sur les interstices de l’action collective et les pactes de stabilité sociale se soient effondrés : que peuvent encore signifier dans cette nouvelle donne la représentativité des mouvements dits « sociaux », la lutte entre des groupes ou des classes de la société, voire la transformation des rapports de force au sein des rapports de production ? D’un côté, une nouvelle codification de l’ordre des relations sociales a pris forme et a redéfini les conditions d’un équilibre social acceptable en démocratie, notamment autour d’enjeux générationnels et environnementaux. D’un autre côté, des principes d’équité, de différence, d’égalité, de liberté sont parvenus à justifier de nouvelles conditions de performance des préférences individuelles de vie bonne.

Cette période de transition et de recomposition a tout remis en question tant au niveau de l’ordre économique qu’au niveau des significations culturelles sur lesquelles se basaient les sociétés capitalistes industrielles, à savoir : le face à face de sujets travailleurs et de sujets propriétaires/actionnaires, la nécessité d’une société basée sur des contrats révisables avec un arbitrage territorialisé, les certitudes d’un cadre culturel de référence commun pour interpréter les situations institutionnelles (une histoire commune, des valeurs partagées…). Durant cette période de redéfinition, ce ne sont pas le sens des intérêts collectifs et celui des intérêts individuels qui se sont séparés. L’ordre social s’est bipolarisé : le sens macro-social de l’intérêt individuel s’est déconnecté du sens micro-social de l’intérêt collectif. D’un côté, se trouvent différents types de population à organiser, gérer, contrôler, selon les principes quantitatifs propres à la gestion biopolitique des masses et, de l’autre côté, se trouvent divers lieux éthiques et culturels de différenciation sociale où se démarquent des ← 15 | 16 → subjectivités particulières avec des besoins spécifiques, des préférences de genre et d’identité ainsi que des insatisfactions par rapport aux solutions généralistes.

Cette situation n’est pas anodine si on la relit à partir de son moment inconscient de dissociation : la crise de l’État Providence et la crise du sujet. Un observateur critique comme Habermas a repéré lui aussi l’enchevêtrement de deux crises, mais il a choisi suivant le sens du mouvement général, d’en accentuer plutôt la séparation. Pourtant, Habermas avait noté que la crise de légitimité de l’État providence en contenait une autre irréductible à elle et qu’il a nommée crise de rationalité, parce qu’elle mettait directement en question la capacité collective à produire des normes de vie manifestant le sens du « commun », du « quelque chose en commun », comme un intérêt résultant d’un travail d’universalisation des points de vue particuliers. Mais la crise des normes collectives n’appelait pas uniquement une liquidation de l’idéalisme de la volonté générale et du Bien commun incarné par la puissance publique au profit d’une nouvelle raison de communication, supportée par une forme de subjectivité régulatrice, sans contenu déterminé. Il ne suffisait pas d’accentuer et de légitimer le passage à une forme de démocratie d’experts basée sur des techniques de plus en plus sophistiquées d’évaluation et d’autocontrôle participatif pour garantir l’adaptation du citoyen à la complexité des procédures discursives de l’ordre socio-technique. Même l’élargissement de l’espace représentatif et parlementariste à un espace public forgé par les groupes d’opinions, les médias, les controverses d’experts ne concernait en définitive que le déficit de l’ordre représentatif des groupes d’intérêts dominants. Il contribuait surtout à former de nouvelles pratiques participatives, des nouveaux capteurs des intérêts de la société civile, sans préciser à quelle réforme de l’autorité collective pourraient s’adresser ces modifications d’expression des attentes normatives des nouveaux types de citoyens.

Il y avait certes deux crises enchâssées, mais en aucun cas la solution de l’une ne pouvait être la solution de l’autre. Au contraire, en réservant la question de la crise de la rationalité à la reconstruction d’une éthique de la discussion et en attendant que cette éthique redéfinisse à terme les exigences de légitimité constitutives de l’État providence, Habermas avalisait en fait le processus de dissociation qu’il avait pourtant perçu entre les deux crises et laissait à son destin la question biopolitique proprement dite, à savoir la formation technocratique d’un ordre de population sans sujet10 ou, comme le suggère Roberto Esposito, un ordre constitué ← 16 | 17 → de groupes d’individus désocialisés propres à recevoir une « politique de soin » qui les immunise de leurs fragilités à l’égard du social11.

Sur la base de cette dissociation, on peut comprendre comment l’idéal d’une société plus délibérative, rendue plus sensible à la pluralité des points de vue comme source de processus nouveaux de participation à la résolution des problèmes, a pu se renforcer et devenir une réponse forte à l’absence de sujet représentatif crédible dans un espace public « déconventionnalisé », « sans préjugé » sur les besoins réels des uns et des autres et sur la manière d’y répondre efficacement. Ce genre de pratique délibérative permet à la société de retrouver de la sympathie, de s’auto-émouvoir et d’agir en conséquence grâce à l’acquisition de savoirs nouveaux des situations.

Parallèlement, l’institution n’est pas directement atteinte par ces mécanismes participatifs, dans la mesure où c’est le désintéressement à l’égard du pouvoir qui garantit leur chance de réussite, leur valeur consultative et informative, leur pouvoir de donner du sens à l’intérêt commun. Pour l’institution, ce qui prévaut c’est la manière de capter des populations, de les enrôler dans les procédures de régulation, de responsabiliser différents groupes, en particulier pour diminuer les coûts de transaction. Peu importe ce qui s’exprime concrètement dans cette perspective, le type de subjectivité qui se singularise en saisissant telle ou telle occasion ; l’important réside dans la manière dont l’expression renforce la chaîne de décision et réduit son temps d’exécution. L’enjeu consiste ainsi dans le bon découpage de la population, dans le contrôle de l’accès à un service, dans sa continuité et son évaluation continue. La lisibilité et la conditionnalité de l’offre, le retour d’écoute aussi sont des facteurs primordiaux pour définir les bons groupes cibles dans une population12.

Cette « division des tâches » est fondamentale à saisir pour comprendre non seulement la coexistence possible de phénomènes en apparence contradictoires comme la prolifération d’activismes spécifiques et la concentration engendrées par des mécanismes de regroupement budgétaire, mais surtout la dispersion des grands appareils d’action sociale face à la recomposition du pouvoir de régulation des populations. Non seulement cette division des tâches a rendu obsolètes les formes d’action identifiées aux mouvements sociaux, mais elle a produit une rupture au sein de certains appareils symboliques de ce mouvement, comme les syndicats de travailleurs. Ce que des auteurs comme Deleuze et Guattari ← 17 | 18 → avaient d’abord repéré sous la forme d’une coupure entre action sur les micro-fractures et action sur les macro-fractures s’est avéré progressivement d’une toute autre nature. De nouveau, ce qui n’apparaissait d’abord que comme un dédoublement – comme les crises pour Habermas – s’est traduit en réalité sous la forme d’une bipolarisation de l’action incorporant l’effacement du sujet d’un côté et de l’autre la construction biopolitique de la population. Une coupure s’est ainsi produite dans plusieurs appareils d’action sociale entre les actions de proximité, conduites sous la forme de la recherche d’un sujet éthique de l’action, le destinataire légitime à défendre dans sa vulnérabilité spécifique, et des « actions collectives », visant à garantir les intérêts de groupes déterminés dans l’équilibre produit par le système. L’action sur les sujets et l’action sur les populations se sont donc séparées, les premières reposant sur une large base de volontariat, les autres réservées de plus en plus à une élite professionnelle. Le volontariat fait l’objet d’un encadrement sous la forme d’une animation sociale accompagnée de formations ponctuelles. Les professionnels de l’action collective sont supportés par une administration dotée de différents services d’appui et sont accompagnés par une programmation systématique de la formation. Progressivement, les acteurs professionnels se spécialisent sur des types de population. Par contre, les acteurs de première ligne se diversifient et multiplient les lieux ainsi que les matières d’intervention.

La lecture la plus évidente de cette évolution est de considérer comme mouvement social l’activisme fragmenté rencontré par les mécanismes d’animation sociale ou communautaire et d’en dissocier les formes institutionnelles d’action collective dirigées vers la gestion des populations comme l’ensemble des structures du biopouvoir. Pourtant, dans ce cas, il n’y a plus d’acteur d’un mouvement social, mais d’un côté, des animateurs communautaires d’une société éthiquement correcte et, de l’autre, des professionnels de la gestion des populations…

Aux États-Unis, le décalage s’est joué d’une manière très différente. L’activisme social s’est imposé historiquement d’une manière distincte des réponses apportées par les spécialistes de l’État social. Dans ce cadre, la société civile pouvait jouer le rôle d’un réservoir de subjectivités dont la reconnaissance dépendait d’abord d’un pouvoir d’advocacy, tandis que l’espace public pouvait jouer un rôle d’arbitrage à l’égard de ces multiples demandes de reconnaissance. La démocratie libérale de Rorty fournit un bon modèle théorique de cette interaction entre différentes attentes de reconnaissance et les principes susceptibles de rendre acceptables leurs expressions ainsi que leurs interprétations mutuelles. Le risque qu’encourt le postulat coopératif et conversationnel de ce modèle est, comme le signale Charles Taylor, de ne plus se comprendre dans la forme de ses désaccords et donc de risquer de disqualifier certaines positions au ← 18 | 19 → nom des principes théoriques régissant l’arbitrage de l’interaction. Autant l’activisme est susceptible de jouer un rôle positif de traduction d’un risque dans un positionnement politique, adapté à la gestion des groupes sociaux – comme faire percevoir un risque environnemental dans son lien à une forme de discrimination raciale –, autant il peut susciter aussi un blocage du processus coopératif par la position d’interdits ou de tabous d’emblée soustraits à la discussion. Dans ce cas, la recherche de solution ne peut s’en tenir à des principes formels de dialogue et d’équilibre général entre les différents intérêts en présence. La fonction de compréhension mutuelle est bloquée et le risque d’exclusion devient prédominant. Toutes les solutions pragmatiques ont tenté de se confronter à cet écart entre les mécanismes de régulation de l’intérêt général et l’expression argumentée des intérêts minoritaires. Mais toutes les idées de polyarchie, d’expérimentalisme social, de polycentrisme ne sont que différentes mises en forme d’un modèle concertatif non hiérarchique dont l’arrière-plan commun est l’élément le plus important : l’enjeu est de contourner ou supprimer l’écart entre le savoir théorique de la vérité délibérative et la connaissance opérationnelle des enjeux particuliers liés aux conditions d’existence des groupes eux-mêmes. Pour parvenir à dépasser cet écart, il faut sortir de l’approche de la régulation sociale de masse qui s’est imposée depuis la Deuxième Guerre mondiale et développer de nouvelles formes d’assertivité du collectif. Le face à face des experts et des activistes doit être dépassé. Et précisément, pour des auteurs comme Argyris et Schön, l’éthique professionnelle s’est progressivement construite comme une manière de répondre à la distance existant entre le comportement idéalisé des experts et celui vécu effectivement par les professionnels.

L’Europe occidentale, de son côté, n’était pas dans les conditions socio-politiques d’un dépassement du face à face entre les activistes et les experts. Tout d’abord, le modèle de concertation sociale qui a prévalu chez elle dans l’après-guerre a permis l’entretien d’une double illusion. D’une part, la vérité de l’ordre démocratique n’appartenait pas au pôle régulateur de l’État providence, aux experts techniciens du savoir des règles, mais aux théoriciens du mouvement social, capables d’interpréter le jeu des rapports de force et le type d’équilibre qu’il devait engendrer. Les crises successives du capitalisme de concertation sociale et les processus d’intégration politique supranationaux ont progressivement eu raison de ce « socialisme de base » pour restaurer l’idée bourgeoise selon laquelle la vérité de l’État est dans l’ordre du droit et de ses fonctionnaires. D’autre part, une deuxième illusion a accompagné ce front théorique dans la mesure où il masquait les fragmentations du « peuple » correspondant au mouvement social en une multitude de sous-catégories de population qui résultaient de sa gestion publique. Des « représentants » du collectif continuaient ainsi à agir au nom d’une majorité sociale silencieuse, ← 19 | 20 → comme des « experts de la société juste », pendant que des fonctionnaires augmentaient leur contrôle sur une population de plus en plus fragmentée et à laquelle étaient délégués des « activistes de la qualité de vie ». Le détricotage de l’État providence a pu de la sorte se réaliser comme à l’insu des théoriciens de l’action sociale parce qu’au bout du compte ils s’efforçaient encore de l’interpréter dans les termes de leur modèle comme une perte du rapport de force et le choix d’un intérêt minoritaire contre un intérêt majoritaire.

Résumé des informations

Pages
258
Année
2014
ISBN (PDF)
9783035264869
ISBN (ePUB)
9783035299304
ISBN (MOBI)
9783035299298
ISBN (Broché)
9782875742223
DOI
10.3726/978-3-0352-6486-9
Langue
français
Date de parution
2015 (Janvier)
Mots clés
Démocratie participative Rôle compensatoire Subjectivité Action collective Identité désirante
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2014. 258 p., 1 tabl., 4 graph.

Notes biographiques

Marc Maesschalck (Auteur)

Marc Maesschalck est docteur en philosophie et lettres de l’Université catholique de Louvain et agrégé de l’enseignement supérieur. Il est actuellement président du Pôle Juridique de Théorie du droit et mène ses recherches au Centre de Philosophie du Droit de Louvain sur la gouvernance démocratique et la théorie de l’action collective. Il a enseigné en Haïti, au Québec, en France et au Luxembourg. Il a publié récemment Transformations de l’éthique (2010) et Nouvelle critique sociale (2011).

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