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Personnes déplacées et guerre froide en Allemagne occupée

de Corine Defrance (Éditeur de volume) Juliette Denis (Éditeur de volume) Julia Maspero (Éditeur de volume)
©2015 Collections 424 Pages

Résumé

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, des millions d’étrangers se trouvent sur le sol allemand : anciens travailleurs forcés, rescapés des camps nazis ou déracinés aux profils multiples. La plupart d’entre eux sont rapatriés après la capitulation allemande, mais presque un million de personnes déplacées (Displaced Persons – DPs), effrayés par l’antisémitisme à l’Est de l’Europe, ou redoutant la montée des régimes communistes, refusent de rentrer dans leur patrie. C’est donc dans les trois zones occidentales de l’Allemagne occupée, exsangue et traversée par des flux incessants, que les DPs vivent pendant plusieurs mois ou années. Leur histoire est multiple et ils en sont à la fois les objets et les acteurs.
Cet ouvrage, rassemblant des contributions en trois langues (français, anglais, allemand), croise les perspectives entre histoire politique et internationale, histoire des migrations, analyses culturelles et études des représentations. Il permet de saisir les interactions entre les décisions internationales, les impératifs des pays d’origine des DPs mais aussi ceux des pays d’immigration, les réalités de l’Allemagne occupée et les besoins et espérances des DPs eux-mêmes. Entre sortie du conflit mondial et début de guerre froide se nouent autour des DPs les grandes problématiques politiques et humaines qui forgent l’histoire des déplacements et du refuge.
In the aftermath of the Second World War, millions of foreign civilians found themselves in the German territory. Among them, there were former forced laborers, survivors from the Nazi camps, many uprooted migrants who had all experienced the war in different ways. Most of them were repatriated after the German capitulation. However, almost one million of these «Displaced Persons» (DPs) refused to go back to their homeland. They were scarred by anti-Semitic violence, or by the rise of communist regimes in Eastern Europe. For a few months, even a few years, they remained mostly in the Western zones of occupied Germany, facing the harsh post-war conditions of defeated Germany. DPs became both targets and actors of global politics dealing with the refugee problem. This book puts together articles in three languages (French, English, and German). The contributions reveal the DPs’ history from different points of view. They rely on the history of international relations at the end of the war and of the various states involved in the DP question, as well as on social and cultural studies. The diversity of methodological patterns allows for a broad comprehension of this singular story at different scales, from the international debates and tensions to the needs and the hopes of the DPs themselves, in the social and political context of post-war occupied Germany. As the end of the war led to the Cold War, the DP question raised most of the political and humanitarian issues that would continue to interfere with the management of population displacements and refugees until the present day.
Am Ende des Zweiten Weltkrieges befanden sich einige Millionen Ausländer auf deutschem Boden: ehemalige Zwangsarbeiter, Überlebende der NS-Lager und andere entwurzelte Personen. Die meisten von ihnen kehrten nach der deutschen Kapitulation in ihre Heimat zurück; zurück blieben hingegen fast eine Million Displaced Persons (DPs), die den Antisemitismus in Osteuropa oder den Aufstieg der kommunistischen Regime in diesen Ländern fürchteten, so dass sie sich weigerten, in ihre Ursprungsländer zurückzukehren. Sie fanden sich schließlich für mehrere Monate oder gar Jahre in den drei westdeutschen Besatzungszonen wieder, die von den Kriegsfolgen gezeichnet waren und mehrere Millionen von Flüchtlingen aufnehmen mussten. Ihre Geschichte ist vielfältig; bisweilen wird

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’éditeur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Personnes déplacées en Allemagne occupée et guerre froide : une introduction (corine Defrance, Juliette Denis, Julia Maspero)
  • L’Est et l’Ouest entre consensus et divergence face aux DPs d’Allemagne (Catherine Gousseff)
  • I. États et administrations face aux DPs
  • Britischer Umgang mit militanten Antikommunisten, Kollaborateuren und mutmaßlichen Kriegsverbrechern unter osteuropäischen DPs (Jan-Hinnerk Antons)
  • Die Fürsorge und Repatriierung polnischer Displaced Children aus der britischen Besatzungszone (Iris Helbing)
  • The Repatriation of Estonians, 1945-1952 (Kaja Kumer-Haukanõmm)
  • Les déplacés tchécoslovaques en Allemagne et en Autriche. Expulsés, exilés et réfugiés dans la reconstruction d’une frontière nationale et idéologique, 1945-1951 (Paul Lenormand)
  • « Ils sont rentrés dans leur patrie ». L’URSS face aux personnes déplacées et aux rapatriés lettons, 1946-1950 (Juliette Denis)
  • Quand la politique française d’immigration rencontre la question DP en Allemagne occupée. Entre préoccupations nationales et diplomatiques au début de la guerre froide, 1945-1948 (Julia Maspero)
  • Inclusion, Exclusion and Autonomy of Displaced Persons in the Dutch and Belgian Political Economies, 1944-1952 (Frank Caestecker and Lieselotte Luyckx)
  • II. Histoire locale, histoire du quotidien : les DPs en Allemagne et en Autriche occupées
  • Der Alltag der osteuropäischen Displaced Persons 1945-1949 unter dem Einfluss von ost- und westeuropäischen Geheimdiensten (Roman Smolorz)
  • Zwischen Nachkriegschaos und Kaltem Krieg. Alliierte Flüchtlingspolitik und die Versorgungssituation von „volksdeutschen Ex-Enemy DPs“ in Österreich (Melanie Dejnega)
  • “The Most Beautiful Spot on God’s Green Earth”. Archives, Microhistory, and the Story of Europe’s DPs (Adam R. Seipp)
  • Das ambivalente Verhältnis der Jüdischen Gemeinde Berlin zu den polnisch-jüdischen DPs in den Jahren 1945-1948 (Christin Behrendt)
  • III. Éducation et culture : réseaux et représentations
  • Sami Feder und das „Katset-Teater“. Zu den Grundlagen des dokumentarischen Theaters im DP-Camp Bergen-Belsen (Sophie Fetthauer)
  • Les personnes déplacées à l’Université en Allemagne occupée (Corine Defrance)
  • Baltische Diaspora in Bonn. Das Baltische Forschungsinstitut (BFI), 1949-1972 (Marcus Velke)
  • Der Film „Lang ist der Weg“. Spiegel des DP-Problems 1948 oder zionistischer Heimatfilm? (Alina Laura Tiews)
  • IV. Sources nouvelles, sources inexploitées
  • Les personnes déplacées et réfugiées en zone française d’occupation d’après les Archives diplomatiques françaises. Fonds d’archives et méthodes de recherche (Cyril Daydé)
  • Les recherches sur les personnes déplacées dans les archives du Service international de recherches (SIR/ITS) de Bad Arolsen (Monique Leblois-Péchon)
  • Conclusion (Daniel Cohen)
  • Les résumés
  • Les auteurs
  • Liste des abréviations
  • Index des noms de personnes
  • Directeurs de la collection / Herausgeber der Reihe
  • Comité scientifique / Wissenschaftlicher Beirat
  • Titres des ouvrages parus dans la collection / Titel der in der Reihe erschienenen Bände

← 10 | 11 → Personnes déplacées en Allemagne occupée et guerre froide : une introduction

Corine DEFRANCE, Juliette DENIS, Julia MASPERO

Dix millions de prisonniers et déportés de tous les pays d’Europe se trouvaient, en avril 1945, sur le sol allemand. Au mois de novembre, 9 millions d’entre eux avaient été rapatriés : il reste en Allemagne près d’un million de personnes : apatrides ne sachant quelle terre rejoindre, malades, déportés de régions trop lointaines […]. Pendant 6 mois, la vie de ces millions de D.P. […] a été un spectacle très curieux et qui mériterait une étude approfondie1.

C’est ainsi qu’Edgar Morin, dans ce témoignage datant de 1946, décrit le peuple des déplacés en Allemagne, mettant précocement en lumière ce drame humain. Certes, les chiffres avancés jadis par le sociologue et philosophe – alors membre du gouvernement militaire français en Allemagne – ont été entre-temps affinés. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, plus de 20 millions de déracinés sont dispersés à travers l’Europe2. Parmi eux, on dénombre environ dix millions de réfugiés et d’expulsés allemands (Reichsdeutsche et Volksdeutsche)3, et plus encore de prisonniers ← 11 | 12 → de guerre et de civils de toutes nationalités. Ce sont presque onze millions de « déracinés » originaires d’une vingtaine de pays, dont 6,5 millions sur le territoire des trois zones occidentales d’occupation et 4,5 millions en zone soviétique4, qui sont qualifiés de « displaced persons » – DPs. Selon la définition forgée par le Supreme Headquarters Allied Expeditory Force (SHAEF) en juin 1944, sont désignées au départ sous ce terme les personnes se trouvant hors de leur pays et souhaitant y rentrer ou celles étant à la recherche d’une nouvelle patrie mais ne pouvant y parvenir seules5. Il s’agit des rescapés des camps de concentration et de la Shoah, d’anciens travailleurs forcés – notamment des Polonais ou Ukrainiens6 – des prisonniers de guerre libérés, des réfugiés des territoires de l’Est fuyant l’Armée rouge depuis la reconquête soviétique des territoires baltes et ukrainiens en 1944-1945… La ← 12 | 13 → définition du SHAEF se précise en avril 1945, avec l’Administrative Memorandum n° 39. Le critère de la nationalité, compris comme citoyenneté, est alors introduit. Ce document distingue trois groupes de DPs : les DPs des Nations unies, les DPs ennemis (nationaux d’Allemagne, d’Autriche et du Japon) et les DPs ex-ennemis (d’Italie, de Finlande, de Roumanie, de Bulgarie et de Hongrie)7. L’immense majorité d’entre eux rentrent de leur plein gré, ou en vertu des accords internationaux (notamment des décisions prises à la conférence de Yalta en février 1945)8, dès les premiers mois suivant leur libération. En août 1945, environ deux millions de DPs demeurent encore en Allemagne9. À l’automne 1945, les Soviétiques considèrent que le problème DP est réglé dans leur zone, tous les DPs ayant été rapatriés vers leur pays d’origine10. Tel n’est pas le cas dans les zones occidentales : aux DPs majoritairement polonais, ukrainiens et baltes n’ayant pas été rapatriés, s’ajoutent de nouveaux venus. Ce sont notamment les Juifs qui cherchent à s’éloigner de l’Europe de l’Est encore théâtre d’antisémitisme ← 13 | 14 → et de pogroms11 ainsi que les Tchèques, Yougoslaves et Hongrois fuyant le changement de régime dans leurs pays respectifs. Face à l’afflux de ces néo-réfugiés qui demandent protection et assistance aux autorités d’occupation occidentales en Allemagne et en Autriche, ces dernières sont amenées à redéfinir le statut de DP. Ainsi, les Britanniques acceptent de prendre en charge tout réfugié entré sur les territoires de leurs zones d’occupation avant le 30 juin 1946, et les Américains ceux arrivés dans leurs zones avant le 21 avril 194712. Les autorités françaises ne semblent pas, quant à elles, avoir imposé de telles conditions.

Seules les personnes déplacées des Nations unies sont placées sous l’égide de l’organisation internationale d’aide aux réfugiés, l’UNRRA (United Nations Relief and Rehabilitation Agency), dont le but est de leur porter secours et d’organiser le rapatriement. Face aux quelque 700 000 DPs encore présents en Allemagne en juin 194713, et qui refusent le rapatriement, l’Organisation internationale pour les réfugiés (OIR) – successeur de l’UNRRA – se tourne vers la solution de l’émigration. L’UNRRA comme l’OIR soumettent les DPs à un processus de filtrage afin de s’assurer de l’identité réelle des bénéficiaires. Le screening réalisé par l’OIR est encore plus rigoureux que celui réalisé auparavant par l’UNRRA en raison de la montée des tensions Est/Ouest, des différentes vagues d’arrivée de néo-réfugiés et aussi de la découverte au sein des DPs d’anciens collaborateurs. Déjà une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies de février 1946 « reconnaissant la nécessité de faire une distinction nette entre les réfugiés authentiques et les personnes déplacées d’une part, et les criminels de ← 14 | 15 → guerre, les Quislings et les traîtres […], d’autre part »14, demande la remise de ces derniers aux autorités des pays dont ils sont originaires. C’est l’ère du soupçon : celui des occupants occidentaux, des Soviétiques et de leurs alliés prompts à qualifier les DPs de fascistes et de criminels, des organisations internationales, mais aussi des Allemands, enclins à considérer les DPs comme des « parasites » et des délinquants, et des DPs entre eux15.

Fin 1948, on compte dans les zones occidentales 438 000 DPs ; en 1951, ils ne sont plus que 140 000 en République fédérale d’Allemagne, la majorité appartenant au groupe de hard core, c’est-à-dire des DPs ne répondant pas aux critères de santé, d’âge, de profession… requis pour l’émigration. C’est au cours de cette année 1951 que les DPs sont progressivement remis aux mains des autorités allemandes et sont désormais qualifiés de heimatlose Ausländer (« étrangers apatrides »). Les derniers camps DP sont fermés au tournant des années 1950 et 1960 et le problème est alors considéré comme définitivement réglé16.

Tout au long de ces années, Alliés occidentaux et Soviétiques s’affrontent sur la question de la gestion et de l’avenir de cette population ambiguë et hétérogène. Les DPs sont un enjeu des relations internationales : faut-il les convaincre de rentrer dans leur pays d’origine, favoriser leur intégration, souvent laborieuse, dans la société allemande ou bien organiser leur émigration vers d’autres pays (États-Unis, Canada, Australie, Israël, mais aussi, dans une moindre mesure, Europe de l’Ouest)17 ? Les tensions ← 15 | 16 → s’exacerbent autour de la question du « rapatriement forcé » des ressortissants soviétiques, auquel les trois occidentaux et les structures internationales ad hoc (UNRRA) renoncent définitivement, du moins en principe, courant 1946. C’est un des points de cristallisation de la guerre froide naissante. Les DPs attisent les tensions, les subissent, mais se redéfinissent à travers elles, devenant du même coup des acteurs de leur propre destin. Au cours de ces années émerge une identité et une culture DP, le sentiment d’une communauté de destin par-delà la diversité des situations. L’un des buts de cet ouvrage est de saisir comment les camps et les communautés de DPs, leurs lieux de vie et de sociabilité, constituent des « microcosmes de guerre froide ».

En 1946, Edgar Morin invitait à consacrer « une étude approfondie » au sort des DPs. Ses contemporains – notamment d’anciens membres de l’administration d’occupation ou des organisations internationales d’aide aux réfugiés ou encore d’anciens DPs – se sont attelés à la tâche. Dès les années 1950 sont publiés différents travaux sur le sujet. Ces recherches portent surtout sur les accords institutionnels qui ont permis d’organiser la gestion de la population DP et de la rapatrier ou la réinstaller à l’étranger et proposent des tableaux généraux sur les différents groupes nationaux de DPs et leur répartition en Europe18.

À partir des années 1960, la question perd de son acuité, notamment à l’Ouest. Ce n’est qu’au milieu des années 1980 que ← 16 | 17 → des historiens se penchent à nouveau sur l’histoire des DPs19 ; ils sont en partie originaires des pays d’immigration des DPs, notamment des États-Unis, du Canada ou d’Israël, et appartiennent culturellement aux pays d’origine des DPs. C’est une des raisons pour lesquelles commencent à émerger des études par groupe national – phénomène qui reflète également une approche conforme aux classifications et statistiques de l’époque20. Au même moment, une nouvelle génération d’historiens allemands, à l’instar de Wolfgang Jacobmeyer, commence à s’intéresser au sort des DPs en tant que conséquence de la politique du Troisième Reich (déplacements de travailleurs forcés, déportations raciales, politiques et religieuses…) et en tant que population étrangère dans l’Allemagne d’après-guerre21. Par ailleurs, comme dans les années 1950, les chercheurs proposent de grandes fresques pour comprendre l’assistance apportée aux DPs, les politiques menées par les États, les autorités d’occupation et organismes internationaux. Au fur et à mesure des travaux, les historiens multiplient les perspectives22. Ils étudient les lieux de vie des DPs, notamment les ← 17 | 18 → camps (comparés à des « salles d’attente »)23, ou les circulations et échanges – entre les différents groupes nationaux de DPs, entre DPs et Allemands, entre DPs et puissances d’occupation, organisations internationales, services d’émigration, etc24.

De nombreuses études s’intéressent à la reconfiguration des différents groupes nationaux de DPs face aux conditions de l’exil et des perspectives migratoires. La multiplication des publications sur la vie culturelle et politique des DPs – et certains articles de cet ouvrage s’inscrivent dans cette dynamique – permettent de mieux saisir les moyens d’action et de réaction des DPs face aux conditions de vie en Allemagne ainsi qu’aux décisions prises par les autorités d’occupation ou par celles de leur pays d’origine. Les travaux sur les DPs juifs suivent également cette dynamique avec la particularité de mettre l’accent sur la figure de DP comme survivant, rescapé de la Shoah, porteur du souvenir d’un monde disparu et responsable de la reconstruction de son peuple25.

← 18 | 19 → Ainsi, l’histoire des personnes déplacées est une histoire à la fois politique et humaine. Étudier les DPs conduit à appréhender ces deux perspectives et comprendre ce qui les unit, les influence ou les divise. Le DP est à la fois objet et sujet de l’Histoire. L’ensemble des articles de cet ouvrage permet d’appréhender la question DP sous ces différentes facettes : d’une part, via la politique et les confrontations diplomatiques, et, d’autre part, via le quotidien des DPs, leur organisation, leurs réponses aux décisions et fluctuations de la politique internationale.

Il est également important de souligner que les travaux réalisés jusqu’à présent permettent de placer l’ensemble des connaissances acquises sur les DPs dans des raisonnements beaucoup plus larges26.

Tout d’abord, les historiens ont inscrit le phénomène DP dans l’histoire des migrations sur le long terme. Les DPs de l’après-Seconde Guerre mondiale représentent le plus grand mouvement de population en Europe et le premier de grande ampleur s’effectuant d’Est en Ouest. En effet, depuis les débuts de la colonisation européenne, la circulation globale s’était développée d’Ouest en Est27, et Hitler avait encore prolongé ce mouvement en établissant des populations allemandes dans les territoires conquis à l’Est. À l’échelle du XXe siècle, les spécialistes des ← 19 | 20 → migrations font aussi le lien avec les mouvements de population et les questions de minorités existant depuis la Première Guerre mondiale. Ils ont aussi été amenés à définir les DPs par rapport aux réfugiés, exilés, apatrides et autres populations en mouvement et à observer l’évolution de cette définition selon le contexte international, mais aussi selon les méthodes de filtrage et d’assistance mises en place progressivement par les organisations d’aide aux réfugiés.

Ensuite, la question DP est appréhendée dans un temps très particulier, qui est à la fois celui de la guerre, de la sortie de guerre et du début de la guerre froide. La sortie de guerre et l’entrée en guerre froide ne sont pas consécutives, mais simultanées et en interaction l’une avec l’autre. Il s’agit donc d’une période de transition où les démobilisations et remobilisations, idéologiques, culturelles, mais aussi militaires se précipitent. Au cours de ces années, les notions antagonistes de vainqueurs et vaincus, d’ennemis et d’alliés, de criminels et victimes se recomposent à une vitesse vertigineuse28.

Cette période de transition est marquée par trois grands aspects : la reconstruction ; les fermetures des frontières et l’homogénéisation ethnique des pays européens ; le climat international de guerre froide. La guerre froide, comme conflit multidimensionnel englobant, pénètre les sociétés, affecte le quotidien, et y atteint une intensité particulière dans les domaines politiques, culturels et sociaux29. Mais cet ouvrage invite aussi à repenser la traditionnelle opposition Est/Ouest en nuançant les antagonismes entre les deux blocs et en ne prenant pas pour acquis l’uniformité des zones occidentales. L’opposition idéologique de la guerre froide se cristallise dans la perception de la population DP, dans les phases de suspicion ou de clémence. Les visions péjoratives ou laudatives évoluent au gré de la guerre froide et des pays concernés. Cette population migrante, déjà suspecte en soi, subit plusieurs vagues de vérification et de contrôle. Le filtrage des DPs existe ← 20 | 21 → aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest ; dans les deux cas les DPs sont appréhendés comme des populations largement suspectes. Ainsi, malgré l’antagonisme idéologique croissant, les trois occidentaux et l’URSS mènent des politiques assez similaires de « vérification » ou « filtration » au moins jusqu’en 1948, pour départager les « vraies » et « fausses » victimes du nazisme. À travers les contributions ici rassemblées, on peut saisir les similarités ou les spécificités de chaque politique d’occupation et particulièrement les tensions existantes entre les différents acteurs occidentaux, voire les concurrences.

L’histoire des DPs prend place dans un lieu singulier, un espace de transition et de transit : le territoire allemand. En pleine reconfiguration autour des zones d’occupation américaine, britannique et française (qui forment en 1949 la RFA) d’une part, et de la zone soviétique devenue RDA en 1949 de l’autre, celui-ci constitue le cadre géographique majeur de la polarisation de cet enjeu30. Les DPs se trouvent dans un pays détruit. En témoigne la photographie d’une jeune Lituanienne, reproduite en couverture de cet ouvrage. La photo, soigneusement mise en scène – il s’agit d’un cliché posé et non daté – représente une jeune femme, souriante et rêveuse, habillée pour l’occasion d’un impeccable costume traditionnel, assise dans les décombres d’une ville allemande non identifiée. La légende publiée sous la photographie, dans la rubrique « Images de vérité sur l’occupation » des Documents illustrés contemporains31 précise : « Cette jeune lituanienne n’est pas une star d’Hollywood : elle joue son rôle de “personne déplacée” dans le film de la réalité » ! Comme la ruine, le DP fait partie du paysage de l’Allemagne de l’immédiat après-guerre. Sur ce cliché, la jeune DP est photographiée seule, en Allemagne mais sans Allemands, dans une représentation volontairement ségrégée. Cela reflète aussi les tensions initialement fortes, malgré ou à cause ← 21 | 22 → d’une fréquentation quasi quotidienne, entre les DPs et la société allemande, elle-même fragmentée entre locaux, évacués, réfugiés ou expulsés32. Une partie des articles de cet ouvrage cherche à comprendre comment ces différentes populations, porteuses d’expériences et de mémoires différentes de la guerre33, confrontées à la guerre froide, s’interpénétrèrent ou entretinrent entre elles des formes de contact, d’échanges, d’antagonisme voire de conflit, avec non seulement circulation des personnes, mais aussi des biens et des idées34.

C’est autour de l’ensemble de ces problématiques et d’approches historiographiques variées – comprendre les jeux d’échelles ; inscrire la question DP dans une période de transition ; nuancer l’opposition Est/Ouest – que les articles publiés dans cet ouvrage s’articulent. Il faut souligner que désormais les approches traditionnelles et fondamentales « par en haut » (en termes d’États acteurs des relations internationales, ou de mutation de l’ordre d’après-guerre, etc.)35 se combinent avec l’histoire locale voire la microhistoire à l’échelle des camps36 ou de la reconstitution des trajectoires individuelles37, et plus généralement elles profitent des perspectives récentes et stimulantes ouvertes par la recherche sur la guerre froide « vue d’en bas »38. Trois grands thèmes se dégagent de ces ← 22 | 23 → recherches : États et administrations face aux DPs ; histoire locale, histoire du quotidien des DPs en territoires occupés ; éducation et culture : réseaux et représentations. Les deux dernières parties faisant miroir à la première.

Les articles de ce recueil montrent la diversité des sources mobilisables pour l’étude des DPs : archives des administrations des puissances occupantes, des organisations d’aide aux réfugiés, archives diplomatiques… mais aussi archives locales et régionales allemandes, archives de l’émigration et de l’immigration… Certains fonds demeurent inexploités pour diverses raisons ; c’est notamment le cas des fonds soviétiques, dont certains demeurent difficilement accessibles. Par exemple, les archives des ministères des Affaires étrangères et des Affaires intérieures, ou encore les archives militaires, ne sont que partiellement ouvertes à la recherche. Elles renferment des documents relatifs aux débats internationaux autour des DPs, à la filtration de ceux qui reviennent, à l’origine des populations déplacées et aux circonstances de leur fuite vers l’Ouest… Des sources indispensables pour l’étude du point de vue soviétique sur la question DP, mais qui hélas n’ont pas encore été exhumées dans leur totalité. Il est néanmoins possible de contourner partiellement ces difficultés en consultant les archives de la direction du rapatriement et celles de ses filières locales, celles de la SVAG – l’administration militaire soviétique en Allemagne –, ou encore les fonds Staline et Molotov (correspondance, rapports). L’exploitation archivistique et historiographique permet ainsi d’envisager plus en détail le rôle de l’URSS dans la résolution de la question DP, son implication – même de loin – dans l’incitation au rapatriement, et enfin le destin des rapatriés.

Si la consultation des archives des zones britannique et américaine est quant à elle devenue quasi systématique, certaines collections de la zone française restent cependant inexploitées malgré leur ouverture et leur accessibilité. De ce fait, les historiens ont tendance à parler de politique occidentale d’occupation alors que cette vision n’est que l’expression des points de vue issus des sources britanniques et surtout américaines. Il est donc nécessaire de nuancer cette approche en introduisant les spécificités françaises. Pour aller dans ce sens, Cyril Daydé, conservateur aux archives ← 23 | 24 → diplomatiques du ministère des Affaires étrangères, présente les fonds de l’administration PDR (personnes déplacées et réfugiées) du gouvernement militaire français en Allemagne, consultées d’ailleurs dans le cadre de cet ouvrage par Corine Defrance et Julia Maspero. Naguère conservés à Colmar, ces fonds de l’occupation française en Allemagne et en Autriche sont désormais communicables sur le site du ministère des Affaires étrangères à La Courneuve. Ces archives soulèvent deux types d’enjeux, historiographiques d’une part et généalogiques et juridiques d’autre part (enfants d’officiers français en Allemagne et de mère allemande par exemple).

Un autre fonds permet de renouveler les approches et les points de vue dans l’étude de l’histoire des DPs : celui du Service international de recherche (l’International Tracing Service – ITS). Dans son article, Monique Leblois-Péchon, germaniste de formation et détachée aux Archives nationales, présente ce fonds créé dans l’immédiat après-guerre et qui avait pour objectif de rechercher des personnes disparues, d’aider les membres d’une même famille à se retrouver, etc. (il n’a donc pas été conçu pour être un jour un service d’archives !). Ces documents sont conservés à Bad Arolsen en Allemagne et sont ouverts au public depuis 2007. La France, avec d’autres pays, a acquis une collection numérisée de ces fonds, qui vont être incessamment mis à la disposition des chercheurs avec des outils de recherche particuliers (notamment un index par noms). D’usage difficile (des fiches personnelles contenant peu d’informations), ces fonds permettent de retrouver des informations sur les DPs, les enfants non accompagnés, l’émigration, etc., de retracer les itinéraires individuels et de proposer une lecture plus humaine et vivante de cette histoire. Deux auteurs, Adam Seipp et Marcus Velke, ont eu recours pour leurs recherches publiées ici aux archives de l’ITS. Bien sûr, il faudrait encore indiquer les archives des organisations internationales (UNRRA-New York, archives des Nations unies, OIR-Paris, Archives nationales), celles de la Croix-Rouge aussi (Genève), les fonds de l’OFPRA, Office français de protection des réfugiés et apatrides (Fontenay-sous-Bois), ainsi que les sources orales et les collections de témoignages (dont les collections du MIT, Harvard, Hoover Institution)39.

← 24 | 25 → La première partie du présent ouvrage « États et administrations face aux DPs » place les DPs au cœur des politiques nationales et des tensions internationales dans un contexte de sortie de guerre et début de guerre froide. Les articles qui la composent permettent d’appréhender les formes de gestion et de résolution de la question DP ainsi que l’attitude des différentes autorités face aux DPs. La partie s’ouvre par la synthèse de Catherine Gousseff, qui replace la question DP au regard des gigantesques mouvements de population engendrés par les politiques nazies et le chaos de sortie de guerre, comme du point de vue, consensuel, des États européens sur l’homogénéisation de leurs zones frontalières et sur la gestion des centaines de milliers de migrants. Revenant sur la méfiance qu’inspire la population DP aux Alliés – tant occidentaux que soviétiques – elle montre enfin les similitudes, ou les parallélismes, entre les politiques de vérification occidentale et soviétique visant à séparer les « bons » des « mauvais » DPs en fonction de leur expérience de guerre. Les divers acteurs de la question DP sont abordés plus en détails dans les articles suivants : les représentants et missions des pays d’origine des DPs (par exemple, la Tchécoslovaquie, la Pologne, la Lettonie), des institutions présentes en Allemagne (administrations d’occupation britanniques, UNRRA, agences volontaires, comme la Croix-Rouge polonaise) et des autorités des pays d’accueil (Belgique, France, Hollande). Le point commun des pays dont sont issus ces acteurs est qu’ils sont en voie de reconstruction nationale, économique, démographique, policier… À travers les articles proposés ici, on peut donc analyser les préoccupations similaires ou opposées de ces acteurs, observer comment les organisations internationales d’aide aux réfugiés accompagnent, contredisent ou surplombent les actions menées par les autorités étatiques et, enfin, intégrer la question DP dans des politiques plus larges à l’égard de l’Allemagne (par exemple, les politiques de dénazification ou les politiques de sûreté). Il s’agit de comprendre de manière générale comment les relations Est/Ouest complexifient la question DP et, en retour, comment cette dernière amplifie la cristallisation des blocs.

Hinnerk Antons traite de la manière dont les autorités britanniques ont géré la présence d’anticommunistes et de criminels de guerre parmi les DPs ukrainiens de leur zone et qui étaient réclamés par Moscou. Comment ont-elles procédé au screening et ← 25 | 26 → à la remise de certains DPs ? Quelles en ont été les répercussions sur les relations avec les autorités soviétiques ? Quels ont été les arguments des Britanniques pour justifier leurs pratiques de filtration, de gestion, de (non-)rapatriement des DPs face à leurs interlocuteurs tant occidentaux que soviétiques ? Hinnerk Antons constate que, contrairement à leur politique initialement établie, et en raison du début de guerre froide les autorités britanniques préférèrent davantage utiliser pour leur compte ces éléments anti-communistes, mêmes ceux qui s’étaient gravement compromis. Il montre notamment que le screening occidental des DPs a suivi un rythme et répondu à des motivations à peu près similaires à ce que l’on observe pour la « dénazification » : là aussi, les résultats sont bien moins sévères que les intentions proclamées.

Iris Helbing analyse la recherche et le rapatriement des enfants polonais se trouvant en zone d’occupation britannique (et évoque également la zone américaine). En effet, parmi les DPs se trouvaient de nombreux enfants, notamment ceux séparés de leurs parents lors des divers déplacements vers l’Allemagne ainsi que des orphelins. Plusieurs dizaines de milliers d’entre eux étaient issus de la politique du Lebensborn40. La question de l’établissement de leur identité était particulièrement délicate, voire insoluble. Iris Helbing montre que ces questions ont suscité un conflit aigu entre les autorités militaires, l’UNRRA puis l’OIR et les représentants polonais : fallait-il rapatrier ces enfants dans un pays et dans des familles qu’ils n’ont presque pas connus et dans une Pologne passée aux mains des communistes ? Ou bien les laisser dans leurs familles « d’adoption » allemandes, officiellement au nom du bien-être de l’enfant, et en réalité par anticommunisme ? Quels ont été les arguments avancés par les autorités occupantes pour justifier leurs choix ? Quel a été le poids des intérêts idéologiques et économiques dans les décisions ? En attendant le règlement de leur sort, quelle a été la situation de ces enfants en Allemagne ? Qui a pris soin d’eux ? L’accent est mis sur les moyens que la Pologne a mobilisés pour la recherche de ces enfants ainsi que pour leur « dégermanisation » en vue de leur « renationalisation ».

Résumé des informations

Pages
424
Année
2015
ISBN (PDF)
9783035265026
ISBN (ePUB)
9783035299427
ISBN (MOBI)
9783035299410
ISBN (Broché)
9782875742162
DOI
10.3726/978-3-0352-6502-6
Langue
français
Date de parution
2015 (Mars)
Mots clés
Histoire politique Antisémitisme Migration Travaille forcé Asile
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2015. 424 p., 5 tabl., 3 graph., 8 ill.

Notes biographiques

Corine Defrance (Éditeur de volume) Juliette Denis (Éditeur de volume) Julia Maspero (Éditeur de volume)

Corine Defrance, directrice de recherche au CNRS (UMR Irice 8138), enseigne à l’Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne. Juliette Denis, enseignante d’histoire au Collège universitaire français de Moscou, est doctorante à l’Université de Paris Ouest Nanterre la Défense. Julia Maspero est doctorante à l’Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne. Corine Defrance is professor at the CNRS (UMR 8138 IRICE). She teaches history at Paris 1-Panthéon-Sorbonne University. Juliette Denis is a PhD student at Paris-Ouest-Nanterre University. She teaches history at the French College of Moscow State University. Julia Maspero is a PhD student at Paris 1- Panthéon-Sorbonne University. Corine Defrance, Professorin am CNRS (UMR Irice 8138), unterrichtet an der Universität Paris 1-Panthéon-Sorbonne. Juliette Denis, Doktorandin an der Universität Paris Ouest Nanterre la Défense, unterrichtet am Collège universitaire français de Moscou. Julia Maspero ist Doktorandin an der Universität Paris 1- Panthéon-Sorbonne.

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Titre: Personnes déplacées et guerre froide en Allemagne occupée
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