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Malaise dans la ville

de Sylvie Freyermuth (Éditeur de volume) Jean-François Bonnot (Éditeur de volume)
©2014 Collections 338 Pages

Résumé

Malaise dans la ville s’inscrit dans la continuité de Ville infectée, ville déshumanisée, paru dans cette même collection. Tout en poursuivant l’entreprise pluridisciplinaire du premier ouvrage, le champ de réflexion a été élargi, de même que la période de référence. Le programme de recherche « Reconstructions littéraires françaises et francophones des espaces sociopolitiques, historiques et scientifiques » a donc réuni des écrivains, des philosophes, des sociologues et historiens, des urbanistes, des spécialistes de sciences cognitives et, bien entendu, de critique littéraire, s’intéressant au « mal de vivre » en milieu urbain. Le livre est organisé selon quatre axes : la première partie est consacrée à des regards croisés sur la pérennité du sentiment de malaise ; la seconde rend compte du malaise urbain au carrefour de la littérature, de l’urbanisme et de la sociologie ; la troisième aborde la question des interactions conflictuelles entre langue(s), géographie, genre, économie et religion. Enfin, la quatrième section, empruntant les chemins de la critique et de la création littéraires, s’attache à mettre en lumière le malaise citadin à travers l’art.
Ces études, conduites à travers les lieux et les époques – du Moyen Âge à la période la plus contemporaine –, apportent un éclairage original sur l’imaginaire urbain « dépressif » ou « mélancolique », et sur les modalités des redéfinitions identitaires, parfois drastiques, auxquelles sont soumis les individus. Elles montrent en outre que ces phénomènes ne sont en rien l’apanage d’une supposée postmodernité.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Avant-propos
  • Première Partie Regards Croisés Sur La Pérennité Du Sentiment De Malaise
  • La nausée à Bouville. Melencolia sartrienne et saturnienne
  • Malaise dans la ville dans quelques histoires tragiques et exemplaires
  • Malaise dans la ville. L’envers du Paris haussmannien
  • Le malaise dans la culture postmoderne
  • Ville idéale / Ville maudite. Une morphologie du genre utopique
  • Giraudoux au chevet de la ville malade
  • Ténèbres khmères : les revenants de Phnom Penh. À propos de Kampuchéa de Patrick Deville
  • La ville entre nos mains. L’expérience du prosocial dans l’imaginaire virtuel urbain du super-héros
  • Deuxième Partie Le Malaise Urbain Au Carrefour De La Littérature, De L’Urbanisme et De La Sociologie
  • Le polar parisien à l’écoute du mal de ville, hier et aujourd’hui…
  • La ville noire est une fête
  • Des animaux dans la ville
  • « La plaie et la terreur de nos campagnes ». Exploitation politique du sentiment d’insécurité et contrôle de l’errance à la fin du XIXe siècle et au début du XXe
  • Troisième Partie Interactions Entre Langue(S), Géographie, Genre, Économie et Religion
  • Le vernaculaire entre prestige et esthétique de la parole. Le cas des vieilles cités arabes
  • Urbanization and ethno-religious politics in the city
  • Quatrième Partie Le Malaise À Travers L’Art : Lois Du Marché, Exil, Dépression et Mémoire
  • Michel Houellebecq ou la nouvelle configuration de la « carte » et du « territoire »
  • Matéi Vişniec et le malaise de l’écrivain
  • Dépressions et fantasmagories urbaines. Représentations mythologiques et topographiques dans les premiers romans de Jean Sorrente
  • Malaise dans la ville ou malaise de la ville ? Rom@ de Stéphane Audeguy et la mélancolie
  • Perec, Lieux. Joie et mélancolie d’une archive urbaine
  • Du roman « sous amphétamines » à la fable testimoniale. Rhétorique d’un malaise dans la ville et dans la vie
  • Écrire le dedans du dehors
  • Notices bibliographiques
  • Titres de la collection

Avant-propos

Sylvie FREYERMUTH et Jean-François P. BONNOT

Université du Luxembourg et Université de Franche-Comté

Si ton cœur gémissant du poids de notre vie,
Se traîne et se débat comme un aigle blessé,
Portant comme le mien, sur son aile asservie,
Tout un monde fatal, écrasant et glacé ;
S’il ne bat qu’en saignant par sa plaie immortelle,
S’il ne voit plus l’amour, son étoile fidèle,
Éclairer pour lui seul l’horizon effacé ; […]

Pars courageusement, laisse toutes les villes ;
Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin,
Du haut de nos pensers vois les cités serviles
Comme les rocs fatals de l’esclavage humain.
Les grands bois et les champs sont de vastes asiles,
Libres comme la mer autour des sombres îles.
Marche à travers les champs une fleur à la main.

Alfred de Vigny, « La maison du berger » [1843-1844], in : Œuvres complètes, Paris, Alphonse Lemerre, pp. 196-197.

Notre précédent ouvrage, Ville infectée, ville déshumanisée, paru dans cette même collection1, est essentiellement orienté vers le fait littéraire. Il y est question des lieux et « non-lieux » de l’extrême contemporain et de la pensée du quotidien ; de l’imaginaire spatial de la littérature française contemporaine ; des processus de déshumanisation, avec une première approche des « lieux-cyborgs » et des marges urbaines. On y aborde également les légendes (r)urbaines à travers une analyse neuro-cognitive et naturellement, on parle d’infection dans la ville et dans le corps social. ← 11 | 12 →

Cette collaboration entre chercheurs de divers horizons a été l’occasion de préciser un certain nombre de notions, en littérature et dans les sciences sociales. Il est notamment apparu que la définition du non-lieu, telle qu’elle a été conçue par Marc Augé, pouvait difficilement être conservée telle quelle, c’est-à-dire indépendamment de la prise en compte de la perception subjective des personnes qui habitent les espaces. En outre, les non-lieux sont souvent associés au concept de postmodernité. Là encore, il nous a fallu moduler ce qui est dit à ce sujet : il ne s’agit pas d’une période chronologiquement circonscrite, mais plutôt d’un « état d’esprit », d’une façon de ressentir (plus que de concevoir) le monde. Le postmoderne ne saurait être exprimé en chiffres et en statistiques, ni donner lieu à des modèles économiques.

Tout en poursuivant l’entreprise pluridisciplinaire de Ville infectée, ville déshumanisée, nous avons procédé aux réajustements conceptuels nécessaires évoqués ci-dessus et nous avons encore plus largement ouvert notre champ de réflexion : sociologie, urbanisme, histoire, littérature, géographie, histoire des idées, linguistique, sciences cognitives, philosophie et psychanalyse trouvent leur place dans le présent ouvrage et donnent lieu à un échange fructueux.

D’autre part, notre attention portée aux événements et aux témoignages des personnes qui nous entourent nous a donné à voir une forme de malaise qui saisit progressivement des fractions de plus en plus importantes et diverses de la population. La constatation de l’existence de ce taedium vitae, (autrement dit dégoût de la vie ou mélancolie) nous a conduits à nous interroger sur ses origines ; nous pressentions que ce sentiment était particulièrement lié à la déshumanisation des espaces urbains et périurbains sur laquelle avait porté notre réflexion antérieure.

La crise de 2007-2008 n’y est évidemment pas étrangère et nous pourrions imaginer que c’est le lot de nos sociétés contemporaines. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui ont motivé le choix du cliché de couverture de l’ouvrage. On peut juger notre photo misérabiliste. Si le sujet en avait été unique, sans doute aurions-nous pu agréer cette critique. Or les personnes dans la situation représentée sont très nombreuses dans cette mégapole. Ce cliché, pris dans l’un des quartiers nantis de Chicago – The Magnificent Mile2, centre des affaires dont le cœur est le John Hancock Building abritant dans son ombre la Pumping Station et la prestigieuse Loyola University of Chicago – est l’allégorie d’inégalités de toute sorte, qui ont certes toujours existé, mais qui apparaissent aujourd’hui dans une lumière de plus en plus crue. On remarque en arrière-plan le portail d’une ← 12 | 13 → église – la paroisse représente une part importante de la vie d’une majorité d’Américains, et offre aussi un refuge à de nombreux indigents. Cette personne qui poussait son chariot à petits pas, portait sur elle tous ses biens (de vilaines hardes), en dépit de la chaleur étouffante du mois d’août ; nous en avons conclu qu’elle n’avait certainement pas de toit sous lequel s’abriter. Soudain nous est apparu un contraste troublant entre, d’un côté, la richesse de ces quartiers aux gratte-ciel démesurés et aux boutiques de luxe fréquentées par des working men aux costumes impeccables et des working girls perchées sur des stilettos aux talons vertigineux et, d’un autre côté, cette femme au bord de l’épuisement qui symbolisait toute la misère d’une population très précaire, socialement et économiquement.

Cette dégradation de ce qui constitue l’humaine grandeur est clairement lisible à travers une réflexion trouvée dans un article d’un magazine culturel3, qui consacrait un dossier au design. Le directeur du département « Design de systèmes et produits interactifs [sic] » d’un établissement privé de la région parisienne, déclarait : « Nous affirmons une ambition politique : après le XIXe siècle de l’ingénieur, le XXe siècle du « marketeur » [sic], le XXIe siècle est celui du designer. Le designer sera partout, acteur de la transformation du monde et de l’amélioration de la vie des gens. » On ne saurait dire si cette annonce aux accents prophétiques relève de la naïveté, du cynisme ou d’une culture très limitée et orientée, mais il nous semble que ce graphiste exprime clairement le déclin des idéaux politiques offrant un écho à la confusion entre l’être, le paraître et l’avoir qui infiltre nos sociétés. On comprend bien que l’ingénieur du XIXe siècle ait grandement amélioré la vie de ses contemporains, à une époque où la technologie connaissait un essor prodigieux, où l’on était persuadé, dans un élan prométhéen, que le progrès était synonyme de bonheur4, bien que la fraction ouvrière de la population n’ait guère pris part au festin de la modernité.

Mais que penser du marketeur, dont la préoccupation essentielle consiste à élaborer des stratégies de vente afin de leurrer les clients potentiels et les pousser à la surconsommation ? La racine même de ce néologisme est explicite quant à l’obsession de la finance et des marchés, entité qui gouverne le monde globalisé, quoiqu’elle soit labile et quasi immatérielle. Les chiffres n’ont ni cœur ni émotions. Jacques de Saint Victor5 analyse de quelle manière l’expansion de la finance a favorisé ← 13 | 14 → l’émergence des organisations criminelles6 en permettant à celles-ci d’établir des connexions avec les pouvoirs politique et économique, ce que montre excellemment Dominique Manotti, auteure de romans noirs7, présente dans ce volume. L’économiste Thomas Piketty8, dans son imposant ouvrage Le capital au XXIe siècle, met d’ailleurs en évidence de la façon la plus claire, les effets pervers d’un capitalisme dérégulé accroissant les inégalités9.

Que penser encore du rôle de bienfaiteur de l’humanité attribué par le designer cité plus haut à un concepteur de formes qui se soucie de l’esthétique des presse-agrumes ou de celle des cabines de toilettes publiques ? Nous ne prônons pas l’idée d’un univers privé de beauté et de plaisirs, loin s’en faut ; mais, lorsqu’on voit croître partout le désarroi et la peur du lendemain, peut-on supporter d’entendre déclarer que la recherche d’originalité dans la ligne des objets du quotidien – qui deviennent de ce fait extrêmement coûteux, et sont par conséquent réservés à l’élite économique (il n’est que de regarder du côté des frères Costes, de Putman ou de Starck)10 –, est une priorité ? Peut-on sérieusement concevoir que le goût luxueux du paraître, réservé à une « aristocratie » de l’argent, puisse tenir lieu d’idéal pour l’ensemble de l’humanité ?

Ces questions qui concernent le monde contemporain ne doivent pas faire oublier que le sentiment de malaise est très ancien et qu’il a traversé les siècles avec constance et résistance. On peut retourner à Lucrèce, il y a plus de deux mille ans, qui a éprouvé le taedium vitae et a loué l’épicurisme comme remède au malaise existentiel, ou au stoïcien Sénèque qui, dans la première moitié du Ier siècle de notre ère, a longuement ← 14 | 15 → pensé la désaffection pour la vie. Jean-Noël Robert (2004)11 constate que ce dégoût de l’existence coexiste avec la satisfaction immédiate du plaisir. Il cite un passage des Lettres à Lucilius de Sénèque (Lettre 123), dans lequel le philosophe définit « la perversion des mœurs » en ces termes :

On cherche en tout et partout son plaisir. Il n’est point de vice qui demeure en ses limites. Le luxe incline à la cupidité. La notion de l’honnête est abolie. Il n’y a pas de honte là où sourit le profit. L’homme, chose sacrée pour l’homme, on l’égorge de nos jours par jeu et par passe-temps […].12

Toujours dans la lettre 12313, se trouve cette fois une excellente description de l’individualisme et de la jouissance immédiate qui ont pris possession de nos sociétés industrielles hédonistes :

De là on arrive à nous dire : « La vertu ! la philosophie ! la justice ! termes sonores, vides de sens. Le seul bonheur, c’est de traiter joyeusement la vie, manger, boire et jouir sans gêne de son patrimoine ; voilà vivre, voilà se rappeler qu’on est mortel. Les jours s’écoulent, la vie s’échappe pour ne plus revenir ; et l’on hésite ? Que sert d’être sage ? On est jeune, on ne sera pas toujours propre au plaisir : pourquoi, à cet âge qui peut le goûter, qui le réclame, s’infliger l’abstinence ; vouloir mourir par avance, et tout ce que la mort nous enlèvera, se le retrancher dès maintenant ? Tu n’as point de maîtresse, point de mignon pour rendre ta maîtresse jalouse ; tu sors chaque matin le gosier sec ; tes soupers sont d’un fils qui doit soumettre à son père son journal de dépense. Ce n’est pas là jouir, c’est assister aux jouissances des autres. […] »

Ce qui invite, ce sont les richesses, les plaisirs, la beauté, les honneurs, tout ce qui nous flatte et nous rit ici-bas. Ce qui repousse, c’est le travail, la mort, la douleur, l’ignominie, une vie de privations.

Jean-Noël Robert (2004, p. 80) trouve deux origines à l’intempérance et à la corruption – liées au taedium vitae – représentées par Sénèque : l’une est politique, l’autre économique. La première concerne la confiscation de la capacité d’agir du citoyen dans l’organisation de la cité :

Le pouvoir, monopolisé, a dessaisi le citoyen de sa fonction. Désœuvré, celui-ci attend qu’on le distraie et qu’on le nourrisse. Panem et circenses. Or l’inertie se gave de sensationnel, et il en faut toujours plus pour combattre la lassitude née de la monotonie. ← 15 | 16 →

La seconde cause, économique, creuse les inégalités en rendant tout-puissants les riches, envieux ceux qui ne parviennent pas à les égaler et miséreux ceux qui n’ont rien :

L’évolution du pouvoir et le développement de l’empire ont favorisé la fortune mobilière et la puissance de l’argent. À lire un client comme Martial, on sent bien que tout se résume à cette différence : en avoir ou pas. Le degré de fortune définit du même coup le degré de reconnaissance sociale. Outre les riches, les patrons, il existe les « pauvres », ou ceux qui s’estiment tels parce qu’ils ne peuvent acquérir leur complète autonomie par rapport aux riches ; ils sont donc les clients des riches. Et enfin les plus miséreux, les laissés pour compte, les sans-abri, qui ne sont rien. La valeur morale d’un homme se mesure à l’aune de sa bourse : « si tu as un as, tu vaux un as », dit un personnage de Pétrone. (Robert, ibid., p. 80)

L’analogie entre la vision de Sénèque et nos sociétés marchandes est frappante. En outre, Jean-Noël Robert emprunte à Plaute l’expression sibi vivere, (« vivre pour soi-même ») correspondant en tout point à l’individualisme et à l’égoïsme actuels qui amènent à renoncer aux relations que l’on pour-rait entretenir avec autrui. Il fait également référence à Tacite qui avait bien analysé la grandeur sociale, tout entière égocentrée, que procurait la richesse. Ainsi, peut-on lire au chapitre LV du Livre III des Annales :

Autrefois les familles qui joignaient la richesse à la naissance ou à l’illustration s’abandonnaient sans réserve au goût de la magnificence. Alors encore il était permis de se concilier le peuple, les alliés, les rois et d’en recevoir des hommages. L’opulence, une maison splendide, l’appareil de la grandeur attiraient de la popularité, des clientèles, qui en rehaussaient l’éclat.14

Les Épigrammes de Martial15, puis les Satires de Juvénal16, ont relayé les critiques de Sénèque. Mutatis mutandis – car vingt-et-un siècles ont passé depuis Lucrèce – il est irréaliste de soutenir que le malaise est ← 16 | 17 → intrinsèque à l’ère « postmoderne ». Dès la fin du Moyen Âge, et plus encore depuis l’avènement des Temps modernes, philosophes et écrivains, puis, plus près de nous, historiens, psychiatres, psychanalystes et sociologues, se sont intéressés à ce taedium vitae, ou ont rendu compte de l’expérience d’un imaginaire « dépressif » ou « mélancolique »17. C’est pour cette raison qu’en sus d’une pluridisciplinarité accrue, nous avons estimé devoir élargir la période de référence, que nous avions initialement limitée à l’époque contemporaine.

Première partie : Regards croisés sur la pérennité du sentiment de malaise

Dans son étude, Philippe Walter montre la pérennité du mythe culturel de la mélancolie dans la littérature française et européenne, devançant en cela l’analyse freudienne de cet état saturnien, avant de s’attacher particulièrement à la nausée sartrienne tout entière dominée par la figure Melencolia de Dürer. Au Moyen Âge déjà, période dont l’iconographie est très riche sur ce sujet, la mélancolie est « la maladie des moines, autrement dit, de ceux qui pensent, méditent et écrivent ». Antoine Roquentin, le narrateur de La Nausée, est mélancolique (atrabilaire), comme l’ermite Antoine l’Égyptien : il erre dans l’ennui de Bouville (alias Le Havre), ville noire qui le dégoûte, tente d’écrire sans y parvenir. On retrouve chez le personnage Roquentin un système de correspondances qui l’unit aux traits symboliques de la gravure de Dürer, mettant sous le signe de Saturne le malaise existentiel qui le ronge à Bouville. Paradoxalement, cet état sera à l’origine de la révélation qui fera disparaître le soleil noir (de la mélancolie) dans la prise de conscience de l’existence.

Nous avons insisté sur le fait que le sentiment de malaise n’était pas propre à la période « postmoderne ». Aussi, Véronique Adam analyse-t-elle les histoires tragiques, apparues aux XVIe et XVIIe siècles, dont le propos « se partage […] entre un lieu du trouble, des figures du malaise social et un discours de la plainte tenu par des personnages en proie aux lamentations comme par l’auteur, soucieux de déplorer les misères humaines ». Cette spécialiste du XVIIe siècle dresse une typologie des pauvres et en analyse avec précision quelques représentants : l’enfant victime de l’héritage familial, la mère répudiée, le mendiant, personnages marqués par une tristesse croissante, que l’on retrouve le ← 17 | 18 → plus fréquemment dans le milieu urbain. L’ambiguïté du statut de pauvre disqualifié pousse ce dernier à se mettre hors la loi en se dressant contre l’autorité tout en explicitant la légitimité de sa lamentation. La représentation de la pauvreté dans les histoires tragiques est la peinture frappante d’un malaise social, elle « devient une instance de mesure paradoxale, puisqu’elle évalue la morale de chacun, tout en symbolisant aux yeux du plus grand nombre de multiples formes d’inhumanité ».

L’étude de Joëlle Bonnin-Ponnier montre également que le malaise existentiel traverse certes le temps, mais qu’il peut être lié à la pauvreté comme à l’abondance. L’auteure envisage la question à travers le rapport à la nourriture qu’entretiennent deux personnages littéraires : Florent (Le Ventre de Paris, Zola, 1872) et Folantin (À vau l’eau, Huysmans, 1882). Les deux protagonistes sont en proie au dégoût directement lié à la nature et à la perception de lieux urbains spécifiques : le marché des Halles pour Florent qui souffre d’hyperesthésie, les gargotes pour Folantin, dont les maigres revenus le condamnent à la médiocrité. Joëlle Bonnin-Ponnier analyse avec finesse le lien qui solidarise le malaise existentiel des personnages à la surabondance écœurante (Florent) ou à l’infection des plats et du couvert (Folantin). L’un et l’autre souffrent d’isolement dans une société qui ne leur ménage aucune place et dans une ville qui ne leur offre que des échappatoires illusoires. Zola et Huysmans font entendre un contrepoint cruel à la fête du Paris haussmannien qui exclut ceux qui ne parviennent pas à s’intégrer.

Pour avancer vers le XXe siècle, c’est à la lumière des travaux de Freud – à qui il rend hommage – que Jacques Ponnier interroge le concept de malaise dans la culture postmoderne, qualificatif qu’il estime indispensable, bien que contesté. Évoquant un mal-être auquel Sénèque faisait déjà référence à travers son taedium vitae, l’auteur du chapitre distingue cependant, dans une alliance du malaise et de la postmodernité, la valorisation d’un individualisme qui pousse chacun à ne satisfaire que lui-même dans l’indifférence à autrui. Or ce repli sur soi est le résultat d’une hypersollicitation qui insensibilise l’individu à ce qui est extérieur à lui-même. Poussant dans ses derniers retranchements la réflexion de Lipovetsky, Jacques Ponnier décrit l’être postmoderne comme le champion d’un dépassement systématique des limites doté d’un « narcissisme triomphant ». Le dégoût de l’existence qui en découle n’est certes pas une nouveauté, ce qui change, c’est la manière dont le module la postmodernité à travers le culte de l’immédiateté.

Le malaise qui affecte l’individu dans le lieu où il vit peut engager celui-ci à fuir et à désirer l’inverse de ce qu’il connaît. C’est dans cette perspective que Corin Braga présente « deux archi-typologies opposées et complémentaires : les topies positives et les topies négatives », ← 18 | 19 → toutes deux liées au sentiment de malaise, qu’il soit originel ou produit a posteriori à travers un processus d’inversion. Dans l’un et l’autre cas, le procédé d’extrapolation utopique nécessite une séparation du bon et du mauvais qui correspond également à une disjonction temporelle entre l’ici et le maintenant et l’ailleurs et le lendemain. Corin Braga introduit un concept crucial, celui de mundus, qui est la représentation du monde réel – et non le réel lui-même – dans la conscience de l’utopiste et de ses lecteurs, à partir de laquelle le travail utopique sélectionne des éléments qui constitueront une topie à valeurs positives ou une topie à valeurs négatives. Ces deux topies entrent dans une configuration quadruple et non double, car dans chacune d’elles, bien-être et malaise social s’opposent dans des tensions différentes.

Cécile Chombard Gaudin analyse un cas très intéressant de vision utopiste en s’attachant à dévoiler un pan souvent méconnu de la vie de Giraudoux, celle de l’écrivain engagé en faveur d’un urbanisme soucieux de la santé de ses compatriotes. Fondateur en 1928 avec Raoul Dautry de la Ligue urbaine « Pour la défense et la salubrité de Paris » (devenue après la mort de l’écrivain, en 1945, Ligue urbaine et rurale pour l’aménagement du cadre de la vie française), Giraudoux estime que la reconstruction matérielle du pays, après la Première Guerre mondiale, est le passage obligé pour la reconstruction de l’individu. En cela, il milite en faveur du rôle social de l’écrivain, rôle qu’il endosse avec bonheur en publiant, entre 1933 et 1938, une trentaine d’articles dans la presse et en prononçant de nombreuses conférences. Ce faisant, il pénètre dans un monde jusque-là réservé aux architectes et urbanistes et s’applique à défendre un juste équilibre entre d’ambitieux projets d’avenir et le legs du passé pour l’amélioration du cadre de vie des Français.

Voici, à rebours de ce qui est traité précédemment, un espace qui oscille entre utopie et contre-utopie, selon le point de vue politique envisagé. À travers son analyse de Kampuchéa, récit de voyage de Patrick Deville (2011), Manet van Montfrans relate la violence perpétrée contre le peuple cambodgien par l’armée des Khmers rouges, en 1975. Elle donne à voir une ville « “inhabitable” au sens propre et figuré » – Phnom Penh précisément – totalement vidée de ses habitants, durant quatre ans, par les révolutionnaires du Kampuchéa démocratique, dans laquelle ont été conservés les organes d’un système politique dont l’abus de pouvoir et les pratiques tortionnaires sont les instruments d’un « jusqu’au-boutisme » qui témoigne d’une perte totale d’humanité. Manet van Montfrans s’interroge, avec Deville, sur les raisons qui ont fait basculer un pays, en tout point raffiné, dans l’horreur que mettront sur le devant de la scène les procès – notamment celui de Douch, chef du centre de torture S-21 – ouverts en 2009 à l’encontre des coupables de crimes contre l’humanité. ← 19 | 20 →

L’analyse de Clément Pélissier se distingue des précédentes en ce qu’elle montre la ville numérisée, qu’elle soit une utopie ou une contre-utopie, qui a investi ce média particulier qu’est le jeu vidéo. Ce chercheur, spécialiste des imaginaires scientifiques dans les sociétés du comic book américain, consacre son étude à un nouveau concept – le prosocial – à l’œuvre dans les jeux vidéo dits Open Worlds. Ceux-ci, fruits de la nouvelle génération des divertissements numériques, mettent en scène des villes en proie à un malaise (épidémie, bataille, corruption, etc.) et nécessitent l’intervention d’un héros. L’évolution de l’aventure, la configuration de la ville et le comportement de ses habitants sont conditionnés par les choix que font les joueurs qui traversent ces cités. Ainsi que le relève Clément Pélissier, « le malaise dans la ville devient la métonymie d’un monde en crise dans lequel l’harmonie doit être restaurée ». L’auteur de l’article évoque les résultats de l’expérience du « vol prosocial » menée par Rosenberg et al. (2013), qui montre que les joueurs expérimentant le vol avec la mission de sauver un enfant diabétique sont plus enclins à réagir pour le bien commun dans la vie réelle que ceux dont le vol était un pur loisir.

Deuxième partie : Le malaise urbain au carrefour de l’urbanisme, de la sociologie et de la littérature

Céline Barrère et Yankel Fijalkow, sociologues et urbanistes, adoptent une démarche atypique et extrêmement originale en considérant « le récit comme objet d’interrogation du mal de ville, et la fiction, par l’entremise de [leur] genre de prédilection – le roman policier –, comme son outil principal ». Au cœur de ces récits prennent corps les « mauvais lieux » décriés par les hygiénistes et les processus de changement de population, comme celui de la gentrification, résultat de « la mécanique de rénovation urbaine et d’embourgeoisement ». Céline Barrère et Yankel Fijalkow y voient une représentation du changement socio-spatial des quartiers populaires et de la construction des identités urbaines. Dans leur étude, les auteurs s’appuient sur un ensemble homogène de sept écrivains contemporains, réunis par le partage de leur positionnement politique, de leurs critères génériques et esthétiques et de leur engagement. En analysant ce corpus, ces chercheurs montrent que le roman policier est « une structure d’accueil des mutations et des revendications de la société » qu’ils décryptent, à l’instar du détective, en procédant par enquête.

Pour demeurer dans le champ littéraire permettant une approche socio-économique de l’urbain, Dominique Manotti, auteure de romans noirs, analyse le crime en tant que « rouage de la machine sociale, et le criminel [comme] l’un des agents qui la font fonctionner ». « La violence criminelle est un rouage du pouvoir », affirme-t-elle. Contrairement ← 20 | 21 → au roman policier, « les romans noirs se finissent mal, en général ». La ville en est le lieu privilégié, le personnage central, tant elle est l’espace où vivent et interagissent les hommes dans une superposition de milieux et de comportements plus ou moins licites. Cependant, la compréhension qu’a Dominique Manotti de la ville noire prend le contre-pied de la mélancolie urbaine traditionnellement perçue. Pour cette auteure, « la ville noire est une fête », car les milieux criminels vivent dans une débauche permanente de drogue, de filles, d’alcool et de jeu et « cet usage de la fête crapuleuse » s’étend aux milieux politiques et financiers de la société dont certains membres sont d’autant plus avides d’adrénaline qu’ils sont surs de leur impunité.

La question des frontières urbaines est à présent envisagée dans une tout autre perspective par Jean-Yves Trépos qui, en s’intéressant au comportement d’êtres non-humains, envisage le malaise créé par l’intrusion d’animaux sauvages – et particulièrement le sanglier – dans les zones urbaines. Le sociologue analyse la modification des rapports humains/animaux commensaux engendrée par cette situation, ce qui suscite une interrogation, politique notamment, portant sur les marges des villes, et permet surtout d’établir un parallèle extrêmement pertinent entre les animaux sauvages et les individus rejetés, parce qu’indésirables dans la Cité. Le malaise dans la ville s’exprime à l’aune du danger encouru, vite transformé par les experts en risque calculable, qui est fonction du degré de familiarité que les humains entretiennent avec ces « animaux sauvages proches ». Ceux-ci, en passant outre les frontières urbaines, adoptent un comportement qui se rapproche de « la conquête de nouveaux territoires, situable entre piraterie et colonisation », défiant ainsi l’ordre existant et requérant de la part des humains des décisions politiques. La transposition du monde animal à celui des hommes est fortement suggérée.

Résumé des informations

Pages
338
Année
2014
ISBN (PDF)
9783035264876
ISBN (ePUB)
9783035299328
ISBN (MOBI)
9783035299311
ISBN (Broché)
9782875742216
DOI
10.3726/978-3-0352-6487-6
Langue
français
Date de parution
2015 (Janvier)
Mots clés
critique littéraire mal de vivre milieu urbain sociologie sciences cognitives
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2014. 338 p., 4 ill., 3 tabl.

Notes biographiques

Sylvie Freyermuth (Éditeur de volume) Jean-François Bonnot (Éditeur de volume)

Sylvie Freyermuth est professeur de Langue et Littérature françaises à l’Université du Luxembourg. Spécialiste des XXe et XXIe siècles, ses travaux portent notamment sur les questions de cohérence textuelle et sur l’inscription dans la littérature des questions sociales, politiques et économiques. Jean-François P. Bonnot a exercé en qualité de professeur de Linguistique générale (Strasbourg) et de Phonétique expérimentale (Besançon). Outre ses travaux en modélisation de la parole, ses publications portent sur l’histoire des idées et sur l’interface entre littérature et histoire sociale.

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Titre: Malaise dans la ville
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